Sadece LitRes`te okuyun

Kitap dosya olarak indirilemez ancak uygulamamız üzerinden veya online olarak web sitemizden okunabilir.

Kitabı oku: «Madeleine jeune femme», sayfa 8

Yazı tipi:

IX

Tout arrive en même temps, dit-on. Mon grand-père, ma grand'mère et maman, venant à Paris visiter l'Exposition, pénétrèrent dans notre appartement le jour même et à l'heure précise où mon mari reçut une «assignation à comparaître devant le tribunal, etc., conjointement avec le sieur Grajat, etc.» Je revenais de les prendre à la gare d'Orléans, et je les poussais dans l'antichambre obscure, quand ma bonne, ahurie, me dit à l'oreille que la concierge venait de monter une «feuille de papier bleu», remise par un huissier. Mon grand-père, ancien magistrat, eut l'oreille fine pour entendre le mot «huissier» et me dit: «Ton mari a un procès?»… Je ne savais pas de quoi il s'agissait; je n'eus que le temps de courir cacher la feuille bleue. Mon mari rentra avant que je n'eusse pu seulement la lire. Je la lui remis, à la dérobée, en lui demandant: «Qu'est-ce qu'il y a?.. encore Grajat?..» Il me dit: «Rien du tout, absolument rien!» Mais il ne quittait pas sa face blême depuis le jour du colloque de Grajat avec le président Du Toit. Ma famille le trouva bilieux, surmené de travail. Elle me trouva, moi, étourdie, préoccupée. Mon mari se refusait obstinément à me dire en quoi consistait ce procès. Je lui disais: «Oh! moi, j'ai vu venir ça de longtemps: rappelez-vous la soirée où votre Grajat a maçonné le mariage d'Isabelle avec le jeune Du Toit; pourquoi tenait-il si fort à ce mariage? Allez-vous me dire qu'il agissait dans l'intérêt de la jeune fille? Allons donc! il voulait s'allier, lui, Grajat, votre ami, avec le président Du Toit, indissolublement, en prévision d'affaires qui devaient bientôt traîner devant les tribunaux…» Mon mari disait: «Vous êtes folle, Madeleine!» Le «vous êtes folle, Madeleine» fut désormais sa réponse à toutes mes fiévreuses hypothèses, et Dieu sait si j'en fis, des hypothèses! Je fis celle-ci aussi, qu'il ne voulait point me parler tant que mes parents étaient là, de peur que je les prisse pour confidents; et cela me gâtait le plaisir que j'avais à les recevoir. D'autre part, mieux valait peut-être qu'ils fussent à Paris durant cette crise, parce que leur présence m'absorbait au moins tout le jour. Je leur servais de guide à l'Exposition. Je la connaissais, l'Exposition! Ils étaient flattés tous les trois, de me voir si documentée; mais rien, des progrès que j'avais pu faire, ne les surprenait, parce que, pour eux, la science de mon mari devait être sans bornes: c'était une opinion qui datait du jour où il leur avait été présenté et où il avait parlé, une heure durant, sur l'architecture. Ils s'étonnaient qu'il n'eût point été décoré au 14 juillet; mais il devait y avoir une «promotion de l'Exposition…» Qui donc leur avait fait espérer cela, grand Dieu? Ce ne pouvait être que moi-même, dans une de ces lettres de toute jeune mariée, où l'on annonce comme exécutés tous les rêves de son mari… Deux choses seulement les chiffonnaient: la première était que l'on n'eût point encore trouvé pour mon frère Paul la situation promise; la seconde était qu'on ne m'entendît jamais appeler mon mari par son petit nom «Achille», et que nous n'eussions, lui et moi, pas commencé à nous tutoyer. Ma grand'mère revint là-dessus principalement, tous les jours.

Maman couchait dans notre chambre de réserve; les grands parents dans l'appartement de leurs amis, les Vaufrenard, faubourg Saint-Honoré. Cela donnait lieu à des complications de rendez-vous, à de folles allées et venues. Ah! l'on s'en donnait de la peine! Pour comble de malheur, je n'allais pas bien; deux fois j'avais failli me trouver mal à l'Exposition, et j'avais de nouveau éprouvé ma traversée de Calais à Douvres. Maman, loin de s'alarmer, souriait, et elle me dit: «C'est peut-être un excellent signe…» Moi, j'attribuais cela à la fatigue et à mon tourment secret touchant les damnées affaires de Grajat.

Il fallut bien aller présenter mes parents aux cousins Voulasne bien que j'eusse grande appréhension d'une rencontre de gens si dissemblables. Cette appréhension, je n'étais pas seule à la ressentir, évidemment, car lorsque nous nous présentâmes à l'hôtel de la rue Pergolèse, malgré rendez-vous pris, monsieur et madame étaient sortis avec Isabelle, convoqués par un petit bleu de madame Du Toit. Je ne crus guère au petit bleu, mais je reconnaissais bien là mes cousins, incapables de s'astreindre à la moindre formalité. A quoi bon, après tout, les confronter avec mes bons vieux, rompus, eux, au contraire, à toutes les sortes de formalités, et si étrangers aux plaisirs que le nom seul leur en était suspect? Grand-père et grand'mère pincèrent le nez, à la porte de ces fameux cousins Voulasne, dont ils avaient tant entendu parler, mais ils furent moins froissés qu'ils ne l'eussent été ailleurs, parce que l'hôtel, dès l'abord, les impressionna beaucoup, et ils connaissaient par ouï-dire la fortune des Voulasne. Mes parents étaient d'un monde extrêmement délicat sur la question argent, et qui se fût fait scrupule de réaliser un gros bénéfice même licite; mais ils étaient admiratifs et béats devant la richesse acquise.

Ce fut Pipette qui nous reçut, en présentant les excuses de «Gustave et d'Henriette» d'une façon, ma foi, fort gentille. Je me souvins que la première fois que j'avais gravi ces mêmes marches de l'escalier Voulasne, j'avais pensé à l'effroi de ma grand'mère au cas où jamais elle entendrait cette jeune fille traiter ses parents comme des camarades. Eh bien! ma grand'mère était là; Pipette s'adressant à elle, disait: «Gustave et Henriette», et ma grand'mère faisait bonne mine, faisait même des frais pour cette petite! Pipette, devinant la curiosité des gens de province, leur fit faire «le tour du propriétaire», salons, galerie, billard, etc., et les mena jusqu'à sa chambre pour leur montrer ses accessoires de cotillon, ses ustensiles de sport. Et grand'mère s'extasiait! Quand nous sortîmes de l'hôtel, elle avait oublié la dérobade des cousins Voulasne; elle déclarait leur habitation magnifique et leur «cadette» une enfant gâtée, c'était évident, mais «qui devait avoir un cœur d'or…»

– Je ne m'y trompe pas, ajouta-t-elle.

La visite de l'hôtel Voulasne, pour ma grand'mère; l'union toute proche de cette famille avec celle du président Du Toit pour mon grand-père, inspirèrent à ma famille un optimisme curieux et une tranquillité parfaite touchant notre situation. Qu'ils étaient amusants à Paris, mes chers vieux! Enclins, dans leur province, par habitude d'économies outrancières, à croire à la détresse générale, et à tendre le dos à la catastrophe sans cesse prédite par les journaux d'opposition, le frôlement soudain d'une opulence réelle et bien assise, joint à ce grand simulacre de prospérité universelle qu'était l'Exposition, leur causait une espèce d'ébriété innocente.

Mais ce qui contribua à leur laisser de leur voyage une impression tout à fait heureuse, ce fut la certitude que leur donna maman, à la suite d'une visite que nous fîmes ensemble chez le médecin, qu'ils auraient dans sept ou huit mois un arrière-petit enfant.

A cette nouvelle, le monde entier prit aussi pour moi une autre figure.

X

Ce qui m'est arrivé de commun avec toutes les femmes, pourquoi le raconter? Les douleurs et les joies maternelles, si nous nous mettons à parler de cela, il faut négliger complètement le reste. Pendant quatre ou cinq ans environ, c'est-à-dire pendant que cela m'a donné le plus de mal, je sens que cela a pris le pas sur tout, et qu'en dépit de tout, cela m'a rendue heureuse. Je pourrais dire: j'ai eu d'abord une petite fille, puis j'ai eu un petit garçon, et, là-dessus, en dire long, sans avoir à exprimer rien qui tienne à mon aventure personnelle. A peu près toutes, nous savons ce que sont ces événements-là; et si dans le cours de ma vie j'ai eu quelques émotions, quelques épreuves dont le sens m'a paru valoir que je les cite, j'affirme que, pendant le temps que les soins de mes enfants m'ont absorbée, j'ai été la femme la plus ordinaire, la mieux disposée à trouver que le monde est bien fait, la moins désireuse de s'enquérir s'il pourrait l'être autrement. J'ai eu alors l'assurance que ma vie avait un but précis, clair, incritiquable, et qu'elle n'en avait même qu'un seul, que je touchais. Quelle curieuse, quelle magnifique, quelle reposante impression que de se sentir indubitablement dans sa voie, dans la seule voie, de se dire: «Je suis sûre que ce que je fais est ce que j'ai à faire, est ce que j'ai de mieux à faire.» Et quelle grâce d'état nous est accordée, pour que nous soyons maintenues, tout le temps voulu, dans cette disposition favorable!

Oh! ce n'est pas que nous soyons privilégiées au point de ne plus souffrir des misères de ce monde; mais, franchement, il nous semble qu'elles aillent leur chemin sur une autre ligne que la nôtre, qu'elles puissent passer tout près de nous, sans doute, nous frôler même, mais, – on a de ces illusions-là dans les rêves, – qu'elles ne sachent point nous atteindre, en vertu d'un privilège extraordinaire attaché à notre fonction.

Il y avait bien des choses contre moi, au moment où j'eus la certitude de ma première grossesse. Il fallut, comme de juste, que ces affaires suivissent leur cours, atteignissent comme une maladie leur période aigu, et enfin leur dénouement. Eh bien! je contemplai ces péripéties, de ma chaise longue, avec un quasi-désintéressement qui m'étonne aujourd'hui encore, avec une sorte de recul, de confiance présomptueuse, et comme un passager muni d'amulettes pendant la tempête. «Tout peut arriver, me disais-je, mais il faut que je vive pour mon enfant!»

J'en étais venue à un détachement si grand, que je ne saurais me souvenir aujourd'hui avec précision de ce qu'il en fut du procès Grajat. Pourtant, mon pauvre mari était aux abois, et il se crut, pendant un certain temps, un homme perdu. «Un homme perdu»! lui, si réservé, si fier de son état, et si confiant? Ah! c'est que, justement, il avait été toute confiance en ses rapports avec son ami Grajat, et rien que cela; et le sentiment de la confiance étant ébranlé soudain, tout lui manquait; il était «un homme perdu». Ce que je sais, c'est que Grajat l'avait iniquement trompé, l'avait entraîné dans des entreprises hasardeuses et prétendait leurs sorts liés jusque dans certaines spéculations que mon mari avait répudiées. Or, il s'était produit, avant la fin de l'Exposition, un grave échec des entreprises, un effondrement des spéculations. L'entière bonne foi de mon mari fut établie de la façon la plus nette, mais il fallut l'établir. Quelles longueurs! quelles attentes! et quelles impatiences! Il n'y avait pas jusqu'au mariage d'Isabelle Voulasne et d'Albéric Du Toit, qui ne fût suspendu à la conclusion de ces événements, M. Du Toit faisant mine de temporiser tant que le sort de mon mari n'était pas complètement disjoint du sort de Grajat. Il y employa d'ailleurs toute son influence, toute son autorité, et c'est à lui, assurément, plus qu'à la loyauté incontestée de mon mari, que nous dûmes de sortir indemnes de cette crise, car la loyauté, toute seule et même éclatante, m'a-t-on appris plus tard, n'eût peut-être pas suffi. Grajat s'était accolé de longtemps mon mari en escomptant la «puissance financière» de ses cousins Voulasne, en escomptant ensuite le crédit du président Du Toit.

Gros balourd, connaisseur d'affaires mais non de gens, faute de finesse d'esprit, le Grajat n'avait pas su prévoir deux choses: c'est que les Voulasne fussent partis en croisière autour du monde pour peu qu'on eût fait mine de les vouloir ennuyer avec une aventure de cette sorte, et c'est que le président Du Toit était homme à ne se dévouer qu'aux bonnes causes. Le président Du Toit ne fut pas pour Grajat, en l'occasion, le grand secours sur lequel notre ancien ami avait fait fond; mais mon mari me laissa entendre à plusieurs reprises que, sans la mémorable intervention de Grajat en faveur du mariage d'Isabelle, nous n'eussions pas eu, très probablement, pour nous servir, tout le zèle de M. Du Toit. C'est très possible.

Grajat avait une fortune assez bien assise pour ne point sombrer sous le coup, mais il subit une forte saignée et jugea à propos d'entreprendre un voyage d'études qui dura deux ans et demi. Nous fûmes quittes, nous, pour faire notre deuil de tous les gains que mon mari avait espéré tirer de l'Exposition, joints à tous ceux qu'il avait sacrifiés, un an durant, à préparer l'Exposition. Mais de quel prix n'eussé-je pas payé l'avantage d'être débarrassée, deux ans et demi, de Grajat! Ah! oui, adieu la voiture! adieu le domestique en livrée!.. adieu Grajat!.. Mais mon mari, lui, souffrit beaucoup de ces privations.

Il était sans rancune contre Grajat. Grajat était pour lui un homme qui lui avait autrefois rendu des services. Il lui devait fidélité. Il me disait à moi: «Si les choses avaient bien tourné, j'aurais eu ma part dans les bénéfices…» – «Mais, non! puisqu'il a été prouvé qu'il n'était nullement engagé envers vous! Il vous aurait volé quand même…» – «On est tout autre, affirmait-il, quand la fortune vous sourit.» Il n'en voulait pas démordre. C'était à lui d'avoir des scrupules! Si j'attaquais Grajat, il me disait que ce n'était pas généreux, Grajat étant à terre. Il avait une longue habitude de confiance et d'amitié contre laquelle rien ne put prévaloir.

Lorsque Grajat revint, il revenait d'Amérique, et personne ne se souvenait plus exactement des motifs qui l'y avaient envoyé. Il était flambant, remis à neuf, et il écrasait jusqu'à vos ressentiments sous les images gigantesques qu'évoquaient ses propos. Il avait vu des choses nouvelles, des ouvrages de Titans, des mœurs invraisemblables, des fortunes dont le chiffre fabuleux n'est presque plus perçu par nos sens. Les Voulasne, sur sa prière, et peut-être par l'entremise de mon mari, consentirent sans aucune difficulté à le recevoir. Les Voulasne, qui n'avaient point été atteints personnellement par les affaires de Grajat, n'en conservaient aucune mémoire; ils étaient enchantés de revoir un homme dont l'entrain et la bonne humeur étaient connus, et un voyageur. S'il est vrai que d'autres ne lui sautèrent pas immédiatement au cou, chez les Voulasne, il est non moins certain que, dès le potage, Grajat parlant de l'Amérique avait accaparé l'attention de tout le monde, et qu'il devint, de ce moment, un centre d'attraction sans rival, car il n'y avait ni homme ni femme qui n'eût quelque chose à lui demander. Et il se trouva relancé, comme cela, par l'intérêt qu'avait chacun à être informé ou par l'étrange plaisir qu'ont la plupart des gens à être ébahis par le «colossal». Sans qu'il racontât rien de lui-même, rien de ce qu'il avait fait là-bas, on le trouvait grand à cause des choses géantes qu'il avait vues. Qu'il eût vu grand ou petit, je ne pouvais, quant à moi, m'empêcher de penser: «C'est un homme malhonnête.» Je ne me privais pas, d'ailleurs, de le lui dire en face. Je n'ai jamais souffert qu'il embrassât mes enfants. Je le traitais comme il disait que les Américains traitent les hommes de couleur. Je lui disais: «Vous avez l'âme noire, pour moi vous êtes nègre… pouah!..» Mon mari était beaucoup plus affecté que Grajat de ce qu'il nommait mes lubies. Chez mon mari, comme chez ceux qui accueillaient Grajat, ce n'était pas de l'indulgence envers un homme coupable d'une grande faute, c'était de l'indifférence pour la faute, c'était de l'apathie morale absolue. Le sens moral était atrophié à ce point chez la plupart, qu'il n'y avait point d'explication possible entre nous en cas de différend: qu'eussé-je pu dire à Grajat, par exemple, qui demeurait convaincu que ma mauvaise humeur à son endroit ne résultait que du dépit d'avoir manqué par lui «ma voiture»?

Toute manifestation de l'horreur qu'il m'inspirait me faisait passer à ses yeux pour plus bassement intéressée! J'en vins petit à petit à ravaler mon dégoût et à lui faire presque bon visage, uniquement pour lui prouver que je ne pensais pas à «ma voiture». Mais si je désarmais, il voyait en mon armistice le signe que je consentais, pour avoir «ma voiture», à l'autre moyen, celui qu'il m'avait proposé un jour… Et il redevenait galant. Si je dénonçais à mon mari ses entreprises et le cynisme avec lequel elles étaient tentées, mon mari, sans s'émouvoir, me répondait: «Quelle importance cela a-t-il, puisque vous n'êtes pas femme à lui céder jamais?»

Je crois que les galanteries de Grajat flattaient plutôt mon mari, parce qu'il était sûr de ma résistance, et parce que chaque siège victorieusement repoussé augmentait ma valeur, ma valeur morale. Il était fier de ma valeur morale; il savait ou sentait que Grajat lui-même était impressionné par ma valeur morale et devait dire de lui: «Cet animal de Serpe a une petite femme qui tient comme un bastion!..» Curieux phénomène: ils se gaussaient de la valeur morale, et c'est d'elle qu'ils tiraient dans leur maison le plus de vanité; ils la réduisaient à n'être qu'objet de luxe, mais parmi les objets de luxe qu'ils prisaient, elle était encore le plus rare et le plus apprécié.

Ma belle-sœur Emma avait eu la chance de se remarier avec un jeune homme charmant, de cinq ou six ans moins âgé qu'elle, il est vrai, mais follement épris, et qui possédait une grosse fortune. Emma le conduisait par le bout du nez, roulait carrosse, se faisait habiller chez les couturiers renommés, donnait des dîners, rajeunissait elle-même, positivement, était, ma foi, fort jolie, et jurait à tout venant qu'elle se ferait couper en quatre plutôt que de manquer à son «joli petit mari». Malgré mille excentricités, elle lui était en effet fidèle. Elle s'était mariée à peu près à l'époque de la naissance de ma petite Suzanne, à la fin de mars 1890. C'est en juillet 93 que Grajat revint d'Amérique. Aux environs du jour de l'An, Emma trompait son «joli petit mari» avec cet homme presque sexagénaire, de qui elle se moquait outrageusement au temps où elle était sa maîtresse. Le petit mari se fâcha tout rouge; il gifla Grajat, dans un cabaret à la mode, devant plus de cinquante personnes; on se battit; ce fut une histoire; et on se battit si sérieusement que Grajat promena sept à huit semaines son gros bras en écharpe, fier, à son âge, d'une aventure de cette sorte. Et l'on divorça bel et bien, au grand désespoir d'Emma qui retomba du haut de sa fortune d'un jour sur ses pieds nus, et revint, le premier de chaque mois, faire la gentille avec son frère, et lui demander cinq minutes d'entretien. Grajat l'avait quittée aussitôt après l'aventure. L'ex-jeune mari la reprit comme maîtresse, mais la traita en fille. Et la pauvre Emma, avec cela, allait sur la quarantaine! C'était une grande pitié.

Mon mari rompit net avec sa sœur; il lui interdit de jamais repasser le seuil de sa porte. Ce fut la maman Serpe qui revint, chaque mois, à la maison, après le déjeuner, avec des cheveux d'un blond de plus en plus flamboyant, son petit chien favori, Zuli, sous le bras, seul vieillissant, lui, asthmatique, toussicotant et râlant.

Autour de nous, les Kulm avaient divorcé, après vingt et un ans de mariage, lui pour épouser une femme de sport, championne de je ne sais plus quels matches; elle, abandonnée, à quarante-cinq ans, sans autre ressource qu'une pension alimentaire, après la vie la plus insoucieuse et la plus aisée, et avec deux jeunes filles à marier!..

Un autre exemple attristant, près de nous, était celui du mariage d'Isabelle Voulasne et d'Albéric Du Toit. Isabelle, pendant près de deux ans, avait, par amour pour Albéric, adopté tous les goûts et dégoûts de la famille Du Toit. La conversion spontanée d'Isabelle avait eu les allures d'une vocation tout à coup révélée; elle avait frappé les Du Toit et n'avait pas contribué pour peu à leur faire agréer le mariage; gagner une âme, et par elle, qui sait? spiritualiser ces pauvres Voulasne embourbés dans les joies épaisses, c'était, n'est-il pas vrai, une œuvre? Or, dès que la période de lutte avait cessé, fort peu de temps après le mariage, on avait vu la noble ardeur d'Isabelle s'affaiblir, une naturelle nonchalance remplacer son beau zèle à s'instruire, un égoïsme paresseux transpercer cet accoutrement de sœur charitable qui avait fait l'émerveillement de la bonne madame Du Toit. Une fois mariée, et malgré un réel amour pour Albéric, Isabelle était redevenue elle-même en devenant heureuse, et était redevenue Voulasne en redevenant elle-même. Voulasne, elle ne songeait qu'à se distraire, à se laisser porter et agiter par la vie extérieure, et, faute d'un tel mouvement, tombait en une torpeur insipide, état inadmissible absolument chez les Du Toit. Chez les Du Toit, la vie était réglée une fois pour toutes et composée exclusivement de devoirs qu'on ne discutait pas, et qu'il s'agissait de trouver agréables si l'on tenait absolument à avoir du plaisir. Albéric, rompu aux austères plaisirs de sa famille, mais amoureux de sa jeune femme, se trouva quelque temps perplexe. Il s'ingéniait à établir un compromis entre ses habitudes disciplinées et la mollesse propre à Isabelle. Installés dans un appartement à eux, chez eux, indépendants en somme, ils se partageaient également, à jours fixes, entre les deux familles. Isabelle était d'un naturel fort doux. Albéric aussi. Ce n'était pas qu'Isabelle récriminât, ou exigeât, mais elle avait besoin d'agréments qu'Albéric eût jugé inhumain de lui refuser. Il arriva une chose que de plus avertis que moi eussent pu prévoir, c'est qu'après quelques mois de concessions faites à Isabelle, Albéric se laissait gagner par le goût des distractions quelles qu'elles fussent, par cette espèce de lourdeur qui vous entraîne à descendre dans Paris chaque soir, par ce goût pour l'oubli de soi, par cet étourdissement quasi niais, quasi spirituel, quasi répugnant, quasi savoureux, que vous procurent, comme une drogue de fumerie, les plaisirs dits parisiens. A la compagnie de son père, de sa mère, cent fois supérieure en ressources profondes, il préféra bientôt celle de ses beaux-parents, stupides, mais si faciles, si dépourvus de sens critique, et à un tel point incapables de vous adresser une observation, de vous donner même un avis! de ses beaux-parents qui le jugeaient le gendre le plus accompli, pourvu qu'il fût de leur bande et de leur perpétuelle fête. Comme dans toute la nature, la paresse et le moindre effort l'emportaient jusque sur les habitudes d'activité les mieux contractées. Les Du Toit, à cent lieues d'avoir prévu pareil détournement, et qui s'étaient flattés au contraire de gagner à eux leur belle-fille, étaient stupéfaits, désolés, effondrés. Les Voulasne, eux et leur entourage, ne jugeaient pas la chose, ne la remarquaient même pas: Albéric était avec eux, tant mieux! car plus on est de fous plus on rit.

Nous avions, dans notre monde, bien d'autres transfuges venus de familles analogues à celle des Du Toit! Notre monde, et j'entends par là celui qui était résolu à mener la vie joyeuse et sans entraves, faisait la boule de neige, se grossissait chaque jour en s'entraînant mutuellement au confort, au bien-être, au luxe, à une élégance audacieuse et à une bravade du lendemain qui n'allait pas parfois sans un certain courage. Tout y était au rebours des anciennes mœurs de la bourgeoisie française, essentiellement composées de contrainte, d'abstention, de prudence craintive, d'économie de toutes les forces et de terreur de l'opinion. C'était une société qui semblait s'être retournée bout pour bout, la réserve ayant à sa place la dilapidation; le souci de l'avenir, du sort des enfants, de la maison, du nom, obstrué par la frénésie de consommer pendant que notre propre jour luit encore; l'argent jadis volontiers secret: maintenant, la jactance d'une fortune souvent fictive; les femmes, les familles entières ne craignaient jadis rien tant que le bruit fait autour d'elles, le seul nom, imprimé dans une feuille publique, froissait une pudeur que j'ai bien connue: désormais les efforts et le but des femmes, voire des familles, était qu'il fût parlé d'elles, et il n'y aurait pas grand paradoxe à ajouter: de quelque façon que ce fût. La discrétion, le silence, le vase clos où tant de groupes ont préparé des valeurs réelles, semblaient des geôles ou des tombeaux; et qu'importait à présent la valeur réelle, si la parade et le boniment en donnaient l'illusion à un public jobard et dégradé?

L'évolution du ménage d'Albéric eut pour moi des conséquences fort inattendues et des plus graves. Comme tout s'enchaîne dans la vie, mon Dieu! et par les moyens les plus éloignés de tous ceux qu'on eût pu se plaire à prévoir!.. Dès que j'avais connu les Du Toit, j'avais souhaité me réfugier quelquefois près d'eux. Les Du Toit de leur côté semblaient aussi m'avoir «reconnue»; et ils m'avaient fait des avances. Cependant nous en étions demeurés là.

Madame Du Toit me rencontra une après-midi aux Champs-Élysées où j'allais dans ce temps-là, régulièrement, promener ma petite fille, parce qu'il y avait de la coqueluche au parc Monceau. Suzanne commençait à marcher seule; j'étais grosse de son futur petit frère; nous parlâmes naturellement des enfants; madame Du Toit me félicita d'en avoir, tout en me contant, les larmes aux yeux, les peines que les siens lui avaient causées.

– Et quand vous allez être grand'mère, lui dis-je, ce sera à recommencer!

Elle ne demandait pas mieux que de recommencer. Mais elle hocha la tête:

– Ils ne se pressent pas, dit-elle, de me rendre grand'mère: ce n'est plus la mode, aujourd'hui, dans un certain monde, d'avoir des enfants!..

Je m'écriai:

– «Dans un certain monde!..» mais heureusement que…

– Oh! me dit-elle, vous comprenez parfaitement ce que j'entends par là. Vous avez dû trop souffrir, ma chère enfant, avec votre nature délicate et votre parfaite éducation, des milieux auxquels je fais allusion, pour ne pas deviner mon chagrin…

Elle me prenait par l'amour-propre, par l'intuition sympathique, par la maternité. Elle me fit ses confidences; elle en provoqua de ma part, et sut, par là, m'être agréable. Mais tout ceci avec du tact, sans précipitation excessive, sans débordement. Elle ne parlait d'elle-même qu'en s'en excusant pour ainsi dire, et en essayant d'envelopper son propre cas, qu'elle ornait d'idées, de citations très appropriées. Elle m'en imposait comme tous les esprits plus et mieux nourris que le mien; mais sans me paralyser, sans me gêner même. Nous bavardions bientôt comme de vieilles amies.

Je l'étonnai, moi, par mon indulgence. Elle crut s'être trompée en m'énumérant mes maux, attendu que je ne m'élevais pas contre un état de mœurs qui en était responsable; elle était entière et exclusive, elle était convaincue que le monde sans principes et sans culture morale était «corrompu jusqu'à la moelle». L'expression qu'elle employait me fit protester. Moi qui vivais, depuis plusieurs années, au milieu de ce monde, et qui avais été par lui blessée, je ne le jugeais point cependant d'une façon si définitive. L'animation de notre premier entretien vint de ce différend. Je lui citai maintes femmes qui, sous les dehors les plus évaporés, étaient, au demeurant, excellentes et très pures; je lui disais: «Les apparences de ce monde-là sont aussi trompeuses que l'est, par exemple, le théâtre qui prétend représenter la vie, et qui, en réalité, attire le public en l'épouvantant par des mœurs aussi inédites qu'inexistantes; ici, c'est une coquetterie de paraître sans conduite comme c'en est une, ailleurs, de paraître vertueuse; le bon naturel et le mauvais se retrouvent de part et d'autre.» Elle me répliquait que j'étais trop bonne et trop jeune, que le mal passait inaperçu à mes yeux, mais qu'une complaisance comme la mienne était des plus pernicieuses, car c'est avec ce libéralisme qu'on encourage ou facilite toutes les décadences.

Je me laissai entraîner par madame Du Toit à mener ma petite fille, une ou deux fois par semaine, jusqu'au Luxembourg, qui était d'ailleurs, affirmait-elle, beaucoup plus sain que les Champs-Élysées saupoudrés de poussière. Je rencontrais au Luxembourg madame Du Toit qui, pour une ondée, pour un nuage menaçant, voulait à toute force m'abriter chez elle, rue de Vaugirard, dans le voisinage. La pauvre femme semblait ne plus pouvoir vivre sans me voir, parce qu'elle ne pouvait vivre sans parler de son fils et parce qu'elle ne parlait de lui, tout à fait à l'aise, m'affirmait-elle, qu'avec moi. Elle comptait aussi sur moi pour «le ramener». Elle disait «le ramener», comme si le cher Albéric eût embrassé quelque schisme.

A voir le jeune ménage de plus près, je ne tardai pas à m'apercevoir qu'Albéric, après avoir oscillé un moment entre les parents de sa femme et les siens, était allé vers ceux à qui il eût été le plus difficile de faire comprendre pourquoi il ne leur fût pas venu! Albéric, qui n'était pas un sot, mais qui avait le tort de ne vouloir blesser personne, avait jugé que ne point partager les divertissements de ses beaux-parents c'eût été rompre avec eux, car aucune bonne raison ne leur était accessible, tandis qu'il comptait sur l'esprit supérieur de son père et sur la bonté de sa mère pour lui passer cette complaisance envers les parents de sa femme.

Ainsi, et par une malignité des choses qui souvent dans la vie m'a frappée, de deux familles, l'une intelligente et l'autre bornée, c'était la bornée qui l'emportait en influence, à cause et en raison même de son inaptitude à concevoir quoi que ce fût, hormis son étroit et égoïste plaisir.

Madame Du Toit me suppliait de ne pas manquer son jour, surtout lorsqu'elle attendait sa belle-fille. Mon Dieu, je sentais bien qu'elle m'employait à lui «ramener» son fils en agissant sur Isabelle; elle me plaisait par ailleurs, m'instruisait, me prêtait des revues et des livres, et je croyais faire une bonne action en contribuant à empêcher ce pauvre Albéric de s'engager davantage dans une société de fêtards. Je venais donc aux jours de madame Du Toit. Il y avait là toutes les femmes de la magistrature et du barreau, la plupart honnêtes mères de famille, sans coquetterie; on parlait surtout collèges et pensions, rougeole, scarlatine, projets ou souvenirs de vacances, Suisse ou «petits trous pas chers». Les plus entendues étaient préoccupées de l'avancement de leurs maris; les infortunes conjugales étaient matière à chuchoteries pudibondes. Il venait aussi des messieurs, beaucoup encore à favoris, dans ce temps-là, et en redingote de drap, boutonnée; quelques jeunes aussi, portant la barbe, et jusqu'à des stagiaires, qui m'entouraient volontiers, bien que je fusse grosse de cinq mois, mais parce que j'étais mieux mise que la plupart des autres femmes.