Kitabı oku: «Madeleine jeune femme», sayfa 9
Mon Dieu! que l'on était loin, là, des Kulm ou des Lestaffet! On m'y présentait beaucoup plutôt comme petite fille de magistrat et comme fille d'avocat renommé que comme femme d'architecte. Isabelle se montrait assez ponctuelle aux jours de sa belle-mère, amenée de force par son mari, car elle ne s'était jamais soumise à des obligations, et la mine aussi boudeuse qu'au temps où, chez ses parents, on ne mettait pas d'empressement à lui donner son Albéric… Elle venait à moi d'assez bonne grâce, parce que, chez les Du Toit, c'était encore moi la moins «rive gauche», disait-elle. Elle était jolie, très élégante, un peu trop parfumée, même pour la rive qu'elle habitait.
Moi, j'étais contente de rencontrer là M. Juillet dont la causerie me plaisait toujours. Il n'y venait pas régulièrement, mais lorsque j'avais la bonne fortune de l'y voir, le temps me paraissait court. Il causait assez souvent avec moi, ou plutôt se laissait entendre par moi en particulier, car, crainte de lui déplaire, je surveillais avec lui mes paroles. Il philosophait devant moi, sur le contraste des milieux si divers où il voyait que je passais tour à tour et qu'il connaissait, l'un et l'autre, mieux que moi. Il lançait, contre l'un et l'autre, des traits aigus, ce qui m'amusait sans provoquer chez moi la réaction, comme les attaques de sa tante. Et il me prouvait que, dans quelque société que l'on soit, on ne peut manquer de trouver à redire. Ce qui l'étonnait en moi et me rapprochait de lui, c'était qu'avec ma nature respectueuse, je pusse rire de ses épigrammes sans me froisser. Je lui affirmais que des caractères de l'espèce du mien ne sont pas rares dans mon pays, et que l'on peut être profondément sérieux et admettre la raillerie, et aimer la raillerie, et la pratiquer sans laisser entamer par elle le sentiment de gravité que la vie nous inspire.
– Aujourd'hui, me disait-il, les gens qui se moquent, se moquent à fond, sans plus croire à rien, même pas à leur moquerie qui n'est qu'un procédé, et dont on sent tout l'artifice et l'effort; quand notre race était plus pure ou la vie moins usée, si vous aimez mieux, le rire, avec toute sa malice, «châtiait les mœurs» et ne les détruisait pas… Ainsi, par exemple, ce n'est pas parce que je plaisante le dessus de cheminée, les tableaux et les meubles de ma bonne tante Du Toit, que je manque le moins du monde, en mon cœur, à vénérer cette très digne et excellente femme… Ce n'est pas parce que je n'aborde plus mon cousin Albéric sans lui glisser à l'oreille, comme une nouvelle sensationnelle: «On ne peut contenter tout le monde et son père!» – ce qui le met en fureur, – que je manque à mon affection très réelle pour ce brave garçon.
On aurait eu, en effet, bien du mal à garder son sérieux devant l'attitude d'Albéric chez sa mère. On eût juré qu'il rentrait d'escapade; il tendait le dos, garait ses oreilles comme un petit garçon, comptait à tout moment que madame Du Toit allait lui donner la fessée, publiquement, pour avoir découché. Et M. Juillet disait:
– C'est qu'il a l'air, aussi, le coquin, d'avoir introduit ici sa maîtresse!..
Tel était un peu, ma foi, l'effet que produisait la trop parfumée, la trop élégante Isabelle.
Je demandai à M. Juillet sa franche opinion sur le mariage d'Albéric:
– Mais, ce n'est pas son mariage qui est bête, disait-il, c'est lui! Et il rendra son mariage absurde à cause de son urbanité trop exquise. La petite Voulasne, mal élevée, ou pas élevée du tout, mais je parie qu'elle vaut la plupart des pimbêches que lui eût choisies ma tante Du Toit! et d'abord elle l'aime… Mais, ce qu'il fallait, c'était avoir le courage, – si courage il y a, – de tenir à distance les parents Voulasne…
– Vous en parlez à votre aise! répliquais-je à M. Juillet. Mais Isabelle aime infiniment ses parents! Elle a joué toute sa vie avec ses parents comme avec des camarades. Ses parents ne l'ont jamais grondée, jamais contrainte, jamais ennuyée: il y a un attachement tout particulier des jeunes filles mal élevées à leurs parents, c'est une espèce de complicité… Isabelle n'eût jamais consenti à s'éloigner de sa famille…
Je me souviens que nous fûmes interrompus par madame Du Toit, qui, nous voyant causer très attentivement, et à part, venait s'enquérir de ce qui nous absorbait à ce point. M. Juillet lui dit:
– Mais, ma tante, nous nous occupons de vos intérêts!..
Elle lui avait confié, à lui comme à moi, ses soucis. Elle comprit aussitôt ce dont il s'agissait. Elle joignit les mains et leva les yeux au ciel, appelant sa bénédiction sur notre entreprise commune. Elle parut fonder tout de suite un grand espoir sur cette entente entre M. Juillet et moi, qu'elle n'avait pas prévue. Je crus devoir lui confesser que notre premier échange de vues était assez pessimiste.
– Qu'il ne soit pas le dernier! dit-elle. C'est une bonne œuvre à accomplir, ne l'oubliez pas: une bonne œuvre!..
Elle n'avait pas une confiance parfaite en son neveu Juillet, à cause de ce qu'elle appelait «son esprit sarcastique», et parce que, tout intelligent qu'il fût reconnu, il n'avait pas de situation officielle et stable. Son intelligence même paraissait trop vive, et inquiétante, car elle faisait constamment le tour complet de chaque chose, en la considérant avec une égale complaisance, des points de vue les plus opposés. Cependant tous les articles et notamment un certain ouvrage, qu'il avait publiés, jusqu'ici, étaient à conclusion très propre à rassurer la famille. Ses articles comme son ouvrage avaient été, je le voyais bien, fort remarqués; néanmoins, j'entendais qu'on lui reprochait je ne sais quelles contradictions. Il répondait: «La vie est un champ d'expériences, les paroles un moyen d'essayer les idées; la vie passe; les paroles volent; les écrits restent. Eux seuls comptent, ils sont le résultat.» Mais madame Du Toit devait trouver la vie et les paroles de son neveu aussi louables que ses écrits, du jour où son neveu partait pour la croisade en ma compagnie.
Le singulier départ! Prémédité? voulu? Aucunement. Par personne. Il dépendait d'un mot jeté au hasard. Que d'entreprises, que d'aventures n'ont pas d'autre fondement!..
En me parlant de son neveu, entre nous, madame Du Toit disait à présent: «votre allié», pour me rappeler la bonne œuvre à accomplir de concert. Point d'allié qui pût être pour moi compromettant, vu la situation où j'étais, situation qui dut même, bientôt, interrompre mes promenades au Luxembourg, ma croisade et mes visites chez madame Du Toit!..
XI
Madame Du Toit eut pour moi des soins vraiment maternels au moment de la naissance de mon petit garçon. Elle ne venait à peu près point chez moi auparavant; elle ne laissa presque pas un jour sans prendre de mes nouvelles, et elle me fut très utile. C'est un avantage que d'avoir près de soi, en ces moments-là, une femme d'autant d'ordre et d'expérience. Elle me procura un médecin plus sérieux, plus consciencieux et quatre fois moins coûteux que celui qui m'avait soignée lors de mes premières couches, et, comme il me fut interdit de nourrir, cette fois, elle sut me dénicher dans un certain village de Bretagne une nourrice magnifique. On connaissait l'élevage des enfants dans le monde de madame Du Toit! Enfin elle me tint compagnie, sans me peser jamais et même sans m'ennuyer de ses chagrins personnels. Notre amitié se trouva consolidée à la suite de ces quelques semaines, et après une connaissance ainsi plus intime, madame Du Toit me fit dans son entourage une réputation qui me flatta, je l'avoue.
Je m'étais accoutumée jusque-là, dans le monde des Voulasne, Kulm, Lestaffet et Cie, à me contenter de l'état d'étrangère à peu près tolérable; et, mon Dieu, mes années de jeunesse m'avaient à ce point rompue à ne pas vivre pour mon agrément, que cela pouvait, à la rigueur, continuer. Mais j'éprouvai une grande douceur à me sentir estimée, et estimée pour ce qui, en moi, était vraiment moi-même, et non pour les complaisances, concessions ou petits tours de force destinés, ailleurs, à me faire seulement agréer. Mon amour-propre fut très sensible aux hommages dont je me vis entourée chez madame Du Toit.
J'y retournai dès que ma santé me le permit, entre mon énorme nounou et ma petite Suzanne, et y pris une part plus franche et plus active qu'auparavant aux questions de coupage de lait, de diarrhée infantile et au choix d'une plage pour les marmots à la prochaine saison. Pendant toute une année, mon dernier né, que nous avions nommé Jean, étant assez délicat, ces conversations m'intéressèrent même plus que celles de M. Juillet. Je ne m'en étonnais pas; je n'y prenais seulement pas garde; il y avait une chose qui m'absorbait tout entière, c'était la santé de mes enfants; aucune préoccupation du même ordre, autour de moi, ne me paraissait excessive ni importune, et tout ce qui ne s'y rapportait pas directement me semblait un peu oiseux. M. Juillet me taquinait à ce propos, sans me piquer le moins du monde.
Il m'annonçait qu'il s'abstiendrait de revenir au jour de sa tante parce qu'il se trouvait dépaysé dans une «nursery», et il avait même confié à sa tante elle-même, qui me le répéta, qu'elle réussissait à faire de moi une «popote» comme toutes ses amies, que les femmes intelligentes étaient rares et que ce qu'elle pratiquait là était «un étouffement criminel». Je revois toujours la bonne madame Du Toit redisant l'expression: «un étouffement criminel»! Elle en riait, car elle était faite aux paradoxes de son inquiétant neveu; elle voyait bien que moi aussi j'en riais, et elle était flattée que M. Juillet, sous cette forme dépitée, reconnût lui-même en moi, outre les qualités qu'il prisait, lui, pour son agrément personnel, celles que sa tante plaçait au-dessus de tout. M. Juillet ne mit pas à exécution ses projets de ne plus reparaître au jour de madame Du Toit; et, bien qu'il me jurât qu'il ne contribuerait certes pas à rendre la femme d'Albéric aussi «bourgeoise» que moi, il y travaillait tout de même un peu avec moi, tout en causant vaccine et dents de lait. Et il me manifestait, malgré lui, une sorte de vénération.
Aucune parole n'avait prise sur Isabelle; il fallait jouer avec elle pour retenir son attention, et encore ne se prêtait-elle qu'au plaisir de la facétie, et puis, aussitôt, son esprit s'évaporait sans retenir la moindre conclusion. Elle ne jugeait rien, ni gens, ni choses, si ce n'est par rapport à leur caractère «rasoir» ou «rigolo». A la notion de la valeur morale son esprit était impénétrable. Cette lacune, pour moi si stupéfiante, produisait chez elle, et autour d'elle, une simplification extrême de la vie. Elle était sans antipathie et n'en inspirait aucune, car nul défaut ne l'indignait et sa bonhomie désarmait ceux qui s'indignent. Son mari, dont l'esprit avait peu d'exigence, trouvait près d'elle une paix, au moins provisoire, qu'il n'avait jamais goûtée dans le milieu assez rigoriste, un peu tatillon, de sa famille, et il s'abandonnait à la tiédeur d'une vie assez saugrenue, mais si aisée! Il n'était pas, il ne serait jamais, lui, un contempteur des mœurs traditionnelles; il ne se ferait pas davantage l'apologiste des mœurs opposées, mais il appréciait, au fond de soi, la séduisante mollesse et le laisser aller d'une vie dépourvue de tout commandement et de toute sanction.
M. Juillet ne pouvait absolument pas prendre son cousin au sérieux, et, dans notre entreprise commune, il ne voyait qu'une croisade un peu comique, qui le divertissait, en faisant grand plaisir à sa tante.
– Je vous affirme, madame, me confiait-il, qu'Albéric a fait précisément le mariage qu'il mérite. Albéric n'a jamais compris ce qu'il y avait d'auguste dans l'éducation que ses parents se sont exténués à lui fournir. C'est une erreur de beaucoup d'hommes éminents, comme mon oncle Du Toit, de s'imaginer que leurs rejetons non seulement sont dignes d'eux, mais doivent s'élever plus encore: supposez qu'Albéric eût entretenu cette illusion par un mariage et une conduite conformes aux souhaits de son père, on l'eût poussé à des emplois dont il n'est certainement pas digne. Son amourette pour une petite Voulasne, c'est la revanche de sa nature médiocre; c'est l'explosion de ce qu'il y a d'essentiel en lui: elle détruit en un clin d'œil l'échafaudage savant, mais arbitraire, combiné par une famille hors ligne; elle le fait dégringoler à son niveau véritable où il se trouve, lui, comme vous voyez, tout à fait bien!..
Il n'était pas très encourageant, M. Juillet, dans la croisade entreprise en commun! Et l'on voyait si bien que le sort d'Albéric et d'Isabelle l'intéressait peu! Il en revenait toutefois de lui-même à cette question, lors de nos rencontres, parce que c'était le pacte convenu entre nous et devant l'autorité de madame Du Toit; mais il s'en évadait vite, en biaisant avec une rouerie qui ne m'échappait pas et qui me faisait l'avertir d'un sourire que nous quittions la grande route sinon la bonne. Il aimait avant toutes choses à agiter des idées, et il avait un insurmontable dédain pour tout ce qui ne fournissait pas matière à ce jeu supérieur. Le cas d'Albéric et d'Isabelle était un prétexte excellent, il est vrai, à mille réflexions, à ma portée, sur les mœurs, les caractères, la vie; mais d'Albéric et d'Isabelle, mon Dieu! que son souci était loin!
Ce que j'apprenais en écoutant M. Juillet, et sans y prendre garde, ou, si l'on veut, l'invitation, sur un ton enjoué, à réfléchir et à méditer, que je recevais de lui, me causait une sorte de plaisir, naturel et profitable, dont je ne saurais comparer l'effet qu'à la belle coulée de lait qui passait du gros sein de ma nourrice bretonne dans la petite bouche heureuse de mon enfant. Je ne songeais pas à m'écrier: «Comme c'est bon! que cela me fait de bien!» parce que, grâce à mes préoccupations maternelles, j'étais garantie de toute exubérance et même garantie de croire que je pusse éprouver quelque chose d'étranger à mes deux petits; mais je me nourrissais avidement, sans le savoir, avec un bonheur serein, et je me nourrissais de ce qui était mon aliment. Cette nourriture spirituelle m'était offerte au moment même où, par la maternité, toute une portion de moi-même et, me semblait-il, tout mon cœur venaient de recevoir satisfaction et triomphaient. Je me croyais comblée; je me sentais heureuse.
Ah! la charmante époque de ma vie! Est-ce que tout ne me souriait pas à la fois? Il me semblait que mon ménage était beaucoup plus heureux. Pourquoi? Je n'aurais pas su le dire. Qu'est-ce qu'il y avait donc de changé? Mon mari, incorrigible, avait toujours Grajat pour ami, et travaillait pour Grajat en pure perte. Il ne faisait pas de brillantes affaires, cela était évident, si je considérais le budget qui était le nôtre. Nous étions bien tassés dans notre petit appartement depuis que notre seule pièce de réserve était abandonnée à la nourrice et au petit Jean, et ma fille couchait dans notre chambre. Mon mari avait beaucoup d'ennuis par sa sœur qu'il ne voyait plus et m'interdisait absolument de fréquenter, et il avait été affecté, d'une façon qui m'étonna, par la mort de son vieux père. Du vivant du bonhomme, il le voyait peu, en effet, ne parlait presque pas de lui et semblait réserver toute son indulgence pour sa mère: il le pleura pendant des semaines avec un véritable chagrin. Est-ce qu'il avait un cœur caché?.. Depuis que nous avions deux enfants, je le voyais beaucoup moins. Sous le prétexte, d'ailleurs vraisemblable, que l'appartement était encombré, il allait à ses ateliers aussitôt après le repas; il voyait d'un bon œil mon amitié avec madame Du Toit, mes relations nouvelles avec le monde de madame Du Toit, et la renommée dont on m'y gratifiait et qui me suivait et me faisait respecter jusque dans son monde à lui; car c'était ainsi!.. En tout ce qui dépendait de moi, mon mari semblait être parvenu à ses fins; malgré mon origine provinciale, je m'étais assouplie aux exigences de Paris; malgré l'éblouissement et les périls de Paris, j'avais gardé de mon éducation première ce sur quoi il avait fondé précisément le plus d'espoir; j'étais assez exactement la femme qu'il s'était proposé d'avoir; et maintenant que je lui avais donné, en outre, une petite famille, loin d'être pour lui un motif d'inquiétude, je lui représentais la paix du ménage assurée; il se reposait entièrement sur moi, et, à cause de cette sécurité même, je sentais que toute son activité s'écartait de moi, de son ménage ordonné, pour se reporter, selon les habitudes que l'on n'a pas menées en vain jusqu'à trente-sept ans, avant de se marier, vers ses amis, vers ses affaires, vers le dehors. Je crois qu'il eût été retenu davantage à l'intérieur s'il eût acquis le moyen d'avoir un domestique mâle, en livrée, et de me procurer une voiture!.. Oui, il se reprochait de n'avoir pas su ajouter ce colifichet à son ménage, et il croyait aussi, – comme Grajat!.. – que je lui reprochais secrètement le défaut d'un tel luxe. D'ailleurs, il voyageait assez fréquemment, à cause de ses constructions ou restaurations de vieux manoirs. Il restait deux ou trois jours absent, quelquefois une et même deux semaines.
Et c'est en le voyant partir ainsi, que je prenais conscience de ce qui manquait à mon bonheur: ce qui me manquait, c'était d'avoir un grand chagrin lorsque je voyais partir mon mari. Le reste du temps, je ne pensais plus qu'il pût me manquer quelque chose. Mais, devant cette valise que je faisais pour lui, et dans cet air de départ, j'aurais dû pleurer, n'est-ce pas? si j'avais été tout à fait heureuse chez moi… Non, je ne pleurais pas. Même, depuis que j'avais des enfants, je ne m'inquiétais pas après le départ de mon mari. Je lui recommandais bien de ne pas oublier de m'envoyer une dépêche, mais il m'arrivait de ne pas attendre la dépêche, et un jour, je le confesse, la dépêche me surprit… J'en devins toute rouge devant ma femme de chambre qui me dit: «Mais, madame, c'est la dépêche de monsieur!» Ma petite fille aussi, à présent, pensait tellement à son père et parlait de lui si souvent que, c'était évident, je pensais à lui moins qu'elle… Je l'appelais «papa» comme les enfants; j'étais heureuse d'avoir enfin trouvé ce terme familier qui m'épargnait de le nommer par son prénom.
Cependant, quand je me reporte à l'époque dont je parle, il me semble que j'étais heureuse. J'étais contente de moi, je croyais fermement ne m'être pas trop mal tirée d'une situation qui avait failli être si difficile. Et un je ne sais quoi me remplissait d'aise. Pour la première fois de ma vie, je sentais une espèce de dilatation en tout moi-même. Et cela était visible aux yeux de tous, il faut le croire; je m'en apercevais bien dans la rue, à la façon dont on me regardait; chez les Voulasne, chez leurs amis et ceux de mon mari, quand par hasard j'y allais, les femmes me disaient que j'étais jolie; les hommes, c'était plutôt chez madame Du Toit qu'ils m'eussent fait un peu la cour, mais de cette façon dont on la fait lorsqu'on sait que ce sera sans conséquence…
XII
Dès les premiers temps de ma vie à Paris, j'avais remarqué qu'une période de l'année soulevait un peu partout, dans les familles, des difficultés. C'est la période dite des vacances, pendant laquelle il faut s'éloigner de chez soi. Nous autres, en province, il y a vingt ou trente ans, nous voyions se succéder les quatre saisons dans le clos ou sur les plates-bandes du parterre, sans songer jamais à nous demander quelle figure elles eussent pu faire ailleurs. Il en devait être désormais tout autrement. L'année de l'Exposition, nous eûmes un prétexte pour demeurer chez nous; mais la suivante, déjà, la question des vacances s'était posée. Comme il était à prévoir, mes vieux parents avaient tout de suite offert de nous accueillir à Chinon; c'était, d'ailleurs, le séjour qui me paraissait, à moi, le plus agréable, et j'étais fière de revenir dans mon pays avec une enfant gentille et que je nourrissais encore. Mais il se trouva que ces vacances ne nous donnèrent point les bons résultats espérés. Je ne croyais cependant pas avoir été gagnée par Paris, mais j'avais été touchée assez par Paris ou par ma vie nouvelle, pour ne plus me sentir à l'aise entre mes grands-parents et maman, à qui je devais taire la plupart des sujets qui me préoccupaient, mes malaises moraux, mes tristesses intimes, les moindres détails sur la famille de mon mari, sur ses amis et sur ses affaires; ils en auraient été bouleversés. La réserve à tenir vis-à-vis d'eux m'était à présent plus pénible que celle dont je souffrais au milieu du monde le plus hostile. Et de celui-ci même j'avais, peut-être, malgré tout, adopté quelque chose: le préjugé qui fait que la vie de province semble bien petite, bien étroite et systématiquement ignorante de la fameuse découverte que Paris croit faire chaque matin et chaque soir: fumée, vapeur, vains bruits dès le lendemain, mais qui nous enveloppent quotidiennement d'une vaniteuse illusion. Outre cela, mon mari, si patient à Chinon durant mes longues fiançailles, y était pris d'un mortel ennui, inventait mille prétextes pour le fuir, y produisait à mes parents et à nos connaissances le plus déplorable effet et y laissait finalement l'impression que notre ménage était défectueux.
Par-dessus le marché, nous fûmes favorisés, cette année-là, d'un été torride; la Touraine est chaude, on le sait, et Chinon exposé contre son rocher, en espalier, en plein midi; ma petite fille en souffrit; mon mari déclara que le climat de ce pays était mortel. Qu'on juge de l'état de ma famille, l'année suivante, lorsqu'il fallut leur signifier, de par messieurs les médecins, que leur vieille maison, que leur jardin planté par leur arrière-grand-père, que leur ville où j'étais née, moi, et où j'avais passé sans maladie mon enfance, ma jeunesse, étaient dangereux, au premier chef, pour la santé de ma fille! D'autre part, nous n'étions guère en fonds pour nous payer une saison à la mer; notre embarras était grand. Moi, je disais à mon mari: «Mais nous allons avoir le parc Monceau à nous tout seuls!..» Il accueillait cela comme une plaisanterie de mauvais goût, et il avait l'air plus malheureux qu'au temps critique de ses affaires. Ce que je redoutais, moi, arriva: les Voulasne nous invitèrent à Dinard. Une saison dans un des «petits trous» dont il était si souvent question chez madame Du Toit nous eût coûté moins cher que le séjour gracieux dans l'opulente villa des Voulasne, avec les abonnements au Casino, le jeu des petits chevaux, le poker, les voitures et la valetaille. Mais mon mari, de la meilleure foi du monde, donnait tête baissée dans ce faste. Il chérissait tendrement sa petite fille: on l'avait vu, l'année précédente, tempêter à cause de la santé de Suzanne compromise à Chinon; eh bien! à Dinard, cette enfant eut à souffrir d'une indisposition qui lui fut beaucoup plus néfaste que la chaleur de Touraine: cela ne compta point. Le papa disait: «Au moins, ici, est-elle entre les mains d'un excellent médecin!» Il était parfaitement tranquillisé parce que sa fille, même gravement malade, était entre les mains d'un médecin excellent. Et je le sentais sincère. L'année suivante, où il fallut à tout prix me montrer à Chinon, sous peine de blesser irrémédiablement mes parents, il se contenta de ne point m'accompagner, et il oublia de m'objecter la chaleur. Un sort malin voulut qu'elle fût, cette fois-ci, précisément, accablante. Nous en fûmes incommodées, moi autant que mon enfant. J'avais perdu l'habitude du climat de mon pays; je me jurai de n'y plus revenir avant la fin de septembre. C'était rouvrir moi-même la question épineuse des deux mois qu'on ne doit pas passer à Paris.
Et voici que mon amitié nouvelle avec la famille Du Toit, ou, si l'on veut, la politique de madame Du Toit, faisait surgir à présent, sous un aspect nouveau, le spectre des vacances.
Madame Du Toit ne consentait pas à se séparer de moi pendant une période aussi longue. Madame Du Toit, à qui je n'avais pas caché les ennuis que me valait cet exil annuel, croyait fermement résoudre pour moi la question en m'invitant avec mes enfants à passer sept ou huit semaines dans sa propriété de Fontaine-l'Abbé, en Normandie. Là, rien à redouter de la canicule, sous des ombrages séculaires et si abondamment arrosés par les pluies; là, en rase campagne, point d'épidémies: de l'espace, de l'air, et, ajoutait ma vieille amie, «presque rien de changé dans nos habitudes, quant aux figures»…
L'invitation de madame Du Toit fut l'objet d'une discussion qui dura deux jours, car il ne s'agissait pas de compter seulement avec nos convenances personnelles, mais avec la façon dont ma famille prendrait la chose. Qu'allait-elle dire, à Chinon, si je me laissais héberger, à la campagne, chez des étrangers, plutôt que chez eux?
Nous en étions là, et nous discourions à perdre haleine sur l'aimable proposition de madame Du Toit, sans pouvoir adopter un parti, lorsque la décision nous fut fournie par une visite inopinée du jeune ménage Albéric. Albéric et Isabelle, nous n'y songions pas, se trouvaient agités par la question des vacances tout autant que nous-mêmes; ils avaient deux familles à contenter: les Voulasne, jugeant que leur saison de Dinard était gâchée sans la présence d'Isabelle; les Du Toit brandissant la sentence de leurs médecins d'après laquelle le bord de la mer était néfaste à Albéric. Quant aux deux époux, ils étaient d'accord; ils voulaient aller à Dinard et point au manoir de Fontaine-l'Abbé.
– Mais, votre santé? dis-je à Albéric, l'opinion des médecins?..
Albéric se moquait des médecins. D'ailleurs, il répliquait galamment:
– Il y a aussi la santé de ma femme. Isabelle est accoutumée aux bains de mer.
– Mais enfin, leur disais-je, rien n'est plus simple que de mettre tout le monde d'accord: passez trois semaines à Dinard, le temps de la saison, et le mois de septembre à la campagne; c'est logique.
Isabelle me dit:
– Que nous quittions Dinard au bout de trois semaines, comme au bout de six, du moment que nous le quittons avant eux, papa et maman sont fâchés comme si nous n'y étions pas allés, ça c'est réglé. Mais il faut vous dire qu'au mois de septembre, ils ont l'intention de faire un voyage, peut-être en Italie, et de nous emmener. Alors, vous comprenez, pour le manoir, zut et zut!..
Albéric sourit. Il dit qu'il s'était «rasé» au manoir depuis sa tendre enfance.
Je ne soupçonnais pas ce qu'ils semblaient attendre de moi en cette affaire.
Eh bien! voilà. Ils venaient me dire, tout uniment, que si j'acceptais d'aller au manoir, pour être agréable à madame Du Toit, – car ils ne concevaient même pas que cela pût me plaire, – leurs projets de Dinard, leur voyage d'Italie, tout en un mot, était «fricassé».
– Comment cela?
– Mais, c'est bien simple. Supposez que vous soyez à Dinard avec nous, dit Albéric, maman se console parce qu'elle s'imagine que ce n'est pas du temps complètement perdu: vous allez nous y «travailler…» Oui… enfin, vous allez travailler au salut de notre âme… Ne vous défendez pas! c'est son idée… Je la connais, maman, peut-être!.. A Dinard, avec vous, tout s'arrange, j'en réponds. A Dinard, sans vous, ce n'est pas l'émeute, c'est la révolution. Nous à Dinard, vous à Fontaine-l'Abbé… Oh! ça, alors!..
Albéric n'acheva pas sa phrase, il allait dire: «C'est la gaffe!..» et me faire entendre par là qu'il ne doutait pas que sa mère ne m'eût invitée que pour l'édification de ses enfants.
Pour achever de me convaincre, Albéric m'esquissa un petit tableau du séjour au manoir qui était de nature à m'en détourner, quand je m'en fusse déjà fait ouvrir la grille.
Ils n'y allaient pas par quatre chemins, les Albéric! Que leur démarche fût de la plus grave indiscrétion, ils n'en avaient cure; qu'elle me mît dans le plus grand embarras, voilà qui leur était bien égal! J'étais «bon type», comme ils disaient eux-mêmes, mais je n'aimais pas que l'on se jouât de moi. J'étais en train de me creuser la cervelle, afin de trouver la réponse qu'il fallait, lorsque mon mari, moins patient que moi, et qui avait assisté à l'entretien sans y prendre part, y intervint pour le clore d'un mot:
– Mais, Madeleine, dit-il, il me semble que la question est jugée: n'avez-vous pas écrit ce matin à madame Du Toit que vous acceptiez son invitation?
La lettre n'était pas écrite, il est vrai, mais elle le fut un quart d'heure après.
C'était, ma foi, un fort joli château que le manoir de Fontaine-l'Abbé, et je poussai une exclamation lorsqu'il nous apparut, au débouché d'un bois épais où madame Du Toit nous avait invités à faire une petite prière près de la source, lieu de très ancien pèlerinage, qui donne son nom au pays. Après l'avoir deviné, entre les troncs bossus des ormes et sous le feuillage des châtaigniers, si bien égalisé par en bas, je le vis tout à coup, entier, ses trois corps de logis d'époques différentes juxtaposés simplement: un gros pavillon carré, sur la droite, coiffé d'un immense toit Louis XIII; le centre, moins élevé, allongé, simple, noble, pareil à un bon vieil hôtel cossu du Marais; une aile enfin ajoutée au XVIIIe siècle; tout cela sans façon, s'harmonisant si heureusement que je regrettai beaucoup que mon mari ne fût pas avec nous pour apprécier une si raisonnable architecture. Comme nous abordions le château par une pelouse spacieuse et doucement inclinée jusqu'au petit pont flanqué de deux lions de pierre, qui traversait le fossé, nous discernions très nettement la lanterne au-dessus du pavillon central, et par delà, la campagne lointaine et feuillue qui semblait s'évanouir dans la brume.
Je dis à madame Du Toit:
– Comme vous êtes discrète!.. Je ne vous ai jamais entendue parler de cette merveille que sur le ton dont vous auriez décrit une maison de campagne ordinaire.
– J'y ai toujours vécu, l'été, me dit-elle, depuis mon enfance, c'est un endroit qui n'a pour moi rien d'extraordinaire. Et vous voyez que mon fils, lui, ne le trouve guère séduisant…
«Mon fils…» Ah! je vis que ce serait là le point épineux de notre séjour, et que peut-être le château ne m'avait tourné que sa plus jolie face. L'absence d'Albéric nous promettait un sujet de conversation monotone… Pourvu que M. Juillet fût là pour me soutenir! Était-il là? Y devait-il seulement venir? On ne m'en avait rien dit, mon «allié» étant absent de Paris quand le sort de nos vacances s'était décidé.