Kitabı oku: «La jeune fille bien élevée», sayfa 8
XV
Je dus rentrer à Marmoutier sans avoir revu M. René Chambrun et après avoir promis solennellement à grand'mère de détourner par tous les moyens ma pensée de ce jeune homme. Comment en étais-je venue à prêter un tel serment? Par une sorte d'horreur que l'on était arrivé à m'inspirer pour ce qu'on appelait "mon exaltation déréglée." Sans doute, comme tous les enfants, je ne me privais pas de "blaguer" un peu ma grand'mère; mais, tout de même, je la respectais infiniment, et je savais que c'était elle, dans toute la maison, qui "avait le plus de tête." Il fallait donc qu'il y eût quelque chose de répréhensible et de mauvais dans mon amour, pour qu'elle le poursuivît d'une telle réprobation. Par moi-même, je n'en découvrais pas le défaut, puisque, au contraire, cet amour me paraissait magnifique et n'avait pour effet que de tout embellir. Mais une si glorieuse beauté des choses, un si merveilleux enivrement, c'étaient peut-être là de ces joies profanes qui ne sont pas permises? Et je crus, ma foi, avoir trébuché dans la voie si droite que je m'étais proposé de suivre toujours. Je me crus coupable; je tins mon amour pour inavouable, et peut-être même pour un peu honteux, parce qu'il était trop fort. Ma conscience, pour la première fois, fut sérieusement troublée. Je me confessai, dès mon arrivée au couvent. J'avouai à M. l'aumônier que j'avais un sentiment violent, réprouvé par ma famille. Je me souviens d'un mot employé par moi et qui fit tressauter ce pauvre M. l'aumônier; il me demandait:
– Mais enfin, ma très chère fille, comment aimez-vous?
Je répondis:
– Eperdument!
Oh! comme ce mot me fit plaisir à dire! On n'était pas au confessionnal pour se flatter, se faire valoir: si mon amour était coupable, c'était là que j'en pouvais parler. Et quel besoin j'avais d'en parler!.. L'aumônier s'en aperçut bien; il m'interdit de lui en parler autrement que par "oui" ou par "non" en réponse aux questions qu'il m'adresserait lui-même. Il arriva qu'il ne m'adressa aucune question; alors je lui dis: "Mon père, vous oubliez…" Il m'interrompit vivement: "Je n'oublie rien, ma fille!" J'étais stupéfaite qu'il me donnât l'absolution sans que je lui eusse parlé de mon péché.
Je ne manquai pas, bien entendu, d'en parler à Mme du Cange, et en faisant la grande pécheresse. J'avais un plaisir et un orgueil singuliers à faire la pécheresse. Mais Mme du Cange, pas plus que l'aumônier, ne me laissa aller sur cette pente. Qu'elle était fine, et avertie! Qu'elle connaissait les replis de notre esprit! Elle comprit immédiatement, à mon ton, à mon empressement à m'accuser, que je ne demandais qu'à la prendre pour confidente, et elle me dit:
– Mon enfant, il faut terrasser votre ennemi par le dédain et par l'oubli: l'arme la plus efficace est le silence; ne pensez pas à votre ennemi; ne parlez pas de lui; il mourra de dépit.
Je n'étais pas la seule amoureuse; beaucoup de mes compagnes avaient pour constante préoccupation un jeune homme, et elles parlaient entre elles, de leur flirt, sans aucune vergogne et sans autre crainte que celle d'être entendues des maîtresses. C'étaient, en général, les mauvaises têtes. Elles ne se tracassaient point, ne prenaient certainement pour confidents ni l'aumônier, ni Mme du Cange, et c'était pour moi un grand sujet d'étonnement qu'elles pussent porter si légèrement le poids d'un amour. Mon groupe, celui des "meilleures élèves," était beaucoup plus réservé; nous n'avions pas, comme les autres, coutume de passer allègrement par-dessus les barrières défendues, et nous n'osions pas, entre nous, nous reconnaître la même faiblesse que les mauvais sujets.
Il se produisit, d'ailleurs, cette dernière année, un scandale qui contribua à nous inspirer une grande honte des sentiments passionnés. Quelques-unes d'entre nous furent longtemps sans le comprendre, et Dieu sait si l'on s'appliqua à nous le dissimuler; mais la monstrueuse chose transperça, grâce aux petites diablesses et à Canada, entre autres, qui, durant des semaines, ne purent s'entretenir d'autre sujet et qui s'amusèrent fort à nous en dévoiler tous les dessous.
Voici quel était le fait inouï, invraisemblable.
Pendant les vacances du Jour de l'An, un des jeunes frères de Jacqueline-Jeanne l'avait surprise dans un petit salon de l'hôtel paternel, seule avec le mari de sa sœur aînée, si laide, le capitaine de chasseurs, et lui tendant, entre les lèvres, un gros chocolat à la crème que l'officier était invité, prétendait le gamin, à venir trancher avec les dents.
Le vaurien racontait la scène à qui voulait l'entendre; le bruit s'en répandait aussitôt dans la maison et dans la ville. Le capitaine affirmait que son jeune beau-frère était un petit menteur fieffé, mais il était contredit par Jacqueline-Jeanne qui se déclarait enchantée d'avoir l'occasion de faire enrager sa sœur.
Si Jacqueline-Jeanne eût été mieux informée de ce qu'est la vie, de ce qu'est le mariage, et de ce qu'est l'amour, elle n'eût sans doute pas eu la cruauté de "faire enrager" sa sœur par un tel moyen; mais, comme nous toutes, elle ne savait qu'être une pensionnaire, et elle faisait enrager sa sœur comme on fait enrager une religieuse: par ce qu'elle croyait une espièglerie.
Jacqueline-Jeanne ne pouvait demeurer dans sa famille où elle causait un tel désordre; quand le scandale se répandit à Marmoutier, on ne put non plus la laisser parmi nous; elle fut isolée dans une annexe du couvent où se trouvaient les étables, sous la surveillance d'une religieuse que l'on nommait "la sœur vachère." Elle ne demeurait pas parmi nous; mais, toutes, nous savions qu'elle était là, celle dont les lèvres avaient été, ou failli être, pour le moins, effleurées par les moustaches du bel officier!..
Nous professions, unanimement, cela va sans dire, le plus profond mépris pour Jacqueline-Jeanne; sa conduite nous semblait dégoûtante, car le fait du chocolat à la crème s'aggravait de méchanceté et de félonie. Et puisque aussi bien le forfait n'avait pu être étouffé, on en utilisa la noirceur pour nous rendre horrible toute inclination irrégulière. Mon amour pour M. René Chambrun n'avait rien qui pût rappeler l'aventure de Jacqueline-Jeanne, mais l'opposition qu'il avait rencontrée de la part de toutes mes "autorités" me fit croire que mon amour pouvait contenir quelque germe odieux. Oh! les efforts de ma pauvre tête pour ne pas penser à ce jeune homme!..
J'avais gravé ses initiales, au canif, dans le fond obscur de mon pupitre: en déplaçant une pile de livres, elles m'apparaissaient et me faisaient palpiter le cœur. Je les comblai avec de la mie de pain. Mais je regardais fréquemment sous les livres, afin de voir si la mie de pain tenait encore; d'ailleurs la mie de pain, dans le creux des deux majuscules, les faisait maintenant sortir en relief et elles étaient plus apparentes. Je tailladai ces initiales dans tous les sens; elles disparurent; il resta à leur place une sorte de godet, une dépression arrondie, au fond de mon pupitre, qui était beaucoup plus remarquable que les initiales elles-mêmes, et qui ne devait que me rappeler M. René Chambrun, tant que je conservai ma place à ce pupitre.
Certaines, parmi nous, notamment Canada, qui avait tous les talents, sauf celui d'être "sage," faisaient des vers à leur bien-aimé, et afin que les maîtresses n'en eussent pas connaissance, elles roulaient en boulettes la feuille de papier couverte de leur épanchement lyrique, et elles la mâchaient et l'avalaient. Moi, j'écrivais à l'envers de l'enveloppe de mes livres: "Je n'aime plus R. C." Et, comme je voulais offrir ce sacrifice à Dieu, j'écrivis la première lettre de chaque mot de ce renoncement sur mon paroissien, sur mon livre de cantiques: "J. N'A. P. R. C." Cette inscription mystérieuse se renouvelait presque à toute page, afin que je la pusse méditer constamment et m'imprégner de l'effort volontaire qu'elle contenait.
Un jour, à la chapelle, je sentis un long corps mince se faufiler derrière moi; un souffle m'effleura la nuque, et une main saisit mon livre de cantiques et l'emporta en me laissant le sien en échange: c'était Mme du Cange. Elle me fit appeler après l'office, et me demanda le secret d'une inscription si fréquemment répétée. Je me refusai obstinément à le lui dire, et je ne sais vraiment pas pourquoi, puisque, peu de temps auparavant, j'avais la rage d'entretenir Mme du Cange de ma passion: ne pouvais-je lui dire que par là je m'affirmais que cette passion avait pris fin? Je fus punie, sévèrement, ostensiblement, de la manière la plus humiliante. C'était ma première punition depuis que j'étais élève au Sacré-Cœur. Je perdis mon ruban, ma médaille, mon médaillon. Mon groupe était stupéfait, atterré; le groupe de Canada exultait. Ce n'était pas la peine d'avoir été une perfection pendant huit ans, pour terminer par une chute si piteuse! On citait le nom de Jacqueline-Jeanne à côté de mon nom, on était tout près de confondre nos cas! Cependant mon pupitre était fouillé minutieusement, et Mme du Cange pouvait lire, en toutes lettres, à l'envers de mes enveloppes de livres, le sens de l'inscription fameuse. J'étais assez naïve pour croire qu'elle allait s'en trouver rassurée et me faire amende honorable; aujourd'hui, je comprends qu'elle ne se leurra pas un seul instant, et qu'elle savait qu'afficher partout qu'on n'aime plus c'est crier qu'on aime…
Un jour de la fin de juillet, tout proche de la fin de l'année scolaire, Mme du Cange me prit à part, pendant une récréation, me fit avec le pouce le petit signe de croix sur le front, et causa avec moi, familièrement, comme par le passé, devant toutes mes compagnes étonnées. Elle semblait avoir complètement oublié les mesures de rigueur qui m'avaient frappée, et la gravité de leur cause; par une telle manifestation amicale, en tout cas, elle les effaçait publiquement. Elle m'annonça que cette même fin d'année nous verrait nous éloigner de Marmoutier en même temps, moi comme elle-même: elle venait d'être nommée Supérieure à la maison d'Arras. La nouvelle n'était pas connue du pensionnat, elle m'en faisait à moi la faveur et, même, elle me priait de la tenir secrète, "parce que, me dit-elle, une autorité que l'on ne sent plus d'une stabilité parfaite, cesse d'être une autorité." Et elle me parla affectueusement de mon avenir, en me recommandant discrètement le respect absolu de la volonté de mes parents, mais sans préciser le point délicat sur lequel devait porter particulièrement mon respect. Sur ce point délicat elle observa, elle, la discrétion la plus complète: on eût juré qu'elle n'avait jamais été témoin de la grande perturbation de mon cœur. Son ton avait la même tendresse qu'avant ce terrible orage, elle ne me parla que des qualités que j'avais témoignées durant mes huit années de pensionnat, de ma piété, de ma docilité, de ma douceur, et elle m'exhorta à ne jamais m'en démunir au cours de la vie qui allait s'ouvrir pour moi. Mais de cette vie qui allait s'ouvrir, elle ne me dit rien; elle ne prononça pas le mot "mariage," prohibé au couvent parce qu'il exalte les imaginations; elle me dit seulement une sorte de parabole qui me parut singulièrement juste, plus tard:
– Mon enfant, vous êtes la chrysalide parvenue aux derniers jours de son évolution, vous avez été tenue ici soigneusement et chaudement, afin que vos ailes aient le temps de prendre la force de ne jamais vous laisser tomber à terre: demain le papillon va s'envoler…
Moi, j'avais envie de la supplier: "Madame! un mot, je vous en prie, de ce grand sujet qui m'a valu, dernièrement, de votre part, tant de honte!.. Je vous ai confié un jour que j'aimais, il m'a été répondu que je ne devais pas aimer; et puis j'ai écrit partout que je n'aimais plus… Voilà le premier rayon de soleil qui a percé le cocon de la chrysalide: quelle étrange lumière! quelle troublante annonce de la vie nouvelle!.."
Mais il sembla bien résulter de notre entretien que tout ce que Mme du Cange pouvait faire, c'était d'oublier que ce rayon prématuré avait traversé l'enveloppe de la chrysalide, que son rôle se bornait à garantir les chrysalides, qu'enfin ce rayon brûlant, qu'on ne me faisait plus grief d'avoir reçu, maintenant que nous étions à la veille de la sortie du couvent, n'était peut-être si redoutable que parce qu'il était prématuré… que peut-être il n'avait causé ma disgrâce que parce qu'il rompait l'ombre propice au bon ordre du pensionnat… Mais au papillon l'ardent soleil est-il contraire?..
XVI
La première nouvelle que j'appris, à mon arrivée à Chinon, fut que le "docteur Chambrun," – on l'appelait comme cela depuis qu'il avait passé sa thèse, – était installé à Vendôme depuis deux mois, et qu'il était déjà fiancé à une jeune fille de cette ville. Je me trouvais déjà préparée à cette nouvelle qu'on mettait un soin particulier à me cacher; j'avais remarqué des chuchoteries chez les Vaufrenard, qui m'avaient fait l'oreille plus attentive; j'imaginai la nouvelle à peu près complète, sauf le nom du lieu de l'installation, ce qui ne diminua en rien mon émotion, lorsque la nouvelle me fut annoncée sur un ton de compassion par Henriette Patissier. Mais, sans commettre un gros mensonge, je pus répondre à cette obligeante amie:
– Parfaitement!.. Je sais!
Ce cher M. Chambrun n'avait jamais fait grande attention à moi. Il m'avait adressé, deux années de suite, le même compliment; il avait causé plus volontiers avec moi qu'avec les autres jeunes filles, parce qu'il s'intéressait, comme moi, à la musique. Mon poème d'amour ne reposait sur aucune réalité. – Cependant, il avait bouleversé deux années de ma vie!..
A part Mlle Patissier, personne ne me parla de la nouvelle. D'ailleurs, le jeune docteur installé à Vendôme et marié, il n'y avait plus guère de chance qu'il vînt chez les Jarcy qui ne lui étaient même pas parents; il disparut de notre horizon.
Quant à moi, du jour où je connus la nouvelle, et du moment même où j'en remerciai d'un sourire Mlle Patissier, je me jetai à corps perdu dans la musique. Pour m'épargner de sourire plus longtemps à Mlle Patissier, j'allai m'asseoir au piano et me mis à exécuter de mémoire une polonaise de Chopin avec une fougue où toute ma fièvre passa. Ce n'était pas le dépit de n'avoir pas été aimée; ce n'était pas une rage contre Mlle Patissier qui m'animaient, car, alors, mon jeu eût été défectueux, c'étaient toute la frénésie et en même temps tout l'ordre secret de Chopin qui me possédaient, et qui épuisaient, en la réglant, ma force nerveuse. Le génie de la sensibilité m'apparut et me secourut; je crus voir ce Chopin, dont M. Vaufrenard m'avait beaucoup parlé, agiter près de moi sa figure pâle, son long corps souffrant, et me promettre un ravissement du cœur moins trompeur que celui de l'amour. Je fus sûre que je tenais au bout de mes doigts mon secours, une espérance, un avenir; et, franchement, j'étais radieuse quand je terminai mon morceau au milieu des applaudissements. Ni M. Vaufrenard, ni M. Topfer n'applaudissaient, mais je vis dans leurs yeux qu'ils étaient étonnés; ni l'un ni l'autre ne me firent de reproches: de leur part, c'était la meilleure marque d'approbation que l'on pût recevoir. A la façon dont ils insistèrent pour que je revinsse jouer tous les jours, je vis bien que cela marchait!.. Je n'avais pas fait beaucoup de piano pendant l'année; mes doigts n'étaient pas ce qui avait progressé en moi, mais, en moi, quelque chose avait mûri, sans quoi toute exécution musicale n'est que bien pauvre mécanique. Oh! quel miracle peut accomplir en nous une grande douleur!
Je ne voulais plus entendre parler que de musique. Je me faisais conduire jusqu'à trois fois par jour chez les Vaufrenard que mon ardeur enchantait et qui ne se lassaient pas plus que moi de faire de la musique. Maman m'accompagnait, la plupart du temps, elle-même, et sur l'ordre de grand'mère qui ne voulait plus que l'on me quittât d'une semelle depuis qu'une fois j'étais tombée amoureuse d'un jeune homme sans qu'aucune personne de la famille s'en fût aperçue.
Et c'était, chez les Vaufrenard, dans ce salon au parquet de plus en plus piqué par la pointe du violoncelle de M. Topfer, un concert perpétuel. Mme Vaufrenard m'avait abandonné complètement le piano, disant que je la dépassais de façon humiliante pour elle. Le dimanche, il y eut bientôt un tel empressement à venir nous entendre, que la place fut insuffisante à loger nos auditeurs, et l'on dut organiser des séries d'invitations.
Les Vaufrenard étaient ravis; moi, j'étais sérieusement éprise de musique et un peu éblouie; et il me semblait, – mais c'est toujours comme cela quand on se passionne, – que rien de ce que j'avais éprouvé jusque-là ne m'avait autant enthousiasmée. Amour divin, amour terrestre, et cet appétit de beauté qu'on a avant d'avoir beaucoup fréquenté les hommes, est-ce que la musique ne satisfait pas tout cela? Elle ne leurre pas, elle ne trahit pas, elle est présente à notre appel, et il semble qu'elle nous rende amour pour amour… Je crois que j'étais heureuse… Quelquefois, quand, assise à mon balcon, le bras couché sur l'appui de fer, et les lèvres sur le dessus de ma main, selon mon habitude d'enfance, je regardais l'œil de la citerne qui déjà avait pour moi signifié tant de choses, il me semblait refléter pour moi, non un bonheur joyeux, mais un état où la tristesse, loin de nuire au plaisir, le rend plus grave et plus profond… Je crois que j'étais presque heureuse…
On me fêtait beaucoup, on me comblait de compliments; mais, si inexpérimentée que je fusse, je sentis bien vite que tout ce monde, qui se pressait et s'inscrivait pour venir m'entendre, ne me traitait pas avec la franche cordialité qu'il accordait aux jeunes filles ordinaires. Tant que je n'avais fait que jouer du piano d'une manière agréable, cela allait bien; mais à mesure que je me distinguais et que ce qu'on appelait à présent "mon talent" valait la peine qu'on se bousculât pour en jouir, une nuance était très apparente dans les rapports des uns et des autres avec moi et même avec ma famille. Je me demandai un moment si cela ne provenait pas de l'état assez malingre de notre fortune, de ce que la ferme de la Blanchetière avait été enfin vendue, de ce que mon frère avait dû renoncer à faire son droit à Paris, et avait demandé lui-même à entrer dans une maison de commerce; tout cela pouvait y avoir contribué, mais je vis bien qu'il y avait autre chose, et c'était ce qu'on appelait "mon talent." "Mon talent" me faisait sortir du commun. Les personnes qui étaient de Paris l'admettaient, certes! mais, autour de nous, cela n'était pas jugé très "comme il faut." Grand'mère, un beau jour, prononça le vrai mot:
– Une jeune fille bien élevée ne doit pas se faire remarquer.
Grand'mère, depuis le commencement de ces petits succès, boudait. Elle n'avait osé rien dire tout d'abord, parce qu'en même temps son amour-propre était flatté par les compliments adressés à sa petite-fille. Mais son silence lui pesait davantage à mesure que nos auditeurs du dimanche me plaçaient en vedette, et il était visible qu'elle eût donné plus tôt son opinion, si elle n'eût redouté d'être désagréable aux Vaufrenard. Elle devait avoir aux Vaufrenard quelque obligation particulière, car elle avait pour eux des ménagements qui m'étonnaient; elle les écoutait; c'étaient eux qui avaient conseillé de placer mon frère dans une maison de carrosserie à Tours; quel ascendant fallait-il qu'ils eussent acquis, pour avoir fait vaincre à mes parents leur préjugé des "professions libérales!" Eh bien! malgré cela, elle leur gardait une muette rancune, ainsi qu'à ce pauvre M. Topfer, – mais à celui-là elle en avait toujours voulu, à cause de la pointe de son violoncelle…
Ah! si elle eût eu seulement le soupçon de ce que les Vaufrenard et M. Topfer préparaient dans l'ombre!.. Mais, moi-même, qui étais l'héroïne du complot tramé par eux, je l'ignorais!
M. et Mme Vaufrenard commencèrent tout doucement à insinuer à ma grand'mère qu'il ne fallait point croire que, parce que j'étais sortie de pension avec un assez joli talent de pianiste, je pouvais désormais me passer des leçons d'un très bon professeur. Bienheuré, qui, en un petit nombre d'années, m'avait amenée au résultat que l'on constatait, pouvait être reconnu comme très bon professeur; il s'agissait, pour moi, de ne pas être privée complètement de son concours, si je ne voulais pas perdre les qualités acquises.
Grand'mère prit tout d'abord ceci pour une plaisanterie. M. Vaufrenard passait pour "manier l'ironie," et, à cause de cette réputation, complètement usurpée, d'ailleurs, on se méfiait généralement de ses paroles. Mais Mme Vaufrenard, nullement suspecte du même travers, étant revenue à la charge, la première rebuffade de grand'mère se traduisit par ces mots:
– Que me veut-on? Se moque-t-on de nous?..
Puis son ressentiment, depuis longtemps comprimé, éclata. Elle incrimina les idées des Parisiens; ils étaient fort intelligents, c'était jugé, et remplis de qualités d'agrément avec lesquelles notre petite société ne saurait rivaliser; mais les vertus de cette petite société, il ne s'agissait tout de même pas de les mépriser, ni d'avoir l'audace de les remplacer. Elle savait, elle, ma grand'mère, ce que c'était qu'une jeune fille bien élevée et ce que c'était qu'une femme honnête: la principale qualité de l'une est la modestie, et de l'autre le dévouement aux enfants. Que prétendaient faire de moi les Vaufrenard? Une orgueilleuse. A quoi, aussi m'exposaient-ils? A ne pas être demandée en mariage.
Les Vaufrenard patientèrent, parurent s'incliner devant les raisons de grand'mère; entre temps, ils entreprirent mon grand-père et maman. M. Topfer, qui parlait moins qu'eux, était le plus acharné à me faire poursuivre mes études.
Sur ces entrefaites, Mlle Patissier fut demandée en mariage par un ingénieur, jeune, bien de sa personne, et dirigeant une papeterie dans l'arrondissement. Les parents firent les difficiles et n'accueillirent pas la demande. Mais l'événement produisit une forte impression sur ma famille. Mlle Patissier n'était, franchement, pas belle; son éducation avait été moins soignée que la mienne. Restait à son avantage qu'elle possédait une dot assez rondelette, – quoique les parents se fissent passer pour plus riches qu'ils n'étaient, – et qu'elle ne tirait point vanité de talents particuliers, comme je faisais, moi. Grand'mère ne voulut retenir que cette dernière raison de plaire. Les Vaufrenard avaient le toupet de lui dire:
– La dot! madame Coëffeteau, la dot a une bien grande importance…
Une seconde fois, durant cette même période des vacances, Mlle Patissier fut demandée. C'était encore un beau parti, que les Patissier dédaignèrent. Une des petites de la Vauguyon se maria, elle, tout de suite. Je ne fus pas demandée en mariage. Il n'y avait point d'applaudissements à mes matinées du dimanche qui pussent atténuer l'humiliation qu'une telle infériorité causait à ma famille. La demande en mariage, à présent, devenait le seul motif de fierté. A ces matinées, où l'on se pressait pour m'entendre, il était évident que c'était Mlle Patissier qui triomphait.
Ces événements affermissaient à la fois ma grand'mère dans son parti de mettre une sourdine à mon piano, et les Vaufrenard dans le leur, qui consistait au contraire à me faire cultiver le piano plus fortement encore. La situation devenait difficile. Mon grand-père et maman ne savaient de quel bord se ranger; tous deux, je le crois, partageaient, intimement, les opinions de grand'mère et ils avaient, en outre, la terreur de paraître s'opposer à ses vues; mais tous deux, plus que jamais, étaient entre les mains des Vaufrenard chez qui se passait leur vie, chez qui ils prenaient tout leur plaisir, et à qui, enfin, ils avaient, dans le moment présent, c'était assez clair, de grandes obligations.
Car mon frère, même à Tours, et chez son carrossier, avait continué à faire des siennes.
Grand-père reçut, un beau jour, une lettre d'une certaine dame Pandille, propriétaire, rue Néricault-Destouches, à Tours. Elle réclamait plusieurs termes d'un appartement "comprenant salon, salle à manger, boudoir, chambre à coucher avec cabinet de toilette, salle de bains, etc.," loué au nom de M. Paul Doré, employé, rue Royale, chez le carrossier Bizienne.
Grand-père alla à Tours, aux renseignements, pendant qu'à la maison grand'mère était affolée non seulement parce qu'elle prévoyait un abîme nouveau où le reste de la fortune allait s'engloutir, mais parce qu'un malencontreux hasard avait voulu que j'eusse connaissance, moi, une jeune fille, de la lettre de Mme Pandille. Je lisais souvent son courrier comme son journal à grand-père dont les yeux se fatiguaient. Et j'avais entendu grand'mère dire à maman: "Crois-tu qu'elle ait compris?.."
Que j'eusse compris ou non, il était bien malaisé de me cacher désormais le reste de l'histoire. Notre Paul avait bel et bien signé un bail de "trois-six-neuf" pour un appartement de 800 francs qu'il habitait "bourgeoisement," affirmait la propriétaire, dans les nouveaux quartiers, avec balcon sur le Jardin-des-Prébendes-d'Oë. Au troisième terme impayé, la dame Pandille avait fait sa petite enquête, et connu notre adresse à Chinon.
A l'appartement en question, grand-père, s'armant de courage, s'était aussitôt fait conduire, et qui y avait-il rencontré? Non pas Paul, non pas même la femme avec qui il s'apprêtait à jouer le rôle du père Duval chez Marguerite Gautier, non! mais une négresse coiffée d'un madras aux couleurs de cacatoès, sachant à peine le français, jouant l'imbécile, et, autour d'elle, trois petits chiens, trois amours de petits chiens: un "loulou", un "fox" et un "papillon", qui s'ébattaient dans l'antichambre au milieu d'une atmosphère outrageusement parfumée. Je vis grand-père donner à sentir son pardessus qu'il en croyait encore tout imprégné. On ne pouvait s'entretenir d'autre chose; on parla à table de l'affaire, en la rendant autant que possible inoffensive à mes oreilles.
– Mais, lui, Paul, l'as-tu vu à son bureau? demandait grand'mère; que lui as-tu dit?
Grand-père n'avait point trouvé Paul à son bureau, non plus que le carrossier Bizienne. Il s'était fait conduire chez la dame Pandille qui avait eu le front de lui dire: "Ah! vous venez de voir le petit appartement, monsieur; eh! bien, est-il assez coquet?.. croyez-vous qu'il ne vaut pas son prix?" – "Je ne dis pas le contraire, madame; mais là n'est pas la question: vous avez traité avec un gamin sans aucune fortune personnelle, je vous en avertis; je ne paierai pas pour lui, je vous en donne ma parole; saisissez-le, si bon vous semble; cela lui servira de leçon!.."
– Allons, chut!.. – dit grand'mère, – je suis persuadée que l'affaire s'éclaircira et qu'il y a malentendu. Paul sortira innocent de cette affaire…
A l'attention que je mettais involontairement à écouter, elle avait craint que mon imagination ne vagabondât…
Personne, à la maison, n'ignora, pourtant, que grand-père, à un second voyage à Tours, était retourné se heurter à la négresse, à son madras, aux trois petits chiens, et qu'il avait été reçu, cette fois, par une demoiselle Irma, chanteuse excentrique à l'Alcazar, "point vilaine du tout", laquelle avait déclaré que le bail de l'appartement avait été repassé à son nom et qu'elle ne serait pas embarrassée d'en payer même l'arriéré, si "cette petite canaille de Paul" – elle usa contre mon frère d'un terme plus offensant encore, – n'était pas capable de faire honneur à ses engagements. Ces seuls mots, vifs, mais adroits, donnaient immédiatement à l'affaire un tour imprévu, et, pour épargner à son petit-fils d'être de nouveau traité comme il venait de l'être, grand-père se levant, redressant sa taille, avait annoncé à la "personne" que son petit-fils était homme d'honneur et que l'arriéré jusqu'à ce jour serait soldé dans la semaine.
Tout ceci fut conté chez les Vaufrenard et y passa de bouche en bouche, surtout l'issue de la visite chez la demoiselle Irma, dont grand-père se vanta trop. La demoiselle Irma, sur l'assurance que l'arriéré n'incomberait pas à ses soins, aurait failli sauter au cou de celui qui lui faisait cette bonne promesse, et mon grand-père disait aux Parisiens, dans le tuyau de l'oreille: "Il n'aurait tenu qu'à moi d'augmenter la dette de la famille!.."
La dette de la famille, même réduite aux seuls excès de Paul, il l'avait fallu solder dans la semaine, et c'était à l'obligeance des Vaufrenard que mon frère, chez la chanteuse excentrique, faisait figure d'homme d'honneur.
Par là, M. Vaufrenard commençait d'arriver à ses fins: il avait pris hypothèque sur la maison qu'il occupait, et, les besoins de ma famille ne pouvant que s'accroître, il espérait, dans un petit nombre d'années, avoir acquis le droit de faire combler les celliers, selon la perpétuelle menace dont il taquinait ma grand'mère.
Il se montrait de plus en plus tendre et zélé pour moi. Lui, sa femme et M. Topfer m'enveloppaient de soins qui dissimulaient mal une légère vanité de connaître mieux mes intérêts que ne le faisait ma famille. Ceci était sensible à mille petits détails, à des hochements de tête, lorsqu'il était question de la désolante folie de mon frère ou de l'extraordinaire indulgence de mes parents pour ses fredaines, à un parti pris évident de détourner la conversation lorsque grand'mère, de qui c'était la marotte, parlait mariage: "A supposer que Madeleine épouse un propriétaire… Pour peu qu'elle habite dans un rayon de dix kilomètres… L'année prochaine? ah! d'ici là, il peut se produire bien des changements à la maison!.." Entre mes trois amis et moi, lorsqu'il s'agissait d'un jeune homme, d'une jeune fille, de convenances de famille et de fortune, il leur échappait de me dire tout à coup: "Toi, Madeleine, ton piano…" J'avais une telle passion pour mon piano, que je ne savais pas s'ils voulaient dire que mon amour pour le piano m'empêchait de m'intéresser à ces anecdotes matrimoniales, ou, si, le mariage étant peu fait pour moi, j'avais bien raison d'aimer le piano. Mais je soupçonnais depuis longtemps qu'ils avaient à me dire quelque chose de positif à ce propos.