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Kitabı oku: «Madeleine jeune femme», sayfa 18

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– Oh! celui-là, dit Pipette, ce n'est pas un jeune homme, c'est un célibataire!

Heureusement qu'avec Pipette, on finissait toujours par rire, car la vie fût devenue intolérable chez les Albéric. La vérité sur la tentative de mariage était d'une particulière tristesse: sur les trois jeunes gens mariables invités à Fontaine-l'Abbé, deux avaient demandé la main d'une des jeunes filles si comme il faut qui étaient les sœurs du troisième; aucun celle de Pipette avec qui pourtant ils avaient tant paru se plaire. Madame Du Toit, de l'événement, était abasourdie: «Oui, certes! disait-elle, mademoiselle Voulasne a été élevée d'une façon déplorable, mais qu'il n'y ait pas un de ces messieurs pour deviner l'excellente nature qui se cache sous cette exubérance, c'est à désespérer du jugement des hommes!..»

C'était une personnelle défaite qu'elle venait de subir là et que rendait plus cuisante le succès non escompté de l'autre jeune fille «si quelconque», disait-elle; et, en outre, c'était un désastre pour la pauvre petite de qui le sort allait être inquiétant, la période des vacances écoulée. Qu'allait-elle en effet devenir, la gracieuse et endiablée Pipette? Demeurer chez sa sœur était une solution qui semblait de plus en plus impossible. Retourner chez ses parents? Hélas! il était bien peu probable que les parents, tels qu'on les connaissait, eussent modifié la situation qui avait mis leur fille en fuite. Ils voyageaient avec M. Chauffin, comme ils l'avaient toujours fait, et ils ne s'étaient pas du tout cachés pour nommer à leurs filles, dans leur correspondance, les personnes qui, durant la saison dernière, égayaient la villa de Dinard: pour la plupart des connaissances particulières de M. Chauffin, et qu'ils n'osaient auparavant pas inviter lorsqu'une jeune fille se trouvait sous leur toit, ce qui était beaucoup dire! Le règne de M. Chauffin, loin qu'il eût été entamé par les événements, s'annonçait bien plutôt comme engagé dans une ère audacieuse et redoutable. Ah! oui, pauvre Pipette!..

«La pauvre Pipette» était le thème ordinaire, désormais, des nouvelles lamentations de madame Du Toit, qui croyait avoir reconquis son fils, pour l'avoir eu, – fût-ce grincheux et dépité, – toute la saison à la campagne.

Madame Du Toit venait chez moi plus souvent que je n'allais chez elle, car elle ne recevait pas encore. Ensemble, nous causions du sort des jeunes filles. Elle m'effarait parfois avec des idées que je jugeais, moi, délibérément «d'un autre âge». «D'un autre âge», pourquoi? Parce que, comme je le voyais, elles n'étaient plus conformes aux idées qui gouvernaient le monde le plus actif ou le plus remuant, parce qu'elles se trouvaient même en opposition tout à fait nette avec le courant qui emportait une société nouvelle, ou, si l'on veut, avec ce qui, pour le moment, «était dans l'air». Il faut accorder une grande attention à ce qui «est dans l'air», non pour le happer et s'en nourrir stupidement, bien entendu, mais parce que, quoi que l'on fasse ou que l'on veuille, ce qui «est dans l'air» tend à nous pénétrer. N'était-ce pas pour avoir absorbé, moi, par exemple, ce qui était dans l'air à l'époque de ma jeunesse, c'est-à-dire la rébellion contre toute contrainte, que j'avais été si encline à critiquer mon éducation? Un peu moins de soumission héréditaire, quelques exemples concrets d'indépendance sous les yeux, et je pouvais déjà, moi, de mon temps, à Chinon, faire figure d'une jeune «affranchie»! Combien subtils ou combien rares encore étaient cependant les miasmes en ce temps-là à ma portée! Et aujourd'hui, ce n'était pas que j'eusse adopté les idées nouvelles, puisqu'on a vu combien le monde qu'elles formaient m'était instinctivement antipathique: la femme tendant à n'être plus qu'une courtisane, la société à ne plus obéir qu'aux caprices des sens, rien ne me paraissait plus répugnant et plus bête; cependant, lorsque madame Du Toit me disait: «Mon enfant, la meilleure recette pour obtenir un bon mariage, c'est de le fonder sur ce qui peut durer le plus longtemps, et par conséquent sur des intérêts…» je bondissais. Elle ne se troublait pas: «… Sur des intérêts matériels, reprenait-elle, qui sont quelque chose de bien fort dans la vie, et qui obligent plus de couples aux mutuelles concessions, à la patience et finalement à contracter cette habitude sans laquelle aucune union n'est possible, que ne le ferait même aucun commandement moral… Et, en second lieu, sur des considérations de convenances, de situation publique, etc., qui agissent plus sûrement et plus longuement sur l'esprit de la femme, en particulier, que la considération même de l'amour!..» Je bondissais de nouveau; le sang me montait à la figure. Comment pouvait-elle me dire cela, elle qui m'avait confié avoir tant souffert en manquant un mariage d'amour!.. Elle m'apaisait en me faisant «Tout beau! tout beau!» de la main: «Ma chère enfant, affirmait-elle, il y a beaucoup moins de femmes amoureuses, ou du moins destinées irrévocablement à l'amour, qu'on le croit ou que l'on se plaît à le dire… Les femmes ont l'instinct de la maternité, avant tout, et après cela ou à défaut de cela, le goût de la vanité et de la coquetterie qui souvent se confondent… Mais, celles qui ont l'instinct de l'amour? car il y en a, certes, je vous concède qu'il y en a, eh bien! il n'y en a pas probablement beaucoup plus qu'il n'y en a qui ont l'instinct de l'art, du commandement ou de la véritable charité; ce sont des exceptionnelles, et comme leur disposition, pour mériter qu'on en tienne compte, a besoin d'être ardente, elle trouve, en toutes les situations, le moyen de se réaliser. Quand nous parlons du mariage, il ne peut s'agir que de la bonne moyenne des jeunes filles; or, la bonne moyenne, croyez-en mon expérience, ma chère enfant, la bonne moyenne est peut-être capable d'un amour, que l'on ne manque pas de prendre pour la grande passion, naturellement, mais qui n'existe que dans l'imagination, entendez-moi bien, qui n'a d'intensité que parce qu'il est un rêve, un rêve conduit à notre guise, et j'ajoute: parce qu'il est généralement malheureux, car il vit surtout de compassion pour soi-même; mais qui ne résisterait pas au prétendu bonheur réclamé par lui à grands cris, qui s'écorcherait et s'évanouirait comme une bulle de savon au contact de la première réalité… Pour aimer l'amour, et j'entends par amour ce qui s'appelle l'amour, oh! oh! il faut être d'une autre trempe que la plupart de nos femmelettes! Ce sont des gaillardes, ma petite, celles de nous qui sont réellement et par vocation spéciale appelées à l'amour; on les reconnaîtrait entre mille, parce qu'il n'y en a pas une sur mille qui ait les reins taillés pour cela!

– Mais, osais-je objecter, c'est peut-être faute de plus nombreux mariages d'amour!..

– Le mariage d'amour! s'écria-t-elle, qu'est-ce que ça dure?

– Oui, oui, soupirais-je; mais, pourtant!..

– La fleur bleue? la suavité? l'idéal attendrissement? notre poésie à nous qui ne sommes que l'innombrable «bonne moyenne» des femmes? Oui!.. Eh bien! je vous le répète, c'est plus beau, c'est meilleur quand ça demeure une aspiration, un désir, un songe… Et de ce songe-là, mon enfant, l'histoire de la vie des jeunes filles et des femmes est abondamment illustrée!

Elle me choquait, comme on se choque presque toujours d'une génération à une autre. Elle exprimait, je le crois, des vérités comme l'historien qui se prononce sur une période passée, toutes pièces en mains, sauf la principale, et qui est le vif de la vie; je sens bien que je m'approche de son opinion aujourd'hui; mais alors que je n'en étais qu'à la moitié de son âge, ce qu'elle disait me faisait de la peine.

J'avais toujours gardé vis-à-vis d'elle, comme de tout le monde, une extrême discrétion touchant mon propre mariage; j'ai en horreur les confidences dites personnelles, où une autre personne est intéressée autant que nous et plus que nous parce qu'elle y est généralement maltraitée. Madame Du Toit croyait-elle ou ne croyait-elle pas que j'eusse fait un mariage heureux? Un jour, à propos toujours de la petite Voulasne, j'improvisai, tout à fait malgré moi et poussée par la force des choses, un rapprochement entre le cas de Pipette et celui des jeunes provinciales de mon temps:

– Que c'est curieux! dis-je à madame Du Toit, nous reprochions, nous autres, à nos familles, cet usage abusif de l'autorité, qui présidait chez nous à toutes choses et nous contraignait à des mariages contraires à nos goûts; et voilà les Voulasne, aussi différents qu'il soit possible de nos familles, les Voulasne où nulle volonté n'existe, nulle autorité ne règne, où le régime du bon plaisir de chacun est le seul principe qui semble établi, eh bien! de leur défaut complet de volonté, leur fille va souffrir plus que nous n'avons jamais souffert peut-être de la volonté excessive de nos parents…

– Vous voyez bien! disait madame Du Toit, vous voyez bien!.. Mais, ajoutait-elle, où vous faites erreur, ma chère enfant, c'est en croyant qu'il existe une famille, fût-ce celle des Voulasne, où une autorité ne soit pas établie, légitimement ou non. Il y a toujours une autorité! Si la légitime vient à s'oublier elle-même, une autre, venue du dehors, de n'importe où, se substitue à elle et s'impose plus tyranniquement. Voilà le danger du relâchement des mœurs.

Malgré ce danger madame Du Toit voulait que Pipette rentrât sous le toit paternel aussitôt que ses parents seraient de retour.

– Comment! lui disais-je, mais voyez-vous cette jeune fille livrée sans défense aux entreprises d'un monsieur à qui les parents donnent carte blanche!

– La place d'une jeune fille est sous le toit de ses parents.

– Mais il y a parents et parents…

– Non! il y a les parents! Aux yeux du monde, la jeune Voulasne se fera plus de tort en n'habitant pas entre son père et sa mère qu'en y demeurant malgré une situation anormale.

– Aux yeux du monde!.. mais quant à elle, personnellement?..

– Ma petite amie, «aux yeux du monde», c'est tout, principalement quand il s'agit d'une jeune fille à marier.

Voilà où se manifestaient nos divergences: madame Du Toit appartenait à une école où la figure que l'on fait est plus importante que la conscience que l'on a, avec ce correctif, bien entendu, que la conscience que l'on a contribue pour beaucoup à la figure que l'on fait. Je crois, aujourd'hui, que tout compte établi, et étant donné l'incurable imperfection des hommes et les antinomies de la vie sociale, c'est madame Du Toit qui, en définitive, avait raison; mais, parmi les miasmes qui «étaient dans l'air» de mon temps, j'avais absorbé, c'est certain, moi, le mépris de l'opinion, qui peut mener à ce qu'il y a de plus beau, mais qui laisse le champ libre aux plus néfastes extravagances qui a fait les saints, mais qui fait le premier excentrique venu, car le mépris de l'opinion ne vaut que ce que vaut celui qui le professe. C'est une outrecuidante présomption, de s'imaginer que l'on peut mieux que ce que l'opinion commune exige; c'est peut-être mon «romantisme» à moi, ce désir ardent du bien extrême en toutes choses; mais on n'arrache pas aisément ce panache lorsqu'on en est né coiffé. On m'a versé dans ma jeunesse un trop grand enivrement moral pour que je puisse me contenter jamais, quant à moi, de faire la fade figure de la femme comme il faut. «Orgueil! orgueil!..» m'eût dit, et m'avait dit dans d'inoubliables entretiens celui dont le souvenir me faisait tant souffrir en secret. «L'orgueil est mon péché!» j'en convenais avec lui.

J'aurais voulu sauver la jeune Voulasne en la tirant d'un si misérable milieu. Bien que madame Du Toit jugeât que, les vacances terminées, il était de la dernière inconvenance qu'elle habitât chez des étrangers, je m'écriai, devant madame Du Toit, que je cacherais Pipette chez moi, si j'avais seulement un placard. La voyant tout à coup scandalisée et peinée, je lui dis:

– Tranquillisez-vous! Je n'aurai pas de placard à offrir… Je n'en aurai peut-être pas pour moi!..

Il fallait bien qu'un jour ou l'autre je lui fisse l'aveu des changements survenus dans ma vie. Je lui dis que nous allions quitter notre appartement. Elle n'aimait déjà point que l'on changeât, de quoi que ce fût; mais elle pensa que c'était pour m'agrandir, et elle admettait cela avec un sourire. Je la détrompai:

– Non! pour me diminuer…

Alors, elle fit une mine que je n'attendais pas. C'était une femme avertie, pleine d'expérience, et qui savait ce que parler veut dire. Le chagrin domina d'abord toute sa physionomie; elle tendit sa main en avant, l'appliqua sur la mienne. Puis l'interrogation souleva les deux arcs de ses sourcils, et presque aussitôt, avant que je n'eusse rien dit de plus, un soupçon brouilla tout; après quoi je lui vis une lèvre hautaine, étrangère.

Avant de lui avoir fourni les motifs pour lesquels «je me diminuais», j'avais saisi sur son visage la pensée déjà en bien d'autres occasions menaçante, la pensée que mon mari était «dans les affaires», était d'une gent qu'elle méprisait à cause des fluctuations de situation auxquelles elle est soumise et des abus que toute instabilité engendre, et que le malheureux, étant dans les affaires, en avait «fait de mauvaises», ce qui s'entend de façon ambiguë. Je reconnus, plutôt que je ne découvris, sur son visage, les préjugés de ma propre famille, et ce dédain, dont je n'étais pas moi-même exempte, pour les professions où l'on court le risque d'exposer sa probité à des épreuves. Avant qu'elle eût, d'un mot, exprimé sa pensée, j'eus l'impression de ce que la «situation» d'un homme était pour elle, et des ruines que pourrait amonceler autour de nous le petit changement dans notre façade.

L'effet premier de la nouvelle était produit; la pensée dominante avait traversé son cerveau, s'était trahie à mon attention exaspérée. Ceci fait, la femme, en elle, parfaitement excellente et compatissante, put s'adonner à un réel chagrin, à mille protestations d'amitié sincères et qui surent même me toucher. Je discernais si nettement en elle la femme, et puis la femme occupant un certain rang dans un certain monde!.. Son chagrin, hélas! était plus grand que n'eût été celui d'une amie toute simple, car il était d'abord le chagrin d'une amie émue de ma déchéance, et il se doublait du chagrin d'une amie obligée de me perdre!..

XVIII

Madame Du Toit fut cependant charmante après la triste révélation de notre catastrophe. Oh! je voyais bien que la pauvre femme était loyale! Elle pensait comme mon mari que le malheur était pour nous de devoir modifier notre train de vie d'une manière apparente. Elle voulait que mon mari recourût à tous les expédients afin de «sauver la face»; obtenir une centaine de mille francs des Voulasne, elle s'en chargeait, personnellement, disait-elle, et «qu'est-ce que c'est, pour ces gens-là, de faire remise de l'intérêt à votre mari pendant une dizaine d'années, voyons?..» En dix ans, un homme encore jeune, se relèverait, que diable!.. Et elle me disait:

– Mais il ne sait donc pas s'arranger?

– Comment cela?

Elle ne me regardait plus en face et elle ne donnait qu'un demi-jour à sa pensée:

– Dans la multitude des entreprises d'aujourd'hui, ces messieurs ont pourtant, dit-on, mille moyens de servir leur fortune!

Je répliquai, en souriant, pour ne point m'en fâcher:

– Mille moyens! sans doute, mais pas un seul peut-être qui soit… irréprochable…

– Oh! je tous entends, vous, ma belle! Je vous reconnais bien là!.. Je parie que vous introduisez le nez dans les affaires de votre mari pour l'empêcher de réaliser les bénéfices consacrés par l'usage!..

– Jamais je n'ai connu une seule des affaires de mon mari. S'il se conduit en honnête homme, à lui en revient tout le mérite… Il va sans dire que, si je l'avais soupçonné de se conduire autrement, je ne l'aurais jamais mené chez vous…

– Allons! allons! ma chère amie, – ah! que vous êtes vive! et quel feu pétille au dedans de cette petite femme si placide! – il ne vient à personne de supposer que vous ayez jamais pu être l'épouse d'un homme autre que celui qui est le plus probe en son métier; mais encore, mon enfant, s'agit-il ici d'un métier; chacun d'eux, sachez-le, comporte des accommodements qui, avec le temps, deviennent des obligations… des usages si vous voulez, usages dont une conscience par trop scrupuleuse ne s'arrange pas toujours sans regimber…

– Je ne connais pas les affaires, je ne connais pas les «usages» auxquels vous faites allusion, et vous voyez, le mérite que mon mari aurait pu acquérir à mes yeux, reste vague… Mais je me souviens de lui avoir tant rabâché l'horreur que m'inspiraient les compromissions du monde où l'on s'enrichit!.. Cela, surtout au moment de l'affaire Grajat, qu'il n'est pas d'usage de rappeler, je sais, mais dont le président Du Toit doit se souvenir… De voir mon mari à la suite de cet homme, madame, je serais morte de honte!

– Allons! Je suis sûre encore que vous vous exagérez les choses! Monsieur Grajat, de qui vous parlez, a aujourd'hui une situation considérable. En s'aliénant son influence, votre mari a dû subir une grande perte…

Madame Du Toit, comme tout le monde, avait oublié la phase mauvaise des affaires de Grajat, parce que Grajat, en somme, s'en était tiré, et parce qu'il avait su s'en tirer audacieusement, en élargissant plutôt qu'en restreignant son étalage.

Qu'objecter à cela? et qu'objecter à une femme comme madame Du Toit, âgée, expérimentée, et de la plus parfaite dignité, qui, tel un médecin au chevet du malade, devait savoir mieux que moi la nature de mon mal et avait pris à tâche de me sauver?

Elle n'avait pas moins de deux sauvetages, en ce moment, à mener à bien: celui de la petite Voulasne et le mien. Tous les deux se réduisaient en définitive à empêcher ou à favoriser un changement de lieu, à obliger Pipette à réintégrer le domicile de son père, et moi à ne pas quitter le mien.

Comment madame Du Toit s'y prit-elle pour rencontrer les Voulasne au débotté et pour leur parler? ce fut son affaire et son secret. Elle arriva un jour chez moi, après le déjeuner, radieuse; elle m'annonça:

– Tout est arrangé! D'abord en ce qui vous concerne, ils n'ont eu qu'une voix l'un et l'autre: «Mais cela va de soi!..

– Et en ce qui concerne leur fille?

– Mais ils sont prêts à l'accueillir à bras ouverts!

– Et monsieur Chauffin aussi, sans doute?

– Ma petite amie, ne soyez pas sarcastique! J'ai abordé de front la question de monsieur Chauffin…

– Ah! Eh bien?

– Eh bien! mais, on se fait des monstres de ces chers Voulasne; et ce n'est pas exact du tout. Il n'y a pas d'êtres plus éloignés de vouloir contraindre qui que ce soit à quoi que ce soit. Un mariage avec monsieur Chauffin, d'eux à moi, ne m'a point paru leur plaire…

– Évidemment! Mais ils le laisseront accomplir!

– J'en reviens à mes moutons: sur les deux questions, difficiles, vous le reconnaissez, que j'avais à poser aux Voulasne, les Voulasne m'ont répondu gentiment, spontanément, sans hésitation, sans condition: «oui» et «oui!»

– Mais parce qu'ils ne savent pas dire non! Ils vous ont dit «oui»; ils diront «oui» à leur fille; et ils diront «oui» à Chauffin…

– Et à votre mari aussi! ne vous en plaignez pas, pour le moment.

– Ils diront «oui» à mon mari, parce que «non» est bien plus difficile à dire; mais s'exécuter sera pour eux plus difficile que de dire «non».

– On n'a qu'une parole!

– Mais, si l'on n'a point d'action?..

Pauvre madame Du Toit! je la taquinais. Elle était si heureuse d'avoir accompli une mission, qu'elle seule d'ailleurs avait prise à tâche, mais qui était généreuse et qu'elle avait tenue pour ingrate parce qu'elle croyait les Voulasne pareils à elle! Les premières objections épuisées, en la poussant un peu dans le récit de sa visite, je vis qu'elle était tombée sur les Voulasne en un moment où ils brûlaient, comme de grands enfants qu'ils étaient, de raconter à tout venant leur voyage, et qu'ils lui avaient raconté leur voyage, et que madame Du Toit se présentant à eux comme négociatrice de la rentrée de Pipette, la rentrée de Pipette leur était apparue comme un surcroît de plaisir et avait exalté leur excellente humeur, et qu'ils eussent accordé à ce moment-là à madame Du Toit tout et n'importe quoi, fût-ce l'exil de Chauffin, quittes à se trouver plus tard à bout d'arguments si Chauffin leur eût demandé: «Pourquoi me chassez-vous?» et qu'enfin, s'ils avaient tranquillisé madame Du Toit quant au danger émanant de Chauffin, c'était en traitant leur cher ami comme ils le faisaient toujours, en personnage inoffensif et propre uniquement à distraire, à amuser sans méchanceté, sans malice même, en un mot, tel qu'ils se voyaient eux-mêmes. Que Pipette eût pris au dramatique les intentions de leur ami, voilà qui les dépassait! Ils ne connaissaient pas le dramatique; se mettre martel en tête? ah! quelle folie! Si Pipette voulait rentrer le soir même, avaient-ils proposé, on irait tous ensemble au théâtre!.. «Tous ensemble?.. avait demandé madame Du Toit, serait-ce avec monsieur Chauffin?..» – «Pourquoi pas?..» avaient dit les Voulasne. Et ils avaient soudain paru chagrinés, mais franchement chagrinés, que leur fille ne consentît pas à aller ce soir même au théâtre en compagnie de M. Chauffin!..

– Vous voyez bien! dis-je à madame Du Toit, vous voyez bien qu'ils n'ont rien compris à ce qui est arrivé, rien!..

– Si, si, fit madame Du Toit, ils ont été extrêmement sensibles au fait que leur fille n'irait même pas dîner avec eux ce soir en de telles conditions; et cela leur servira de leçon.

«Cela leur servira de leçon», disait madame Du Toit! Et à elle-même, douée de conscience et d'intelligence, quarante années de fréquentation des Voulasne ne servaient pas de leçon, puisqu'elle les croyait capables d'être demain autres que ce qu'ils avaient été toujours!

Mon mari écrivit à ses cousins, leur exposa de nouveau son bilan, comme s'ils n'avaient point lu la première lettre, et les remercia des bonnes promesses transmises par madame Du Toit; il sollicitait un rendez-vous pour causer. Les cousins répondirent par une invitation à dîner.

On ne saurait imaginer la bonhomie et la joie de nos cousins en nous recevant. Cela était franc, cela était dépourvu d'arrière-pensées. Ils ne songeaient même pas que nous venions leur demander cent mille francs; ils songeaient que, depuis longtemps, ils étaient privés du plaisir de nous avoir autour d'eux, et qu'ils avaient aujourd'hui ce plaisir. Toute pensée désagréable, ils étaient munis du pouvoir de l'écarter d'eux, de la dissoudre par enchantement.

C'était la rentrée de Pipette sous le toit paternel. Oh! cela ne rappelait en rien le retour de l'Enfant prodigue! Cela ne se faisait point avec cette solennité que comportait l'expression «rentrer sous le toit paternel» dans la bouche de madame Du Toit, par exemple, car un reste de solennité n'est possible que là où subsiste un reste de principes. Cela se faisait ce soir chez les Voulasne comme si cela n'était rien, c'est-à-dire comme s'il n'y avait jamais eu ni départ ni retour.

Avec les Albéric, avec Pipette, il y avait là les Baillé-Calixte, et un autre couple que nous ignorions, les Blonda, amis nouveaux, connaissances de plage; et il y avait là, comme de juste, M. Chauffin; car si M. Chauffin n'eût pas été là, cela eût fait précisément du retour de Pipette un événement, événement qu'il fallait à tout prix éviter; telle était du moins l'explication que je me donnais de sa présence afin de la trouver supportable, mais la vérité, beaucoup plus simple, était que M. Chauffin était là parce qu'il lui plaisait d'y être.

Le sort de la jeune fille qui venait ici ce soir reprendre sa place m'empêchait de trop penser à la disgrâce du nôtre. Mais, d'ailleurs, qui eût pensé, dans cette maison, à quelque disgrâce?

Les Baillé-Calixte étaient triomphants; le mari venait d'adjoindre à sa fabrique de bicyclettes l'industrie de l'automobile à ses débuts, et qui fournissait les plus grandes espérances; la femme, toujours la même, identifiée par dévouement inné, non seulement à son mari mais à l'industrie, aux industries de son mari, avait, une des premières, exécuté des randonnées merveilleuses, sur le «véhicule de l'avenir».

Les Blonda possédaient une de ces voitures. Gustave Voulasne en avait depuis six mois commandé une. Il ne fut pas question d'autre chose. Mon mari s'était de tout temps passionné pour la locomotion. Un tel sujet lui voilait momentanément ses malheurs.

De loin, et essayant de m'enflammer moi-même au contact de l'excellente madame Baillé-Calixte, je sentais, comme aux premiers jours de mon entrée dans cette maison, mon cœur se glacer et ma bouche se tordre en voyant la déférence servile où tous, devant Chauffin, s'abaissaient.

C'était Chauffin, non les Blonda, non les Voulasne, qui s'était épris de l'automobile, et il me fut très apparent, tant à certaines paroles prononcées qu'à l'attitude nouvelle de madame Baillé-Calixte envers lui, que Chauffin avait «fait», comme on dit, «l'affaire» de la vente aux Voulasne et de la vente aux Blonda.

Vers la fin de la soirée, qui me sembla longue, je demandai à mon mari s'il avait causé avec son cousin. Il n'en avait pas trouvé l'occasion. Je lui dis: «Il le faut, pourtant!..» Il alla tout droit saisir Gustave par le coude et l'entraîna. Mais ils reparurent presque instantanément l'un et l'autre et reparlant déjà d'automobile. Gustave lui avait dit: «Allons donc! c'est entendu… Mais comment causer de cela ce soir? Si vous étiez gentils, votre femme et vous, vous viendriez dîner en famille, après-demain?» Mon mari vint me rapporter la proposition. Gustave en avisait d'autre part Henriette. La cousine vint me prendre les mains, me faire jurer de revenir dîner «entre nous».

Et nous retournâmes le surlendemain.

Chauffin n'était pas là!

Pendant tout le repas, les Voulasne furent pour nous comme des parents de bonne humeur, qui tiennent une surprise en réserve. La conversation ne manquait pas d'être un peu pauvre, chez eux; quand M. Chauffin ne la dirigeait point, nos cousins ressemblaient trop au malheureux acteur qui regarde avec angoisse le trou du souffleur resté vide; ils étaient paresseusement accoutumés non seulement à ce qu'on agît, mais à ce qu'on parlât pour eux. Ils n'en gardaient pas moins une sécurité manifestée par un échange de regards malins et joyeux, et qui me faisait à la fois espérer et craindre qu'ils ne nous donnassent au dessert le chèque de cent mille francs dans quelque pièce de pâtisserie. J'aurais préféré plus de discrétion, mais que ne transformaient-ils pas en farces et en joujoux!

Ce n'était pas ce genre de surprise qui nous était réservé. Pour nous être agréables, ils avaient imaginé deux choses. La première était d'emmener mon mari dans la voiture nouvelle que les ateliers Baillé-Calixte devaient livrer incessamment; et la seconde, destinée à me flatter personnellement, consistait à m'offrir une mantille espagnole, en dentelle d'ailleurs magnifique, et qui me permît de figurer dans la corrida burlesque qu'ils comptaient donner chez eux pour la Noël: Chauffin en prima spada, Gustave avec Blonda, accolés sous une peau, devant à eux deux faire la bête…

Le plaisir, ineffable, de Gustave et d'Henriette Voulasne annonçant cette fête et me tendant la mantille avait je ne sais quoi de primitif, d'innocent, de céleste, oui, de cette pure puérilité des bons imagiers naïfs de jadis. Henriette me confessa tout de suite qu'elle se réservait le rôle de la reine-régente; on cherchait un Alphonse XIII enfant.

Nous ne pensions, mon mari et moi, qu'aux cent mille francs, dont le besoin était impérieux; mais nos cousins n'y pensaient pas, parce qu'ils ne parvenaient pas à se mettre à la place de quelqu'un qui a des besoins. Je vis et j'entendis mon mari rappeler cette question à Gustave. Je vis la plus entière bonne foi sur les traits de Gustave: «Ah! oui, oui, les cent mille francs!..» Et il semblait dire: «Quelle singulière préoccupation!..»

– Mais il avait été convenu que ce soir?.. disait mon mari.

– C'est pardieu vrai! disait Gustave Voulasne. Mais, d'ailleurs, ajouta-t-il, une idée!..

Et il prit son cousin par le bras pour lui exposer une idée qu'il avait, prétendait-il, ou que, peut-être, avait-on eue pour lui.

Mon mari faisait, lorsqu'il fut en possession de «l'idée», la figure que je lui avais connue trop souvent, lorsque le fatal Grajat venait de lui proposer une affaire «monstre». Il me souffla que tout allait bien. Rendez-vous fut pris, en effet, pour aller voir la voiture, dès le lendemain, aux ateliers, et pour le petit voyage d'essai en compagnie des Blonda, tout jours prêts à partir, et de M. Chauffin, cela allait de soi.

Alors, que faire? Il fallut applaudir d'avance la corrida, promettre d'y assister dans la loge de la «Reine régente» et remercier avec effusion du cadeau de la magnifique mantille! Ce ne furent qu'exclamations, que cris et qu'embrassements; Pipette revêtit devant nous un costume de gitane; elle se réjouissait de prendre incessamment des leçons de castagnettes; elle dansait déjà sans principes et sans connaissances précises, mais en se déhanchant à outrance, comme elle l'avait vu faire aux Espagnoles de l'Exposition.

Dans la voiture qui nous ramenait, mon mari me confia «l'idée». Construire pour Baillé-Calixte des ateliers nouveaux, bâtiments importants, sur un terrain que Gustave Voulasne venait d'acheter à Levallois. L'affaire serait grande, surtout si y était jointe la construction d'immeubles de rapport environnants; et les bénéfices qu'en tirerait l'architecte équivaudraient amplement à la somme que mon mari se proposait d'emprunter. «A bon entendeur salut!» avait dit Gustave à son cousin: il ne tenait qu'à lui d'enlever l'affaire.

– La forte somme, à moi, bien à moi, gagnée par mes travaux, disait mon mari, serait évidemment une solution préférable à celle d'un secours dû aux Voulasne.

– Mais à qui serait dû l'avantage d'avoir «enlevé l'affaire»?

– En partie à Baillé-Calixte qui construit, évidemment; en partie à Gustave lui-même, sans doute, propriétaire du terrain et fortement engagé dans l'entreprise, à ce qu'il me semble…