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Kitabı oku: «Le Médecin des Dames de Néans», sayfa 16

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Soudain, une forme grêle et aux mouvements disloqués remua à la porte de la resserre aux outils et Septime entendit la voix contenue de Lespingrelet qui soufflait:

– C'est-i p't'êtr' que vous cherchez mam' Durosay, m'sieu Septime? la dérangez donc point; l'est en conférence…

– Ce n'est pas vrai! fit Septime brutalement, irrité de cette affectation discrète et d'une subite terreur qui l'empoigna aux tempes et le glaça tout entier.

– À vot'aise! mais je veux ben qu'la cloche me tombe sur l'occiput au premier coup de l'Angelus du matin, si ce n'est pas vrai qu'v'là mam'Durosay dans l'allée des lavandes à s'causer avec vot'monsieur…

– C'est bon! dit Septime, de la même façon qu'il eût cinglé, d'un coup de cravache, le visage de quelqu'un.

– Après ça!.. fit le jardinier-sacristain, en soulevant ses épaules et s'éloignant avec des gestes d'araignée; et il se retourna, déjà enfoncé dans l'ombre, pour ajouter en manière de bonsoir:

– Benedicat vos!..

Septime fut lâche. Il éprouva parfaitement qu'il se méprisait pour ce qu'il allait faire. Mais ce n'est pas pour les satisfactions de l'orgueil que l'on sert le dieu Amour; et quel bas service n'est anobli par cela seul qu'il est du dieu? Le pauvre enfant voulut surprendre les paroles que sa maîtresse versait si près de l'oreille de son ennemi, dans le délice du soir parfumé par l'odeur des fruits. Il rampa derrière les poiriers; il dérangeait des branches lourdes, et des poires tombaient, exhalant du musc. Il s'empêtra dans des plants de thym et faillit mordre en tombant leur petite feuillure odorante; il approchait des lavandes et reçut d'elles une pleine bouffée de l'heure ancienne. Mêlée si nettement à l'heure présente, virile et tragique, elle le grisa. Il ignora complètement ce qu'il allait faire. Et il continuait d'avancer en rampant, comme une bête nocturne, sous les branches basses qui lui heurtaient la bouche avec la chair de leurs fruits, tendue ironiquement, pareille à celles de belles filles offertes par une nuit amoureuse.

Il aperçut les deux ombres côte à côte. Elles marchaient proches et séparées. Il les vit avec une grande netteté malgré l'ombre. Elles étaient grandes, sveltes et pleines cependant, fortes et élégantes, harmonisées parfaitement. M. Lureau-Vélin était nu-tête, comme s'il fût sorti pour faire trois pas devant le perron. Elle, avait passé sur ses cheveux une mantille de dentelles. Il y avait en ce moment, entre eux, une minute de silence. Septime entendit leur respiration. Et dans le même instant, le tic tac de la charrette dans la campagne, au loin, fut perceptible. Était-il fou? Était-ce la minute d'angoisse d'autrefois qui durait? Se voyait-il? Était-ce lui le bel homme fort qui se tenait à côté de la jeune femme et cherchait sans doute le mot qui va charmer, le mot impossible en quoi tout l'embrasement d'une âme et d'une chair se révèle? Était-ce de l'avant-dernier instant que datait seulement le vertige de la longue, longue, interminable allée, et qui l'avait torturé comme un de ces cauchemars sans fin dont la durée réelle est, dit-on, si brève? Il ne pensait plus à éviter le bruit, dans son avancée dans la terre et les feuilles. Même une ombre se détourna, et quelqu'un dit à voix basse:

– Ce n'est rien, il fait un peu d'air et les feuilles sont déjà séchées…

Pourquoi le ton bas de cette voix le tortura-t-il particulièrement? À quoi bon parler bas pour dire cela?

M. Lureau-Vélin reprit:

– J'aime ces feuilles d'or, ce n'est pas triste comme on le dit; ni l'automne, ni l'hiver ne sont tristes, et la nature n'est jamais désolée: ce sont les âmes un peu bébêtes qui ont des larmoiements à revendre, et…

– Ah! je sais que vous n'aimez pas les larmes: vous vous êtes moqué de moi… oui, oui, dans le wagon, parce que vous m'avez vue pleurer.

– Je ne me suis jamais moqué de vous, j'ai regretté un moment où vous étiez moins belle…

– Oh!..

Et elle reprit presque aussitôt:

– Cependant… certaines douleurs, des chagrins…

Il la coupa, ardent et pressé:

– Il ne faut pas que vous ayez de douleurs ni de chagrins!

Septime comprit d'instinct que cette phrase, banale en soi, était tout, contenait tout, et qu'aucun mot n'était nécessaire maintenant pour achever ce que le ton dont elle avait été dite signifiait. Les mots ne sont que de la misère; l'âme parle par des mouvements et par des intonations. Cela avait été prononcé haut, tout à coup, écrasant tous les chuchotements antérieurs; cela avait été brûlant, énergique, autoritaire, enveloppant et tendrement caressant à la fois; cela signifiait un homme qui surgit d'un bond, si fort, si maître, si capable en effet d'écarter ou de briser ce qu'il voulait épargner à un être choisi, que la pauvre créature qui se sent la protégée, l'élue d'une telle puissance, est aussi l'esclave immédiate, la petite bête domptée. De même que Septime avait subi l'étrange séduction de cet homme, il était certain qu'à cette heure, elle la subissait, qu'elle ne pouvait s'y soustraire. Il ne l'aima pas moins, il l'eût aimée alors même qu'il l'eût vue se donner tout entière: il aimait à ce point, où l'amour ayant atteint quelque chose de surhumain à force de passion, ne peut plus être blessé. Son cœur n'offrait plus de place à la haine; il ne pensa même pas à détester la hardiesse de son rival. Une demi-heure auparavant, il le maudissait sans raison; la raison venue, il oubliait de lui cracher à la face. Il s'avançait seulement toujours, absent de soi, mû par une force obscure qui poussait tout son être amoureux vers l'objet d'amour, sottement, stupidement, selon la raison humaine, magnifiquement peut-être, selon quelque ordre ignoré, comme les noctuelles attirées viennent à la lumière mourir.

Tout le soir frissonnait d'aise et de beauté. La terre chantait et exhalait son haleine de baumes ensorceleurs et légers. La grande ombre de M. Lureau-Vélin se pencha, et Septime l'entendit murmurer:

– Je vous aime!

La jeune femme eut une commotion assez violente; il y eut un peu de silence; puis elle soupira profondément; elle porta la main à ses yeux; elle soupçonna sans doute que la forte poitrine virile déjà s'avançait la recevoir; et elle y tomba.

– Pourquoi mentir ou jouer? dit-elle, c'est vous que j'attendais de tout temps…

Elle sentait l'évolution de sa chair aboutir à cet épanouissement où l'âme, enfin équilibrée, se mêle et illumine et sublimise toute chose. Comblée, ravie, elle soupira:

– Je vis! je vis!

La cloche tinta, pour l'heure du dîner. Ils se désenlacèrent.

Septime était planté, tout droit, devant eux, les yeux larges et fixes, et ils auraient pu sentir la chaleur de son souffle.

XXXII

Le plus sot fut ce malheureux enfant. M. Lureau-Vélin et la jeune femme étaient à un de ces moments qui réduisent à la plus infime mesquinerie toute intervention étrangère quel que soit le droit ou la prétention sur quoi elle se fonde. Quelques personnes demeurent encore aujourd'hui rebelles à saisir l'opportunité de l'attitude de matamore que l'on aime à prêter à l'homme qui surprend la trahison amoureuse. Et elles ont raison. Le vainqueur en amour triomphe sur tout.

M. Lureau-Vélin se retint de faire observer au jeune homme qu'il le trouvait mal élevé, et il parla immédiatement comme si de rien n'était. On parcourut l'allée de lavandes et l'on gagnait lentement la maison durant que la cloche continuait à tinter. Madame Durosay elle-même prononça quelques paroles. Si elle était émue, il ne paraissait pas que ce fût d'accablement.

Cette fois, les jambes de Septime vacillèrent. Il se sentit la bouche pleine d'amertume; le cœur lui tourna, il demeura un peu en arrière, et, comme on allait atteindre le petit pont de bois, il s'affaissa contre un massif épais de lilas et de lauriers-cerises. Il écouta le bruit des pas sur le pont; distingua, sépara les pas de l'un et de l'autre des deux êtres qui s'en allaient. Ce bruit, en son étourdissement, lui parut immense, solennel et grave; quelque chose comme, à un Jugement dernier, le dos tourné du Seigneur s'en allant de vous, définitivement. Il eut la force de les suivre encore du regard, dans l'obscurité; il espérait, sans savoir pourquoi, qu'ils regarderaient en arrière. Mais ils ne se retournèrent même pas.

Il se sentit tout froid et tout pâle, avec les tempes emperlées de fines gouttelettes de rosée glacée. Il était si jeune encore que le désir de secours, souhaité à sa défaillance, ne fut qu'un désir de tendresse. Il eût dit, comme les fillettes en danger: «Maman!» si ce cri, dont il ne faut pas rire, n'eût été éteint, dès sa première jeunesse, dans sa gorge. Il en appelait l'équivalent, sans le trouver. Tendresse! tendresse! gestes féminins et ronds dont la vue fait pleurer! chose tiède et molle, et d'essence forte cependant, qui calme et ravive! Elle ne prenait pour lui le nom d'aucun être vivant, nulle forme humaine, en sa mémoire, n'incarnait ce divin charme, ce baume miraculeux, nulle forme, hormis celle – quelques heures trop belles, – celle qui s'en allait à présent de lui, sans se retourner, sans avoir pris garde qu'il avait été là et même qu'il l'avait outragée en son expansion nouvelle! Il poussa seulement un cri faible et anonyme, qui n'eut aucun écho dans ce désert sentimental. Et, un court instant, il perdit connaissance.

Le clapotis et l'odeur de l'eau l'affectèrent dès le réveil de sa conscience. Ce petit chuchotement monotone l'exaspéra en même temps que la saveur fade qui montait des vases de l'étang lui donnait des nausées. Il s'imagina que sans cette eau, il percevrait encore le bruit des pas des amants sur les feuilles mortes et les brindilles de bois sec. Il se coucha, prêta l'oreille avec une attention ardente, comme s'il n'eût plus rien désiré que cela, distinguer encore le bruit de ces pas! Il en eût été comblé! Il pensa à se relever et à courir. Mais, outre qu'il se trouvait harassé, quelque chose lui présentait ce cours d'eau comme la limite qu'il ne franchirait plus, comme un obstacle définitif entre l'objet de son amour et lui. En effet, il éprouvait le besoin que quelque chose de matériel vînt confirmer d'une façon brutale l'impossibilité morale trop évidente d'affronter de nouveau les deux êtres dont il avait chauffé le baiser de son haleine. Il rampa sur l'herbe humide, et il était, au bord de l'étang, le torse, le cou, le nez, l'œil et l'oreille tendus, comme un fauve, vers la clairière, qu'il savait s'étendre de l'autre bord jusqu'à la maison, et où, s'il eût fait moins obscur, il eût peut-être encore reconnu des silhouettes, perçu le mouvement d'un corps. Et, n'entendant, ne voyant rien, il imagina qu'il entendait et voyait encore; il s'hallucinait par un effort fatigant et il se condamnait à épier perpétuellement les gestes elles paroles de ces deux images heureuses que sa présence, son regard ni son souffle ne pouvaient troubler.

Il s'exténuait. Il lui parut qu'il avait vécu des semaines depuis le coucher du soleil, tant les émotions se succédaient en intensité. Tout cela se passait en de brefs instants. Il crut qu'il allait encore une fois défaillir. Mais sa faiblesse se traduisit par une pesante montée de larmes qui l'allait peut-être sauver. Le silence, la nuit et le contact de l'herbe refroidie l'environnèrent du terrifiant appareil de la solitude, une torture non abolie, affreuse aux âmes tendres qui ne sont pas suffisamment trempées de pensée. Pas un être aux environs de sa vie morale! Et pis! Pas un être n'avait été jamais pour lui celui qu'on cherche, celui qu'il faut. Cette femme le trahissait; l'abbé lui avait été une sorte de tuteur, mais trop sec, ou tout à coup onctueux, mais mal à propos, à la façon qu'est pour un jeune cep délicat ces échalas de pins à écorce rude et çà et là gluants et collants de filaments résineux. M. Grandier l'effrayait par sa philosophie. Ces constatations passaient à l'état très vague en son cerveau surexcité; l'heure nocturne amplifiait son malheur. Il dépassa les limites de la raison. Il se crut un être voué de tout temps à la réprobation. Son vice était d'être trop épris, trop ému. Il ne trouvait pas où loger cette surabondance. Il n'y avait pas de place pour lui dans la vie. On voyait tous les autres s'emboîter assez bien; ils ne paraissaient ni trop grands, ni trop gauches, ni trop boiteux. Lui, à chaque instant, était blessé ou blessait; il n'était pas né viable, devait produire l'effet d'un monstre. Sa gorge se contractait et ses yeux brûlaient, il attendait le spasme de sanglots qui avortaient. Il les implorait comme le leurre d'une caresse. Sa nature de voluptueux rejaillissait en ce désir dernier d'expansion, et il en prévoyait le charme avec une acuité étonnante. Il était impatient de l'instant où la douleur serait si abondante qu'il ne pourrait manquer de suffoquer. Qui donc lui avait dit que les larmes viennent au solitaire comme de douces personnes amies dont les belles mains promenées sur le visage signifient: quelqu'un est là! quelqu'un est là! On n'est plus seul dès qu'on pleure. Les larmes n'aboutissaient pas.

Une porte qui donnait sur les champs fut poussée, à quelque cent mètres, et Septime reconnut les voix du docteur et de M. Durosay. Ces messieurs rentraient un peu en retard d'une excursion dans la campagne. Ce fut une réapparition soudaine de la vie d'antan que le pauvre garçon brûlé de fièvre, et qui vivait des temps en chaque minute, s'était formé déjà à considérer dans un reculement profond. Il en perdit l'exaltation de sa douleur et fut ramené au point de la réalité, ce qui fut pire. En entendant ces messieurs partir d'un vaste éclat de rire, durant qu'ils refermaient la porte des champs, il résolut de mourir, et là, tout de suite. S'il ne s'exécutait pas aussitôt, c'était que la mort, qu'il n'avait jamais envisagée véritablement, l'épouvantait tout à coup.

– Mon cher ami, disait M. Grandier, l'histoire des grandes actions est celle de l'écrasement des scrupules. Nous ne voyons pas, dans les annales du genre humain, d'homme à conscience timorée qui fasse à peu près bonne figure; en revanche…

Les paroles se perdaient pour Septime, lorsque ces messieurs, qui s'approchaient lentement, passaient derrière les branchages épais de cytises plantés le long de l'allée.

– … Votre monsieur de Thérouette est à bas, par la force des choses; le bateau qui ne sait pas régler sa voilure au temps qu'il fait est destiné à périr; ainsi se trient, s'assimilent ou s'éliminent dans l'estomac les aliments selon le corps qu'il faut nourrir. Soyez donc avec les choses qui ont la force, ou même et mieux, faites-les, si vous avez l'intelligence d'en découvrir le sens…

M. Durosay riait avec toute sa bonhomie naturelle à quoi s'ajoutait la ronde jovialité d'une «belle affaire» accomplie. Grandier, qui découvrait dans la «force des choses» une collaboration singulière à son œuvre, se montait, s'échauffait, de peur d'être obligé de constater qu'elles allaient peut-être au delà… De sorte que Septime entendit l'éloge de M. Lureau-Vélin, acquéreur de Saint-Pont, éloge aussi dithyrambique qu'il l'avait composé tantôt lui-même. Ce M. Lureau-Vélin avait la chance d'être exalté pour les motifs aussi divers qu'indépendants de lui. Au fond Grandier se fût contenté que madame Durosay fût ressuscitée et eût connu l'amour aux lèvres de ce jeune homme anodin qui allait partir demain en laissant derrière soi la traînée d'un parfum efficace. Mais les choses en décidaient autrement. Une page, peut-être un peu légèrement parcourue au livre de sa philosophie, s'offrait aujourd'hui en évidence aux yeux du docteur Grandier, et il y était traité de la perpétuité et de l'amplitude croissante du mouvement qui suit l'impulsion, dans le domaine moral. Mais il s'entraînait à approuver cette loi et à en bénir l'application. Et il touchait le cynisme en sa façon d'en parler à M. Durosay.

– Vous installez à votre porte cet homme charmant, capable par son esprit et par son seul aspect de donner le goût de la vie et de la lumière à notre pauvre taupinière de Néans… Ce que les Veulottes ont d'un peu rustique, d'un peu «soupe aux choux», hein? comment dirai-je? Cela était bon autrefois, mais à présent que nous avons une petite femme qui se porte bien, sacrédié! qui va aimer le mouvement, la distraction… eh! aïe donc! dame! dame!..

»Eh bien! ce que les Veulottes n'offrent pas à madame Durosay, grâce à vos excellentes relations, vous le trouvez à Saint-Pont qui, retapé, vous aura, par le diable! une belle allure. Savez-vous que ce monsieur Lureau-Vélin est de taille à nous organiser ici un petit Versailles, un petit Chantilly!..

Ces messieurs passaient à ce moment sur le pont tout retentissant encore, pour Septime, des pas de la bien-aimée perdue. Il sembla au malheureux, qui se penchait vers la mort, que son épiderme se prolongeait jusqu'à ce bois sonore et qu'on lui marchait lourdement sur ses plaies. Les paroles du docteur l'approchaient, mieux que sa volonté, vers la nappe d'eau morne et unie que les feuilles plates des nénuphars tachetaient, dans l'ombre, de grands yeux stupides.

Lorsque ces messieurs, ayant franchi le pont, et s'étant engagés dans la petite allée couverte, s'enfoncèrent dans la nuit, tout ce qui, aux yeux de Septime, avait été une image de la vie, un exemplaire d'humanité, se trouva être ou bien mort ou bien disparu dans ce trou d'ombre par où il lui semblait que l'on s'éloignait de lui irrémédiablement, les attitudes et les paroles de ceux qui s'en étaient allés par là ce soir le marquaient assez.

Le docteur continuait de discourir. Il cherchait, selon sa coutume, à se résumer avant d'atteindre la maison.

– Voyez-vous bien, mon cher Durosay, disait-il, le secret de l'existence, c'est que, de même qu'il faut prendre femme, il faut chausser une idée… plantureuse et de belle entournure, n'est-ce pas? en tous points comparable à la demoiselle de bonne famille que vous choisissez capable de vous mettre en goût chaque jour, d'orner votre nom et de contenir votre survivance dans ses flancs. Après cela, la félicité et le succès sont attachés à une constance imperturbable. Cultivez votre épouse et votre marotte, uniquement, durablement, jusqu'à l'extinction de vos feux. Une des dernières choses captivantes, en notre temps individualiste, est peut-être de voir jusqu'où un homme seul et patient peut aller. Pousser à bout!.. Dieu sait ce que les extrêmes contiennent, et ce à quoi tant de timides ont failli?..

– Écoutez donc! fit brusquement M. Durosay. N'avez-vous pas entendu?

– Moi, pas du tout!.. Tenez! savez-vous justement notre grand défaut? C'est la badauderie. Nous ne pouvons pas faire trois pas sans être arrêtés. Le Français est un homme qui a entrevu la huitième merveille et qui la manque parce qu'il faut qu'il assiste à un fait divers… Il conçoit, il s'élance; mais sa pensée est tout de suite amollie par de petits attendrissements…

– Mais, docteur, je vous affirme, il y a eu un bruit dans l'eau; je ne sais pas si on n'a pas crié!..

– Allons donc!.. Où ça?.. à l'étang? Courons-y!..

Ils se précipitèrent. Les bords de la pièce d'eau étaient déserts; deux troncs de saules anciens, plus noirs que la nuit, heurtaient leur chef chauve et bosselé d'un air de confidence. L'approche bruyante des pas ne dérangea pas les grenouilles; ces messieurs dirent ensemble:

– Les grenouilles sont toutes à l'eau; il y a eu évidemment quelque chose.

Et pendant que Grandier, se penchant à plat ventre, observait quelques ondes concentriques alentour d'un léger remous, M. Durosay écrasait du pied un chapeau de paille qu'il reconnut. Il n'osa pas prononcer le nom du malheureux, mais il frappait l'épaule du docteur avec le chapeau. Grandier se redressa d'un bond, jeta sa veste et fut à l'eau.

– Prenez garde, fit M. Durosay, vous n'avez pas pied!..

Et il criait vers la maison, les mains en cornet sur la bouche:

– Au secours! au secours!.. de la lumière!

Lespingrelet fut le premier qui accourut, clopin-clopant sur ses jambes torses, tenant une lanterne à la main. Il aperçut M. Durosay penché sur l'étang, mit les bras en croix et prononça:

– Miserere mei Dominus!

Puis ce fut M. Lureau-Vélin qui se dévêtit aussitôt pour seconder au besoin le docteur qui avait fait déjà plusieurs plongeons inutiles. Lespingrelet disait la profondeur du bassin qu'il avait contribué à creuser, et le temps qu'on y avait mis. Madame Durosay arriva, pâle et décomposée; cependant la vue de son mari sain et sauf lui fit du bien. Quand elle vit M. Grandier émerger tout à coup, tenant serré sur sa poitrine quelque chose de pesant et inerte qui avait la tête de Septime, blanche et confondue parmi la barbe ruisselante du sauveteur, elle poussa un cri et fût tombée, sans le secours agile de M. Lureau-Vélin. Enfin, ce fut M. de Jallais qui courait mal, et comprenant tout, soudain, à la façon dont on le regarda, s'écria un peu naïvement:

– Je m'en doutais! je m'en doutais!

– Vous auriez bien dû nous avertir, fit quelqu'un.

Le pauvre homme perdait complètement la tête.

Il y avait un grand effarement autour de l'unique lumière. Grandier, que l'on couvrait de paletots et de gilets, pratiquait des pressions à la langue du noyé. Il était terriblement ému; mais dès que sa pensée se reposa, il leva un instant les yeux vers l'ombre où se trouvait le groupe harmonieux de M. Lureau-Vélin soutenant toujours madame Durosay; et il cherchait, incorrigible comme tout homme, à qui dire:

– Voici là-bas, dans l'ombre favorable, mon idée, ma marotte, qui va plus vite que moi, qui se prolonge sans moi; tout va bien; et j'ai le temps de m'arrêter à ce fait divers…

Paris. – Aix-les-Bains, 1893-94
7512. – Coulommiers. Imp. PAUL BRODARD
6440-9-26