Kitabı oku: «Madeleine jeune femme», sayfa 15
XV
J'avais conservé dans le tiroir de mon petit bureau le commencement de lettre à M. Juillet, les trois lignes, de ma main, qui eussent suffi à m'accuser et à me confondre à tout jamais aux yeux de qui les eût découvertes. L'ébauche de mon aveu, arrêtée en son premier élan, incomplète, mais déchiffrable et claire pour le premier venu, elle était là, sous une mince lame de citronnier, défendue par une serrure vulgaire que deux clefs étrangères au meuble, parmi celles de mon trousseau, ouvraient; qui eût cédé, par conséquent, à combien d'autres! J'éprouvais un amer plaisir à cet enfantillage. C'était mon feu qui était là! C'était aussi tout mon pauvre romanesque, à moi, qui était là!.. Lorsque j'ouvrais mon tiroir, je constatais la présence de la feuille pliée en quatre et maintenue, comme presse-papier, par l'argent du ménage: billets de banque, petite pile d'or ou grosse tour penchée de pièces de cinq francs par-dessus… Elle pouvait venir avec le papier-monnaie sous ma main, se déplier, se laisser lire… C'était insensé, odieux même, peut-être.
Cette ébauche de réponse, l'hésitation, la défaillance, l'interruption qu'elle représentait pour moi, c'était aussi tellement l'image de ma situation vis-à-vis de M. Juillet!..
Les mois passèrent. M. Juillet ne reparaissait pas.
Les Le Gouvillon revinrent et point M. Juillet. Les Le Gouvillon furent sur M. Juillet très sobres de paroles: ils s'étaient rencontrés, oui, ils s'étaient quittés aussi. Les intentions de M. Juillet? Ils les ignoraient. Qui donc connaissait jamais les intentions de M. Juillet!
Et la mission?.. Une femme ne pense pas à la mission!
L'été vint. Madame Du Toit s'y était prise de fort bonne heure pour me faire jurer de retourner à Fontaine-l'Abbé; mon mari fut invité; il y viendrait du moins quelques jours, car il avait pendant les vacances des travaux ici ou là, en province; mais nous étions assurés d'avoir cette année Albéric et sa femme. M. Du Toit informé, finalement, – c'était inévitable, – des scandales de l'année précédente à Dinard, étant monté sur ses grands chevaux et ayant menacé de cesser toute relation avec son fils si celui-ci ne demeurait, les prochaines vacances, ou chez soi, dans tel endroit où il lui plairait de louer, ou au Manoir. Des motifs d'économie et un autre, dont je vais avoir à parler, déterminèrent le jeune ménage à venir «échouer» à Fontaine-l'Abbé.
L'autre motif était que la jeune sœur, Pipette, allait aussi se réfugier à Fontaine-l'Abbé. Comment!.. Pipette à Fontaine-l'Abbé! Oui. Rien de plus imprévu; rien de moins vraisemblable! Assurément. C'était ainsi. La vie des Voulasne créait sans cesse des circonstances extravagantes. L'absence complète, chez eux, de toute loi, le défaut de toute autorité, de tout commandement, l'appréhension de tout obstacle à leurs jeux de gamins, la mollesse vis-à-vis de toute entreprise étrangère, avaient favorisé, sinon provoqué la demande en mariage la plus burlesque. Celui que l'entourage des Voulasne nommait l'intendant des Plaisirs, M. Chauffin, vieil ami de la famille tant qu'on voudra, mais pique-assiette, en somme, vieux sot, oisif décavé et ridicule, et dont l'assiduité excessive près du ménage Voulasne passait, à tort d'ailleurs, mais enfin passait pour suspecte, avait demandé la main de Pipette, et les parents n'avaient à cela trouvé rien à redire. Ils avouaient, dans leur bonhomie, qu'ils eussent préféré que Chauffin fût plus jeune et plus fortuné, mais la chose, disaient-ils, si elle agréait à leur fille, aurait du moins cet avantage de ne rien modifier aux habitudes de la maison et de n'introduire dans leur milieu aucune famille rabat-joie… C'était bien cela qu'avait escompté Chauffin. Toutefois, à quelque chose malheur est bon; les Voulasne n'étaient pas débonnaires à demi: si leur fille résistait, ce n'était certes pas eux qui la contraindraient à accepter Chauffin.
Or, Pipette regimba. Elle n'avait rien de la jeune fille docile que j'étais, moi, avant le mariage. Elle était une «enfant gâtée», accoutumée à suivre ses caprices; elle avait, comme ses parents, le goût des plaisirs; elle tira à son papa et à sa maman une langue longue comme la main, puis, l'ayant rentrée, leur parla son langage expressif, où un seul mot suffisait; elle leur dit: «Flûte!..»
Mais Chauffin ne se tint pas pour battu; Chauffin était amoureux, et résolu, disait-il, à se faire aimer, avec la permission des parents. Les parents étaient bien incapables de refuser à Chauffin la permission de se faire aimer: que fussent-ils devenus sans lui? Ce que voyant, Pipette ne fit ni une ni deux; elle se laissa conduire chez sa sœur Isabelle par sa gouvernante et dit à celle-ci: «Vous pouvez rentrer et dire à papa et à maman que je ne rentre pas.» Une affaire! croira-t-on. Point du tout. Chez les Voulasne, aucun événement ne pouvait tourner à l'affaire; le genre dramatique ne se jouait pas dans leur maison. Pipette refusait obstinément de rentrer; mais Pipette était chez sa sœur, à l'abri, ne manquant de rien, tout au plus incommodant Isabelle.
Le bon Gustave, à l'annonce de la fugue, ne dit mot, paraît-il, et parut sur l'heure assez déconfit. Que pensait-il et qu'allait-il dire? Aussitôt qu'il parla, il dit:
– Eh bien! et la soirée chez Happy? Est-ce que Pipette va laisser perdre sa place?
Jamais les Voulasne et leurs enfants n'avaient fait défaut à la soirée annuelle chez Happy, un homme du monde, fort connu, chez qui des amateurs donnaient une véritable séance de cirque.
Les Voulasne aimaient beaucoup leur fille; elle allait manquer à leurs agréments, mais non pas autant que leur eût manqué Chauffin. Il n'y eut pas un mot prononcé qui fût amer; pas un geste menaçant, pas un symptôme de mauvaise humeur; Henriette Voulasne vint voir sa fille cadette chez sa fille aînée et parla devant elle de la soirée au cirque Happy où ils avaient assisté la veille et où Chauffin, dans un rôle de clown, avait eu du succès. Voulasne lui-même, entrant sur ces entrefaites, et embrassant sa fille comme si de rien n'était, lui demanda:
– Tu n'as pas voulu venir avec nous chez Happy, pourquoi?
Et il parla du succès de Chauffin comme l'avait fait Henriette, non par malice, non pas même par la sottise qui eût consisté à faire valoir devant elle les talents de son prétendant détesté, mais par ignorance absolue des susceptibilités morales. Pipette d'ailleurs n'en était pas autrement choquée. Elle ne voulait plus être en butte aux assiduités de Chauffin, mais, habituée qu'elle était à le tenir pour excessivement drôle, elle prenait plaisir à entendre parler de ses succès chez Happy.
Albéric était enchanté d'avoir chez lui sa petite belle-sœur, qui mettait de la gaîté dans le ménage. Mais, qui fut heureux? qui crut voir en l'aventure une bénédiction de la Providence? qui saisit l'occasion aux cheveux pour parvenir à ses fins? Ce fut madame Du Toit. Ayant appris les dispositions, inouïes à la vérité, des parents Voulasne, mais conciliantes à l'extrême, on peut le dire, elle s'en était aussitôt emparée, afin de «sauver», disait-elle, la pauvre petite Irène, – qu'elle se refusait à appeler Pipette, – et pour ramener à soi, du même coup de filet, le ménage Albéric. Puisque les Voulasne comptaient sur le temps pour arranger les choses, que ce temps s'écoulât pour leur jeune fille comme pour Isabelle, ces prochaines vacances, à Fontaine-l'Abbé! Elle le leur proposa. Les Voulasne ne s'alarmèrent, à cette proposition, que d'une chose: madame Du Toit paraissait donc supposer que d'ici une quinzaine de jours, date de leur départ pour la mer, Pipette n'aurait pas consenti à reprendre sa place au foyer paternel?
– Elle la reprendrait dès ce soir, leur dit madame Du Toit, si vous consentiez à éloigner d'elle l'homme qui l'a fait s'éloigner de vous…
– Mais pourquoi? demandait naïvement Voulasne.
– Il ne l'épousera pas malgré elle!.. ajoutait Henriette.
En conscience, madame Du Toit, quoique tremblant un peu qu'ils la comprissent, avait essayé de leur faire comprendre la raison. Elle échappait certainement à Voulasne; Henriette la soupçonnait peut-être; mais éloigner Chauffin était au-dessus de leurs forces.
Et la quinzaine écoulée, Pipette n'ayant pas cédé, les parents consentaient à ce qu'elle allât à Fontaine-l'Abbé: «A la maison de correction», disait Albéric.
Le départ pour la Normandie fut même un peu avancé, à cause de la jeune Voulasne, tant madame Du Toit avait peur qu'elle ne lui échappât. Et, à cause de la jeune Voulasne encore, la composition des hôtes de Fontaine-l'Abbé fut entièrement remaniée. Madame Du Toit avait son plan: il consistait à marier Pipette, à la marier vite, si cela se pouvait, à la marier très bien, toutefois. Cela pouvait présenter quelques difficultés à cause des parents Voulasne; mais quoi! est-ce que les Du Toit eux-mêmes n'avaient pas donné leur fils à une Voulasne? Et puis, la fortune était belle. En conséquence, nous eûmes de la jeunesse à Fontaine-l'Abbé, jeunes gens et même jeunes filles, inutiles celles-ci, il est vrai, au projet de madame Du Toit; mais si l'on convoquait les frères, le moyen de laisser les sœurs de côté? Quiconque ne possédait pas un jeune homme à marier fut exclu, du moins ce premier mois. Il était à craindre que Pipette scandalisât ces familles, sinon ces jeunes gens, et qu'il résultât de cet assemblage beaucoup de mal pour la maîtresse de maison: tant pis! madame Du Toit triomphait; elle remportait, cette année, une grande victoire sur les Voulasne; elle possédait leurs deux filles, elle possédait son fils, et elle espérait fermement conserver le tout pour elle.
Quant à moi, que la compagnie fût jeune ou vieille, turbulente ou morose, Fontaine-l'Abbé demeurait le lieu de mes plus douces émotions; c'était le lieu de mon ensorcellement; sur ses pelouses, sous ses beaux arbres, au bord de ses fossés d'eau vive, j'avais bu le philtre qui faisait aujourd'hui mon tourment… Quand je repassai sous ses châtaigniers, quand le château me réapparut, quand j'entendis, en mettant le pied dans la cour pavée, le grand frisson qui secoue le soir le feuillage des platanes, je ne pus me priver de dire à madame Du Toit: «Ah! que j'aime votre maison!..» Cri travesti de mon cœur! duperie de moi-même par moi-même! Était-ce donc tant la maison que j'aimais?
Les deux mêmes chambres que l'année précédente nous furent attribuées; je retrouvai ma vieille perse bleue, les nattes sur lesquelles j'avais sauté de joie, le balcon d'où la vue s'étendait par une trouée dans la campagne et qui surplombait le barrage au joli murmure d'eau. Mon mari devait venir passer un jour ou deux dans le courant du mois; Suzanne était au comble du bonheur; rien ne lui plaisait autant que Fontaine-l'Abbé, parce qu'il y avait de l'eau au pied des murs et parce que c'était un château! Son petit frère Jean n'exprimait pas encore très nettement ses impressions.
Tout compte fait, les jeunes gens mariables, et malgré l'activité déployée par madame Du Toit, se trouvaient réduits à trois, deux avocats du barreau de Paris, l'un blond, l'autre brun, – madame Du Toit avait pensé à tout! – l'un sans famille, l'autre accompagné de père, de mère et de sœurs qui, il est vrai, pouvaient entrer en concurrence avec mademoiselle Voulasne vis-à-vis des deux autres jeunes gens, mais aussi fallait-il sauvegarder les apparences et ne pas paraître vouloir à tout prix préparer le sort de l'unique Pipette; le troisième était un garçon ayant à peine passé la trentaine, déjà décoré, ayant un poste dans je ne sais quelle colonie.
Avant toute chose, il fut indispensable d'organiser un tennis. Il n'y avait pas de terrain préparé pour le tennis à Fontaine-l'Abbé; les jeunes gens et les jeunes filles s'emparèrent de la pelouse, devant la façade principale, la seule dont l'inclinaison, très peu sensible, se prêtât, tant mal que bien, aux exigences de ce sport. Madame Du Toit fut très affectée de voir piétiner sa pelouse, mais donna l'ordre de tondre de près l'étendue nécessaire. Chacun de ces messieurs et de ces jeunes filles était muni de sa raquette. Manquaient le filet, les balles et les bandes de toile blanche. Albéric, – que je soupçonne de n'avoir pas averti sa mère qu'un tennis était nécessaire, afin de lui prouver qu'elle n'entendait rien aux amusements de la jeunesse et qu'on ne saurait que «se raser» chez elle, – se dévoua pour aller à Trouville chercher les accessoires. Il y resta deux jours, pendant lesquels tout notre monde, dans le plus complet désarroi, fut sauvé de l'ennui mortel par Pipette. Pipette avait le caractère extrêmement facile et une vitalité si heureuse, si libre, si jaillissante, qu'elle égayait les plus récalcitrants. Beaucoup de ses mots, d'une crudité de pomme verte, nous tiraient les dents, et il était touchant d'être témoin des prodiges d'indulgence et d'ingéniosité à l'excuser qu'inspirait à la sévère madame Du Toit la volonté arrêtée de trouver à la petite Voulasne un mari. En attendant, Pipette se montrait pour tous d'un grand secours. Elle n'avait ni la timidité, ni la retenue, ni la modeste conversation des jeunes filles bien élevées qui se trouvaient là; elle n'avait rien de cet air languide qu'adoptait souvent sa sœur Isabelle. La femme d'Albéric, bien que formée de la même façon que Pipette, donnait un résultat absolument différent. Isabelle, prévenue de bonne heure, par les Du Toit et par son goût très tôt prononcé pour Albéric, que les manières de ses parents n'étaient pas les bonnes, s'était aussitôt entraînée à copier les manières des autres familles, des Du Toit d'abord, comme on l'a vu pendant ses fiançailles, puis, après son mariage, et depuis que son mari avait fléchi lui-même en subissant les Voulasne, de toutes les personnes successivement qui lui semblaient plus brillantes. Elle empruntait sans cesse, incertaine du modèle à suivre, fatiguée de son incertitude, et surtout fatigante. Pipette était une nature par hasard heureuse, sans un instinct fâcheux, et que rien, jamais, n'avait bridée. Tout, chez elle, était spontané, ce qui lui donnait un grand charme. C'était un bon petit diable, certes. Toutefois, pour des personnes soumises à la rigueur des convenances, c'était tout de même un peu le diable.
Elle eut du succès néanmoins, à Fontaine-l'Abbé, parce qu'on ne pouvait faire autrement que de la trouver bonne fille, et parce qu'on avait besoin d'elle. De quelle façon plaisait-elle aux jeunes gens? Je ne sais trop; en tout cas, elle semblait leur plaire beaucoup à tous les trois. Point mal de sa personne, avec cela, la chère Pipette. De figure moins régulière que sa sœur, moins jolie, si l'on veut, mais bien plus piquante, elle avait des cheveux blonds fort beaux, une gorge, une taille savoureuses et des bras que l'on remarquait et jugeait ravissants, d'un commun accord. Que serions-nous devenus sans elle, et sans tennis, pendant l'absence d'Albéric, Seigneur Dieu. Tout ce monde-là n'aimait point la campagne pour elle-même, point la promenade, point la musique; et tous les bons vieux jeux qui nous avaient suffi, à nous, le croquet, le volant, colin-maillard, cache-cache, étaient surannés.
Nous parcourûmes, madame Du Toit et moi, les greniers du château fleurant la poussière et le rat; nous ouvrîmes toutes les vieilles armoires afin d'y découvrir quelque objet de divertissement oublié. A notre retour sur la terrasse, avec un antique jeu de loto, un cor de chasse et des romances de Loïsa Puget à demi rongées, nous vîmes toute la jeunesse employée à une besogne captivante: ces messieurs avaient réussi à déplacer le rouleau de pierre qui encombrait l'allée couverte, et ils le traînaient sur la pelouse afin d'aplanir le sol destiné au tennis. Pipette en avait eu, nous dit-on, l'idée la première, bien éloignée, la pauvre petite, de penser qu'elle remuait quelque chose qui, à Fontaine-l'Abbé, n'avait pas bougé depuis plus de soixante ans!
Je m'aperçus que madame Du Toit avait du chagrin à voir changer de place le rouleau de pierre qui la gênait depuis si longtemps. J'en eus bien, moi, qui ne le connaissais que de l'année dernière; il m'avait obligée souvent, lorsque nous marchions dans l'allée trois ou quatre de front, à me détourner de mon chemin, mais déjà cette petite incommodité était unie pour moi au charme qui s'attache à presque tout souvenir.
Le tennis organisé, nous eûmes la paix durant le jour. Ils jouaient la matinée, l'après-midi jusqu'au coucher du soleil, sans se lasser jamais, sans réclamer jamais une autre occupation.
– C'est vraiment bien commode! disait madame Du Toit.
Mais elle trouvait que toute cette jeunesse, captivée par le sport, ne s'entretenait pas d'autre chose et n'apprenait pas à se connaître; elle allait presque lui reprocher de ne pas seulement engager quelque amourette! Ah! ce n'était pas pour le tennis qu'elle l'avait convoquée, mais pour marier la petite Voulasne. Aussi, le soir après le dîner, – adieu Beethoven et Chopin! – j'étais chargée de faire danser tout ce petit monde.
Et quelle était ma vie, à moi, au milieu de ces sauteries et de ces jeux? J'espérais.
J'espérais. J'aurais été bien en peine de dire quoi. Mon optimisme, aujourd'hui, me paraît insensé. Mais c'était ainsi. J'espérais. Je portais avec ivresse mon culte intérieur et secret. J'aimais un être, à mon gré, charmant, qui maintes fois m'avait ravie, qui, une fois, un peu forcé, il est vrai, m'avait dit qu'il m'aimait.
J'espérais. Je m'abandonnais avec une voluptueuse terreur à je ne savais quoi, qui pouvait arriver. Croirait-on que, pendant cinq mois, mon cœur a sauté, chaque jour, à l'idée qu'en somme il eût pu m'écrire d'une manière détournée, et même directe, à la rigueur, en ne me disant rien que d'insignifiant; mais quelle signification aurait eue pour moi un mot de lui! Un jour que sa tante me parlait de lui, je lui demandai:
– Ah çà! est-ce qu'il ne vous dit seulement jamais un mot pour moi?
– Il ne manque pas de me charger de ses bons souvenirs pour nos amis…
Cela me glaça tout le corps.
Le soir, après avoir exécuté tout ce que ma mémoire pouvait contenir d'airs de valses, lorsque j'étais remontée dans cette chambre de perse bleue où, l'année précédente, le démon qui me possédait m'avait si insidieusement imprégnée, je m'accoudais encore à mon balcon de fer… Oh! mon Dieu! je m'agenouille aujourd'hui à vos pieds pour vous supplier de me pardonner les douceurs que j'ai rêvées… Oh! que la femme qui a reçu de vous cette bénédiction de connaître dans le mariage le bonheur de l'amour ne me jette pas la pierre!.. Oh! que tout être qui s'est senti presser et briser entre des bras vraiment aimés suspende son jugement avant de me condamner!.. Jamais, jamais, je n'ai connu, moi, la saveur du baiser d'amour!.. Mon cœur battait comme celui des autres femmes; mon corps était jeune, sain; ma bouche absolument pure… J'ai tendu mes lèvres à l'air caressant de la nuit, en appelant le baiser de l'homme que j'aimais. J'ai aussi dit son nom, tout haut – insigne et damnable folie! – ce prénom que je n'écris pas dans ces souvenirs et que je n'écrirai jamais, soit par une sorte de honte, soit par respect pour l'intimité sacrée qu'il représentait à mes espérances, soit peut-être aussi par dépit de n'avoir pas été admise à le lui dire à lui-même… J'avais l'air d'être toute seule vivante au milieu de cette magnifique campagne endormie; tous avaient achevé leur journée; moi j'attendais…
Le murmure de l'eau, toujours pareil, infatigablement monotone, à la longue m'irritait. Je me disais: «Ma vie sera comme ce bruit d'eau, toujours également mesurée, immuablement modeste, quasi imperceptible, agaçante pour qui par hasard la verrait, et elle n'aura même pas, comme cette chute d'eau minuscule, l'avantage d'être seulement appréciée par quelqu'un…» Et je pleurais, et je sanglotais sur mon balcon, n'osant rentrer dans cette chambre près de laquelle dormaient mes enfants, et où il n'y avait personne, au château, qui ne crût que dormait, paisiblement aussi, la femme la plus irréprochable, la plus immaculée, la plus sûre.
J'avais apporté à Fontaine-l'Abbé les trois lignes de ma lettre commencée… Je ne pouvais me résoudre ni à la détruire, ni à m'en séparer. Je la tenais enfermée dans un petit coffret de fer où étaient mes bijoux et mon argent. Étonnant besoin d'aveu, étrange nécessité de proclamer notre amour!.. Si j'étais morte dans la nuit, la pureté de ma mémoire, si précieuse à mon mari et à mes enfants, en était stupidement ternie!.. Je le savais, j'y songeais souvent. Je ne résistais pas au désir d'avoir là, près de mon chevet, ce feu ardent qui, selon moi, devait projeter des rayons comme un phare, comme un phare que tous les initiés reconnaissent du large. Qu'ils reconnussent donc tous, tous! ah! du plus loin qu'ils le pouvaient apercevoir, qu'ils reconnussent à mon phare celle qui dormait ici: ce n'était qu'une femme amoureuse!
Un jour, se promenant avec moi dans le potager, son sécateur à la main, madame Du Toit me dit qu'elle avait reçu une lettre de son neveu, qu'il lui demandait s'il pouvait venir la saluer à Fontaine-l'Abbé…
– Ah!
– Il ne manque pas de me prier de lui nommer mes invités; c'est un monsieur qui veut bien présenter ses hommages à sa tante, mais qui ne veut pas s'ennuyer. Faut-il, ajouta-t-elle en souriant, que je vous nomme?..
Trop vivement, mais j'avais tellement peur que ma présence l'empêchât de venir, je m'écriai:
– Non, non, ne me nommez pas!
– Oh! dit madame Du Toit, comme vous dites cela! Craindriez-vous de l'effaroucher?..
Madame Du Toit continua, plus sérieuse:
– Plût à Dieu que mon malheureux neveu s'enthousiasmât, je ne dis pas de vous, ma chère enfant, bien entendu, mais d'une femme comme vous, – s'il s'en fait encore!.. – Hélas! il ne me ménage pas cette consolation: c'est un garçon très remarquable, chacun en convient; mais il donne raison, il faut aussi le reconnaître, à ceux qui, comme son oncle, le président, affirment que c'est en même temps un écervelé…
– Monsieur Juillet, un écervelé!..
– C'est un homme incapable de faire son choix dans la vie. Avec les plus beaux dons naturels, après les études les plus brillantes, voilà un garçon qui refuse toute espèce de situation, qui s'adonne à des travaux personnels, très séduisants, paraît-il, moi je le veux bien, mais bien incertains quant aux avantages à venir… Est-ce un philosophe? un sociologue, comme on dit aujourd'hui? un essayiste?.. un moraliste?.. Tout cela implique encore un choix dans les idées, et vous oblige à prendre parti entre les idées qu'on a. Tout cela demande de la logique, de l'esprit de suite et au moins une certaine conformité entre les principes qu'on émet et la vie qu'on mène… Un moraliste! je vous demande un peu…
– Pourquoi monsieur Juillet ne serait-il pas un moraliste?
– Pourquoi monsieur Juillet ne serait pas un moraliste?.. Mais, ma chère enfant, parce que monsieur Juillet est un… libertin!
Elle fit, en lâchant ce mot, des yeux de grand'mère courroucée, et rabattit d'un coup sec le petit fermoir de son sécateur.
J'étouffais; l'allusion encore une fois réitérée à ce libertinage me suffoquait. Je dus avoir le sang à la figure. Heureusement, l'attention de madame Du Toit était à ce moment à son neveu, non à moi. J'étais partagée entre le souci de m'informer et la peur d'apprendre.
A tout hasard, je répétai:
– Un libertin!..
– N'en disons pas davantage, fit madame Du Toit, pour ne point faire de médisances.
Nous remontions les marches conduisant du potager à l'allée couverte. Aussitôt en haut, la vue du tennis, entre les troncs d'arbres, et les voix des joueurs: «play? out!… trente à…» s'introduisirent entre nos pensées; nous remontâmes toute l'allée sans parler. Je souffrais d'une de ces douleurs sourdes et rageuses qui font souhaiter de souffrir plus encore; je criai à madame Du Toit qui me quittait pour aller écrire à son neveu:
– Tiens! mais, dites-lui donc que vous n'admettez ici cette année que les jeunes gens disposés au mariage!..
– C'est une idée, fit-elle.
Mais je ne sus pas si elle lui avait écrit cela, non plus que si elle lui avait cité mon nom parmi ceux des hôtes de Fontaine-l'Abbé. De sorte que son arrivée, s'il venait, ne devait rien signifier pour moi.
Allait-il venir? Il pouvait arriver demain!..
Viendrait-il, me sachant là?.. S'il ignorait que je fusse là, quel effet ma vue lui produirait-elle?..
Madame Du Toit ne se doutait certes pas qu'elle me laissait sous son allée couverte avec une pareille angoisse. A cette angoisse s'en ajouta une autre, vers le soir, qui paraîtra tout à fait misérable, mais que je dois confesser: celle d'être laide, le lendemain, si je me laissais abîmer par le tourment!
Il arriva, non pas le lendemain, mais, sans se presser, quatre jours après. J'avais eu le temps de m'accoutumer soit à l'idée qu'il allait venir, soit à l'idée qu'il ne viendrait pas.
Je fus avertie de son arrivée, grâce à l'attention extrême que je portais à toutes les paroles, à tous les gestes, à tous les ordres de madame Du Toit, depuis quatre jours. Je l'entendis commander la voiture. J'étais enfermée dans ma chambre quand la voiture descendit les lacets; je ne pouvais la voir, je l'entendis bien et je suivis son bruit jusqu'à l'arrêt dans la cour pavée, sur la façade nord. Il était environ six heures du soir; je ne voulais pas me montrer avant le dîner, mais je pensais qu'il connaîtrait ma présence, au cas où sa tante ne la lui eût pas annoncée, par mes enfants qui jouaient en bas.
Je ne me souviens pas d'avoir eu jamais, en aucune circonstance de ma vie, autant d'appréhensions et des palpitations si violentes qu'au moment de descendre, à l'heure du dîner, ce soir-là. Je ne me mettais pas ordinairement de rouge; mais j'avais appris, depuis un an, à en mettre, et je possédais tout ce qu'il faut pour cela. Je mis un peu de rouge, car j'aurais eu l'air d'une morte.
En entrant dans la pièce où l'on était réuni, mes yeux allèrent immédiatement à lui; je remarquai même: «Comment se peut-il faire que j'aie deviné l'endroit exact où il se trouve?» C'était moi qui, en entrant, recevais tout le reste de lumière des fenêtres ouvertes sur le couchant; c'était lui qui m'apparaissait en une sorte de silhouette auréolée. Mais je ne pus pas discerner son premier mouvement. Il s'avança pour me saluer; sa main était tout à fait inexpressive; il me dit aussitôt:
– Madame je n'espérais pas vous trouver ici.
– Vous n'avez donc pas rencontré mes enfants?..
– Vos enfants?.. Comment!..
Et il se mit à chercher parmi les enfants qui étaient sur la terrasse. Il avait certainement rencontré mes enfants, mais il ne les avait pas reconnus.
Et j'aperçus, après ce premier contact, qu'en effet il avait eu la surprise de me voir entrer; il y avait en lui quelque chose de gauche et de gêné que je connaissais bien pour l'avoir observé autrefois dans les circonstances où il n'était pas à son affaire. Il était si peu habile à dissimuler! Cela venait-il de la petite vexation qu'il éprouvait de n'avoir pas reconnu mes enfants? Cela voulait-il dire qu'il retrouvait, en me voyant, la confusion ou la honte de notre dernière entrevue?.. Il avait la peau hâlée, bronzée; je le trouvais beau.
Il ne fut placé, à table, ni à côté de moi, ni en face de moi. En me penchant sur mon assiette, j'apercevais son nez bruni, sa barbe allongée, ses mains fines, nerveuses et velues, sans bague aucune.
On ne l'entendit presque pas; c'était bien toujours le même homme; il ne parlait guère pour peu que le milieu ne lui fût pas tout à fait favorable; les jeunes gens qui étaient là ne le connaissaient pas, pour la plupart, ignoraient sa valeur, et l'ennuyèrent, à ce qu'il me sembla, en discutant leurs coups, critiquant leur jeu, et criant d'un bout de la table à l'autre, comme s'ils foulaient encore la pelouse. On s'en donnait! et la maîtresse de maison était toute indulgence, tant que le président n'était pas arrivé. Après le dîner, échange de mots banals; puis ma fonction de tapoteuse me retint au piano. Il n'avait pas besoin de me tourner les pages, pour la musique que j'avais à jouer cette année! Et j'allai me coucher sans avoir, en somme, rien appris.
Eh bien! il était revenu… Eh bien! nous nous étions retrouvés! Et ce n'était que cela! Pas de vitres brisées, point d'éclat; mon cœur tout seul, dans ma poitrine, que mes proches voisins auraient pu entendre. «Mais, demain, pensais-je, il faudra bien que nous causions, un peu comme autrefois, quand ce ne serait que pour ne point nous faire remarquer…»
Il n'était pas pressé de me parler, c'était évident. Il eût pu me parler dans la matinée. Je ne le provoquais pas, mais j'étais loin de le fuir. Un aparté tranquille s'offrit à lui et à moi dans le jardin; il ne fit rien pour en profiter et se laissa entraîner par la petite Voulasne qui tenait à l'initier au tennis. Toute l'après-midi, je boudai dans ma chambre. Le soir se passa comme la veille, sauf qu'à table, il se mêla à la conversation des joueurs de tennis: il s'amusait à s'initier au jeu. Les saillies de Pipette, qui parfois étaient inouïes, le faisaient rire. A table, de côté, j'apercevais ses dents, quand il riait, et je voyais à sa physionomie une expression inconnue de moi. Cette expression n'était pas celle qui me plaisait mais, par contraste, elle avivait le souvenir de celle que j'aimais; je me torturais du regret de ce que je ne trouvais plus en lui, et j'étais jalouse de l'agrément qu'il semblait prendre en disant des bêtises avec des jeunes filles, des enfants!..
Tout à coup, le lendemain, dans l'escalier, en descendant, c'est-à-dire dans l'endroit le moins propre à prolonger un entretien, où nous pouvions et devions être interrompus à chaque seconde, il me rencontra et me dit:
– J'aurais voulu vous épargner la vue d'un homme qui vous a offensée…
– Offensée?..
– Oh! dit-il, vous voulez avoir oublié…
Et il ajouta, sur un ton de résignation douloureuse, mais qui me parut singulier:
– On n'oublie pas!..
Ce qui voulait dire probablement: «Vous ne pouvez avoir oublié que je vous ai offensée, et moi, je ne puis vous oublier…»
C'était correct. Pourquoi cela me parut-il plus correct que convaincu?