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Kitabı oku: «Le Médecin des Dames de Néans», sayfa 15

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XXX

Le son des cloches de Néans répandait sur la ville ce quelque chose de banalement attristé, qui exaspère la vraie douleur. Un épais fourmillement noir s'échappait du cimetière et dégringolait à pas menus la route inclinée et sinueuse. C'étaient des personnes à dos courbé, tout le corps engoncé dans l'appareil funéraire, appesanties par l'affliction, hormis du côté de la langue qui exprimait avec abondance et agilité des doléances au sujet du défunt, et des hypothèses à perte de souffle au sujet de M. Lureau-Vélin. Les dames de la société s'apercevaient, s'approchaient, se saluaient et reprenaient leur petit train à la façon des insectes qui ont à leur rencontre un choc des antennes et repartent.

Un monsieur dodu, rose et aux favoris blancs tenait compagnie au docteur Grandier, et tout en causant, se faufilait avec lui parmi les groupes. C'était M. de Jallais, conseiller général, le père de Septime. Dans le courant de la conversation, ces messieurs s'arrêtaient parfois, et continuaient de discourir, immobiles. Ils étaient alors frôlés par les pieuses femmes qui font toujours la grasse cérémonie, ne quittent le cimetière qu'après avoir prié sur dix tombes et l'église qu'après un ample supplément d'oraisons. Elles laissaient, en passant, une odeur d'encens, de lavande et de renfermé. On les voyait, sous le prétexte de rattraper un coin de châle, se retourner pour voir la figure de M. de Jallais; et, au-dessus de leur bottine d'étoffe, apparaissait un bas blanc et lâche. Cela s'en allait à grands pas disloqués de créatures aussi éloignées de l'apparence d'un sexe, que de la conception d'une attitude sans simagrées. Le docteur les nommait une à une:

– Mademoiselle Mistouflet, madame Duperrier, mademoiselle Sirop, mademoiselle Pincé… etc. Voici madame Lespingrelet qui, au rebours de ces stérilités, a conçu pour la treizième fois… Nous n'avons pas vu encore mademoiselle Hubertine la Hotte.

»Monsieur, poursuivit le docteur, sans changer de ton, c'est vous qui avez tué notre malheureux abbé…

– Holà donc! mon cher docteur?..

– Eh! n'est-ce pas en écoutant la lecture de votre lettre, que monsieur de Prébendes a rendu l'âme?

– Il fallait qu'il y fût, dès auparavant, fort préparé, car vous avouerez que ma lettre…

– … Contenait, hélas! tout ce qu'il fallait. Nous l'avons lue, monsieur… oh! mon confrère et moi, rassurez-vous! la soudaineté de l'accident autorisait, n'est-il pas vrai, cette enquête indiscrète? Et, comme elle marquait entre les lignes, que vous étiez informé d'un certain petit drame…

– Vous ne l'ignoriez pas?

– On n'ignore pas les secrets d'un garçon de dix-huit ans… Mais j'eus d'autres raisons d'être renseigné; et puisque, ma foi! nous sommes, comme je vois, l'un et l'autre suffisamment pourvus de documents touchant l'aventure qu'en excellent père, vous n'avez pas paru blâmer…

– Chut! eh! docteur, je vous en prie, voici quelqu'un!

– C'est monsieur Durosay qui fait une opération avec monsieur Lureau-Vélin: nous sommes tout à notre aise… Je puis donc, allais-je vous dire, à propos de notre aventure, me permettre le toupet de vous confesser que je l'arrosai de mes soins…

– Oh!

– Il est tard pour s'effaroucher d'une entreprise dont le succès mérita votre assentiment. Complices d'un crime de lèse-société, ajouterai-je emphatiquement, monsieur, donnons-nous la main!

– Ah! çà, mais! vous me faites apparaître la chose sous un aspect de gravité…

– … Qui fut celui, tout justement, sous lequel le cher défunt l'envisagea. Croyez-vous donc que je l'aie prise moi-même à la légère?

– Baste! fit en souriant le conseiller général, tout prêt à taper sur le ventre de M. Grandier.

Grandier blêmit: il eût volontiers rendu le tapotement à la figure de l'aimable homme qui concevait cavalièrement l'amour. Rien ne l'offensait davantage. Et, bien qu'il n'eût pas sur l'honneur, tout à fait le sentiment du commun, il avait ici l'orgueil de son œuvre, longuement méditée, religieusement accomplie, et qui était autre chose, en vérité, qu'un gaulois petit jeu égrillard. Il eut un moment de silence et de réflexion glaciale. Sa contenance sévère déconcertait un bon galant papa qui avait tout uniment jugé bonne l'aubaine qui déniaisait son fils dans les conditions les plus confortables.

– Jouer! reprit Grandier, échauffé, mais, monsieur, je vous répète que nous avons tué un homme! est-ce qu'on s'amuse à cela à notre âge?

– Chut! Chut! fit M. de Jallais, qui commençait de s'effrayer.

– La responsabilité que je prends tout haut, mon cher monsieur, vous est la garantie de la conscience que j'ai mise en tout ceci. Je n'ignorais pas ce qui pouvait survenir. L'abbé était un corps fragile et une belle âme sérieuse, passionnée pour votre fils et pour la vertu. Un heurt violent l'a abattu: un petit choc subtil l'a brisé. Pouvais-je éviter l'un, puisque le danger était pour l'ascète délicat, d'être témoin du brutal amour? Étiez-vous maître de lui épargner l'autre puisqu'il s'agissait pour vous de livrer sur ce sujet brûlant votre formule paternelle?

– Quoi! docteur, vous pensez sérieusement que ma façon si discrète d'approuver la nature, de ne pas crier holà! pour un événement, en définitive, assez commun, sinon plaisant, et où la vanité d'un père…

– Monsieur, chaque cerveau humain est un petit monde enveloppé pour ainsi dire d'une atmosphère à soi. La balance où nous pesons nos gestes et nos paroles n'a guère de justesse hors de nous. Ce qui laisse indifférent notre plateau fait pencher celui du voisin et défonce celui du voisin de notre voisin. Il y a ainsi des séries de petits mondes qui ne se touchent point sans se molester, et quelquefois grièvement. L'art serait de les discerner et d'éviter de les mettre en commun. Monsieur de Prébendes était d'une série; vous étiez d'une autre, monsieur: de quelle donc était votre fils? Ah! le parti fâcheux – permettez que je vous maltraite? – a été de laisser monsieur l'abbé ranger ce garçon dans sa série tandis que vous le gardiez dans la vôtre! Il y a un illogisme assez grave de la part des parents non chrétiens – j'entends: hommes du monde – à vouer leurs enfants aux éducateurs religieux – qui, parfois, sont des saints. – C'est faire mijoter un mélange qui détonera un jour ou l'autre. Aujourd'hui, c'est le saint qui paye les pots cassés, parce que le cher homme fut particulièrement susceptible, mais, dans combien d'autres cas, ils eussent pu être portés au compte de monsieur votre fils. J'ai vu des jeunes gens souffrir énormément des premières atteintes de l'amour qui devaient leur être délicieuses; j'en ai vu y succomber comme on se jette dans un abîme par suite de vertige; j'en ai vu s'y refuser après toute la lutte et le courage qu'il faut pour s'ôter la vie, – et n'était-ce pas précisément ce qu'ils faisaient? – On ne prend pas l'âme religieuse au sérieux, et, cependant, elle le mérite. Nous lui prêtons nos rejetons à former selon un modèle qu'il faudra briser d'un coup. C'est une école d'acrobatie où l'on apprend les exercices à rebours de ce qu'il nous convient de les voir exécuter; cependant, nous envoyons nos petits s'y rompre les muscles à l'envers.

– Vous ne voulez voir en l'Église que des démons ou des saints, mais elle a ceci de merveilleux, et que nous apprécions, nous autres indépendants, qu'elle admet précisément un état intermédiaire parfaitement conciliable avec toutes les situations… Elle apporte, comment dirai-je? une morale? une sorte de décence plutôt, j'irai même jusqu'à un vernis… Ainsi, pour ne parler que des écoles en question, vous négligez que nos jeunes gens y trouvent l'avantage de s'y former en douceur au lieu qu'en rébellion et d'y apprendre la politesse à l'encontre de ceux qui sortent à l'état de charretiers de leurs maisons d'éducation.

– Ah! monsieur, vous blasphémez votre Christ et feriez sursauter dans sa bière feu monsieur de Prébendes! L'un a fondé et l'autre a suivi, avec scrupule, une école de philosophie et de vertu dont je ne distingue pas les points de contact avec les préceptes du maintien ou du savoir-vivre, et qui répugne à vos accommodements et à vos compromissions. Vos modernes chefs d'Église ont fait de la religion une espèce de parti politique qui louvoie, comme les autres, et tire vanité, comme les autres, du nombre de ses adhérents… Mais Jésus eût été plus fier d'un seul acte de vertu accompli, que de se voir une séquelle d'un million de disciples!..

»Mais, dans l'espèce, comme dirait monsieur Durosay, vous vous fiez, mon cher monsieur, à de simples apparences. La prétendue politesse de votre éducation vient d'un abri provisoire contre des intempéries qu'il faudra braver un jour ou l'autre; ne vaut-il pas mieux tout de suite s'aguerrir? Quant à l'état de «charretier», vos néophytes qui ont, pour le reste des choses, des façons de petits-maîtres, sont fort mal dégrossis vis-à-vis de l'amour, par exemple, dont la fonction est cependant principale: et rien n'égale leur brutalité, quand, par ce moyen, la nature s'affranchit. Septime eût expédié dix fois monsieur de Prébendes au royaume des justes pour un cheveu de la dame de ses pensées. Et, dans cet instant, sans le savoir, il rétablissait l'ordre; séparait des séries qui n'avaient que faire accouplées; mais le trouvez-vous poli?

»L'exemple de cet enfant vaut tous les raisonnements contre ces demi-mesures que vous crûtes opportunes, parce que, n'est-ce pas? on prend son bien où on le trouve? Eh! le bien n'est pas fait de pièces et de morceaux! Le bien est tout d'une pièce, et fort carrée, sans aucun angle arrondi; il se défend sans considérations. Par quoi, il y aura toujours des chocs dans le monde. Au fond, rien n'importe que de choisir son carré selon sa nature et ses forces et le faire valoir contre tout. Votre civilisation? vos mœurs adoucies, policées? Mais elles aboutissent à des résultats identiques à ceux qu'on obtiendrait par les procédés les plus dénués de modernité! Vous ne fîtes, monsieur, pas moins de mal à l'abbé par vos façons courtoises de lui confier une âme et de vous la réserver en partie, que ne lui en causa votre fils par la brutale impudeur de son instinct… ou moi-même, par ma guerre déclarée.

– Ah! çà, mais il y eut donc un vrai complot?

– Le combat des séries diverses seulement, monsieur, ou le remuement anguleux des carrés, si vous préférez. Hélas! nous n'avons pas ébréché que l'abbé, mais aussi d'autres objets fort dignes, auxquels allait notre respect. Il le fallait!

»On n'atteint pas l'âge que vous me voyez, monsieur, avec une pratique quotidienne des misères, sans se former sur le meilleur bien humain quelques idées un peu nettes. C'est à la plénitude de la vitalité que ma vieille cervelle de physiologue l'a reconnu. De la beauté, de la santé et de l'amour! Ah! monsieur! que vaut le reste du monde si vous en retranchez cela? Et il faudrait avoir l'âme plus sèche que l'académie de ces vénérables demoiselles qui passent ici, pour arrêter l'élan qui vous incite à le répandre, ce meilleur bien, à le voir fleurir autour de soi. Si ce n'est que par la guerre que j'y puis atteindre, vive la guerre! Je heurte les angles de mon bien! gare! gare!.. On résiste, on m'oppose l'emboîtement serré des petits carrés d'alentour; petites conventions, petite morale, petites amitiés, petite paix ensommeillée!.. Mais vivre! vivre! Vous oubliez donc de vivre? Quand donc vivrez-vous? Demain? Quelle langue parlez-vous? Aujourd'hui! Voilà le mot humain. La vie, c'est une proie qu'il faut saisir à la façon de la bête qui se précipite sur la chair sanglante; c'est une substance qui se déchiquette à belles dents… un peu féroces, oui; un peu féroces! Tant que du sang nous coulera par les veines, vous n'empêcherez pas qu'il y ait en nous un peu du fauve ou du guerrier dont les bonds ont de la beauté. Une beauté qui se démode! Ta! ta! ta! Cela est prisé en amour; et voici quelque chose que tous les hâbleurs n'ont pas réussi encore à démoder. Guerre donc! je secoue mon carré; j'ébrèche, je blesse, je brise: tant pis! le meilleur bien le veut!

»Monsieur, vous blâmerez peut-être une attitude qui vous paraît d'un autre temps. Les temps sont beaucoup plus proches les uns des autres qu'on ne le croit; l'histoire est la façon d'habiller diversement le même homme.

– Le fait est, docteur, que je vous citerai des épisodes de nos séances au conseil…

– Je vous dois raison, cher monsieur, de l'écorniflure que j'ai pu faire à votre carré, où les demi-mesures s'inscrivaient, non sans élégance. Voyant que votre fils, d'entre les bras d'un saint, se laissait toucher de Vénus, et s'en trouvait incommodé, et aspirait du côté d'un parti bien tranché, je ne lui refusai pas d'entrer dans le mien où il se trouvait soulagé et constituait pour moi une recrue précieuse. Il y apprit, sans s'en douter même, de la guerre le plus doux métier, et, à nous deux, nous sauvâmes une créature de beauté qui s'en allait s'étiolant. La guerre eut lieu pour elle… C'était notre Hélène, notre bien!

Grandier caressait dans l'espace la figure évoquée de la jeune femme belle et ressuscitée, et il y promenait son regard et son pouce, comme un artiste heureux.

– Vous m'en voulez de sourire, docteur, dit M. de Jallais; mais le rire est surprise, et votre œuvre a tant de… singularité!..

– Œuvre! Qu'avez-vous dit, monsieur? Hélas! ce mot seul contient toute l'ironie du monde, quand nous l'appliquons au pauvre résultat de notre industrie, dans le but de nous étayer au moins sur ce peu d'orgueil dont nous avons tant besoin! Que faisons-nous qu'aider misérablement la nature? Qu'ai-je fait que défricher des broussailles, couper, arracher çà et là, pour une plante étouffée qui me parut mériter de croître plus que tout le reste? Je l'aurai vue, ma cognée à la main, épanouie en sa toute beauté, le temps qu'on admire la jolie forme d'un nuage au coucher du soleil.

– C'est qu'il faut bien que je vous enlève votre jeune héros…

– Cela était prévu. Septime fut le rayon chaud où la brise tint en suspens le pollen qui fructifie. La poussière de vie déposée, le rayon peut s'éteindre. Je ne crains même pas la douleur qui peut venir, car cela encore est une surabondance de vie qui peut dévier tout à coup en quelque ouvrage fécond. Non, non, je ne redoute que l'inertie. Et voici Néans à l'humeur égale, Néans que vous voyez d'ici, monsieur, avec le bleu de lac de ses toitures pareilles, Néans d'eau morte qui va ensevelir mes belles passions soulevées. Ah! monsieur! voilà le plus triste spectacle de l'existence, c'est Néans! La pauvre vie, les pauvres gens, les pauvres usages, la mesquinerie de chaque heure qui sonne ici, c'est de l'eau claire infiltrée dans les veines. Non! nulle douleur ne subsistera ici, nul amour n'y eût vécu. Le souci du convenable, singerie des vertus de la grande bourgeoisie d'antan, va nous reverser son affadissement; nous allons bien dormir!

»Ah! ce que j'aimais le mieux ici, après ce que vous savez, c'était l'abbé, mon pire ennemi, car il était grand par son âme ardente! Cher abbé, noble victime de notre guerre, n'implorerez-vous pas contre cette flaque de médiocrité la bonne colère de Dieu?

– Dieu, dit M. Lureau-Vélin qui s'approchait, c'est quelque chose comme un monsieur fort bien élevé et de goût exquis, qui joue aux hommes et aux émotions des hommes comme les fillettes font aux osselets, ou les jongleurs aux boules d'ivoire, les mains jolies, soignées, ornées de bagues, la raie bien faite et le sourire aux lèvres.

– Vous le faites donc à votre image? dit M. de Jallais flatteur.

– Comme tout le monde, en l'agrémentant un peu!

Grandier, sans rien dire, retrouva sa sérénité à regarder ce bel homme habile et fort, et il réfléchissait avec un pincement de lèvre, un peu cruel, à des opportunités singulières.

– Monsieur Lureau-Vélin, demanda-t-il, quand êtes-vous de Néans?

– Docteur, dans la huitaine, j'espère, si maître Durosay est expéditif… Mais qui donc, s'il vous plaît, se tient sur vos talons?

Le docteur comprit, sans se détourner, et il prononça tout haut:

– C'est mademoiselle Hubertine la Hotte qui attend la fin de notre conversation pour demander à son bon docteur une petite consultation amicale…

Et se tournant vers M. de Jallais:

– Tout Néans nous écoutait.

XXXI

MM. de Jallais, père et fils, vinrent aux Veulottes, à la tombée du jour, pour un dîner d'adieu.

Il y avait entre eux une grande gêne, à cause de ce qu'ils portaient en commun, et qui les brûlait davantage à mesure qu'ils approchaient de madame Durosay. À la vérité, le conseiller général y eût éprouvé une émotion sans amertume, si le moral de Septime n'eût été si profondément affecté. Décidément, ce garçon avait pris «l'aventure» tout à fait au sérieux. Était-ce à trouver une pareille figure que la lettre, un tantinet gaillarde, narrant l'épisode du Mont-Revard, avait préparé le pauvre papa? Hélas! la forfanterie qui suit la première heure d'amour, se peut-elle donc ainsi muer, en un temps si court!

– Allons, gros bêta! tenons-nous, sacrebleu! disait M. de Jallais le long de la route. Et il eût été heureux de causer «à cœur ouvert» avec ce «grand vilain garnement».

Septime, pour qui cette entrevue dernière était un supplice, avait retenu son père toute la journée, aux préparatifs du départ; il avait refusé la voiture, mise à leur disposition, et fait annoncer qu'il préférait se rendre à pied à la campagne. Et ils avaient quitté Néans le plus tard possible.

Ils cheminaient côte à côte. Le cœur de Septime avait trop besoin de s'ouvrir pour le pouvoir faire aisément et toute parole lui était douloureuse comme un contact sur une plaie. M. de Jallais sifflotait. Septime attendait qu'apparut l'épais bouquet d'arbres où la maison des Veulottes se cachait. Il apparut à une distance de deux kilomètres sur la pente d'une colline et dans l'instant même que la route pénétrait sur la terre de Saint-Pont.

Septime tendit la main vers la touffe de verdure lointaine, isolée dans le reste de la campagne insignifiante, et qui contenait le monde, et, la désignant à son père, il dit:

– C'est là.

– Ah! fit M. de Jallais.

– Et ici, continua Septime qui éprouvait une espèce de volupté à se faire mal, ici, c'est Saint-Pont…

– Ah!

Et ils continuèrent de marcher en silence, puis M. de Jallais reprit:

– Qu'est-ce que c'est que Saint-Pont?

On voyait le château au bout d'une longue allée d'acacias centenaires: un fort et honnête corps de logis aux fenêtres à meneaux, flanqué de deux gros pavillons aux longs toits moussus; des pigeonniers en pointe, une chapelle. Un homme, d'assez maigre apparence, dont la figure était bonne et dont les yeux, extrêmement clairs, semblaient perdus en songe, tournait l'allée précisément.

– Saint-Pont, dit Septime, c'est la terre de ce monsieur-là qui est le comte de Thérouette et ruiné en bonnes œuvres, et ce sera la semaine prochaine celle de monsieur Lureau-Vélin qui est riche et très comme il faut. Il paraît que voilà trois siècles qu'il y a des Thérouette là dedans…

– Et il vend!..

– On le vend. Tu vois bien que ce n'est pas lui; tiens, il s'en va en chantonnant du côté de ses vieux murs, il n'a pas l'air de se douter qu'il n'est plus chez lui.

– C'est bien triste…

– Monsieur Grandier dit: «Tant pis pour les maladroits!»

– Monsieur Grandier!.. fit M. de Jallais, souriant d'abord, puis pensif.

Il n'osa pas parler de l'homme étrange qui lui était apparu la veille, en la personne du docteur Grandier, c'était effleurer trop le sujet brûlant. La route devenait montueuse; on ralentissait le pas; le besoin de parler lui fit dire:

– Ce monsieur Lureau-Vélin est très bien.

– Très bien! confirma Septime.

Et le jeune homme éprouva tout à coup que parler de cet homme lui était un soulagement indirect, un épanchement biaisé, imprévu. Il partit d'un bond, dit tout ce qu'il savait de lui, raconta toutes les circonstances où il l'avait approché ou seulement aperçu. Il l'admirait constamment; faisait en tous points son éloge, avec une insistance où l'on sentait la conviction sincère, la complète séduction d'un jeune homme ardent par un homme accompli. Et ainsi, il savourait, avec chaque parole élogieuse, sa sourde haine immaîtrisable. Il lui semblait que, par un petit canal insoupçonné, la chose qui l'étouffait et qu'il ne pouvait dire, s'écoulait lentement, d'un mince filet âcre et continu qu'il ne pouvait plus se résoudre à interrompre. Il parlait, parlait avec volubilité. Il analysait avec la finesse inconsciente des passionnés l'effet produit sur lui par une rencontre avec cet homme. Sa prestance élégante, de loin d'abord, la noblesse de sa figure virile; le prestige de sa haute taille et de ses membres forts; son abord aimable et poli, sans nulle affectation; son intelligence ouverte, agile et répandue, et quelque chose enfin qui faisait de lui celui que l'on voudrait être. Il avait toujours gagné à le voir, à l'entendre, à le fréquenter, ne fût-ce que quelques minutes. Rien ne hausse et ne parachève aussi promptement un jeune homme que la vue nette du type qu'il se propose de réaliser. Chaque approche de cet homme attirait Septime vers son avenir, le formait en le mûrissant et lui épargnait les lentes hésitations du modelage de soi selon le type purement idéal, à quoi beaucoup de la jeunesse d'aujourd'hui, si éprise d'originalité, se perd. Et combien d'occasions il avait eues, Seigneur! de recevoir de M. Lureau-Vélin la force et la grâce virile qu'il se souhaitait! Récapitulant, il le trouvait partout, depuis l'instant même de la venue au jour de son intense vie amoureuse, depuis l'instant où il avait commencé de voir clair dans son cœur, cet être attirant et obscurément ennemi lui était apparu à toute encoignure, à tout détour de chemin et jusque même, – une fois, effroyablement! – jusque dans les bras de l'aimée: comme l'ombre même de l'amour. Grandier avait donc encore raison lorsqu'il disait que l'amour est fait de soleil et de nuit, aussi irréparablement liés que dans la vie astronomique. Cet être était la nuit conseillère féconde et terrifiante aussi. C'était lui qui avait exalté, par ses belles paroles, les deux amants timides, le soir de la montée à la Chartreuse; c'était lui dont la conversation badine et paradoxale, pareille aux jeux falots de la lune sur le grand Som et le pignon pointu, lui avait révélé le fond luxurieux de l'amour et l'ironie dont il est fardé, comme un pierrot! C'était lui qui, le piquant de jalousie, un moment, avait porté sa passion à l'aigu; à lui il devait ses pires douleurs bienheureuses. Enfin, il était la nuit profondément noire de l'avenir, avec sa terre de Saint-Pont qu'un fossé séparait des Veulottes, où une fatalité bien extraordinaire l'avait amené. Et cette nuit d'avenir, qui savait si ce n'était pas celle qui tombait, déjà! avec les bleus glacés qui se ternissaient là-bas, au bout de la route, à l'opposé du couchant? Qui savait ce qu'il y avait au juste, depuis le dernier regard échangé, l'avant-veille, avec la jeune femme, et où il avait senti ses yeux morts pour lui? Il haïssait éperdument, dans la mesure qu'il admirait et qu'il aimait; et ses paroles enthousiastes versaient dans le sein paternel le mince filet continu de fiel.

M. de Jallais ahuri attribuait cette excitation à l'approche des Veulottes, dont on s'apprêtait en s'époussetant avec son mouchoir, à pousser la grille d'entrée.

L'été torride avait semé le feuillage des tilleuls dans la grande allée d'arrivée. Septembre était, cette année-ci, de plein automne. Ces messieurs montèrent l'avenue sombre parmi l'odeur et le menu bruit des feuilles sèches.

– Madame? dit la Grand'Jeannette, en heurtant les croûtes dorées de son front, en signe d'humeur médiocre, l'est p't'êt' ben là; allez don'voir! verrez ben!

Puis, la figure de Septime, lui revenant tout à coup, elle s'attendrit.

– Ah! pauv' cher mignon! faut-i! faut-i! l'est donc parti, c'bon m'sieu l'abbé? l'est don'enterré d'hier, qu'i disent, c'est-i ben vrai Dieu possible? Oh! l'cher homme du bon Dieu!

Et comme ces messieurs s'engageaient dans le petit sentier couvert qui conduit à l'entrée de la maison bourgeoise, sa voix dolente les accompagna jusqu'au premier détour. Et elle recommença de bougonner:

– C'est les bons qui s'en vont!.. Et à c't'heure qui qu'c'est qu'tout ça: des vieux, des jeunes, sans compter c'tila à la barbe que j'y donnerais pas pour sûr l'bon Dieu sans confession! qu'ça vient pardi danser la pirouette alentour de madame… ça n'vaut ren! ça n'vaut ren!

Il n'y avait personne dans le vestibule ni dans le salon. M. de Jallais, fatigué, s'assit. Mais Septime ne put tenir en place.

– C'est bon! c'est bon! je vais faire un tour de jardin.

C'était l'heure du crépuscule d'automne. Le soleil disparu laissait errer des orangés mourants sur les feuilles jaunissantes, la verdure des pins s'endeuillait autour des troncs violets et roses, et des vignes vierges parasites empourpraient l'épais duvet gris des houppes des baguenaudiers.

Septime traversa la pelouse où Lespingrelet avait dansé. L'herbe s'était redressée sur le tertre aplani; quelques fleurs de trèfle le parsemaient d'incarnat: des touffes de luzerne formaient des taches sombres. Il s'arrêta sous la charmille où il s'était étendu à regarder durant la chute du jour, un bout de bottine, le bord d'une robe à grands carreaux rouges, et l'ombre croissante des arbres. L'heure était la même, mais toutes les choses plus paresseuses, et vieillies, déjà reposées. Quand il fut certain de l'endroit, de la place même où elle avait été assise, il se baissa vers le sol comme pour le baiser; mais il crut défaillir, et demeura là.

La terre exhalait des odeurs plus fortes: toute la nature mûrie embaumait du parfum du fruit. L'or des feuillages avait, aux yeux, des caresses plus chaudes, et certaines lueurs, sur les ormes et sur les platanes, jusque même en expirant brûlaient.

Septime revécut à cette place et malgré lui les prémices délicates de son amour. Mais elles lui parurent, en ce cadre d'or rutilant, mesquines ou ridicules. Les pauvres désirs à peine osés, les tendres nuances d'une passion qui s'ignore, tout cela était misérable et lointain. Les grands malaises pour une attitude ou pour un mot un peu gauches, les anxiétés sourdes, sans raison, toute la rumeur tumultueuse d'une inconscience fatiguée d'ombre et qui s'efforce vers la lumière: autant de jeux puérils, de petites terreurs de bébé, au prix de la douleur d'homme aujourd'hui franchement éclatée, comme, à côté de lui, ces grenades au cœur sanglant!

Les bruits mêmes qui lui vinrent, extrêmement nets et clairs dans la limpidité du silence, lui semblèrent comme lui, haussés en gravité. Toute la nature parlait d'une voix mâle; un pouls solide battait à chaque chose respirante, sous la forte caresse de ce ciel pâmé et mourant déjà peut-être d'avoir atteint tout le possible de beauté.

Lorsque le ciel haleta, que les souffles légers de son agonie passèrent en frissons parmi les feuillages et que l'on toucha la nuit, un effréné désir monta de la terre. Septime crut voir son cœur parmi toutes les choses soulevées. On distinguait très bien l'odeur du sol, celle des pins, des tamaris, celle des floches, entêtante, et qui ne couvrait pas cependant le parfum plus délicat des roses. Les arbres, les fleurs et ce jeune homme palpitaient en cette minute unique du jour, minute d'angoisse et de volupté mêlées, l'incomparable instant de l'amour!

Septime se releva; il ne supportait plus la rêverie inerte; toutes ses jeunes ardeurs mûries se condensaient en un désir impérieux, brutal et pressé: le désir d'embrasser une fois encore, une fois suprême, la bien-aimée, d'écraser ses lèvres sur quelque endroit de sa chair et de crier, de hurler, de toute la force de ses poumons: «J'aime! j'aime!» parmi les ors éteints de cet automne passionné.

Il marcha, puis se mit à courir au hasard sous le couvert des allées assombries et dans la taquinerie chuchotante des feuilles sèches. Le petit bruit vieillot, bruit de bonne femme, à ses pieds, l'énervait. Il eut le ressouvenir de la jolie peur qu'elle avait eue là-dessous… Arrivé au pont de bois qui traverse le cours d'eau, il retint son pas, ayant l'idée tout à coup qu'elle était peut-être au jardin et qu'il la pourrait surprendre.

Il était arrêté et regardait de loin, parmi l'obscurité tombée, la flaque un peu plus claire de l'étang taché de nénuphars mélancoliques. Qui sait? elle était venue, peut-être, ce soir, jusqu'au potager en souvenir d'un autre soir!.. Elle errait, dans l'ombre, peut-être, en compagnie de sa mémoire ornée de tendres images, et il fallait peut-être rencontrer dans cette allée de lavandes, interminable et droite, où, de gaucherie juvénile et de soir embaumé, avait été conçu son amour! Pour une telle rencontre, et pour un baiser, il sacrifiait le reste des jours à venir. Qu'elle s'enfonçât, qu'elle se perdît dans la nuit ou dans le vide, après cela, la belle allée odorante de sa passion! Que le vertige un moment senti autrefois, le long de ses lignes rigides et sans fin, pour un mot qui fuyait, le reprît et l'anéantît, cette fois, pour un lendemain qui se refusait! pourvu qu'il approchât l'être adoré dans un pareil cadre d'émotion!

Il traversa le pont sur la pointe des pieds, comme s'il était certain qu'elle fût là. Il était naïf et charmant, en sa précaution amoureuse. Il souriait. Il oubliait tout, encore une fois, pour le court instant qui allait être. Dès qu'il l'apercevrait, il lui sauterait au cou, et dans l'unique morsure qu'il lui ferait aux lèvres, il mangerait tout l'avenir. Oui, quelle qu'elle fût, quelle que fût sa pensée, à elle! il ne la voulait ni interroger, ni connaître, il était las de ces sondages vains et pénibles; de ces trop sottes interprétations d'un geste ou d'un regard où il s'était déjà trompé souvent; il ne voulait pas empoisonner sa dernière minute. Ses lèvres s'entr'ouvraient et il happait seulement la lèvre aimée.

L'ombre s'épaississait; des souffles frais passèrent; il sentit l'odeur fadasse de l'étang; des noyers gaulés secouèrent le reste de leurs feuilles.

Il écouta; il s'impatienta contre ce souffle qui n'en finissait pas et semblait couvrir un bruit de paroles! Il se trompait. Mais non, cependant. Des paroles! elle n'était pas seule; tout était perdu; il ne la baiserait jamais plus! Mon Dieu! quelle sottise d'avoir espéré la trouver seule!.. Des paroles! mais venaient-elles d'elle, seulement? Qui donc affirmait qu'elle fût là? Qui? mais l'évidence, une de ces certitudes qui s'imposent tout d'une pièce, contre quoi le moindre doute est grotesque. Elle était là.