Kitabı oku: «La jeune fille bien élevée», sayfa 7
XIV
Je ne sais si ces tristesses de famille y furent pour quelque chose, mais je tombai, moi, durant ces vacances, dans une sombre mélancolie qui n'était, malheureusement, pour ragaillardir personne autour de moi. Par-dessus le marché, ne voilà-t-il pas que M. Vaufrenard et M. Topfer me jugeaient moins forte que l'année dernière, et se lamentaient, et ne semblaient plus faire aucun fond sur moi!..
Pour mon piano, M. Vaufrenard, il faut le dire, s'y prenait mal avec moi; il me tarabustait et se fâchait – alors que j'aurais eu tant besoin de douceur… – Je crois aussi qu'il était un peu agacé de ce que ma famille refusât de lui vendre la maison, et d'autant plus qu'il n'ignorait pas que nous avions besoin de la vendre. Mon bon vieux Topfer, qui avait pour moi une secrète indulgence, manquait d'autorité pour me défendre contre son ami, et il me suppliait, à part, de travailler pour le contenter. "Etudiez nuit et jour!" me disait-il. Je pianotais à faire damner tous les membres de ma famille; mais le cœur n'y était pas.
Un matin de septembre, un samedi, je me souviens, nous eûmes une scène violente et regrettable, M. Vaufrenard et moi. Je jouais du Chopin comme du Gounod, me disait-il; il me faisait reprendre huit fois le même passage, je m'énervais, il s'irritait, et je jouais de plus en plus mal. Il me dit:
– Mais, ma fille, le piano peut être une ressource dans la vie! Personne ne sait, par le temps qui court, s'il aura de quoi manger demain…
Cela me blessa parce que j'y vis une allusion à la gêne dont souffrait ma famille, et au fond de moi, sans que je me fusse doutée que je la possédais, je trouvais la susceptibilité de ma grand'mère.
J'éprouvai alors le besoin de répondre à M. Vaufrenard quelque chose de désagréable; mais je n'avais point d'esprit: je lui dis la chose la plus sotte possible, celle que j'avais voulu précisément lui cacher, parce qu'elle ne pouvait qu'aigrir nos rapports; je lui dis que mon piano n'allait plus pour une bonne raison, c'était qu'au couvent j'avais fait de l'harmonium et même de l'orgue, qui me plaisaient mieux.
M. Vaufrenard devint cramoisi. Il ne pouvait pas souffrir que l'on cultivât plusieurs instruments à la fois si l'on voulait posséder l'un d'eux parfaitement:
– Si tu apprends le piano, s'écria-t-il, ce n'est pas pour chanter les Vêpres!.. Tes sacrées béguines…
Il s'interrompit lui-même, peut-être en lisant sur ma figure l'effet désastreux que produisait la moindre critique de mon couvent, de mes chères maîtresses. Mais il m'avait encore touchée dans une autre partie de mon amour-propre, et, à ce qu'il me semblait, jusque dans ma religion.
Je perdis complètement la tête, et pour porter à mon adversaire un coup qui fût l'équivalent des deux blessures qu'il m'avait faites, une idée soudaine, nullement fondée, une idée qui ne correspondait en moi à rien de réfléchi, s'offrit à moi: elle était une réplique au souci pécuniaire abordé par M. Vaufrenard et elle fournissait une explication audacieuse à mon goût pour "faire chanter les Vêpres;" je dis, en verdissant de rage:
– Le piano? heureusement que je pense avoir de quoi manger sans cela: je n'ai qu'à me faire religieuse!..
Il me dit simplement ceci:
– Ma petite, la séance est levée.
M. Topfer revenait de sa promenade matinale; il entra au salon avec Mme Vaufrenard: tous deux s'étonnèrent que je fusse en train de rouler ma musique; je leur dis que j'étais pressée, ce matin, que maman m'attendait pour aller au marché, enfin quelque chose d'invraisemblable. On me regarda partir. M. Vaufrenard ne souffla pas un mot. Mme Vaufrenard me dit qu'elle espérait bien me voir le lendemain, dimanche, après-midi.
– Mais, certainement, madame!
Mais le lendemain, dimanche, après-midi, je boudai, et n'allai pas chez les Vaufrenard. Il me fallut pour cela, prétexter à la maison "une migraine atroce," indisposition qui parut bien extraordinaire, car je n'étais point sujette à la migraine. Toute ma famille alla chez les Vaufrenard. Moi, dans ma solitude, j'essayai de me faire à l'idée que j'étais irrémédiablement fâchée avec eux, que je ne verrais plus ni M. Topfer, ni le Clos, ni mon balcon au-dessus de la citerne du père Sablonneau; et je songeai aussi à ce qui était sorti de moi tout à coup en présence de M. Vaufrenard: que je n'avais qu'à me faire religieuse…
Je n'avais jamais pensé à cela auparavant, même au plus fort de ma piété, je n'avais pas un instant songé à n'être pas une femme comme toutes les autres. Ce n'était que dans un moment de dépit contre la vie qu'on semblait dire fermée devant moi, que ce refuge s'était entr'ouvert. C'était une parole prononcée: – ô la vertu des mots! – et parce que mes lèvres l'avaient articulée, et parce que des oreilles l'avaient entendue, tout mon avenir paraissait invité à prendre une route insoupçonnée.
Et je me disais: "Pourquoi pas?.." Me retirer du monde, ne serait-ce pas épargner à ma famille l'inquiétude de ma dot, de ma "malheureuse dot?" Au Sacré-Cœur, je le savais bien, on m'accepterait, avec ma docilité, ma piété, et le nom de mon père, sans argent. La vie des religieuses, je la trouvais belle. Et mon appétit d'idéal y eût été satisfait.
Que le cœur me battit, toute cette journée! J'avais cette espèce d'ivresse que donne souvent une grande détermination à prendre, surtout lorsqu'elle se présente brusquement et doit vous offrir des horizons neufs. Il y a une plaisante secousse à jouer son sort à pile ou face. Mais à présent que je songe à ce que fut cette méditation de jeune fille, je m'aperçois que ce qui m'y plut surtout, ce fut l'idée que le parti de me faire religieuse me dispenserait de reparaître, dans une posture humiliée, devant M. Vaufrenard…
Ma vertu était imparfaite, et ma vocation un peu improvisée! Mais je ne m'en rendais pas compte.
Je fus soutenue, toute cette après-midi, par l'idée que je frappais un coup, un grand coup, que mon absence chez les Vaufrenard était une manifestation, que de n'aller point chez eux aujourd'hui, c'était déjà un peu me faire religieuse!.. J'escomptais les impressions de ma famille au retour de chez les Vaufrenard, leurs exclamations: "Tu n'étais pas là! On a dit ceci… On a fait cela…" – "Et comment! nous ne verrons pas mademoiselle Madeleine!.." – "Rien d'inquiétant, au moins, j'espère!.." "Et les Un Tel qui auraient eu tant de plaisir à te voir!.. On voulait nous accompagner jusqu'ici pour prendre de tes nouvelles…" J'acceptais tout cela; j'étais en même temps très ennuyée de n'être pas chez les Vaufrenard, et très fière de mon "coup."
Eh bien! la famille arriva, et il n'y eut point d'exclamations, point d'impressions intéressantes à me rapporter. Chacun me dit: "Et cette migraine! ma pauvre petite?.." Il n'y en eut même pas un à qui vînt l'idée que ma migraine était feinte!..
Accidentellement, pendant le dîner, maman me dit:
– Tiens! il y avait là ce jeune homme, tu sais, qui t'a tourné les pages, l'année dernière…
Tout mon sang m'échappa. Je dus devenir blême. Oh! ma nouvelle de chez les Vaufrenard que je n'avais pas escomptée, c'était bien celle-là!
Maman dit encore:
– Il a eu la gentillesse de se souvenir de toi…
Grand-père découpait un poulet, et toute la table le regardait faire, attentivement; l'abat-jour opaque de la lampe dissimulait la tempête qui s'élevait sur ma figure.
Je sentais monter de ma poitrine à mon cou quelque chose d'énorme et d'inconnu, que je ne pourrais comparer, bien que le rapport soit un peu ridicule, qu'à nos rivières paisibles qui, tout d'un coup, se soulèvent, crèvent leurs digues et inondent le pays. Je vis que je ne pourrais certainement pas me contraindre, alors je prétextai que j'avais oublié mon mouchoir et courus à ma chambre.
Je tremblais, à claquer des dents. Il me fallut me jeter sur mon lit et m'efforcer de pleurer pour que cela finisse vite, car il ne s'agissait pas de rester dix minutes absente: quand grand-père aurait fini de découper son poulet, si je n'étais pas redescendue avec mon mouchoir, ah! bien, merci… Je me souviens que j'étais partagée entre le désir de pleurer vite et celui de ne pas savoir pourquoi je pleurais. Le dépit et la rage d'avoir manqué cette après-midi dominaient et m'empêchaient de pleurer, puis, tout à coup, une désolation immense prit le dessus, la désolation d'avoir manqué non une après-midi, mais ma vie: le bonheur qui est passé près de vous, que vous n'avez pas vu!.. Ah! des larmes, je crois que je n'en ai jamais tant versé en si peu de temps. Et dans ma crise, j'avais une idée obsédante: "Qu'est-ce que je vais dire en bas? Je vais dire que je suis enrhumée du cerveau…"
En rentrant à la salle à manger, je dis:
– Je couvais un rhume de cerveau: voilà l'explication de ma migraine.
Il est donc possible que des sentiments très intimes nous parcourent comme des filets d'eau souterrains dont il faudrait une baguette divinatoire pour découvrir les sinuosités secrètes, et qu'ils affleurent au sol tout à coup et jaillissent sous nos pas en nous causant tout l'effroi d'un phénomène inconnu?
On reparla du jeune homme qui m'avait tourné les pages, parce qu'il était un personnage nouveau chez les Vaufrenard, n'y ayant paru qu'une fois, l'année dernière. Il se nommait René Chambrun; il était de Vendôme; il allait prochainement soutenir sa thèse de doctorat en médecine.
Dire le retentissement en moi de ces syllabes quelconques: "René Chambrun," c'est impossible. La musique, la poésie, le rêve infini qu'elles évoquèrent dès qu'elles furent prononcées devant moi, de quelle manière, par quels mots exprimer cela? "René" me semblait être le prénom le plus élégant, le plus discret, le plus distingué: "Chambrun" m'évoquait je ne sais quelles notes graves du violoncelle de M. Topfer. C'était un nom assez ordinaire, et je voulais que ce fût un nom très beau.
Et ce nom faisait surgir dans mon imagination la figure du jeune homme que j'avais à peine remarquée l'année précédente: j'étais sûre qu'il avait des cheveux noirs, des yeux profonds et une barbe frisée. Ce que je connaissais de lui, c'était le son de sa voix; la phrase qu'il avait dite pour moi, sur un ton si bas, si ému: "Oh! mademoiselle… quel plaisir… etc.," tintait à mon oreille et se joignait aux syllabes magiques du nom pour composer un homme dont je ne doutais ni du caractère, ni de la valeur morale, ni du talent même. J'aurais mis ma main au feu pour soutenir que M. René Chambrun, qui m'avait dit une fois quatre mots et qui avait reparu ce dernier dimanche chez les Vaufrenard, était, par hasard, entre tous les hommes, le type le plus accompli.
Cette conception s'imposait à moi avec la même évidence que la toute-puissance divine ou que la parfaite charité du cœur de Notre-Seigneur; la possibilité de la discuter ne s'offrait même pas; j'avais là-dessus la certitude.
Et ce M. René Chambrun était un être si exceptionnel, si bon, si noble, si beau, que toute ma retenue de jeune fille, en son honneur s'abattait d'un coup; en dépit de toute mon éducation, je ne me faisais pas de scrupules à penser exclusivement à un jeune homme, pourvu que ce jeune homme fût celui-là, ni à laisser bondir, caracoler et chanter toute ma jeunesse, à la seule idée que je pourrais, un jour, échanger un serrement de main enivrant avec un homme, du moment que cet homme serait celui-là!
Je pensais à lui avec douceur, avec bonheur; mais si on parlait de lui devant moi, mon corps tremblait, et je m'étonnais que personne ne comprît mon bouleversement. Si on m'avait interrogée, j'aurais confessé mon amour, comme on m'avait appris à confesser ma foi, au péril de ma vie.
Ah! je n'eus pas de respect humain pour aller faire amende honorable à M. Vaufrenard: je n'avais pas envie de manquer la matinée du dimanche suivant!.. Je fis la gentille; je demandai pardon de ma boutade de l'autre matin. M. Vaufrenard me dit:
– Mais, c'est que tu serais bien capable de te faire béguine!
Je fis:
– Oh!.. oh!..
Mme Vaufrenard, qui se trouvait là, opina:
– Un bon petit mari ferait bien mieux son affaire!
M. Vaufrenard me regarda de biais; il se méfiait de moi; pourtant la paix fut conclue entre nous. Je me remis au piano, et cela alla beaucoup mieux; c'est que je tenais à être brillante pour le dimanche prochain! Notez que personne ne m'avait annoncé que M. René Chambrun reviendrait; je savais seulement qu'il était chez les Jarcy, à la Vaubyessart, et les Jarcy venaient irrégulièrement. Mais j'avais l'idée d'une sorte de rendez-vous mystique entre ce jeune homme et moi: j'avais demandé à Dieu, – je me souviens de cette puérilité, – de me retrancher, s'il lui plaisait, plusieurs années de ma vie, – à lui de décider du nombre – en échange d'une rencontre avec ce jeune homme…
Eh bien! ce jeune homme vint le prochain dimanche! Je vis dans ce fait l'exaucement de ma prière et la bénédiction de Dieu sur mon sentiment. Les Jarcy et M. René Chambrun étaient là avant nous. Je ne sais pas comment je le vis et le reconnus, lui; sans doute, uniquement parce qu'il était seul avec les Jarcy; mais il ne ressemblait pas à la figure qu'avaient créée mon souvenir vague de l'an passé et mon imagination. D'abord, il n'avait pas les cheveux noirs, mais châtains, et pas très abondants; il portait en effet la barbe, mais elle n'était pas frisée; ses yeux répondaient mieux à mon attente: ils étaient sombres et j'y trouvais tout l'abîme rêvé. Tout de suite, d'ailleurs, j'eus un mépris pour l'image que je m'étais faite de lui; je la jugeais banale; il était, lui, en réalité, beaucoup mieux.
J'étais émue, à la folie; cependant je ne me conduisis pas trop sottement; une jeune fille élevée comme je l'étais ne devant guère causer, je n'eus pas de maladresse à éviter; au bout d'une demi-heure, on me pria de me mettre au piano, et je me demande comment je pus jouer si correctement, pendant que, comme l'an passé, le jeune homme me tournait les pages. J'étais dans le ravissement; j'étais au ciel; je dis vrai: je me sentais secondée par des anges, et moi, d'ordinaire plutôt modeste, je me croyais, franchement, douée d'une grande séduction.
Le jeune homme me fit encore un compliment, comme l'an passé, le même, à peu près exactement. J'aurais pu interpréter défavorablement le fait qu'il me faisait le même compliment: mais non! Je crus à son compliment, comme je l'avais fait la fois précédente; j'aurais cru à tous les compliments, parce que je n'étais pas accoutumée à en entendre; je croyais que ceux que l'on m'adressait n'étaient composés que pour moi; ah! combien ils me trouvaient reconnaissante!..
Comme j'étais seule admise, chez les Vaufrenard, à m'asseoir au piano, je me trouvais par là mieux en vedette que les autres jeunes filles présentes, Henriette Patissier et les deux petites de la Vauguyon; il était donc assez naturel que M. Chambrun se montrât près de moi un peu plus assidu qu'il ne l'était près des autres. Henriette Patissier se fût bien chargée de me le faire remarquer si je ne l'eusse observé moi-même, avec trop de complaisance. Et ce qui m'étonna, à ce propos, c'est que moi, que l'on disait si bonne, si généreuse, j'étais contente, glorieusement contente de voir Henriette Patissier piquée par la jalousie. Pareil sentiment ne m'était encore jamais venu; je ne valais peut-être pas ma réputation, mais, en toute circonstance ordinaire, j'aurais été très ennuyée de causer de la peine à quelqu'un: non pas aujourd'hui! J'entendis Henriette qui chuchotait à l'une des Vauguyon: "Ma chère, elle en est indécente!.." Je rougis et fus toute décontenancée: il était, ma foi, bien possible que je fusse indécente, car je ne savais à peu près pas ce que je faisais, n'ayant jamais été laissée libre, avant dix-sept ans, de causer avec un jeune homme. Cependant, M. Chambrun et moi, nous n'avions échangé que les propos les plus ordinaires; il était musicien, moi aussi: nous avions parlé musique.
– De quoi parlez-vous donc? – avait demandé grand'mère, en passant, à dessein, près de nous.
– Nous parlons musique.
– A la bonne heure!
Et elle s'était éloignée, garantie contre toute inquiétude. La musique innocentait tout, dans les esprits de nos familles. Nous chantions, les yeux enflammés et la main sur le cœur, des romances passionnées qu'on ne nous eût pas permis de lire. Parler de la pluie ou du beau temps eût pu paraître suspect; mais la musique était le sujet "convenable" par excellence.
Ce que nous disions n'était pas trop absorbant, car cela me laissait le loisir de penser, tout en causant ou écoutant: "Non, il n'a pas la barbe frisée, du tout; mais comme elle fait bien la pointe!.. des cheveux droits et plats, mais c'est très bien: rien de commun comme d'avoir les cheveux trop fournis…" Et je remarquais aussi qu'il avait, à gauche, une dent canine, pointue, et mal plantée, qui chevauchait sa voisine; et je me disais: "C'est curieux, mais cela fait mieux ainsi!.."
Les Jarcy et M. Chambrun s'en allèrent avant nous, car la Vaubyessart est à dix kilomètres, et quand il eut disparu, il me sembla que tout avait disparu avec lui, qu'il ne restait ni gens, ni choses autour de moi. Je n'avais jamais rien éprouvé de pareil.
Je ne me contins pas, et je dis à maman, trop tôt, et trop haut, paraît-il:
– Est-ce que nous rentrons, maman?
Ce fut Mme Vaufrenard qui surprit mon mot; et, loin de s'en offusquer, elle sourit, finement. Il fallut son sourire pour me faire comprendre ce qu'il y avait de sous-entendu dans mon propre empressement à partir. Il était parti, lui: que faisions-nous là?..
Personne à la maison ne remarqua que cette journée avait été pour moi exceptionnelle. Il n'y avait eu, je le crois, qu'Henriette Patissier et Mme Vaufrenard à traverser ma pensée. J'aurais pu être heureuse, car c'était avec un optimisme béat que j'interprétais, moi, mon entrevue avec le jeune homme; mais ce qui m'empêcha d'être heureuse, ce fut la pensée que j'avais manqué l'après-midi du dimanche précédent; si j'étais venue chez les Vaufrenard le dimanche précédent, l'après-midi d'aujourd'hui eût été la seconde; à la seconde entrevue, il me semblait qu'on eût été beaucoup plus avancé! Ah! je n'y allais pas par quatre chemins! Et, viendrait-il encore une autre fois?.. Nous étions à la fin de septembre.
A cette époque-là, nous allions chez les Vaufrenard presque tous les jours, et surtout le soir, après dîner, parce que, sur leur terrasse, devant la maison ou dans le Clos, encore plus élevé, la nuit était merveilleuse. Les commencements de l'automne sur ces coteaux en espalier, trop chauffés tout l'été, sont un enchantement, surtout à la tombée du soir. On apercevait, à gauche, les lumières de Chinon, bien pauvres dans ce temps-là, et qui dessinaient la ligne sinueuse du quai, quelques toits pointus éclairés çà et là par un réverbère, et, au-dessus de la ville, la silhouette romantique des ruines du château, grises sur le ciel gris, presque irréelles. Tout au bas des vergers en terrasses, un lumignon attirait notre attention au milieu de l'ombre; il avançait d'une façon lente et régulière; quelqu'un disait:
– C'est un ver luisant dans la vigne de Sablonneau…
De la même direction, montait le bruit d'un choc lointain, sourd, caractéristique. Mon grand-père disait:
– C'est Gaulois le pêcheur!..
Et quand la lune se montrait et révélait la barque de Gaulois le pêcheur, bien au-dessous et bien loin de la vigne du père Sablonneau, la Vienne et son immense vallée teintées d'argent, et les toits moyen âge de Chinon, et les ruines tout à coup transformées du château, faisaient rugir d'admiration M. Vaufrenard.
Je me tenais volontiers assise près de mon balcon, au-dessus de l'œil sombre de la citerne, mon bras nu appuyé sur la rampe de fer froid, et la bouche suçant comme un fruit le dessus de ma main. L'air, à peine agité, apportait par moments un parfum mêlé d'héliotropes et de framboises auquel se joignait l'odeur de futailles qui imprègne le pays à l'approche des vendanges. Mon Dieu! mon Dieu! qu'avez-vous mis en moi à cette époque de ma vie? Quelle puissance de bonheur m'avez-vous donnée à dix-sept ans, que je n'ai plus retrouvée depuis? Quelle force ont donc nos rêves à cet âge! quelle vigueur a notre pouvoir d'aimer! Vingt ans après cette heure écoulée, je frissonne encore tout entière, au souvenir de l'extraordinaire beauté de l'espérance dont je fus alors possédée.
C'est l'idée de l'ineffable bonheur céleste, que nous voulons réaliser prématurément dès que le goût de la volupté pénètre en nous, aux premières heures d'amour. Nous ne mesurons pas notre désir à ce que la vie nous a semblé en pouvoir satisfaire; nous croyons, en notre faveur toute spéciale, à une exception merveilleuse. Nous avons trop entendu parler d'amour parfaitement suave, inépuisable et infini; nous sommes trop préparées à un amour éperdu: quand l'amour humain se présente, une bien grave confusion est possible. Et le pauvre garçon que nous avons chargé d'un rêve si beau, il ne saura jamais la raison de notre déconvenue…
O monsieur René Chambrun! où que vous soyez aujourd'hui, par le monde, et quand les lignes que j'écris vous devraient joindre, vous ne soupçonnerez pas la splendeur qui a environné votre image, aux yeux d'une malheureuse jeune fille, par ces soirs de septembre, dans la vallée de Chinon!
Faut-il déplorer d'avoir conçu de telles chimères et de si magnifiques, ne fût-ce que pour la durée d'un soir? ou bien peut-on s'en féliciter comme d'avoir assisté à un spectacle unique, un beau jour, dans quelque île enchantée? Je n'en sais rien.
Je me souviens qu'un soir, nous étions là, à regarder des éclairs lointains qui illuminaient tout à coup, à l'horizon, un clocher, un château, des villages. Il faisait lourd, on parlait peu; je rafraîchissais mes bras sur le fer du balcon. On entendit des gouttes de pluie qui commençaient à tomber sur les arbres; quelqu'un dit:
– Ah! j'en ai reçu une…
Puis, peu à peu, ces gouttes, moins espacées, pénétrèrent les feuillages. On sentait chaque feuille qui ployait sous le poids de la perle humide, et cela faisait du bien. Les dames rentrèrent. Je me trouvais abritée sous une grande branche de platane. Une goutte d'eau énorme me tomba sur le bras, et je la bus. On me criait, du salon:
– Madeleine, Madeleine, tu vas être trempée!
Mais je n'osais pas rentrer: je pleurais.
Chaque jour, après cela, je me mis à pleurer, pour des riens. Ou bien j'étais d'une gaieté exagérée. Et je m'occupais, avec un soin excessif, de ma toilette. Cela ne pouvait manquer de frapper ma famille. Maman m'avait dit déjà, plusieurs fois, en souriant, avec indulgence:
– Mais, Madeleine!..
Elle n'ajoutait rien. Je ne disais rien. Quand grand'mère eut vent de quelque chose, ce fut une autre affaire! Je me sentais observée, épiée, dans tous mes gestes, dans toutes mes paroles, à tous les instants; mes tiroirs, dans ma chambre à coucher furent fouillés, et, sans s'adresser encore à moi, c'était à maman que l'on faisait de gros yeux, dans les coins, en disant, un doigt levé:
– Ma fille, attention!.. attention!
Mme Vaufrenard, qui voyait clair en ces affaires, dut parler à grand'mère ou à maman, et leur dire par qui elle me croyait troublée, car il y eut tout à coup alerte à la maison. Il faut avouer aussi que j'avais été d'une sottise rare, le dimanche qui suivit ma rencontre avec le jeune homme: j'espérais le revoir; il ne vint pas; mon espoir, mon attente, mon angoisse et enfin ma désolation, je ne sus aucunement les contenir; et il y avait Henriette Patissier qui ne me perdait pas de l'œil! et Mme Vaufrenard qui affectait précisément de ne pas me regarder! et ma famille!..
Elle n'entendait pas du tout que les affaires de mariage commençassent de cette façon; c'était d'une imprudence! sinon inconvenant! Qui est-ce qui connaissait seulement ce jeune homme, qui, en somme, n'était encore qu'un étudiant? Et moi, qui allais, comme cela, s'il vous plaît, m'enflammer, à la sournoise, sans avertir seulement ma mère! Ah! bien, ce n'était pas la peine de s'être ruiné à me fournir une bonne éducation, pour que, à peine jeune fille, j'en vinsse à exhiber devant tout le monde des sentiments exaltés, et sans pudeur! Etait-ce au couvent que l'on m'avait enseigné un tel manque de retenue? Etait-ce au couvent que l'on m'avait appris à me passionner de la sorte?
Je fus surprise, étourdie, horriblement confuse du sermon que me tint ma grand'mère. Moi qui croyais avoir au cœur quelque chose de si beau, de si grand, et j'oserai dire de si conforme à ce que nous enseignaient la littérature, la musique, la religion même, qui est tout amour!.. Je connaissais par cœur l'Imitation; j'avais lu quelques tragédies de Racine; et toutes les fois qu'on déchiffrait une partition d'opéra, ou que l'on chantait un morceau qui soulevait l'enthousiasme des auditeurs, c'étaient d'ardentes, de délirantes paroles d'amour!..
Est-ce que l'amour, c'était comme la sainteté: une chose dont il est convenu que l'on parle en certaines circonstances, et que l'on vous propose comme exemples magnifiques, mais qu'il ne convient pas d'imiter tout à fait? Au couvent, la première de toutes les vertus, c'était la piété; mais ma piété étant devenue très sincère et très vive, Mme du Cange m'avait arrêtée: "Sachons rester modeste, mon enfant; c'est une présomption que de croire que nous puissions approcher des saints…" A présent, toute ma jeunesse semblait s'épanouir en un sentiment que les poètes les plus divins et les musiciens les plus idolâtrés déclarent sublime, et ma grand'mère me criait: "Halte-là! ma fille: on ne s'enflamme pas ainsi!"
– Mais enfin, me dit grand'mère, comment cela t'est-il venu?
Maman, qui ne m'en voulait pas, faisait observer à sa mère:
– Mais, maman, on ne sait pas comment cela vient!
– Turlututu!.. "On ne sait pas!" Une jeune fille élevée comme il faut doit, sans cesse, surveiller ses sentiments… "On ne sait pas!" Mais, à ce compte-là, on aurait droit de commettre toutes les erreurs, toutes les folies, tous les crimes!.. Enfin, qui est-ce qui a attiré ton attention sur ce jeune homme? Tu ne le connaissais pas; tu ne l'as vu qu'une fois, deux fois à peine?..
Je dis:
– C'est de la première fois que je l'ai vu.
Grand'mère leva les bras au ciel. Un jeune homme dont je ne savais pas le nom! qui m'avait adressé quatre mots!
Maman soupira:
– Quelquefois, il n'en faut pas plus!
Mais elle eut tort, car grand'mère se monta davantage. Ce dont elle ne revenait pas, c'est qu'un tel sentiment eût pu naître et se développer en moi sans quelle en eût la moindre intuition.
Quand elle se fut calmée, la plainte qui s'échappait encore de sa blessure profonde était:
– A quoi bon se donner tant de mal pour élever parfaitement des enfants?
Le grand-père fut consulté: il était, comme elle, opposé à mon inclination, trop spontanée et trop forte. Ce n'était pas une opinion de déférence envers sa femme; cette opinion était bien la sienne, car il la soutint aussi contre les Vaufrenard, qui s'offraient à servir d'intermédiaires si l'on jugeait un mariage possible. Il admettait les mariages d'amour, mais pourvu que toutes les autres conditions, plus solides, disait-il, et de qualité plus durable, fussent réunies. J'entendis un jour Mme Vaufrenard qui lui disait:
– Bien des femmes n'aiment qu'une fois… Et c'est le meilleur de la vie…
– Il y a amour et amour, disait-il; je me méfie des sentiments exaltés… Et puis, que diable! il y a le jeune homme!.. Est-il amoureux transi, lui? A-t-il fait des aveux à Madeleine? Il n'a pas demandé sa main?
Grand-père, lui, penchait cependant à faire quelque concession aux Vaufrenard qui, je le crois, l'avaient effrayé en lui disant qu'il fallait m'épargner un chagrin, parce qu'il ne tenait qu'à un cheveu que je me fisse religieuse. Mais grand'mère demeura inflexible; elle se refusait absolument à prendre en considération un "prétendu sentiment" qui n'était pas né conformément à la règle. Elle examinait tous les mariages connus d'elle, dans la bonne société: comment s'étaient-ils conclus? Les familles s'entendaient par l'intermédiaire d'une commune maison amie, pour présenter l'un à l'autre un jeune homme et une jeune fille jugés capables de faire des époux assortis: les trois quarts du temps, une jeune fille "qui a été tenue soigneusement à l'abri de toute promiscuité avec l'autre sexe," affirmait grand'mère, admet très volontiers la formation d'un tendre sentiment entre elle et le jeune homme qu'on lui permet d'aimer. "Et puis, l'amour… l'amour!.. le meilleur est celui qui peut demeurer le plus modéré."
Je me garde bien d'insinuer que ma grand'mère ait eu tort, du moins s'il s'agissait de sauvegarder le bon ordre et la tranquillité de la vie, dans "les trois quarts des cas," et peut-être même dans mon cas! Mais le fait était que, moi, la jeune fille la mieux élevée, la plus docile élève du Sacré-Cœur, j'étais bel et bien éprise d'un jeune homme qui ne m'avait pas été présenté dans l'intention d'être pour moi un époux assorti. Et je sentais bien que ce n'était point de ma faute, que je n'avais rien fait pour me complaire en ce sentiment: un an durant, je l'avais porté en moi sans le savoir!