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Kitabı oku: «Madeleine jeune femme», sayfa 16

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Je lui dis:

– Il faudrait…

Je voulais dire: «Il faudrait que nous ayons un moment de causerie.» Il me coupa, pressé sans doute par un bruit de pas dans l'escalier, et il dit:

– Oui, il faudrait pouvoir oublier!.. Oh! un accès de démence!.. Je ne me pardonnerai…

Quelqu'un, qui s'engageait dans l'escalier, l'empêcha de poursuivre.

Il tenait donc tant à oublier? Ce n'était pas, à moi, mon souci. Il pensait à se disculper. Moi, je ne songeais qu'à me charger davantage.

Nous arrivâmes au bas de l'escalier en disant des choses banales.

Il pouvait être sincère en croyant m'avoir offensée. C'était mon attitude et ma figure involontaires, au moment de sa déclaration, qui le lui avaient fait croire.

Fallait-il que j'en vinsse à lui dire: «On n'est pas offensé quand on aime?..»

Ce fut à ce moment-là que l'idée me vint de lui donner à lire le cher papier qui me suivait partout et que je tenais enfermé dans mon petit coffret de fer. Je le tirai du coffret, je le pliai une fois de plus pour en diminuer le volume, et je le portai dans mon corsage, sur la peau même, afin de le sentir. C'était mettre le comble à ma folie. Lui, s'accusait d'un accès de démence; mon accès, à moi, n'était pas isolé, il durait. Je portai ce papier deux jours sans trouver l'occasion de le remettre. Il me brûlait la poitrine; j'avais peur de le perdre, une envie grandissante de le donner et en même temps une lâche terreur de ce que je désirais faire. Je ne parle pas de pudeur ni de remords anticipé d'une faute possible: on sent trop, hélas! qu'au point où j'en étais venue, cela ne comptait pas pour moi.

La pudeur, la honte, par un singulier renversement des rôles, elles se trouvaient, elles étaient visibles chez celui pour qui je les avais abdiquées! Positivement, son front rougissait et ses épaules tombaient en face de moi! Il n'allait pas jusqu'à m'éviter, mais ma présence lui rappelait, comme il me l'avait dit, une chose qu'il voulait oublier. Ce qu'il voulait oublier, c'était surtout le souvenir d'avoir commis une action qu'il croyait une erreur, une maladresse irréparable… L'offense? mais elle était, à mon avis, dans la recherche de l'oubli plutôt que dans l'acte qu'il voulait oublier!.. S'en doutait-il un peu, et sentait-il qu'à chaque heure il aggravait son cas à mes yeux? Il ne me fuyait pas, mais il ne me recherchait pas du tout. Il me parlait, et des mêmes sujets qu'autrefois, mais plus volontiers en compagnie et sans s'appliquer à terminer par un de ces tête-à-tête si faciles, ici, qui s'offraient pour ainsi dire, et qu'il me devait, à ce que je croyais… Traitait-il ces sujets comme autrefois? Il me semblait que non; mais c'était peut-être que les sujets, je les écoutais moins, que mon âme n'y était plus, que je pensais à autre chose?.. J'enrageais, je trépignais. Je crois aussi que j'avais un peu l'air de l'attendre, de le poursuivre, et enfin de le provoquer. S'il ne m'aimait réellement pas, combien devait-il me trouver détestable! La seule pensée m'en fait frissonner aujourd'hui, et l'humiliation rétrospective m'en donne la nausée.

Une après-midi, comme je descendais au jardin, je l'aperçus sur la pelouse, assis sur le rouleau de pierre que l'on avait laissé à quelque distance du tennis. Il regardait les joueurs. Je descendis l'allée couverte où, par hasard, il n'y avait personne. Entre les troncs des tilleuls il me vit; il pouvait venir me rejoindre; je parcourus deux fois l'allée. Il ne vint pas. Moi, j'allai à lui.

Je m'assis à côté de lui sur le vieux rouleau de pierre. Son premier mot fut:

– Oh! madame, vous ne craignez pas le soleil?

Je lui dis que non. Alors il me dit:

– Mais votre petite cousine Voulasne est charmante! regardez-la donc jouer…

Je dis:

– Elle a le diable au corps.

– Joli diable, dit-il, et quel corps!

Je fus choquée, peut-être à cause d'une certaine piqûre de jalousie, mais certainement aussi par l'impossibilité absolue où j'étais de m'accoutumer à entendre un homme parler sans périphrase du corps d'une femme et surtout d'une jeune fille. Dans vingt ans, peut-être aujourd'hui même, pareille susceptibilité paraîtra ou déjà paraît bien extraordinaire. Nous étions ainsi. Je fus choquée. Il le vit, d'un bref coup d'œil suivi d'un certain froncement des sourcils que j'avais surpris chez lui, je m'en souviens bien, le soir même de la déclaration. Avais-je donc fait, mon Dieu! encore le même visage?

Et, parce qu'il s'aperçut qu'il m'avait choquée, il fit tout de suite l'aimable; il me dit des phrases où s'enchâssait au moins par deux fois l'expression «une femme comme vous». C'était une expression qu'il avait employée autrefois en me parlant de moi, sans que j'en eusse fait la remarque. Autrefois, il me semblait que je savais ce que cela voulait dire et je n'étais pas fâchée que l'on voulût dire cela de moi. Aujourd'hui, cette expression me paraissait manquer de sens. Je lui demandai, avec un peu d'irritation dans le ton:

– «Une femme comme moi!.. une femme comme moi!..»

Il me dit sans hésiter:

– Une femme née pour être un exemple à toutes…

– Merci.

Et il me tint, comme inédit, un discours que je lui avais déjà entendu prononcer sur les deux catégories de femmes, aussi tranchées que des espèces différentes. l'une honnête et qui, si elle manque à le demeurer, commet une erreur, l'autre qui se trompe aussi lourdement si elle prétend l'être sans en avoir la vocation.

Je n'accordais pas grande attention au discours, d'abord parce que je le connaissais et ensuite parce que je faisais cette remarque: «Jamais, autrefois, il ne se fût répété devant moi… parce que ma présence, en lui étant agréable, provoquait chez lui une attention active et minutieuse qui l'eût fait se souvenir de paroles déjà dites, et qui suscitait sa pensée, l'inspirait.» Entre temps, je remarquais aussi que son discours était le développement rigoureux de la croyance qu'il avait de m'avoir offensée… Mais l'impression qu'il me donnait d'un si grand refroidissement à mon égard m'obligeait à me demander: «Croit-il vraiment m'avoir offensée? Ou tient-il à me le faire croire afin que je ne l'invite pas à m'offenser davantage!» Peut-être s'aperçut-il que je l'écoutais peu; il me dit tout à coup:

– Prenez garde! vous allez tacher votre petit soulier blanc…

J'appuyais, sans y prendre garde, un de mes souliers de drap blanc sur le timon en fer rouillé qui servait à tirer ou à pousser le vieux rouleau de pierre.

Et, en me disant cela, il avait, prestement, pour sauver mon soulier, touché du doigt ma cheville.

Étrange chose! contradictions, complexités insondables de notre nature: de cet homme à qui, s'il m'eût emportée dans ses bras, je me fusse abandonnée corps et âme, – du moins, à ce qu'il me semblait – je ne pus supporter ce contact léger. Je retirai ma jambe d'un mouvement brusque, inconscient, exagéré, d'un mouvement de patte de grenouille galvanisée; et, sans que ma volonté y fût le moins du monde intervenue, je m'écartai un peu de mon voisin sur le siège de pierre. Et je dus, encore une fois, c'est probable, faire la figure de mes arrière-grand'mères!..

Il eut, lui, un œil lassé qui se reporta d'instinct sur un objet agréable et suivit les mouvements du «corps» de Pipette. Et ce qu'il eût aimé alors à dire, il ne me le dit pas.

Je suivais, à la dérobée, son regard. J'en souffrais si cruellement que je dis:

– «Elle» est destinée à faire une très honnête femme, savez-vous?

– Qui? me dit-il, en se retournant vers moi.

– La petite Voulasne.

Il éluda ma question:

– Avouez, dit-il, que les deux autres jeunes filles sont bien insignifiantes.

– Mon Dieu! ce sont tout simplement des jeunes filles bien élevées. Tout le monde dira d'elles ce que vous dites…

– Mais on les épousera…

– Et elles serviront d'exemple…

Ma riposte était un peu vive. Il dut la trouver hardie; il se tourna de mon côté, et ses deux sourcils demeurèrent suspendus; il était embarrassé pour répondre; il me dit:

– Je leur souhaite de n'être pas aimées par d'autres hommes que leurs maris: ceux qui les aimeraient souffriraient inutilement; elles aussi, peut-être.

– Ces femmes-là, quand elles aiment, aiment souvent plus que les autres!

– Des amoureuses repenties!.. dit-il.

Il parut ennuyé. Ses yeux cherchaient à se dérober en fuyant vers les mouvements heureux du tennis. En quelques minutes, en quelques paroles, à propos d'un banal sujet, et sans toucher directement la grande question qui gisait entre lui et moi, le fond de son cœur s'était révélé. Nous avions l'air de causer bien amicalement, assis sur notre vieux rouleau de pierre et dans une atmosphère de jeunesse alerte et joyeuse, et moi je recevais le plus effroyable choc de ma vie; je m'entendais annoncer, par douces paraboles, la ruine totale, irrémédiable de mes espérances; sous ce clair soleil, devant ce beau château, lieu d'enchantement, abri de tant de rêves, je voyais se fermer à jamais, à tout jamais, pour moi, les portes infranchissables du domaine de l'amour.

Je tirai de mon corsage le papier quatre fois replié. Je n'avais plus, cela va sans dire, à le donner à lire. – Il est si clair, d'ailleurs, que je ne l'aurais jamais donné!.. – Je le dépliai. C'était une feuille presque toute blanche. Deux lignes et demie, cela semblait être peu de chose. En déchirant le papier, je réservai la petite langue qui contenait les deux lignes et demie. Je chiffonnai le papier blanc en une boule que je jetai sur la pelouse; et de la petite langue je fis une boulette que j'avalai sous les yeux de M. Juillet.

Il me dit:

– Que diable faites-vous là?

– Vous le voyez: je mâche un morceau de papier…

Il eut un assez gentil sourire; il n'était pas du tout obligé de comprendre ce que j'avais fait.

Et il me dit, un peu taquin, comme en ses bons moments:

– Que vous êtes jeune! Il y aura toujours en vous de la pensionnaire!..

En effet, c'était un geste de pensionnaire que je venais d'accomplir.

Mais il restait en moi, comme en beaucoup de femmes, bien plus de ce que fut la pensionnaire qu'il ne le pouvait croire et que je ne le croyais moi-même.

Le soir de ce même jour, après le dîner, à l'extrémité de la terrasse aux grenadiers, j'allai m'accouder, un peu à l'écart, à la balustrade, et je regardai, au-dessous de moi, l'eau de la douve sombre et silencieuse, qui avançait comme un enterrement. C'était le soir d'un de mes plus tristes jours; j'étais tellement contusionnée que je ne pensais à rien. Une lueur, provenant des fenêtres éclairées, se diffusait à la surface de l'eau, tout juste pour permettre de discerner de menus objets qu'entraînait le courant lent et lourd: une feuille de platane, étalée comme une grande patte de canard, un brin d'herbe, une tige de roseau brisée. Soudain, je poussai un cri parce que je croyais apercevoir un animal; tout le monde vint autour de moi s'accouder; c'était un pauvre petit chat de quelques jours, le ventre gonflé, les membres étendus comme la peau d'une descente de lit. On le regarda s'en aller, doucement, dans l'ombre de ce triste fossé. Madame Du Toit admonesta un domestique en lui rappelant qu'elle avait défendu qu'on jetât aucun objet dans la douve; et puis tous s'éloignèrent de moi, sauf M. Juillet, accoudé tout près. Il eût pu très bien donner une suite à la conversation de l'après-midi, à supposer qu'il n'eût ni compris ni voulu le sens définitif qu'elle avait pris pour moi. Il me parla simplement de son voyage.

Et désormais il ne craignit plus de s'approcher de moi, de causer avec moi, mais sans plus jamais faire allusion à «l'instant de démence». Notre affaire avait été réglée, une fois pour toutes, par notre échange de propos indirects, sur le rouleau de pierre.

Ma boule de papier roula pendant trois jours sur la pelouse. Du haut de la terrasse, je la voyais; quand je passais sous l'allée couverte, je la regardais, déplacée par le vent, déformée par la rosée de la nuit qui peu à peu en élargissait la tache blanche.

Lorsque M. Du Toit arriva, son premier coup d'œil, du haut du perron, fut pour cette tache blanche sur la pelouse et il s'écria:

– Ha! qui est-ce qui laisse traîner de la paperasse sur la pelouse?

Je dis:

– C'est moi!

– Cela m'étonne de votre part! dit-il.

Mais sa figure se radoucit aussitôt à cause de l'indulgence qu'il avait pour moi, femme irréprochable entre toutes!..

XVI

Les témoignages si particuliers d'estime qu'à tout instant M. Du Toit m'accordait ne me gênèrent pas, tant que l'amour en moi eut toute sa virulence. Un nuage épais, qui m'environnait, me cachait le monde et moi-même, et m'abusait sur la valeur des choses. Tout à coup, les témoignages de M. Du Toit me gênèrent.

A la suite de la conversation sur le rouleau de pierre, j'avais été plongée dans une hébétude telle que l'on ne saurait dire si l'on y souffre ou bien si l'on n'y éprouve pas une espèce de plaisir barbare qui vient de sentir qu'on ne pourrait souffrir davantage. C'est une stupeur qui trompe nos bourreaux et peut leur donner à croire que nous sommes insensibles. Le soir où je regardais le petit chat noyé dans la douve, et où M. Juillet me parlait de son voyage, M. Juillet se disait probablement: «Comme elle est tranquille! c'est fini; on a toujours tort de s'imaginer que cela va faire des histoires…» Je pleurais, presque tous les soirs, à mon balcon, avant ce soir-là, mais ce soir-là je n'ai pas pleuré. Et, depuis ce soir-là, les jeunes gens, les jeunes filles étant partis pour faire place aux amis du président, et Pipette demeurant seule de ce petit monde, à Fontaine-l'Abbé, je jouais, après le dîner, quelques airs de valse pour faire danser Pipette, soit avec son beau-frère Albéric, soit aussi avec M. Juillet!.. Et lorsque Pipette valsait avec M. Juillet, mes mains ne tremblaient pas, sous mes doigts si calmes naissaient et se répandaient ces ondes amoureuses, sensuelles et troublantes qui font pencher les têtes, clore à demi les yeux, frissonner la taille sous le bras qui la presse, et dont les effets semblent à tous salutaires du moment qu'ils sont produits sur des jeunes filles à marier.

Mais M. Du Toit commença à me proposer trop souvent comme exemple à la jeune Voulasne pour qui il n'avait pas toute l'indulgence de sa femme. Madame Du Toit elle-même, il est vrai, se montrait à présent plus serrée, à l'égard de Pipette, soit à cause de la présence du président et de ses nouveaux hôtes, soit qu'elle se fatiguât des incartades de la jeune fille, parfois vives, soit qu'une apparence de flirt avec M. Juillet lui parût inopportune, soit enfin qu'elle fît involontairement expier à Pipette l'échec, hélas! probable, de toute la fameuse stratégie matrimoniale: les trois jeunes gens s'étaient montrés pourtant au mieux avec mademoiselle Voulasne; aucun n'avait fait mine, en partant, de la vouloir épouser. Bref, Pipette, telle qu'elle était, n'ayant pas enlevé un mari, on essayait de dompter la farouche Pipette. Et de même que j'avais été le modèle proposé à sa sœur Isabelle, j'allais servir désormais d'«exemple» à Pipette!

Tout le temps qu'une image nette et de relief un peu vigoureux ne s'était pas présentée à mon esprit pour figurer ma conduite d'amoureuse, celle-ci bénéficiait de toute ma complaisance; soudain, un beau jour, à table, M. Du Toit, d'un mot d'ailleurs très discret, très supportable, ayant fait allusion, en souriant, à je ne sais quelle de mes prétendues «vertus», l'idée me vint que quelqu'un pouvait se lever, là, devant tous ces juges assemblés, et déclarer que si M. Un Tel, ici présent, eût voulu de moi, je serais aujourd'hui sa maîtresse. L'image, le ton des paroles, leur sens, cela fut devant moi comme une hallucination. Ce n'était pas une épouvante si chimérique; quelqu'un était là qui eût pu, en somme, à la rigueur, se lever et parler ainsi, et moi, à supposer un «instant de démence», – j'en avais bien eu d'autres, – je pouvais moi-même me lever, m'accuser publiquement, dire cela!.. Et cela, ç'aurait été la vérité, la vérité vraie, celle dont le visage vous éblouit!.. J'eus peur.

Cela m'écrasa. Pas une seule fois, jusque-là, je n'avais éprouvé le sentiment de la honte. L'année précédente, quand sur les marches du perron, là, tout à côté, j'avais senti que l'amour me possédait, j'étais fière; lorsque j'étais parvenue, dans les toutes dernières semaines, pour ainsi dire au faîte de mon exaltation amoureuse, lorsque la réalisation même osait se présenter à mon imagination, je ne me sentais pas amoindrie; aujourd'hui, l'image de ce qui eût pu se faire et ne s'était pas fait s'offrant à mon esprit, je me sentais foulée aux pieds, réduite à l'état de boue.

De cet état de prostration, le chagrin me tira. Le chagrin me releva à mes propres yeux. C'était un chagrin immense, profond comme mon amour même; intermittent comme un sanglot. Quand mon chagrin éclatait, je ne me voyais plus qu'amoureuse et malheureuse; j'avais pitié de moi-même; je pleurais si fort, et si abondamment, que je n'aurais pu, alors, ni m'en vouloir ni m'en mépriser. Quand il faisait trêve, c'était pour céder à mon écœurement et à mes nausées. Alternatives de clarté et de nuit, comme dans un tunnel percé de jours fréquents. Au fond, j'étais d'une grande ignorance des procédés de la passion et des phénomènes que j'avais subis; ma solitude était complète; je ne pouvais m'ouvrir de mon tourment à personne; et ce que j'avais fait, l'énormité de ce que j'avais fait durant l'étrange maladie de ma conscience, ne se révélait à moi que par bribes, à mesure que se multipliaient en moi les intervalles lumineux.

Quel réveil, le jour où il fut établi, à mes yeux, que moi, la scrupuleuse et la timorée, moi la correcte et la délicate, j'avais eu tout simplement plus d'audace que la plupart des femmes dont les mœurs me scandalisaient! Moi? mais je m'étais tout simplement jetée à la tête d'un homme! Moi? mais sans que cet homme m'eût jamais dit un mot d'amour, sans que cet homme m'eût déclaré qu'il me désirait, moi? par mes assiduités, par ma tendresse non retenue, par tout le feu qui rayonnait de moi, par cette imploration que tous mes gestes probablement traduisaient, j'avais dû contraindre un homme à prononcer cette formule dont la banalité et le caractère artificiel m'avaient tant stupéfaite, et tout de même satisfaite!.. Moi, moi? j'avais mis un homme en demeure de me faire cette grâce, cette charité!.. Sans qu'il tînt beaucoup aux minces avantages qu'il en pouvait retirer, oui, moi, j'avais acculé cet homme à endosser la responsabilité de détourner de ses devoirs «une femme comme moi»! Car enfin, soyons francs, il s'entendait à merveille avec moi; il prenait plaisir à bavarder avec moi, oui, – surtout chez sa tante où toutes les autres femmes l'ennuyaient; – il avait même une complaisance particulière pour moi; il regrettait peut-être, je l'ai déjà dit, de ne m'avoir point connue en un temps où il eût pu m'épouser; oui, oui, oui! mais avec tout cela, il ne me parlait point d'amour!.. Une femme plus expérimentée que moi ne s'y fût pas trompée! elle eût à temps brisé son élan, évité de s'écorcher à ce mur contre lequel je poussais un homme embarrassé, m'aimant bien, mais pressentant en moi ce qui, en effet, allait se produire, ce qui se produisit aussitôt dit le mot fatal, un homme pressentant qu'il y avait en moi, sous la femme amoureuse, si passionnée fût-elle, un mystérieux et insurmontable obstacle à ce que je fusse jamais la maîtresse de quelqu'un.

Cet obstacle s'était élevé de moi, à mon insu et contre moi-même; il m'avait environnée, encerclée comme la ceinture d'une forteresse; et de quel revêche système de défense avais-je dû être hérissée tout à coup pour qu'un homme qui venait de se déclarer comprît, dans l'instant, à mon seul aspect, que je n'étais pas de l'espèce des femmes dont on tire le plaisir! – Mais il le savait depuis longtemps! et c'était pour cela, probablement, qu'il ne me parlait pas d'amour!.. – Oui, oui, il le savait; il s'en doutait du moins; mais moi, ne semblais-je pas lui affirmer le contraire?.. Et lorsque enfin il avait pris la soudaine décision d'agir, un visage que je ne gouverne pas, un visage, il faut le croire, aussi mien que le mien, l'avait fait reculer d'effroi… Ce visage, quand j'y songe, je crois que c'était ce qu'on appelle «l'air de famille», qui rapproche les plus fraîches fillettes du masque décrépit des aïeules, et le poupon naissant d'un arrière-grand-oncle, foudre de guerre et moustachu; c'était l'air de famille qui me liait sans doute à une longue lignée d'honnêtes grand'mères, autant et plus peut-être que mon éducation si idéaliste et si pure; c'était un ensemble, une accumulation de mœurs réservées et contraintes, force puissante, bien supérieure à nous-mêmes et à notre meilleure volonté.

Dans les instants de lucidité qui me cinglaient comme des éclairs durant ma grande perturbation, je commençais à entrevoir l'homme que l'amour avait transfiguré à mes yeux et que ma chasteté héréditaire avait fait reculer. Il était apte à tout comprendre, et il s'était plu à comprendre mes aspirations vers une vie moins matérielle et moins rudimentaire. Mais il se plaisait autant à comprendre celles de la jeune Voulasne qui consistaient à jouer, sauter, danser, tonitruer, cavalcader, dépenser une activité physique surabondante, et dont surtout la jeune chair exerçait un attrait sur les hommes. Il savait lui parler comme il avait su me parler à moi; comme il avait su parler, peut-être, à une madame Le Gouvillon… Il était le seul homme, à Fontaine-l'Abbé, qui sût amuser Pipette. Il aimait dans la femme autant la légèreté que la gravité; il avait de l'admiration sincère pour les pures, et des arguments pour les encourager dans la bonne voie; mais il appréciait, d'un point de vue différent, les autres, et s'il les accompagnait dans leur chemin non classé, je ne pense pas que ce fût pour les remettre sur la grande route… Ses opinions demeuraient, en tous les sujets, cohérentes et conformes à celles qui régnaient dans la famille Du Toit, mais il ne conformait pas sa vie strictement à ses opinions. Il avait un démon intérieur, avouait-il lui-même, avec lequel tantôt il se colletait, tantôt, bras dessus bras dessous, il «tirait des bordées». Son oncle disait de lui: «C'est un impulsif, comme les génies et les propres à rien.»

Mais lorsque je retombais au creux de mon chagrin, seul, le souvenir me restait des choses si belles qu'il m'avait dites parfois et qu'il avait si bien l'air de ne dire que pour moi. N'était-il pas sincère, à ces moments-là comme aux autres? Les moments les plus doux de ma vie!..

Lorsqu'il partit, je fus précipitée au dernier degré de ma misère.

Il partit parce que madame Du Toit lui avait demandé pourquoi il n'épouserait pas la petite Voulasne.

Pipette, qui ne cachait pas ses impressions, en le voyant partir, dit:

– Ah! bien, ça va être gai, ici, sans vous!

Je la trouvai délicieuse de penser et de dire cela. Si je n'avais pas su pourquoi il partait, j'aurais peut-être été jalouse. Pauvre Pipette! elle ne savait pas, elle, la cause de ce départ; et je m'apprêtais à partager un peu avec elle ma tristesse, sans parler de lui trop directement, moi du moins, mais en échangeant entre nous de petites plaintes.

Il partit par le même train qui m'avait emportée l'année précédente; un train de fin d'après-midi qui permettait de se dire adieu au goûter. La voiture attendait dans la cour pavée; tout le monde vous reconduisait jusque-là; on se serrait la main, on disait les mots ordinaires, et puis la voiture s'en allait en grimpant l'allée en lacets, avant de disparaître sous les châtaigniers.

Un an auparavant, quand c'était moi qui partais, il était demeuré un des derniers dans la cour, à regarder s'éloigner la voiture. M. Du Toit ne faisait point à son neveu l'honneur d'interrompre sa chasse pour lui dire adieu, de sorte que nous n'étions plus là qu'entre femmes sur le pavé, et personne ne resta. En rentrant par la galerie dallée, aux murs blancs, où étaient des têtes de cerfs et des gravures représentant des prises de villes par le roi Louis XIV, et qui s'éclairait tout au long sur la façade Nord, par de nombreuses fenêtres, je me retournai du côté de l'allée sinueuse, et je vis la voiture déjà rapetissée et affectant de fantastiques formes, à travers les vieilles vitres, les unes bleuâtres, les autres vert bouteille, certaines incolores, toutes inégalement aplanies. Cela faisait un peu mal au cœur…

Pipette avait décroché dans le corridor une ancienne corde à sauter suspendue au portemanteau, et, étant repassée dans la cour pavée, sautait à la corde. J'étais convaincue qu'elle avait pourtant du chagrin. Je lui dis, bêtement, sans trop penser à rien, ce qu'on m'avait dit tant de fois à moi-même, et dans les moments où cela convenait le moins:

– Comme vous êtes jeune!

Elle ne me répondit pas. Elle fermait aux trois quarts les paupières; la corde claquait à intervalles réguliers en touchant le sol et semblait couper autour du corps entier de la jeune fille tous les fils qui la pouvaient relier au monde extérieur.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 haziran 2017
Hacim:
371 s. 2 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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