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Kitabı oku: «La jeune fille bien élevée», sayfa 9

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Un matin, – c'était vers la fin des vacances, et M. Topfer était sur le point de s'en retourner à Angers, – je les trouvai tous les trois réunis au salon, contrairement à la coutume, car, d'ordinaire, c'était surtout M. Topfer qui s'occupait de moi; et l'on n'en finissait pas de commencer la leçon. Les deux hommes semblaient émus et ne soufflaient mot; Mme Vaufrenard les attendait à parler, et n'était là, sans aucun doute, que pour amortir les chocs, s'il en devait résulter d'une conversation que tout annonçait importante. Ce fut elle qui se décida à prendre la parole. Elle le fit sur un ton plaisant, en m'appelant "Mougeasson," comme lorsque j'étais petite fille:

– Mougeasson, me dit-elle, voyons, que penserais-tu, pour toi, par exemple, d'entrer au Conservatoire?

Alors et aussitôt, mes deux bonshommes, qui n'avaient été capables de rien dire, s'agitèrent en même temps, battirent des mains, poussèrent des "ah!" des "oh!" firent grand bruit, sans rien articuler de précis. J'étais un peu abasourdie, mais pas extrêmement surprise, car j'avais deviné depuis beau temps qu'ils pensaient pour moi au Conservatoire. Je dis, immédiatement:

– Mais… grand'mère?..

Il s'écrièrent, tous les trois:

– Ah!.. voilà!..

Au fond, ils semblaient, Dieu me pardonne! faire assez bon marché de grand'mère. On eût juré qu'ils la tenaient dans la main, ce qui me paraissait, tout de même, une illusion un peu présomptueuse. Ou bien ils pensaient qu'elle ne pouvait rien leur refuser pour le moment, ou bien ils avaient remarqué depuis longtemps que la plupart des orgueilleux principes de Mme Coëffeteau fléchissaient en définitive, lorsqu'on les menait au pied de ce mur idéal qu'elle-même nommait: "les impérieuses nécessités de la vie." Cependant, voyons, le Conservatoire!.. Ce ne devait pas être ma grand'mère seule qui s'indignerait à ce mot, mais son mari, mais maman elle-même, mais toutes nos connaissances, sauf celles qui ne désiraient que ma ruine dans l'opinion publique. Les Vaufrenard habitaient depuis trop peu de temps la province pour concevoir l'énormité de leur projet. Moi, personnellement, j'avais bien pensé au Conservatoire, mais comme à un désir insensé… Et M. Topfer, lui, qui était d'Angers, savait pourtant nos préjugés?.. Une idée me vint: c'était que ni M. Topfer, ni les Vaufrenard n'ignoraient nos préjugés, mais qu'ils me tenaient nettement pour incapable d'être épousée, parce que je n'avais pas le sou. Ici, je retrouvai en moi, encore une fois, un peu de l'âme de grand'mère; je me sentis vexée, froissée dans mon amour-propre. Pourquoi? Les Vaufrenard et M. Topfer ne faisaient que constater ce qui était; et ils cherchaient à me sauver… Mais je me disais: "Je ne suis pas déplaisante!.." Je peux bien le reconnaître aujourd'hui sans fatuité, j'étais assez belle fille; j'étais grande, bien faite, avec des cheveux! de quoi m'habiller presque tout entière… Il est vrai que j'avais entendu dire bien souvent à grand'mère: "La beauté, oh! oh! en voilà une chose qui ne pèse guère dans la corbeille de mariage!.." Quant à mon piano, j'avais renoncé, il le fallait bien, à le considérer comme un appoint quelconque pour le mariage, parce qu'il était admis que j'en jouais d'une manière qui dépassait la commune mesure… Les Vaufrenard et M. Topfer, qui portaient la responsabilité de m'avoir engagée hors de la route commune, voulaient du moins, par ce chemin de biais, me faire aboutir quelque part.

Alors, seulement, la sagesse de grand'mère m'apparut. C'était une triste sagesse, puisqu'elle consistait à briser sans merci tout élan qui nous pût élever au-dessus de la moyenne; mais c'était vraiment la manière de vivre en parfait accord avec les gens de son monde. Elle n'employait point sa sagesse à rechercher si une telle modestie d'inspirations était conforme aux tendances de chacun, mais elle l'utilisait à faire ployer chacun sous la règle générale. C'est pour cela qu'elle avait tant fait la grimace lorsqu'il s'était agi de développer "mon talent." Mais, à présent, comment revenir en arrière? Au contraire, il fallait, à tout prix, avancer. C'est ce que comprenaient très bien les Vaufrenard et M. Topfer.

Nous fîmes, tous les quatre, le serment de taire le mot "Conservatoire," trop perturbateur, en vérité, de la paix publique, à Chinon; mais nous nous conjurâmes pour nous procurer les moyens de préparer le concours. Ils affirmaient que les leçons de Bienheuré, combinées avec des exercices quotidiens sous la direction de M. et de Mme Vaufrenard, pendant une année, me mettraient en état. A ce moment-là, eh bien! on aviserait.

Ces enragés Vaufrenard obtinrent ce qu'ils désiraient, c'est-à-dire qu'on me conduisît à Tours, chez Bienheuré, une fois par semaine. Quelle emprise merveilleuse fallait-il qu'ils eussent sur mes parents! Leur pouvoir me parut extraordinaire. Grand'mère en me poussant davantage au piano semblait me conduire au sacrifice, mais elle m'y conduisait: les Vaufrenard y tenaient. Elle, si intraitable, si fière, quand elle avait dit, maintenant: "les Vaufrenard," elle avait reconnu ses maîtres. Elle ne se courbait pas de bonne grâce; elle grommelait et pestait en dedans, mais cependant rendait hommage à une puissance indiscutée, l'argent: les Vaufrenard l'avaient obligée pécuniairement.

XVII

Et chaque samedi, désormais, tantôt maman, tantôt grand-père, tantôt grand'mère elle-même, me conduisaient à Tours, entre deux trains, chez Bienheuré. Le samedi était le jour de la semaine où, de tout le département, on se rendait au chef-lieu; si je me souviens bien, il y avait, ce jour-là, une réduction sur les tarifs du chemin de fer. De sorte que nous faisions l'aller et le retour, ordinairement, de compagnie. Pendant six semaines, nous nous trouvâmes à la gare avec la famille de la Vauguyon adonnée à la confection du trousseau de son aînée. Cette aînée n'était pas mariée, que l'on nous annonça les fiançailles de la cadette; et la famille continua à aller le samedi à Tours, pour le trousseau de la seconde fille. Puis ce fut une des demoiselles Pallu, que j'avais moins fréquentée que les Vauguyon, mais enfin que nous connaissions. Quand ces jeunes filles avaient parlé avec volubilité, sur le quai de la gare et durant le trajet, de leurs toilettes, de leur voile, de leur sac de voyage, de la future soirée de contrat, et des cadeaux sur lesquels elles comptaient, elles me disaient et me répétaient volontiers: "Et vous? vous allez toujours chez votre professeur de piano?.." Encore celles-ci étaient-elles discrètes; mais, après Pâques, ces trois premiers mariages accomplis, ce fut Mlle Patissier qui, enfin, agréa un prétendant, et vint à Tours, pour son trousseau. Mme Patissier, en arrivant à Tours, ne manquait jamais de me dire: "Mademoiselle Madeleine, vous, vous allez être encore plus savante, ce soir!.." Et, un jour que c'était ma grand'mère qui m'accompagnait, elle lui décocha ce trait: "Mais, madame Coëffeteau, vous allez donc faire de votre petite-fille une professionnelle!"

Ma pauvre grand'mère en devint verte. Rien ne pouvait la blesser davantage. Elle ne trouva rien à répliquer, elle qui avait pourtant le verbe haut et l'habitude du dernier mot. Elle feignit de prendre la chose en plaisanterie et s'obligea à un sourire qui me toucha, moi, profondément, et me remplit de pitié. Je fus sur le point de lui dire: "Grand'mère, n'allons plus chez Bienheuré!" et de renoncer, pour ne pas lui faire trop de peine, à cet avenir musical qui m'exaltait pourtant, qui absorbait toute la force de mon âge et me maintenait un peu dédaigneuse des railleries sournoises dont on nous accablait. Mais n'aller plus chez Bienheuré, c'en eût été bien d'une autre!.. car grand'mère n'admettait pas que l'on revînt sur un parti quand une fois on l'avait adopté. Loin de me savoir gré d'interrompre mes leçons, elle m'eût fait observer que ce n'était pas la peine alors de les avoir commencées et d'en avoir fait la dépense depuis huit mois, ainsi que celle de si nombreux déplacements. Nous continuâmes donc d'aller chez mon professeur de piano, et je fus chaque samedi soir "plus savante." Petit à petit, d'ailleurs, cela passa à l'état d'habitude; on n'interrompit ces voyages hebdomadaires qu'aux grandes chaleurs de juillet.

Je devais être prête, cette année-là, à concourir; mais personne n'osa aborder devant ma famille un sujet si scabreux. Nous fûmes mal favorisés, aussi: M. Topfer était obligé de retourner à Contrexéville; M. Vaufrenard était anéanti par des crises de coliques hépatiques, et ce qu'il y avait de pire, c'était que Mme Vaufrenard prétendait que la seule appréhension d'aborder ce redoutable sujet devant ma grand'mère lui avait "tapé sur le foie." Lui-même disait: "Attendons, patientons; nous avons le temps, que diable!.. Ah! il nous faudrait un petit événement, un prétexte, je ne sais quoi!.." Je crois qu'il commençait à comprendre la vanité d'un projet qui consistait à heurter nos usages.

XVIII

Les matinées du dimanche étaient interrompues par l'absence de M. Topfer et la maladie du maître de la maison. Il faisait une chaleur torride; tout semblait anéanti; on grillait sous le soleil, pendant la journée, et, le soir, mes grands-parents, maman et moi, nous nous rendions chez les Vaufrenard afin d'essayer de surprendre un peu d'air dans le Clos, où l'on s'asseyait ou s'étendait sur l'herbe. Ces soirs lourds d'été, que l'on s'accordait à trouver suffocants et intolérables, me remplissaient pourtant d'un trouble secret dont le souvenir me cause une nostalgie bien forte, et qui, sur le moment, dans ce temps-là, me donnait, au contraire, une nostalgie de l'avenir non moins déchirante. Je me souviens de l'odeur des herbes fauchées et du goût des vrilles de la vigne que je suçais, étendue sur le dos, en regardant le ciel scintillant. De quoi avais-je une envie si ardente? Je n'en savais rien, je n'en sais rien; il me semblait que c'était de quelque chose d'immense et de beau qui était épars sous cette voûte d'étoiles, dans cette vallée endormie, et qui se balançait avec le vol des chauves-souris, me soulevant le cœur, à chaque oscillation. Quand un peu d'air passait, tout le monde le signalait, et Mme Vaufrenard, qui faisait volontiers l'enfant, disait: "Petit air! petit air! ne t'en va pas!" Moi, j'avais la chair de mes bras, toujours fraîche, sur laquelle j'appuyais, de temps en temps, ma joue et ma bouche. Quand j'essaie de me rappeler ce qui dominait en moi, dans ces moments, je crois que c'était cette idée: "Il est impossible que la vie ne m'apporte pas quelque chose de délicieux!.." Et j'avais confiance, et la grande chaleur ne m'incommodait pas.

Déjà les souvenirs du couvent s'éloignaient; j'étais sortie de Marmoutier depuis un an, et toutes les images que mes rêveries m'en rapportaient me paraissaient petites comme si elles étaient vues par le gros bout de la lorgnette. Mais le souvenir de mon amour imaginaire, quand il revenait, lui, me serrait à la gorge. Je détestais cet homme qui m'avait bouleversée, mais dans les rêveries, n'est-ce pas? on se demande volontiers: "Quand est-ce que j'ai été le plus heureuse?" Eh bien! j'avais été le plus heureuse quand j'étais tourmentée par lui!

On entendait les petites notes isolées et mélancoliques que poussent les crapauds, le soir, dans les vergers, et ces bruits singuliers qui viennent des rivières d'où le moindre son est renvoyé au loin: le saut d'une carpe hors de l'eau, le choc des avirons sur une toue, ou le heurt de la boîte où Gaulois enfermait le produit de sa pêche.

Presque en même temps, vers le 20 août, les grandes chaleurs s'apaisèrent. M. Vaufrenard se trouva rétabli, M. Topfer eut terminé sa saison d'eaux. L'animation des vacances reprit à Chinon, et nous vîmes venir nos jeunes mariées de l'année, du moins une des Vauguyon dont le mari était du même canton que nous, et l'ex-Henriette Patissier qui s'appelait à présent Mme Boiscommun et était déjà dans l'attente d'un bébé. Son mari était ingénieur et construisait des bateaux pour les chantiers de la Loire, à Saint-Nazaire; ils avaient de nombreuses relations et paraissaient au comble du bonheur. Jamais ni Henriette, ni sa mère, Mme Patissier, ne se montrèrent, pour moi et pour toute ma famille, plus aimables. Ces dames voulaient à toute force me marier. Grand'mère ne fut pas immédiatement flattée d'un tel zèle, et le prit d'un peu haut; mais on ne voulut point s'apercevoir d'où elle le prenait; on redoubla de gentillesse. Moi-même, je ne faisais pas l'empressée; le mariage ne me souriait guère; et, pour rien au monde, nous n'eussions voulu tenir un mari de la famille Patissier! Mais Henriette, avec sa situation faite, son bonheur, sa grossesse, avait aux yeux de tous acquis sur moi, simple jeune fille, une autorité qui lui permettait de traiter d'enfantillages toutes nos tentatives de nous dérober.

Henriette en vint à me parler d'un jeune homme de Richelieu, de qui elle avait fait la connaissance à une soirée, à Nantes, et qui était, paraissait-il, amoureux de moi. Amoureux de moi!.. un jeune homme!.. Oui. C'était un jeune homme qui venait assez souvent à Tours, le samedi, depuis plusieurs années, qui avait une jolie moustache noire, des yeux très doux taillés en amande et des cheveux un peu ondulés… A la description, je reconnus bien en effet un jeune homme qui s'était, plusieurs fois, trouvé dans notre compartiment et qui me regardait si attentivement que j'avais cru, un jour, qu'il se moquait de ma façon de me coiffer ou de ma toilette. Il avait raconté à la jeune Mme Boiscommun ces rencontres dans le trajet de Chinon à Tours. A la description qu'il faisait de moi et des personnes qui m'accompagnaient, elle n'avait pas eu de peine à me reconnaître, et elle s'était juré, disait-elle, de me faire épouser ce garçon d'excellente famille.

Le hasard voulut que grand'mère et maman eussent remarqué le jeune homme en chemin de fer et qu'il leur plût. Moi, je l'avais aussi trouvé bien; il avait une figure d'une beauté un peu convenue, et qui, plus tard, quand j'eus compris ce que sont certaines physionomies d'hommes, m'eût certainement moins séduite; mais pour moi, dans ce temps-là, ce "jeune homme du chemin de fer," comme nous l'appelions, était le mieux que j'eusse vu. Je n'avais pas davantage pensé à lui, assurément, parce que j'étais toujours trop captivée par autre chose, par la pensée de M. Chambrun, dans un temps, ensuite par ma musique, par mes projets d'indépendance; mais je sentais que s'il fallait me marier un jour, ce "jeune homme du chemin de fer" était de ceux que je pourrais aimer.

L'ennui, surtout pour mes parents, était que la proposition nous vînt par la famille Patissier.

Mme Boiscommun me disait:

– Il est musicien, ma chère!.. Entre nous, c'est peut-être cela qui l'a attiré vers toi: il avait vu ton rouleau et il t'avait entendue, dans le train, parler de Bienheuré.

– Entre nous, faisais-je en souriant, il m'avait déjà fortement reluquée sans mon rouleau, quand j'étais encore pensionnaire…

En tout cas, il était musicien; il ne me déplaisait pas; et peut-être il m'aimait!.. Oh! quel étrange effet cela vous produit, d'entendre dire, pour la première fois, qu'un homme vous aime! Les jeunes filles qui ont l'habitude du flirt ne peuvent pas comprendre cela… Mais quand on va atteindre vingt ans sans avoir connu ni la douceur de la parole d'un homme ni le serrement de main qui ne s'adressent qu'à vous, que c'est bon, mon Dieu! d'entendre dire que quelqu'un vous aime!

Ah! me voilà, tout à coup, dans un bel état! Avec cela, ne m'étais-je pas créé une sorte de fidélité de veuvage à mon premier amour? Oui, oui, c'était ainsi. L'amour, chez nous, était si suspect et si tôt coupable, qu'au moins fallait-il le couvrir d'une parure d'obligations et de sacrifices, pour nous innocenter à nos propres yeux. Et, comme on fait bon marché de l'avenir dans les héroïques résolutions de la jeunesse, je m'étais juré de n'aimer plus jamais! Le trouble qu'un manquement à mon serment me causait avivait mon désir de me précipiter dans quelque autre sentiment qui achevât de me troubler et me fît peut-être tout oublier. En quelques jours, je construisis un second rêve autour de la figure de notre "jeune homme du chemin de fer;" je promenais partout avec moi son image, c'est-à-dire le souvenir de sa personne entrevue dans le coin d'un compartiment de seconde ou sur le quai de la gare de Tours; je mesurais ma taille à la sienne; je me demandais: "Pourrons-nous nous donner le bras facilement?" Il me semblait qu'il était plus petit que moi, et je me souviens que je me disais: "Mais, cela n'est pas mal du tout, qu'une femme soit plus grande que son mari…" Je me disais cela en regardant l'œil sombre de la citerne du père Sablonneau où les araignées d'eau gambadaient; une large taie verte en couvrait aux trois quarts la surface, et cela me fit penser, un moment, à la paupière presque entièrement abaissée d'un gros œil malin, qui sourit…

Enfin, j'étais déjà très empoignée par ce sentiment nouveau, quand ma famille se décida à ne pas dire non aux propositions de Mme Patissier et de sa fille.

Mme Patissier et sa fille crièrent: "Bravo!" sautèrent de joie; elles jurèrent de leur immense amitié pour moi, pour nous tous; elles étaient si heureuses, si fières de contribuer à mon bonheur; elles firent tant de bruit, chez les Vaufrenard, où il y avait du monde, que beaucoup de personnes, déjà instruites, d'ailleurs, depuis quinze jours, par mille sous-entendus, ne purent rien ignorer du petit complot matrimonial.

Puis, le lendemain, aussitôt après le déjeuner, pour ne nous point manquer, Mme Patissier vint à la maison s'informer du chiffre de ma dot: c'était essentiel.

Je ne sus pas ce qui fut dit pendant cette entrevue. Je tremblais, car ma dot devait être d'une maigreur repoussante. Mais Mme Patissier sortit non moins rayonnante qu'à son arrivée; et, dans la ville, malgré toute la discrétion recommandée, il dut être bien impossible de ne pas savoir que la famille Patissier "me mariait."

On attendit… Et pendant que l'on attendait, nous étions fort ennuyés que l'on parlât si haut de cette affaire.

Tout à coup, un dimanche, chez les Vaufrenard, la figure de Mme Patissier est changée; Mme Boiscommun nous regarde avec un air de condoléance, et l'on ne nous dit rien, qu'à la fin de la journée, quand tout le monde a vu ces mines de catastrophe. Qu'y a-t-il? C'est bien simple. Le père du jeune homme s'oppose absolument à tout mariage de son fils qui ne lui puisse permettre d'acheter une petite étude de notaire.

Et Mme Patissier et Mme Boiscommun de s'indigner contre des mœurs qui ne tiennent pas compte des sentiments et qui font du mariage une affaire. Les Vaufrenard font chorus. Toute ma famille les accompagne: n'est-il pas odieux qu'un garçon ne prenne femme que pour payer son étude?

La réprobation fut trop générale: un bien grand nombre de personnes, en vérité, condamnaient les usages reçus; mais en même temps, elles étaient informées que la petite-fille de Mme Coëffeteau n'était pas en état d'être épousée par "un avorton de notaire," tel fut le mot qui courut la ville.

On avait pu jusqu'ici conserver quelque doute sur notre état de fortune; désormais, ma pauvreté se trouvait établie.

– On ne m'ôtera pas de l'idée, dit grand'mère, que les Patissier ont voulu nous humilier publiquement.

– Tu vois toujours le mal partout!.. lui répondait maman.

Que d'émotions, dès lors, le samedi, quand j'allais prendre le train! On ouvre une portière, au hasard; on se demande: "Allons-nous tomber sur lui?" S'il est là, s'enfuir vers une autre portière, que cela est gênant! que cela a l'air sot! car nous ne connaissions pas ce jeune homme; nous n'étions pas censés savoir ce qui s'était passé entre nous. Et, sans même l'avoir rencontré, cela me mettait dans une singulière agitation de sentir dans le même train que moi un jeune homme qui, si quelques circonstances se fussent rencontrées, eût pu, après tout, être mon mari.

Quelle rêverie, de Chinon à Tours, de Tours à Chinon! Que nous avons de contradictions dans l'esprit! Je caressais un rêve dont la réalisation m'eût sans doute bien déçue. Mais on aime à désirer à côté du possible, à côté même de nos propres désirs. Comment pouvais-je souhaiter d'être jamais la femme de ce garçon, puisque le plan de vie que je m'étais fait ne concordait en rien avec une modeste existence dans un trou de province, puisque j'étais résolue à avoir du talent, puisque je me destinais à briller dans les concerts, à gagner moi-même ma vie, à me griser pour toujours de musique?.. C'était bien cela que je voulais; j'en étais sûre; je ne plaçais rien au-dessus de ma chère musique et de l'appétit de beauté que, jointe à mes anciennes extases de couvent, elle m'avait inspiré… Mais le mot "amour" prononcé, la possibilité d'être aimée et d'aimer, entrevue seulement, et tous mes songes magnifiques avaient été se blottir dans la petite cour d'une étude de notaire!.. Ah! c'est que, pour nous autres, jeunes filles de ce temps-là, dans le seul mot "amour," tout l'idéalisme était contenu!

Dès que je me fus ressaisie, je compris combien il valait mieux pour moi que l'aventure n'eût pas abouti. J'avais eu, par mon éducation, par l'esprit de ma famille, par ma musique, de trop grands désirs, pour que je pusse à présent aller les étouffer dans une bourgade de dix-huit cents âmes. De toutes parts nous vinrent des détails sur ce qu'eût été ma vie côte à côte avec le jeune homme que j'avais manqué. D'abord, c'était un musicien de quatre sous; il raclait du violon, pour l'avoir appris au lycée, affirma-t-on, et sans avoir eu depuis aucun maître; il lui fallait cinquante mille francs pour payer une méchante étude qu'il guignait; son père était un vieux ladre; sa famille, beaucoup moins intéressante que ne nous l'avaient faite Mmes Patissier et Boiscommun, etc., etc. Allons! allons! voilà une aventure qu'il s'agissait encore d'oublier!