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Kitabı oku: «Madeleine jeune femme», sayfa 17

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XVII

On sait comment les jours mauvais se groupent d'ordinaire et se mettent volontiers bout à bout, de manière à former ce qu'on appelle une série noire. Ce ne fut pas le lendemain du départ de M. Juillet, ce ne fut pas le soir de ce départ, ce ne fut même pas trois heures après la disparition de la voiture sous les châtaigniers de Fontaine-l'Abbé, que mon petit Jean tomba malade. Rien ne le faisait redouter dans la première partie de la journée; il avait très peu mangé au déjeuner, il n'avait rien pris au goûter, mais c'était un enfant à l'estomac capricieux à qui cela arrivait maintes fois; il jouait sans turbulence, de coutume; personne n'avait remarqué qu'il était sans entrain. Tout à coup la fièvre le prit, une fièvre violente. Je me souvins qu'on avait parlé dernièrement, à mots couverts, de peur que j'en fusse inquiète, d'un cas de croup dans le pays. Je fus épouvantée. J'ouvrais la bouche du pauvre petit qui criait comme si je l'étranglais; je lui trouvais la gorge rouge.

– Mais, me faisait observer madame Du Toit, pour le moindre bobo à la gorge ils ne l'ont pas moins rouge!.. Il aura pris froid;… une petite angine, peut-être!.. Le croup! ma bonne amie, mais un enfant qui a le croup, on ne l'entend plus!..

– Mais! disais-je, ce n'est peut-être que le commencement; il l'aura demain!.. Et la scarlatine!.. Me voyez-vous ici avec une scarlatine, à huit kilomètres du médecin!..

Mon idée première, immédiate, avait été d'emmener mon enfant à Paris. On me trouvait folle. Pourquoi tant d'alarme sous le prétexte qu'un enfant a la fièvre?

– Attendez le médecin, tout au moins! Le fils du jardinier est monté sur sa bicyclette; il va prévenir le docteur Houdart…

– Mon Dieu! mon Dieu!.. une heure plus tôt! la voiture qui conduisait justement au train de Paris!..

J'étais affolée; je pensais à ce qui aurait pu être, à ce que j'aurais pu faire: si je n'avais pas perdu cet enfant de vue, si je n'étais pas restée au goûter, si je ne m'étais pas attardée dans la cour pavée, dans le corridor, on eût pu encore faire signe à la voiture, et j'emmenais mon enfant à Paris!..

Le fils du jardinier revint sur sa bicyclette, à peu près en même temps que la voiture: il avait laissé un mot chez le docteur Houdart, mais le docteur Houdart était en visites, et dans une direction opposée à Fontaine-l'Abbé! Point d'autre médecin dans la petite ville… A quelle heure ce satané médecin viendrait-il? Viendrait-il aujourd'hui? Et qu'était-ce que ce médecin? Un jeune homme, nouvellement établi. Et si c'était le croup!.. Dans ce temps-là on ne connaissait pas le sérum; il fallait pratiquer d'urgence une opération difficile… Envelopper mon enfant, le porter dans mes bras à Paris, voilà ce que je voulus à toutes forces. Il n'y avait pas de train avant onze heures du soir. Si le médecin n'était pas venu à dix heures, je partirais. Mais j'étais d'avance décidée à partir: quelque chose en moi voulait, voulait absolument que le salut de mon enfant ne fût qu'à Paris. Mais je risquais, dans le trajet, long, en pleine nuit, d'aggraver l'état du pauvre petit? On me le disait. Je n'en voulais rien croire. C'était un entêtement étrange, farouchement obstiné. Nous avons des raisons d'agir que, vraiment, nous ne connaissons pas. Le docteur Houdart vint à neuf heures; il avait l'air d'un homme méticuleux, très prudent; il ne me parut pas avoir le coup d'œil assuré du médecin qui devine; il ne pouvait rien affirmer; il fallait attendre; il reviendrait le lendemain. Il connut ma décision d'emmener l'enfant, il ne la combattit pas assez pour m'obliger à rester.

Grave affaire au château: supplications, partis divers, la plupart comprenant mon inquiétude, mais n'approuvant pas ma détermination; désespoir de Pipette qui se lamentait déjà parce que la voiture avait rapporté le courrier pris à la poste, et une lettre de ses parents partis pour l'Espagne!.. Sans elle, sans sa sœur, sans avoir averti ni l'une ni l'autre!.. «Un tour de Chauffin, disait-elle; il se venge!..» Albéric et Isabelle pestaient comme la jeune sœur; ils se rappelaient le voyage d'Italie, l'année précédente, à pareille époque. A n'être pas chez les Voulasne, cette année, ils perdaient l'Espagne!..

Je fis, moi, un voyage de nuit pénible; mais, aussitôt dans le train roulant vers Paris, je ne sais pourquoi, la confiance renaquit en moi. Fontaine-l'Abbé me semblait le tombeau; Paris, que j'atteindrais dans la matinée, me parut le port, le salut assuré. J'avais fait monter Suzanne avec la bonne, dans un autre compartiment, afin d'éviter les contacts avec le petit malade; aussitôt à Paris, j'expédierais Suzanne en Touraine…

Personne ne peut douter de la sincérité de mon tourment. Quand on va oser ce que je m'apprête à dire, on ne mesure pas l'étendue de la franchise… Ma conscience, je le jure, n'éclairait pas en moi une autre pensée que celle de mon enfant malade, de mon autre enfant qui pouvait le devenir… Eh bien! – et je le dis pour peindre l'amour tout entier, avec ses conséquences, – je me demande aujourd'hui si j'eusse éprouvé pareille démangeaison de conduire mon enfant malade, à Paris, dans le cas où cette maladie se fût déclarée la veille, par exemple, ou trois jours auparavant, M. Juillet étant encore à Fontaine-l'Abbé!..

Vers sept heures et demie du matin, nous arrivions à la maison sans que le petit eût souffert du froid; c'était plutôt miracle qu'il n'eût pas été étouffé sous l'amoncellement de châles, de couvertures, de foulards, dont on nous avait surchargés au départ; d'ailleurs, à peu près tout ce que, dans notre fuite précipitée, nous avions pris comme bagages. Le fiacre aussitôt arrêté, je sors avec mon précieux fardeau entre les bras. A ma grande surprise, le concierge, qui balayait l'entrée, ne donne pas signe d'étonnement de nous voir ainsi revenir à l'improviste; il touche à peine de la main sa calotte.

– Ah! mon pauvre monsieur Bailloche, rendez-moi le service de sauter dans la voiture qui nous a amenés et de courir chez le docteur Clair, et dites-lui qu'il vienne en commençant sa tournée, que mon petit garçon est mourant… entendez-vous?.. mourant!..

Je me précipite dans le corridor d'entrée au fond duquel est la loge.

La concierge, occupée à se coiffer, entr'ouvre le carreau, fait un petit signe de tête un peu familier, elle d'ordinaire si prévenante. Je dis en passant, avec mon lourd paquet vivant sur les bras: «Ah! ma pauvre madame Bailloche!» ce qui signifiait pour moi: «J'ai bien du malheur avec mon pauvre petit…» Entre femmes, on attend sur ces sujets un signe de commisération, un mot interrogatif. Madame Bailloche ne me dit rien. Des premières marches de l'escalier, je lui crie:

– Ah çà! est-ce que vous auriez été informée de mon retour?

L'idée m'était venue que madame Du Toit avait pu avertir le concierge par télégramme.

Madame Bailloche me répond:

– Monsieur ne nous a rien dit.

– Comment! Monsieur?..

Je savais mon mari dans la Dordogne. Madame Bailloche en quelques mots rapides, débités sur un ton étrange, m'apprend que monsieur est de retour depuis le commencement de la semaine. Je ne veux pas m'arrêter, pourtant; je monte, je monte l'escalier, tout en regardant au-dessous de moi la tête de la concierge aux cheveux épars et aux petits yeux vairons où semble contenue je ne sais quelle humeur perfide… Mon mari est revenu depuis le commencement de la semaine; et il ne m'en a pas avertie! Il n'était pas convenu qu'il dût revenir à Paris; nous devions, comme l'année précédente, nous retrouver à Chinon… Et cet air des concierges!.. Que se passe-t-il?.. Mon cœur bat si violemment que je suis obligée de faire une station à chaque palier… Ma femme de chambre m'a rejointe ainsi que Suzanne, et elles montent devant moi:

– Monsieur est là, à ce qu'il paraît!.. Ton père est là, Suzanne!..

Suzanne qui faisait la sérieuse, à cause de son petit frère malade, ne contient plus sa joie à l'idée que son père est là. Au cinquième, elle carillonne et crie: «Papa!.. papa!..»

Jusque de l'étage inférieur, j'entends le bruit bien connu de la chaîne de sûreté, du verrou, puis la voix du papa étouffée par les embrassements et les rires de Suzanne, qui s'est barbouillée de savon, son père ayant été surpris le blaireau à la main. J'arrive enfin:

– C'est Jean qui est malade… J'ai voulu le ramener dare-dare… Le concierge est chez le docteur Clair…

Une fois chez moi et ayant vu mon mari vivant, et debout, je ne songe même plus à m'informer du motif qui peut faire qu'il soit là, et non dans la Dordogne; je ne songe plus qu'à coucher mon petit dans son lit, à épier la sonnerie de l'entrée, la visite du docteur.

Après s'être informé de ce qui concerne le petit malade, la première question que mon mari me pose est celle-ci:

– Avez-vous eu là-bas des nouvelles des Voulasne?

– Des Voulasne? mais oui: ils sont partis pour l'Espagne.

Il sursaute:

– Quand ça?.. Mais depuis quand?..

– La nouvelle en est parvenue hier; ils ont écrit à leurs filles, de Burgos…

– Leurs filles ne les savaient donc pas partis?

– Mais non! elles sont furieuses…

Je le voyais s'effondrer comme j'avais vu le faire Isabelle, Pipette, Albéric lui-même, à l'annonce de ce voyage impromptu:

– Eh bien! dis-je, qu'est-ce que cela peut vous faire? Comptiez-vous être du voyage?

Il m'écoutait à peine; il se livrait à un calcul de dates. Il aboutissait à une conclusion qui lui paraissait désastreuse:

– Ils ont pu ne quitter Dinard que dimanche!..

– Eh bien?

– Je cherche, dit-il, à me rendre compte, parce que je leur ai écrit. Je n'ai pas reçu de réponse…

– Comment! vous attendiez une réponse des Voulasne?..

La négligence des Voulasne était, entre nous, matière ordinaire à plaisanterie. Il ne dit rien, mais souleva tous les muscles de son visage, ce qui semblait signifier que le cas était de nature à modifier les us et coutumes des Voulasne eux-mêmes.

Et son attitude à lui, en effet, était telle que, penchée sur mon pauvre petit dont le front avait la chaleur d'un linge ébouillanté, je commençais à doubler mon inquiétude de celle qui bouleversait mon mari.

A ce moment, on sonna. Je bondis, je fus à la porte d'entrée sans attendre l'intervention de la bonne, et j'ouvris au docteur comme à un sauveur. Le bon docteur Clair, qui connaissait mes enfants, qui les avait un peu mis au monde, accourait, avant l'heure de la première visite, et dans la voiture même que j'avais envoyée le chercher. Bailloche était monté avec le docteur et me réclama à la porte le prix du fiacre.

– C'est bon! c'est bon! voulez-vous avoir la complaisance de payer le cocher, nous réglerons ça…

Bailloche tournait entre ses doigts sa calotte; il avait une mine singulière et me manifesta qu'il préférait être réglé sur l'heure. Je ne comprenais rien à une exigence aussi insolite; je dus regagner ma chambre où j'avais laissé mon porte-monnaie; mais, une fois-là, j'oubliai le concierge pour n'être plus qu'à la consultation. Il fallait une bougie, une cuiller à potage pour servir de réflecteur, une autre pour peser sur la langue. Et pendant que le docteur, armé de cet appareil, examinait la gorge, moi, haletante, je regardais la figure du docteur, comme si le destin allait s'y inscrire en caractères déchiffrables.

Je n'y lus rien du tout; et, comme le docteur Clair ne se pressait jamais ou voulait avoir l'air de ne jamais porter un diagnostic hâtif, il prit le temps de souffler la bougie et de reposer sur la table de nuit ses deux cuillers, avant de me dire:

– C'est une affaire de quarante-huit heures… une angine herpétique… trois boutons en pleine floraison… Il a dû faire cette nuit une fièvre de cheval?.. Et vous êtes partie, comme ça, avec un enfant dans cet état?..

Je lui énumérai mes raisons: huit kilomètres de la ville, médecin inconnu, hésitant; ma crainte d'une maladie grave dans ce désert qu'est la campagne… Il ne m'approuvait ni ne me blâmait. Je crois que, si la maladie eût été grave, il eût été content de tenir l'enfant sous sa main; mais il se trouvait que la maladie n'était pas grave, et il me dit:

– Que vous êtes nerveuse!

Il eût pu m'attraper, à présent! cela m'eût été bien égal; j'étais soulagée, tranquillisée. Et je pensais que le médecin de campagne, là-bas, tel que je l'avais vu, n'eût pas été homme à se prononcer si catégoriquement, et nous eût fait languir d'inquiétude. Nous voulons tout de suite savoir. Au fond, nous pensons beaucoup à nous-mêmes jusque dans les tourments que nous causent les malades les plus chers.

En reconduisant le docteur, je trouvai la porte ouverte et le concierge qui était resté là.

– Comment! vous voilà encore! Vous n'avez pas payé le fiacre?..

– J'attends l'argent… dit-il, d'un ton finaud qui me parut désobligeant en présence du docteur.

Je lui remis dix francs pour payer le fiacre. Il me demanda:

– Faudra-t-il prendre là-dessus les deux petites courses que ma femme a déjà avancées à monsieur?..

– Prenez donc! lui dis-je en refermant la porte et retournant à mon malade.

Le papa devait se charger de porter lui-même l'ordonnance chez le pharmacien. Je poussais des soupirs: «Ça ne sera rien! ça ne sera rien!.. une angine…» Mais lui, qui n'avait pas traversé mes inquiétudes, ne participait pas à ma détente heureuse. Et il me fallut revoir son teint bilieux pour me rappeler où nous en étions lorsque le docteur avait sonné. L'affaire du voyage Voulasne!.. Mon mari poursuivant ses calculs, – que je ne me charge pas de reconstituer, – aboutissait à conclure que les Voulasne avaient très bien pu ne quitter Dinard que deux jours après réception de sa lettre; et il voulait me faire juge du cas. Moi, à qui l'on eût fait adopter tous les calculs du monde, je lui disais: «Mais, qu'importe? quelle importance cela peut-il avoir?» Je voyais bien qu'il avait un très gros souci et qu'il hésitait à me le confier.

– Ce sont bien eux, s'écriait-il; ah! je les reconnais bien là… Ils sont capables de s'être dérobés!..

– Pourquoi?..

Il ne me le disait pas encore. Je lui rapportai les suppositions, les soupçons, si l'on voulait, que ce voyage inopiné nous avait inspirés, à Fontaine-l'Abbé: un coup de M. Chauffin pour se venger de Pipette et obliger en même temps le couple Albéric à se morfondre à la campagne tout l'automne…

– C'est plausible, me dit mon mari: mais voilà ce qui s'appelle une coïncidence!..

– Une coïncidence?..

– La réception de ma lettre qui, j'en suis certain, leur est arrivée tel jour; leur départ, très probablement le surlendemain, pour un voyage dont il ne fut auparavant jamais question…

– Eh! mon Dieu! que pouvait donc bien contenir cette lettre?

Il parut fauché tout à coup comme une gerbe d'épis, s'affala sur un fauteuil bas où j'avais jeté toutes les couvertures prêtées par madame Du Toit:

– L'aveu, dit-il, d'une grande, d'une très grande détresse.

Et je me souviens qu'avant d'être touchée par l'annonce de la catastrophe, je ne pus m'empêcher de manifester mon étonnement que l'aveu en eût dû être fait aux Voulasne. Pourquoi aux Voulasne?

Mon mari n'avait jamais cessé de croire que son salut reposât dans la maison de ses cousins; il les tenait pour sa Providence; on eût dit qu'il se les fût de tout temps réservés pour le jour du malheur… Si je ne partageais point son sentiment, ce n'était pas que je les tinsse pour incapables de rendre quelque service; mais je savais, par mainte épreuve, que c'étaient des gens qui ne voulaient pas, qui ne voulaient absolument pas être ennuyés, et que les joindre pour leur demander quoi que ce fût qui n'eût point de rapport avec un divertissement, était l'entreprise la plus insensée.

Et donc, voilà qu'ils étaient encore une fois en voyage! Je me remémorais leur départ opportun au moment de la cérémonie du mariage à Chinon…

Enfin, mon mari me raconta, lui qui ne disait jamais mot de ses affaires, la triste affaire qui l'accablait. Une affaire que lui avait passée Grajat, il y avait plus de quinze ans: l'adjonction d'une aile à un corps de logis ancien, en Dordogne, sur un terrain sableux. Il y avait eu difficulté à construire, risques à courir; Grajat d'ailleurs avait averti, en se déchargeant d'un travail qui l'ennuyait sur un jeune architecte encore inconnu et dont il piquait l'amour-propre. Le jeune architecte s'en était tiré; sa réussite même avait fait un certain bruit, l'avait servi dans sa carrière, et il ne pouvait de ce chef adresser aucun reproche à Grajat.

Mais, au bout de dix-sept ans, l'aile tout entière se lézardait, nécessitait de coûteux travaux d'étayage, de reprise des sous-sols, causait d'importants dommages, les locaux étant devenus inutilisables. C'était pour cette construction que mon mari avait été si fréquemment obligé d'aller en Dordogne; il ne s'en était pas vanté… Enfin, et malgré tous les travaux supplémentaires, un dernier glissement du sol emportait tout ce que l'ingéniosité, la hardiesse ou la ténacité des architectes modernes avaient ajouté à un vieux bâtiment demeuré depuis trois siècles manchot, laissé tel, probablement, par la prudence des bonnes gens du temps, que préoccupaient moins les prouesses ou le bénéfice pécuniaire que les œuvres durablement établies. Enfin, la responsabilité incombait à l'architecte constructeur. On plaiderait, oui, sans doute, me disait mon mari, mais pour que le tribunal fixât l'indemnité, non pour en esquiver le paiement. Le propriétaire du château était un vigneron du Bordelais, assez âpre, et à court d'argent dans le moment; il proposait une transaction. Le chiffre de la transaction, débattu, finalement accepté en principe, était de cent mille francs. Mon mari affirmait qu'éviter, à ce compte, le bruit du procès et l'indemnité prévue était avantageux. Ces cent mille francs, il me confessa qu'il ne les avait pas, qu'il n'avait rien. C'étaient ces cent mille francs qu'il demandait à ses cousins Voulasne.

– Pourquoi pas à d'autres?

– Ce n'est pas si facile que cela!..

– Comment!.. un architecte… Vous… cent mille francs!..

Il leva sur moi des yeux misérables, des yeux que je ne lui connaissais pas, des yeux de ces bons animaux de chiens qu'on a tapés et qui vous regardent en levant vers vous une patte si tendre… Je sentis ma gorge se contracter. Je m'approchai de lui; je lui touchai la main. Alors je vis de chacun de ses yeux sourdre une grosse larme qui lui coula sur la joue et dans la moustache avec une rapidité étonnante, comme si c'eût été une petite bille de cristal.

Il n'avait pas de crédit! Il n'avait jamais dû exécuter de travaux considérables, ou bien il était, comme me l'avait dit Grajat, maladroit en affaires… Peut-être aussi, pensais-je, était-il simplement très honnête?.. Il n'avait non plus jamais cessé d'être rongé par sa sœur à qui je le soupçonnais de fournir de l'argent, soit directement, soit par l'intermédiaire de la vieille mère, afin d'éviter qu'elle ne fût tentée de s'en procurer d'une manière indécente… De ses affaires, dont il ne m'informait point, par principe, je ne connaissais qu'une conséquence: la maigreur de notre budget; mais en me remettant, d'ailleurs très ponctuellement, l'argent du ménage, ne me disait-il pas souvent: «Je ne suis plus jeune, il faut faire des économies pour vous et vos enfants…» Eh bien! il n'avait pas fait d'économies.

J'étais surprise qu'il n'eût pas recouru, dans sa détresse, à Grajat qui en était la cause initiale, et avec qui il demeurait en relations; mais, à l'interroger là-dessus, j'aurais préféré la misère. Et d'ailleurs, s'il ne recourait pas à Grajat, n'était-ce pas qu'il l'avait déjà fait en vain? Il recourait à ses cousins Voulasne.

Il reçut de ses cousins Voulasne, huit jours plus tard, une carte postale expédiée de Séville, toute remplie par les exclamations ordinaires aux voyageurs: joie, admiration, ciel idéal, affolement produit par le légitime désir de s'instruire, oubli de tout dans une enivrante activité, courses de taureaux par-dessus le marché! Un coin de la carte, un petit triangle, séparé même du reste par un trait de plume, au-dessous des initiales de Gustave et d'Henriette, contenait cette simple allusion à la lettre qui rendait mon mari si anxieux: «Bien attristés par votre mot, mais, hélas! que nous sommes loin de tout!»

Rien de plus ne nous parvint d'eux. Quand la carte postale nous arriva, d'ailleurs, l'infortuné cousin des Voulasne ne comptait plus sur leur secours. Il ne fut presque pas plus abîmé par l'énumération des attractions sévillanes et par le tour d'escamotage exécuté dans le petit triangle. Une incertitude planait sur l'acte de nos cousins. Agissaient-ils par eux-mêmes? Agissaient-ils par leur ami Chauffin? Avaient-ils reçu la lettre avant leur départ, ou, réellement, cette lettre aurait-elle été décachetée par eux dans le courant d'air d'un hall d'hôtel ou d'une gare de chemin de fer, ou bien en prenant des billets pour la course de taureaux? «A quoi bon approfondir? disait mon mari, le résultat n'en est pas moins négatif.» Là se trahissait encore la différence de nos caractères: pour moi, le résultat importait moins que le procédé; mon mari pensait à son besoin d'argent et moi à mon indignation.

Il avait, aussitôt son malheur constaté, donné congé de l'appartement que nous occupions rue de Courcelles et aussi de ses ateliers situés dans le voisinage. Qu'il eût pu se procurer les cent mille francs nécessaires à la transaction, les intérêts à payer, fût-ce à ses cousins, ne lui eussent pas permis d'habiter un quartier où les loyers augmentaient chaque année. Ç'avait déjà été très peu prudent de nous installer là au moment du mariage, mais que de sacrifices n'eût pas faits mon mari pour donner à un cocher une adresse qui sonne bien! Je vis que le désastre pour lui était dans la nécessité de s'amoindrir aux yeux des gens, de s'amoindrir quant à la façade. Ayant commis l'imprudence de lui rapporter l'insistance du concierge à se faire payer le prix du fiacre, j'appris à respecter en lui ce qui pouvait lui causer une telle douleur:

– Moi, me dit-il, qui avais fait exprès de demander par deux fois à Bailloche de payer ma voiture, afin de voir sur sa figure s'il était informé ou non!..

C'était une torture pour lui de penser que son concierge était informé ou se doutait de son désastre. Le concierge était informé du congé des ateliers par les employés qui venaient quelquefois à l'appartement; les employés devaient être informés de l'affaire de Dordogne. Je croyais, moi, que ces concierges, qui avaient toujours été pour moi pleins de prévenances et à qui, en outre, mon mari avait rendu quelques services, seraient compatissants, qu'ils nous plaindraient en leur âme. On n'aime pas à être plaint, assurément; mais avoir perdu de l'argent n'était pas du tout pour moi une honte… Jamais personne ne me fera admettre qu'un homme soit diminué parce qu'il a moins d'argent aujourd'hui qu'hier. Oui, je savais bien qu'au temps de ma jeunesse, à Chinon, mes parents avaient beaucoup souffert de pareil accident; mais je pensais qu'à Paris on était plus avancé, et je m'efforçais, quant à moi, de prendre ce malheur-là à la légère.

– Mon cher ami, disais-je à mon mari, je vous jure bien que cela ne me fait ni chaud ni froid; si c'est à cause de moi que vous vous mettez martel en tête, mon Dieu! que vous avez donc tort!..

Il croyait que je faisais un effort surhumain pour ne point paraître lui reprocher notre disgrâce. Je n'en faisais aucun. Tout cela me semblait si peu de chose au prix des transes que j'avais souffertes dernièrement: l'alarme à propos de la santé du petit, et, hélas! aussi, des douleurs d'autre sorte!.. Pensant à ces dernières, l'idée d'une punition de Dieu me traversa l'esprit, et alors je me dis: «Dieu lui-même se trompe!..» Ce n'étaient pas là des châtiments pour moi. Déchoir aux yeux des concierges, rompre avec nos connaissances opulentes, renvoyer les domestiques, habiter un quartier sans lustre et faire mes courses en omnibus, quelle plaisanterie pour une femme élevée dans nos maisons économes de province!.. Je conseillais à mon mari d'aller nous installer au fond d'Auteuil. Il s'indigna. Il ne voulait entendre parler d'Auteuil sous aucun prétexte. Passy, alors? Point davantage. C'était pour lui l'exil.

Il s'agissait avant tout de sous-louer notre présent appartement, car, par malchance, nous commencions un nouveau bail. Et c'était cette particularité encore qui sentait la catastrophe aux narines des Bailloche: si ce n'est pour cause d'«inconvénients locatifs» ou bien d'«agrandissements», on ne demande au propriétaire cette faveur que sous le coup d'une infortune.

Pendant les quatre ou cinq premières semaines, il ne se passa presque pas de jour que madame Bailloche ne sonnât à la porte, à partir d'une heure de l'après-midi, pour faire visiter. Et aussitôt la porte ouverte, elle entrait comme l'envahisseur en pays conquis. Alors commençait pour nous la retraite précipitée, de pièce en pièce, qui amusait beaucoup les enfants, ne me plaisait guère, je l'avoue, et faisait verdir de rage mon pauvre mari, quand il était encore là. Dans notre inexpérience, au début, nous étions pris souvent par madame Bailloche, tassés au fond d'une chambre obscure, que la concierge se hâtait d'inonder de clarté en ouvrant les persiennes; et sa suite pénétrait derrière elle: des messieurs, des dames, gênés comme nous-mêmes, saluant, s'excusant, faisant mine de n'apercevoir que murs, cloisons et ouvertures, et non les traces de notre vie privée, tant que madame Bailloche, d'autorité, ne leur avait fait entendre qu'ils étaient «dans leur droit» et que selon son expression, «c'était bien la moindre des choses». Petit à petit, nous apprîmes la tactique de la fuite efficace, et madame Bailloche, à moins de capricieux retours des visiteurs, ne nous atteignait plus.

Quelquefois, en rentrant à la maison, l'après-midi, si, par exemple, la pluie nous avait chassés du dehors, nous trouvions une famille chez nous ou bien s'étant attardée à regarder, du balcon, la vue sur la grille dorée du parc Monceau. J'étais tellement interloquée qu'il m'est arrivé de demander pardon à madame Bailloche, comme si c'était moi qui pénétrais chez elle.

Mon mari s'exténuait; il quittait la maison, le matin, beaucoup plus tôt qu'à l'ordinaire, parce qu'il exécutait à lui seul la besogne de plusieurs employés congédiés; et il travaillait encore dans la soirée, sur la table de la salle à manger. Il passait l'après-midi en courses. Il était d'une complaisance chaque jour grandissante pour moi parce qu'il s'émerveillait de me voir supporter si patiemment les revers. Moi, j'éclatais de rire toutes les fois que j'étais témoin de son étonnement; je lui affirmais que je n'avais aucun mérite:

– Mais, mon pauvre ami, moi, je ne suis bonne qu'à cela!

– Qu'à être malheureuse?..

– Qu'à m'accommoder au mieux des malheurs de ce genre-là. Je vous jure que ce n'est pas cela qui m'atteint.

Il ne pouvait pas comprendre. Cependant, pourquoi donc avait-il été me choisir dans une famille trempée par les épreuves? Oui, je sais bien, c'était surtout pour que je fusse «correcte» en toutes les circonstances; mais aussi pour que, ignorante que j'étais du bonheur matériel, j'y fusse initiée par lui et le lui dusse tout entier. Il ne croyait qu'à celui-là; et c'était sa bonté, à lui, de vouloir me le procurer.

J'étais tentée de lui faire remarquer que l'infortune présente était ce qui nous rapprochait le plus depuis notre entrée en ménage. C'était la première fois que nous avions, sincèrement, quelque chose à nous dire. Lorsque, autrefois, pour me séduire, il me parlait de la «voiture» ou «du valet de chambre en livrée», je le trouvais un peu puéril, et lorsqu'il me contait aujourd'hui ses déboires, il m'inspirait une grande sympathie, je me sentais de cœur avec lui et j'éprouvais une réelle et toute nouvelle satisfaction de sentir cela. Mais non, je n'avais aucun mérite à faire bonne figure: j'étais véritablement plus heureuse.

Mes plaisirs à moi, je commençais à m'en rendre compte, sont d'ordre tout intime et secret, sans communication avec les amusements du monde; et je ne déteste pas qu'ils aient un certain goût amer.

Un soir, en rentrant, mon mari poussa un profond soupir et me dit:

– Enfin, ça y est! La transaction se fera.

Il était parvenu, à force de démarches, à se procurer la somme nécessaire, «par lambeaux», me dit-il, et dont le moindre lui coûterait fort cher. Mais le procès n'aurait pas lieu. D'ailleurs, il ne désespérait pas de pouvoir contracter, un jour ou l'autre, un «emprunt sérieux» et se débarrasser de ses petits prêteurs. Aussitôt libéré du plus gros danger, il eut même une crise d'optimisme; il entrevoyait déjà la possibilité, si quelque belle affaire survenait, de pouvoir conserver son appartement!..

N'empêche qu'il allait avoir à payer désormais en intérêts plus que le prix de son loyer. Mais il comptait toujours sur les Voulasne.

Nous étions tenus au courant des déplacements des Voulasne par Pipette, réfugiée chez sa sœur Isabelle, comme avant les vacances à Fontaine-l'Abbé, puisque les vacances à Fontaine-l'Abbé n'avaient point abouti à la marier. Les cartes postales des heureux voyageurs pleuvaient chez les Albéric: gentillesse paternelle? peut-être; ou taquinerie un peu cruelle, destinée à faire subir le supplice de Tantale aux trois «lâcheurs» qui, en effet, rongeaient leur frein non sans pester avec turbulence? Isabelle rejetait la responsabilité du voyage manqué sur Pipette. Si Pipette n'avait pas quitté le domicile de ses parents, ceux-ci n'auraient pas fait une pareille fugue sans les prévenir et sans les inviter!

– Non! répliquait Pipette, ils ne me reprochent point d'avoir quitté la maison, car depuis mon départ ils s'amusent davantage; c'est à vous qu'ils en veulent d'avoir été assez lâches pour aller à Fontaine-l'Abbé!..

– Nous, lâches d'avoir été à Fontaine-l'Abbé, s'écriait Isabelle, en fureur, quand on a consenti à s'y enterrer deux mois et demi pour essayer de marier mademoiselle!..

– Oh! pour ça, faisait Pipette, il aurait fallu d'abord m'avertir et me consulter. Je n'avais et je n'ai aucune envie de me marier.

– Eh bien! c'est gai.

– Ça ne serait pas gai pour moi d'épouser des cornichons!

– «Cornichons» depuis que tu sais qu'ils ne t'ont pas demandée! Auparavant, ils n'étaient pas si bêtes!.. «Cornichons», même monsieur Juillet?..