Kitabı oku: «Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 1», sayfa 15
A Châtillon succéda Miossens, depuis maréchal d'Albret; ce Miossens, dit Scarron,
. . . . . . . . . . aux maris si terrible,
Ce Miossens à l'amour si sensible,
Mais si léger en toutes ses amours,
Qu'il change encore, et changera toujours365.
C'est Miossens366, Charleval et d'Elbène que Tallemant accuse d'avoir le plus contribué à inspirer à Ninon ces principes épicuriens et irréligieux dont elle faisait profession dans sa jeunesse, et qu'elle mettait en pratique. Nous avons déjà fait mention de Charleval. D'Elbène fut d'abord capitaine-lieutenant des chevau-légers, puis chambellan de Gaston, duc d'Orléans. Il était connu par l'originalité de son esprit et son insouciance pour les affaires; et il vécut toute sa vie de ses dettes, comme un autre de ses revenus367. C'est Miossens qui, par son faste, donna le plus d'éclat aux déréglements de Ninon. Cependant il fut promptement supplanté près d'elle par le jeune duc d'Enghien (depuis le grand Condé), tout resplendissant alors des premiers lauriers de la victoire. C'est ce que Saint-Évremond rappelle encore à Ninon dans la pièce de vers que nous avons déjà citée:
Un maréchal, l'ornement de la France,
Rare en esprit, magnifique en dépense,
Devint sensible à tous vos agréments,
Et fit son bien d'être de vos amants.
Ce jeune duc qui gagnait des batailles,
Qui sut couvrir de tant de funérailles
Les champs fameux de Norlingue et Rocroi,
Qui sut remplir nos ennemis d'effroi,
Las de fournir des sujets à l'histoire,
Voulant jouir quelquefois de sa gloire,
De fier et grand rendu civil et doux,
Ce même duc allait souper chez vous.
Comme un héros jamais ne su repose,
Après souper il faisait autre chose;
Et sans savoir s'il poussait des soupirs,
Je sais au moins qu'il aimait ses plaisirs368.
Ce fut peu de temps après sa liaison avec le duc d'Enghien, à l'âge de vingt-deux ans, c'est-à-dire en 1638, que Ninon de Lenclos fit une longue maladie, qui la conduisit aux portes du tombeau. Elle crut sa fin prochaine; entourée de ses nombreux amis et songeant à la brièveté de la vie, elle dit à toute cette jeunesse qui s'affligeait de la perdre: «Hélas! je ne laisse au monde que des mourants.»
Elle se rétablit, et quand sa convalescence fut terminée, elle reparut dans le monde plus belle encore qu'elle n'était avant sa maladie. Elle reprit son genre de vie habituel, et devenue plus hardie elle se montra plus gaie, plus folâtre que dans sa première jeunesse. Ses liaisons avec le marquis de Jarzé et le chevalier de Méré datent de cette époque369.
Ninon fit, en 1648, un voyage à Lyon déguisée en homme, et courant la poste à franc étrier pour atteindre ce beau Villars, que sa mine héroïque fit surnommer Orondate370. Elle le quitta ou en fut quittée, et alla se renfermer au couvent. Elle plut aux religieuses par son enjouement, et le cardinal-archevêque de Lyon lui rendit de fréquentes visites. Peut-être, d'après les dispositions à la retraite qu'elle semblait montrer, conçut-il l'espérance de lui faire changer de conduite, et de la ramener à la religion par ses raisonnements et ses pieuses exhortations; mais cette tâche était difficile. Du Plessis de Richelieu, cardinal-archevêque de Lyon, était le frère aîné du ministre, et autant il le surpassait en vertus et en piété, autant il lui était inférieur par l'esprit et les talents371.
Ninon revint à Paris, et signala son retour par une aventure dont la singularité piquante devint pendant quelques jours l'objet des entretiens de toutes les sociétés de la capitale avides de scandale. Navailles, qui fut depuis créé duc et maréchal de France, était un des plus jolis hommes et un des mieux faits de son temps. Ninon ne l'avait jamais vu. Elle se promenait au Cours, et aperçut le maréchal de Gramont qui faisait approcher de lui un cavalier. Celui-ci descendit de cheval, et monta dans la voiture du maréchal. Ce cavalier était Navailles. Ninon, après l'avoir considéré attentivement, lui fit dire qu'à la sortie du Cours elle désirait lui parler. Navailles se rendit avec empressement à cette invitation. Ninon le fait monter dans son carrosse, l'emmène, lui fait servir un bon souper, et le conduit ensuite elle-même dans une chambre à coucher élégamment ornée; puis elle lui dit de se mettre au lit, lui fait espérer qu'il aura bientôt compagnie, et se retire. Navailles s'était ce jour-là levé de très-bonne heure pour chasser, et il avait passé la plus grande partie de la journée à cet exercice violent: cependant la délicieuse attente de la promesse qui lui avait été faite le tint longtemps éveillé; mais la fatigue qu'il avait éprouvée, la mollesse de sa couche, le firent enfin succomber au sommeil. Ninon entre doucement dans sa chambre, et emporte ses habits. Le lendemain de grand matin, revêtue de l'uniforme du dormeur, l'épée au côté, le chapeau à plumet enfoncé sur la tête, la folle femme s'approche du lit où reposait Navailles, profondément endormi; elle frappe du pied la terre, et prononce des paroles de mort et de vengeance. Navailles se réveille en sursaut, s'imaginant que c'est un rival qui veut l'assassiner. «Point de surprise, dit-il, au nom de Dieu point de surprise! je suis homme d'honneur, et je vous donnerai satisfaction.» Ninon ôte le chapeau qui lui couvre la tête, laisse les longs flots de ses beaux cheveux retomber sur ses épaules, et éclate de rire. Ce nouveau caprice ne subsista pas aussi longtemps que Navailles aurait dû l'espérer, d'après d'aussi heureux commencements; il dura encore trois mois: au bout de ce temps Navailles se vit forcé, non sans de douloureux regrets, de céder la place à un successeur372.
Le nombre des poursuivants de Ninon augmentait en raison de sa célébrité; et l'émulation que l'ardeur de lui plaire excitait souvent entre tant de rivaux amenait des altercations, dont elle avait bien de la peine à prévenir les suites dangereuses. C'est ce que Scarron a exprimé à sa manière burlesque et cynique dans ses Adieux au Marais, où il parle de toutes les beautés célèbres de ce quartier de Paris373:
Adieu, bien que ne soyez blonde,
Fille dont parle tout le monde,
Charmant esprit, belle Ninon.
La maîtresse d'Agamemnon
N'eut jamais rien de comparable
A tout ce qui vous rend aimable,
Était sans voix, était sans luth,
Et mit pourtant les Grecs en rut:
Tant est vrai que fille trop belle
N'engendre jamais que querelle.
Cependant la vie licencieuse de Ninon et le trouble qu'elle portait dans les familles, peut-être aussi un zèle vrai et désintéressé pour le maintien des bonnes mœurs, suscitèrent contre elle un parti nombreux et puissant. On s'adressa à la reine-mère pour faire cesser un scandale qu'elle avait, dit-on, trop longtemps toléré. Ninon était demoiselle, c'est-à-dire noble de naissance; et comme telle, selon les mœurs et les habitudes de ce temps, placée sous la surveillance de l'autorité; elle se trouvait, plus qu'une simple bourgeoise, obligée de se conformer aux volontés de la cour. La reine lui envoya l'ordre de se retirer dans un couvent. Un exempt fut chargé de l'exécution du cette lettre de cachet. Ninon, à qui il la présenta, la lut, et remarqua qu'on n'y avait désigné aucun couvent particulier. «Monsieur, dit-elle à l'exempt, puisque la reine a tant de bontés pour moi que de me laisser le choix du couvent où elle veut que je me retire, je choisis celui des grands Cordeliers374.» L'exempt, stupéfait, ne répliqua rien, et on alla porter cette réponse à la reine, qui, selon Saint-Simon et Chavagnac, la trouva si plaisante qu'elle laissa Ninon en repos375; mais, selon des récits plus vraisemblables, cette affaire se passa tout autrement. Des amis puissants de Ninon, les ducs de Candale et de Mortemart, et surtout le prince de Condé, intervinrent, et elle ne dut qu'à leurs sollicitations de continuer à jouir de son indépendance. Il est certain que pendant que Ninon se trouvait ainsi menacée d'être frappée par l'autorité le prince de Condé, qui depuis longtemps n'avait eu avec elle que des relations de simple amitié, l'ayant aperçue dans son carrosse, fit arrêter le sien, en descendit, et alla chapeau bas saluer Ninon, en présence de la foule étonnée. Cette marque de déférence et de respect de la part du vainqueur de Rocroi et de Lens envers celle qu'on traitait de courtisane imposa silence à ses ennemis. Cependant le bruit avait couru dans Paris qu'on voulait la mettre aux Filles repenties; «ce qui serait bien injuste, disait le comte de Bautru, car elle n'est ni fille ni repentie376.»
Il est présumable que la peur causée par ces menaces de l'autorité détermina Ninon à s'abstenir de choisir ses amants parmi les gens de cour. Du moins pendant quelque temps les financiers et les gens de robe eurent des succès auprès d'elle. Elle engagea dans ses liens Émery, le surintendant des finances, auquel elle fit succéder Coulon, conseiller au parlement de Paris, grand frondeur, fort riche, et qui surpassa pour elle en magnificence le surintendant lui-même. Émery, avant de devenir amoureux de Ninon, vivait depuis longtemps avec la femme de Coulon, fille de Cornuel, contrôleur général des finances, dont la femme fut si célèbre par son esprit et ses bons mots377. Lorsque Coulon enleva à Émery sa maîtresse, on trouva qu'il y avait entre ces deux hommes une sorte de parité de procédés, une application plaisante de la loi du talion; et cette double intrigue donna lieu à quelques chansons insipides, mais auxquelles la malignité publique prêta cours dans le monde; on les a recueillies dans les volumineux recueils manuscrits de vaudevilles et de couplets relatifs aux événements de cette époque378. De tous les amants de Ninon, Coulon fut celui qui sut le mieux lui faire agréer le faste et le luxe dont il affectait de se parer auprès de celle qu'il aimait. Mais il eut tort de compter ce moyen au nombre de ceux qui pouvaient fixer l'humeur volage de sa maîtresse. Elle n'aimait ni la pompe ni le fracas dans ses plaisirs, et revint bientôt à la prédilection qu'elle avait toujours montrée pour les gens de cour, la haute noblesse, et les militaires; classe d'hommes qui à cette époque avait un avantage marqué sur toutes les autres, par tout ce qui peut plaire et contribuer aux agréments de la vie sociale.
Coulon fut congédié pour le comte d'Aubijoux, dont Ninon s'éprit fortement. Il était homme d'esprit et de mérite, riche, et d'une ancienne famille; il fut gouverneur de la ville et citadelle de Montpellier, et lieutenant général pour le roi dans l'Albigeois379. C'est dans ses jardins, près de Toulouse, que furent supposés tracés les vers du voyage de Chapelle et de Bachaumont, si souvent cités. Il mourut dans cette même retraite, le dernier de son nom, le 9 novembre 1656380. Pour lui Ninon abandonna le Marais, et alla demeurer au faubourg Saint-Germain. Ce changement de quartier ne diminua pas son penchant à l'inconstance: il sembla, au contraire, l'augmenter, en lui facilitant les moyens de faire de nouvelles connaissances.
Ninon, par sa nouvelle demeure, était devenue la voisine de l'abbé de Bois-Robert et de madame Paget381, femme d'un maître des requêtes fort riche, homme à bonnes fortunes, qui partagea assez longtemps, avec le beau duc de Candale, les faveurs de la comtesse d'Olonne, si scandaleusement célèbre382. Madame Paget, que de Somaize383 nomme au nombre des illustres précieuses du faubourg Saint-Germain, était à la fois prude et galante. Lorsqu'elle allait à l'église, elle se trouvait souvent placée près de Ninon; en attendant le prédicateur, elle prenait plaisir à s'entretenir avec elle sans la connaître; et elle eut un grand désir de savoir le nom d'une femme si spirituelle et si belle. Elle s'aperçut qu'un de ses amis, un nommé du Pin, trésorier des Menus-Plaisirs, saluait cette étrangère; et aussitôt elle l'arrêta pour obtenir de lui les informations qu'elle désirait. Du Pin ne jugea pas à propos de lever l'incognito que Ninon avait gardé. Il répondit donc que c'était madame d'Argencourt de Bretagne, qui était sortie de sa province pour un procès qu'elle avait à Paris; et il équivoqua et plaisanta sur ce nom de d'Argencourt. Madame Paget n'eut rien de plus pressé que d'offrir ses services, et même au besoin les secours de sa bourse, à la prétendue madame d'Argencourt; elle lui nomma les nombreux amis quelle avait dans le parlement, et dont la protection pouvait lui assurer le gain de son procès. Elle insista avec chaleur pour qu'elle acceptât ses offres, et l'assura qu'elle ne pouvait avoir de plus grande joie que d'être utile à une aussi aimable personne. Ninon, qui avait beaucoup de peine à garder son sérieux, témoigna à madame Paget sa reconnaissance, et lui dit qu'elle profiterait de ses offres obligeantes si le besoin s'en présentait. Comme Ninon finissait de parler, l'abbé de Bois-Robert vint à passer, et la salua. Madame Paget, étonnée, interrogea Ninon pour savoir d'où elle connaissait cet abbé. «Il est mon voisin, répondit Ninon, depuis que je loge au faubourg, et il vient souvent me voir.» Alors madame Paget crut devoir prémunir la belle étrangère contre les dangers d'une telle liaison, et, pour lui prouver jusqu'à quel point elle devait la redouter, elle lui dit que l'abbé de Bois-Robert faisait sa société habituelle de la trop célèbre Ninon, dont elle se mit à parler en termes très-injurieux. Ninon, sans se déconcerter, lui dit: «Ah, madame! il ne faut pas croire tout ce qu'on dit de cette Ninon; on en dit peut-être autant de vous et de moi: la médisance n'épargne personne.» Au sortir de l'église, l'abbé de Bois-Robert, qui ne savait rien de la méprise de madame Paget, s'approcha d'elle en lui disant: «Vous avez bien causé avec Ninon.» Madame Paget devint furieuse de cette mystification, et ne pouvait la pardonner ni à du Pin ni à Ninon. Mais bientôt elle se rappela le plaisir qu'elle avait éprouvé dans ses entretiens avec cette femme extraordinaire; elle regretta de ne plus pouvoir en jouir, et elle employa ce même du Pin pour trouver les moyens de la revoir encore. Cette entrevue se fit dans le jardin d'un oculiste nommé Thévenin, allié à la famille Paget; les voisins avaient la faculté d'entrer à toute heure dans ce jardin et de s'y promener. Ce fut madame Paget qui, dans ce lieu, aborda Ninon la première, et elles conversèrent ensemble avec la même amitié et le même abandon qu'auparavant, sans qu'il fût en rien question de la feinte qui avait eu lieu, et de ce qui s'était passé précédemment384.
Après avoir donné au comte d'Aubijoux quelques successeurs dont nous ignorons les noms, Ninon parut un instant disposée à céder aux instances du comte de Vassé. Celui-ci avait cherché à séduire la marquise de Sévigné; et, par une sorte de justice de la destinée, ce fut le marquis de Sévigné qui lui enleva la conquête de Ninon, et qui lui fit donner son congé au moment même où il croyait son succès assuré385.
CHAPITRE XVIII.
1651
Bussy toujours amoureux de madame de Sévigné cherche à la séduire.—Il devient le confident de son mari et le sien.—Parti qu'il tire de cette position.—Il instruit madame de Sévigné de la liaison de son mari avec Ninon.—Le courroux qu'elle en ressent engage Bussy à se déclarer.—Récit qu'il fait lui-même des suites de sa déclaration.—Madame de Sévigné parle à son mari de sa liaison avec Ninon.—Bussy persuade au marquis de Sévigné que ce n'est pas lui qui en avait instruit sa femme.—Bussy écrit à madame de Sévigné pour lui reprocher son indiscrétion, et l'engage en même temps à se venger de son mari.—Le marquis de Sévigné intercepte cette lettre, et défend à sa femme de voir Bussy.
Bussy, qui, malgré son récent mariage, était toujours épris de sa cousine, ne la perdait pas de vue. Il avait eu l'adresse de se concilier l'amitié et la confiance de son mari. Celui-ci l'avait pris pour confident de ses désordres; peut-être il les encourageait. A l'égard de madame de Sévigné, au contraire, Bussy jouait le rôle d'ami et de conciliateur: il semblait compatir à ses peines; il lui offrait ses bons offices et son influence auprès de son époux; il recevait les témoignages de reconnaissance de sa cousine pour l'intérêt qu'il mettait à servir sa tendresse conjugale. Par cette conduite, il était parvenu à déguiser ses projets, à écarter toute défiance, à se rendre nécessaire: il avait habitué madame de Sévigné à ne lui rien cacher, à se confier à lui avec l'abandon le plus entier. Puis, quand il s'aperçut que les brusqueries de Sévigné, sa froideur, ses fréquentes infidélités, avaient commencé à lui aliéner le cœur de sa femme, il pensa qu'il était temps de se montrer à elle sous un autre aspect. Il voulut se hâter d'arriver au but où il tendait depuis longtemps avec tant de patience et de persévérance. L'amitié que sa cousine avait pour lui, les éloges qu'elle donnait à son esprit, la familiarité produite par un commerce intime et habituel, furent, de la part d'un homme aussi vain et aussi présomptueux, autant de signes interprétés en faveur de sa passion. Il ne douta point que celle qui en était l'objet ne la partageât, et il crut trouver une occasion favorable de faire taire ses scrupules en l'instruisant de la liaison de Ninon avec le marquis de Sévigné, dont celui-ci lui avait fait confidence lorsque cette liaison était encore ignorée de tout le monde. Quand il vit madame de Sévigné courroucée de ce nouvel outrage, et douloureusement affectée de l'éclat qu'il ferait dans le monde, Bussy se crut au comble de ses vœux, et ne craignit pas de se démasquer entièrement. Mais il faut l'entendre faire lui-même le récit de sa perfidie, et ne pas oublier qu'il a écrit dans le but de diffamer sa cousine, avec laquelle, ainsi que nous le dirons plus tard, il s'était brouillé. Il faut donc, en le lisant, faire la part des expressions que lui arrachent le dépit et l'orgueil humiliés, expressions qu'il a depuis démenties de la manière la plus forte, et avec toutes les marques du plus sincère repentir. Dans tout le reste, son récit est parfaitement exact; et ce qui le prouve, c'est que madame de Sévigné, qui se plaignit par la suite de ce qu'il avait, par cet écrit satirique, calomnié ses sentiments et noirci son caractère386, ne l'accusa jamais d'avoir altéré la vérité des faits387.
«Voilà, mes chers, le portrait de madame de Sévigné. Son bien, qui accommodait fort le mien, parce que c'était un parti de ma maison, obligea mon père de souhaiter que je l'épousasse; mais, quoique je ne la connusse pas alors si bien que je fais aujourd'hui, je ne répondis point au dessein de mon père. Certaine manière étourdie dont je la voyais agir388 me la faisait appréhender, et je la trouvais la plus jolie fille du monde pour être la femme d'un autre. Ce sentiment-là m'aida fort à ne la point épouser; mais comme elle fut mariée un peu de temps après moi, j'en devins amoureux; et la plus forte raison qui m'obligea d'en faire ma maîtresse fut celle qui m'avait empêché de souhaiter d'être son mari.
«Comme j'étais son proche parent, j'avais un fort grand accès chez elle, et je voyais les chagrins que son mari lui donnait tous les jours; elle s'en plaignait à moi bien souvent, et me priait de lui faire honte de mille attachements ridicules qu'il avait. Je la servis en cela quelque temps fort heureusement; mais enfin le naturel de son mari l'emportant sur mes conseils, de propos délibéré je me mis à être amoureux d'elle, plus par la commodité de la conjoncture que par la force de mon inclination.
«Un jour donc que Sévigné m'avait dit qu'il avait passé la veille la plus agréable nuit du monde, non-seulement pour lui, mais pour la dame avec qui il l'avait passée: Vous pouvez croire, ajouta-t-il, que ce n'est pas avec votre cousine; c'est avec Ninon.—Tant pis pour vous, lui dis-je; ma cousine vaut mille fois mieux; et je suis persuadé que si elle n'était pas votre femme elle serait votre maîtresse.—Cela pourrait bien être, me répondit-il.
«Je ne l'eus pas si tôt quitté, que j'allai tout conter à madame de Sévigné.—Il y a bien de quoi se vanter à lui, dit-elle en rougissant de dépit.—Ne faites pas semblant de savoir cela, lui répondis-je; car vous en voyez la conséquence.—Je crois que vous êtes fou, reprit-elle, de me donner cet avis, ou que vous croyez que je suis folle.—Vous le seriez bien plus, madame, lui répliquai-je, si vous ne lui rendiez la pareille, que si vous lui redisiez ce que je vous ai dit. Vengez-vous, ma belle cousine, je serai de moitié dans la vengeance; car enfin vos intérêts me sont aussi chers que les miens propres.—Tout beau, monsieur le comte! me dit-elle, je ne suis pas si fâchée que vous le pensez.
«Le lendemain, ayant trouvé Sévigné au Cours, il se mit avec moi dans mon carrosse. Aussitôt qu'il y fut:—Je pense, dit-il, que vous avez dit à votre cousine ce que je vous contai hier de Ninon, parce qu'elle m'en a touché quelque chose.—Moi! lui répliquai-je, je ne lui en ai point parlé, monsieur; mais, comme elle a de l'esprit, elle m'a dit tant de choses sur le chapitre de la jalousie, qu'elle rencontre quelquefois juste. Sévigné s'étant rendu à une si bonne raison, me remit sur le chapitre de sa bonne fortune; et, après m'avoir dit mille avantages qu'il y avait d'être amoureux, il conclut par me dire qu'il le voulait être toute sa vie, et même qu'il l'était alors de Ninon autant qu'on le pouvait être; qu'il s'en allait passer la nuit à Saint-Cloud avec elle et avec Vassé, qui leur donnait une fête, et duquel ils se moquaient ensemble.
«Je lui redis ce que je lui avais dit mille fois, que quoique sa femme fût sage, il en pourrait faire tant qu'enfin il la désespérerait; et que, quelque honnête homme devenant amoureux d'elle dans le temps qu'il lui ferait de méchants tours, elle pourrait peut-être chercher des douceurs dans l'amour et dans la vengeance, qu'elle n'aurait pas envisagée dans l'amour seulement. Et là-dessus nous étant séparés, j'écrivis cette lettre à sa femme:
Lettre
«Je n'avais pas tort hier, madame, de me défier de votre imprudence: vous avez dit à votre mari ce que je vous ai dit. Vous voyez bien que ce n'est pas pour mes intérêts que je vous fais ce reproche; car tout ce qui m'en peut arriver est de perdre son amitié, et pour vous, madame, il y a bien plus à craindre. J'ai pourtant été assez heureux pour le désabuser. Au reste, madame, il est tellement persuadé qu'on ne peut être honnête homme sans être toujours amoureux, que je désespère de vous voir jamais contente si vous n'aspirez qu'à être aimée de lui. Mais que cela ne vous alarme pas, madame; comme j'ai commencé de vous servir, je ne vous abandonnerai pas en l'état où vous êtes. Vous savez que la jalousie a quelquefois plus de vertu pour retenir un cœur que les charmes et le mérite; je vous conseille d'en donner à votre mari, ma belle cousine, et pour cela je m'offre à vous. Si vous le faites revenir par là, je vous aime assez pour recommencer mon premier personnage de votre agent auprès de lui, et me faire sacrifier encore pour vous rendre heureuse; et s'il faut qu'il vous échappe, aimez-moi, ma cousine, et je vous aiderai à vous venger de lui en vous aimant toute ma vie.»
«Le page à qui je donnai cette lettre l'étant allé porter à madame de Sévigné, la trouva endormie; et comme il attendait qu'on l'éveillât, Sévigné arriva de la campagne. Celui-ci ayant su de mon page, que je n'avais pas instruit là-dessus, ne prévoyant pas que le mari dût arriver si tôt, ayant su, dis-je, qu'il avait une lettre de ma part à sa femme, la lui demanda sans rien soupçonner; et l'ayant lue à l'heure même, lui dit de s'en retourner, qu'il n'y avait nulle réponse à faire. Vous pouvez juger comme je le reçus: je fus sur le point de le tuer, voyant le danger où il avait exposé ma cousine; et je ne dormis pas une heure de cette nuit-là. Sévigné, de son côté, ne la passa pas meilleure que moi; et le lendemain, après de grands reproches qu'il fit à sa femme, il lui défendit de me voir. Elle me le manda, en m'avertissant qu'avec un peu de patience tout cela s'accommoderait un jour389.»
Ainsi Bussy ne recueillit d'autre fruit de ses intrigues que de se voir expulsé de chez une parente dont la société lui était devenue d'autant plus nécessaire qu'il en avait toujours joui depuis son enfance, et qu'il n'en avait jamais si bien apprécié les douceurs et les agréments qu'à l'époque où il se trouvait forcé d'y renoncer.