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Kitabı oku: «Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 2», sayfa 14

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Richelieu et Mazarin n'étaient rien par eux-mêmes, et ne s'étaient élevés ni par la naissance ni par l'influence des richesses ou d'un sang illustre; ils ne pouvaient gouverner qu'en comprimant les grands et la cour. Richelieu y parvint par les échafauds et la terreur, et il fit si bien qu'il n'y eut plus de cour ni de courtisans. Il manifesta toute la force de son despotisme en isolant son roi de sa mère, de sa femme, de tous les princes de son sang, et même de ses favoris et de ses familiers quand ils lui portaient ombrage. Mazarin, au contraire, affermit sa puissance en y agglomérant tous les intérêts personnels, en ralliant autour du monarque toute sa famille, autour du trône tous les grands du royaume; en faisant cesser les craintes et en suscitant les espérances. Mazarin parvint au même but que Richelieu par des moyens non-seulement différents, mais contraires. Richelieu affligea et humilia la vieillesse de Louis XIII par de sanglantes proscriptions contre ceux qui avaient été le plus honorés de la confiance et de la faveur royale; jamais Mazarin ne mit obstacle ni aux amitiés ni aux amours de la jeunesse de Louis XIV, ni à sa tendresse filiale; mais il sut lui faire comprendre que tous les intérêts étaient continuellement en lutte contre celui dont le devoir est de défendre l'intérêt public; qu'un roi était un être à part, qui n'était ni fils, ni parent, ni ami, ni amant, là où les affaires de son royaume étaient engagées; que lui seul était responsable de tout le mal qu'il n'empêchait pas, de tout le bien qui était à faire, et qui ne se réalisait pas383.

Bien loin d'écarter du roi la foule des courtisans, comme Richelieu l'avait fait, Mazarin environna le monarque d'une cour brillante. Mais l'habile ministre, pour n'avoir rien à redouter de cette cour, voulut en être le chef; il voulut qu'elle lui appartînt, qu'elle se confondît avec sa propre maison; et en la composant, la payant et la dirigeant lui-même, il en obtint tous les avantages, et évita tous les inconvénients dont Richelieu n'avait pu se garantir qu'en l'anéantissant. C'est là une des parties de la politique de Mazarin qui a été la moins comprise. Ce faste royal qu'il affecta, ces superbes colléges qu'il fonda, ces magnifiques palais qu'il orna, ces repas somptueux, ces fêtes qu'il donna, ces gardes, ces officiers dont il entourait le faste de sa maison, tandis que celle du jeune roi était, sans lui, petite, mesquine et mal payée, tout cela a été attribué à son orgueil, tandis que c'était, au contraire, l'effet d'une prudence consommée et d'une haute prévision. Il évitait par ce moyen les fortes influences qui n'auraient pas manqué de s'exercer à l'entour de son royal pupille, par les grandes charges et les riches emplois de ceux qui auraient été attachés à sa personne. Par l'attitude que Mazarin avait prise, il ne semblait point être, comme Richelieu, l'usurpateur du sceptre royal, le dominateur de la couronne; mais, comme lui, il voulait montrer qu'il en soutenait tout le poids, et paraissait en être moins l'agent et le serviteur que le protecteur et l'appui. Cette déférence qu'avaient pour lui la reine mère et le roi en souscrivant à cet ordre de choses lui soumit les grands et les courtisans, rendit l'obéissance facile, et l'obséquiosité même honorable. Comme le séjour de Vincennes était favorable à sa santé, la cour s'y transportait souvent tout entière384. Les conseils ne se tinrent plus, vers la fin, que dans sa chambre à coucher385. Le roi veillait lui-même à ce qu'on ne l'interrompît point dans ses heures de travail, à ce qu'on ne troublât pas celles de son repos. Ses envieux et ses ennemis s'indignaient de ces attentions du jeune monarque, et les regardaient comme une profanation de la majesté royale; ils disaient énergiquement que jamais ministre n'avait fait plus que Mazarin litière de la royauté386. C'est qu'en effet le roi, la cour, l'État, tout se confondait alors dans la personne de ce ministre, qui jamais ne rendit de plus signalés services que quand il fut près de descendre dans la tombe.

Je ne dirai plus qu'un mot sur Richelieu et Mazarin. Tons deux moururent, après avoir agrandi le royaume et consolidé la monarchie, sans être regrettés. Louis XIII lui-même se réjouit de la mort de son ministre; mais Louis XIV pleura le sien. Le soupçonneux Mazarin crut s'apercevoir, dans les derniers jours de la maladie qui le conduisit au tombeau, que le jeune roi était empressé de sortir de sa tutelle, et qu'il désirait peut-être sa mort: cette idée accrut les douleurs de ses derniers moments387. Son erreur fut comme une juste punition de son ambition; car au contraire Louis XIV fut le seul qui après la mort de Mazarin montra cet abattement, cette tristesse insurmontable qui accompagne la perte de quelqu'un qui nous est cher et qui laisse un grand vide dans notre existence. Depuis, par tous ses discours et toutes ses actions, le monarque n'a pas donné lieu de douter de la sincérité de ses regrets; il accomplit religieusement toutes les dernières volontés de Mazarin, quoiqu'elles le forçassent à conférer à la famille de ce ministre des faveurs exorbitantes; il exécuta tout ce qu'il avait prescrit, en mourant, relativement aux affaires d'État; et Mazarin dans la tombe sembla gouverner encore la France388. Cette haute opinion que le monarque avait de son ministre et la reconnaissance qu'il croyait lui devoir lui firent traiter dans le commencement avec des égards et des honneurs qui n'étaient dus qu'à un prince du sang ce pauvre et ridicule Armand de La Porte, auquel on imposa l'immense fortune et le nom de Mazarin, avec une des plus belles et des plus spirituelles femmes de ce temps389. A une époque où il n'était plus permis de douter que Louis XIV n'eût le désir et le talent de gouverner par lui-même, il a plusieurs fois déclaré que si Mazarin avait vécu, il lui aurait laissé longtemps encore entre les mains le pouvoir et la conduite des affaires. Dans plusieurs de ses lettres et de ses écrits, Louis XIV donne fréquemment l'épithète de grand homme à Mazarin390. Il consultait souvent les instructions qu'il lui avait laissées391; il se plaisait à lire, en présence de Condé et de ceux qui avaient été le plus opposés à Mazarin, les passages les plus remarquables de ces instructions, afin de justifier la haute estime qu'il avait pour sa mémoire392. Rien n'est plus à la gloire de Mazarin, rien n'est plus propre à nous faire concevoir une grande idée de ses talents et de sa capacité, que cette opinion qu'avait de lui un monarque qui, de tous ceux qui ont occupé un trône, s'est montré le plus judicieux et le plus habile appréciateur des hommes.

Rien aussi ne prouve plus le discernement et l'impartialité de Mazarin, et combien, même à son lit de mort, il avait à cœur l'intérêt du monarque et de la monarchie, que le conseil qu'il donna à Louis XIV, dans ses derniers moments, d'employer Fouquet393. Il le lui indiqua comme l'homme le plus capable de le bien seconder dans l'administration de son royaume, comme celui de tous les ministres qui connaissait le mieux les personnes et les ressources de la France; mais en même temps il recommanda au jeune roi de faire cesser les dilapidations du surintendant et de ses agents, en établissant un ordre rigoureux dans les finances. Il l'instruisit des moyens d'y parvenir, et pour les mettre en œuvre il lui donna Colbert.

Colbert fut donc nommé intendant des finances, et chargé de tenir ce fameux registre des fonds dont nous avons parlé394.

Louis XIV, dès les premiers jours qu'il travailla avec Fouquet, l'avertit que son intention était d'être instruit de tout ce qui concernait ses finances, et de donner tous ses soins à cette partie de son gouvernement. Il lui défendit de signer aucun traité, aucun bail à ferme, sans lui en donner connaissance395. Si Fouquet avait su aussi bien que Mazarin discerner le caractère du jeune roi, il n'eût pas manqué d'y conformer sa conduite: il eût avoué les fautes du passé, indiqué les moyens de les réparer, organisé l'avenir. Grand financier et bon administrateur, il se serait associé à la gloire de ce beau règne, il en eût augmenté l'éclat, et eût joué un rôle non pas plus glorieux, mais plus brillant, que celui de Colbert.

Fouquet crut que la mort de Mazarin l'avait délivré du seul obstacle qui s'opposait à son ambition396. Sa supériorité sur Le Tellier et sur de Lionne (ministres cependant très-habiles397); l'importance des affaires dont il était chargé; la préférence que le roi lui accordait, en traitant avec lui seul les affaires les plus délicates et les plus secrètes398; la multitude de clients, d'amis, de pensionnaires qu'il avait près du monarque, dans toute la France, dans toutes les branches d'administration; la faveur de la reine mère; enfin la composition du conseil, qui lorsqu'on opinait se bornait à trois voix, dont une, celle de de Lionne, lui était vendue399, tels étaient les motifs de la confiance de Fouquet, les causes de son aveuglement.

Le Tellier, son ennemi secret, dissimulait, et paraissait ne mettre aucun obstacle au désir que le surintendant avait d'occuper le premier rang400. Colbert travaillait dans l'ombre.

Tout semblait en apparence favorable aux desseins de Fouquet. Louis XIV s'était laissé jusque alors guider par sa mère et par Mazarin, tant pour les choses qui lui étaient personnelles que pour celles de l'État, et Fouquet ne pouvait se persuader qu'il voulût sérieusement régler par lui-même les unes et les autres, et reprendre à la fois l'autorité d'un roi et les pénibles fonctions d'un premier ministre401. Déjà donc le surintendant assignait le terme, peu éloigné, où son jeune maître, fatigué de tant de détails, si propres à le rebuter, allait le charger d'un fardeau que son inexpérience et le seul attrait de la nouveauté l'avaient engagé à essayer de soulever. La fascination de Fouquet à cet égard était telle, qu'il offrit à la reine mère d'employer ses bons offices et la faveur dont il jouissait pour lui redonner l'influence qu'elle avait eue autrefois sur son fils, et que Mazarin par ses conseils, qui furent alors taxés de noire ingratitude, lui avait fait perdre402. Pour s'acquérir sur les affaires ecclésiastiques la même prépondérance qu'il se promettait dans toutes les autres parties dit gouvernement, lorsqu'il faisait ces offres à la reine mère, Fouquet négociait en même temps avec le cardinal de Retz, afin d'obtenir de lui, à prix d'argent, qu'il donnât sa démission de l'archevêché de Paris. Le surintendant ne doutait pas qu'il ne lui fût facile de faire ensuite nommer à ce siége si envié un de ses frères, déjà archevêque403.

La présomption, défaut ordinaire des esprits prompts, faciles, féconds en ressources, empêcha Fouquet de reconnaître les dangers de la route où il s'engageait. Il en fut averti cependant par ses principaux collaborateurs, et surtout par le plus habile et le plus clairvoyant de tous, Pellisson404; mais il ne voulut pas se rendre à leurs conseils: peut-être ne le pouvait-il plus. Il continua hardiment son système de fraude et de déception, et présenta au roi de faux états de situation, qui, sans qu'il le sût, étaient aussitôt rectifiés par Colbert, au moyen du registre des fonds et des écritures de l'épargne, tenus alors sous son inspection avec une rigoureuse exactitude. Les états au vrai, présentés chaque jour au roi par Colbert, dévoilèrent toutes les concussions et les fourberies du surintendant, et les plaies profondes faites à l'État par sa connivence avec les traitants ou les fermiers des impôts. Louis XIV fut outré de se voir ainsi joué par son ministre, et de se trouver en quelque sorte sous sa dépendance pour la partie principale de son gouvernement. Le nombre des amis et des créatures que se faisait le surintendant en prodiguant l'argent du royaume, son luxe, ses fêtes somptueuses, les prétentions qu'il manifestait de remplacer Mazarin, ses intrigues, le grand nombre de ses partisans, la haute opinion qu'on avait de lui, tout contribua à accroître encore l'animadversion du jeune monarque. Dès lors le plan que Colbert avait proposé autrefois à Mazarin pour mettre en jugement ce grand coupable, et opérer le rétablissement des finances, fut de nouveau reproduit. Louis XIV l'adopta; et il ajouta encore à la rigueur des mesures qu'il contenait contre la personne de Fouquet405. Ce plan une fois arrêté, il fallut forcément en différer l'exécution. Fouquet n'avait pas cessé de fortifier Belle-Isle, où il aurait pu se retirer et chercher à produire quelque mouvement parmi la jeune noblesse et le peuple de la Bretagne et de la Normandie, deux provinces écrasées d'impôts et fort mécontentes. De plus, les priviléges de la charge de surintendant, qui soustrayaient Fouquet à la juridiction des cours souveraines, et le rendaient justiciable du roi seul, autorisaient bien la formation d'une commission spéciale nommée par le roi pour juger Fouquet, conformément au plan proposé par Colbert; mais cette forme était à juste titre considérée comme illégale, injuste et despotique, par les parlements; et Fouquet n'était pas seulement surintendant général des finances, il était encore procureur général du parlement de Paris. Nul doute que cette puissante compagnie, si on avait voulu faire juger par commission son principal officier, ne s'y fût opposée, et n'eût évoqué cette affaire comme étant du ressort de sa juridiction. Il fallait donc différer l'accusation de Fouquet et bien dissimuler les projets formés contre lui, jusqu'à ce qu'on l'eût déterminé à vendre sa charge de procureur général; et, comme je l'ai dit, on en vint à bout en lui donnant l'espoir d'être compris dans la promotion de chevaliers des ordres du roi, qui allait avoir lieu406.

Il ne faut pas partager l'erreur où sont tombés ici tous les historiens, et considérer cette époque du règne de Louis XIV comme celle qui l'a suivie, lorsque le roi, affermi par l'exercice de sa puissance, ôtait par sa seule parole jusqu'à la pensée même de lui résister. Lors même que les grandes crises politiques sont apaisées, il existe toujours, quand elles sont récentes, des habitudes d'insubordination qui excitent les justes craintes du pouvoir et augmentent ses embarras. Nous voyons par des lettres non encore publiées de Mazarin407 à Colbert, qui sont sous nos yeux, que tandis que ce ministre était occupé à Saint-Jean-de-Luz aux négociations de la paix, il craignait que la Normandie, à laquelle cette paix ne plaisait pas, ne se soulevât, et qu'il faisait surveiller cette province. Dans le même temps, malgré son opposition et les ordres formels du roi, Mazarin ne put empêcher Turenne d'offrir et d'envoyer de l'argent et des troupes au duc d'York, dans le but de rétablir son frère Charles II sur le trône, quoique rien ne fût plus contraire à la politique que le ministre avait adoptée dans les intérêts de la France408. Louis XIV, qui n'ignorait aucun des obstacles qu'il avait fallu vaincre, devait craindre que sa jeunesse et l'opinion que l'on avait de son inexpérience et de son peu de connaissance des affaires ne fussent la cause de nouvelles désobéissances. Il faut aussi rappeler que Fouquet n'était pas seulement un habile financier, qui dans des occasions importantes avait su créer des ressources et réaliser des sommes immenses, lorsque l'État était dans un discrédit complet; Fouquet était encore un grand ministre, à vues étendues et profondes; il était le seul qui dans le conseil eût songé aux intérêts du commerce. Plusieurs vaisseaux armés pour son compte fréquentèrent les Antilles, le Sénégal, la côte de Guinée, Madagascar, Cayenne, Terre-Neuve. Il encouragea les particuliers à s'intéresser dans ces différentes entreprises; et c'est à lui que les colonies françaises durent de pouvoir se soutenir contre les rivalités de l'Espagne, de l'Angleterre, de la Hollande. Il établit un fret sur les vaisseaux étrangers pour protéger la navigation: la pêche de la sardine à Belle-Isle, qui produisit plusieurs millions à l'État, lui était due entièrement409. Il était donc aussi considéré, aussi aimé des commerçants, des bourgeois, que des courtisans et des hommes de lettres: pour tous il semblait être le ministre indispensable.

Un autre motif encore plus fort que tous ceux que nous venons d'énumérer forçait Louis XIV de différer l'exécution du projet conçu contre Fouquet: c'était le manque d'argent. Fouquet devait faire des versements, mais il fallait en attendre les échéances. Telle était la pénurie de l'épargne, que, quoique ces versements eussent été effectués au moment de l'arrestation de Fouquet, Louis XIV se vit obligé d'écrire au duc de Mazarin pour lui demander de lui prêter deux millions410.

Enfin, une raison majeure d'intérêt public fixait une époque avant laquelle on ne pouvait songer à rien entreprendre contre Fouquet. L'arrestation et la mise en jugement du surintendant, la création d'une chambre de justice, entraînaient la résiliation de tous les baux, de tous les traités à ferme conclus avec ceux qui devaient être cités devant cette chambre; tous ces baux, tous ces traités devaient être promptement renouvelés, afin que la perception des impôts et des différentes branches de revenus publics n'éprouvât point de retard. Cela ne pouvait se faire avec avantage qu'en automne; et lorsque Louis XIV eut arrêté dans son esprit l'exécution du projet de Colbert, on n'était encore qu'au printemps411.

CHAPITRE XVIII
1661-1664

Fouquet cherche à séduire mademoiselle de La Vallière.—Le roi, dans un moment de colère, veut le faire arrêter au milieu d'une fête qu'il lui donnait.—La reine-mère l'en empêche.—Fouquet a connaissance de l'ordre qu'avait donné le roi.—Fouquet fait à Louis XIV un aveu des abus qu'il s'était permis, et promet une réforme complète.—Cet aveu ne satisfait pas Louis XIV.—Différence des effets produits par les gains illicites de Mazarin et par ceux de Fouquet, relativement à l'État.—Louis XIV ne pouvait pardonner à Fouquet sans détruire le plan qu'il avait formé pour la restauration des finances.—Fouquet de son côté ne pouvait reculer.—Il continue dans le même système de corruption et de profusion.—Louis XIV dissimule.—Il fait arrêter le surintendant.—Beau trait d'éloquence de Pellisson au sujet de la dissimulation du roi, qui a causé la perte de Fouquet.—Louis XIV établit l'ordre dans ses finances.—On poursuit les traitants, et on fait rentrer à l'épargne des sommes considérables.—L'affaire de Fouquet était un coup d'État, par le grand nombre de personnes qui furent citées à la chambre de justice.—Rigueur mise dans le procès de Fouquet; effet qu'elle produit.—Manière dont on a jugé la conduite de Louis XIV en cette circonstance.—Position des hommes qui exercent le pouvoir, à l'égard de leur siècle et de la postérité.

Ce fut avec peine que le jeune roi se soumit à une aussi longue dissimulation. La contrainte qu'il éprouvait pour laisser croire au surintendant qu'il était dupe de ses stratagèmes augmentait l'irritation que lui causait un délai nécessaire. Cependant Fouquet, plongé dans une funeste sécurité, continuait son genre de vie habituel, mêlant toujours la galanterie aux affaires. Il chercha à séduire la belle La Vallière, et voulut acheter ses faveurs à prix d'argent. La résistance qu'il éprouva lui fit découvrir qu'elle était aimée du roi. Possesseur d'un secret encore ignoré de toute la cour, Fouquet crut pouvoir en profiter pour son ambition412. Ne doutant pas que les promesses d'un ministre aussi puissant que lui ne pouvaient qu'être agréables à mademoiselle de La Vallière, il s'empressa de l'entretenir en particulier, et de lui offrir son concours pour tirer le plus d'avantages possible de sa position. La douce, la modeste La Vallière, que l'amour seul avait entraînée hors de la route de l'honneur, et qui ne voyait dans le beau et jeune Louis que l'amant et non le roi, rougit en écoutant le surintendant, et se retira sans lui répondre. Fouquet interpréta ce silence en sa faveur, et le regarda comme un consentement qu'un reste de pudeur dans une jeune fille encore novice ne lui avait pas permis d'exprimer d'une manière plus explicite413. Mais La Vallière était restée muette d'étonnement et de honte, en apprenant qu'une autre personne que celle qui servait d'intermédiaire entre elle et le roi avait connaissance de sa coupable liaison. En faisant à son amant le sacrifice de sa vertu, elle avait obtenu de lui la promesse que sa réputation serait respectée et que le voile le plus épais couvrirait leurs amours. Quelle fut sa douleur d'apprendre que le seul bien qui lui restât allait lui échapper! Elle redit tout au roi, en répandant d'abondantes larmes. La fureur de Louis XIV contre le surintendant fut portée au plus haut degré. Il n'y avait donc plus de secret dont cet audacieux ministre ne parvînt à se procurer la connaissance? Ses perfides intrigues le poursuivaient sans cesse et partout, jusque dans son intérieur le plus intime, jusque dans le cœur de celle qu'il aimait! Il aspirait au moment où il lui serait enfin permis d'en faire justice. C'est alors que Fouquet, toujours abusé, toujours dans l'opinion qu'il était l'homme le plus agréable à son roi, le seul nécessaire, lui donna à Vaux cette magnifique fête dont nous avons parlé. Ce jour, Louis XIV aperçut, dans un des cabinets du château de Vaux, un portrait de mademoiselle de La Vallière, qu'un peintre avait exécuté sans qu'elle le sût. A la vue de ce portrait, le jeune monarque ne put contenir son ressentiment. Il éclata: dans son premier mouvement, il donna l'ordre d'arrêter le surintendant au milieu même de la fête, et dans sa propre maison. La reine mère, qui se trouvait là, n'eut pas de peine à démontrer à son fils l'inconvenance du lieu et du moment, et l'ordre fut révoqué414. La reine mère avait attribué la colère du roi à un mouvement de jalousie; mais elle apprit bientôt que cette cause de l'animadversion de son fils envers le surintendant n'était pas la seule: elle fut instruite de tous les projets formés depuis longtemps contre lui. La duchesse de Chevreuse, qui avait beaucoup de crédit sur son esprit, sut lui persuader de n'y mettre aucun obstacle. Cette intrigante duchesse était devenue l'ennemie du surintendant depuis qu'elle avait épousé en secret de Laigues, qui croyait avoir à s'en plaindre415.

Cependant le mouvement de colère auquel Louis XIV s'était abandonné, cet ordre donné et révoqué trahit ses desseins, et Fouquet en fut averti par madame Duplessis-Bellière, un de ses plus habiles et de ses plus courageux agents, dans les affaires de finances comme dans les intrigues d'amour416. Fouquet aperçut dès lors toute la profondeur du précipice où il était près de tomber. Il crut pouvoir éviter sa chute en imitant Mazarin: il fit au roi l'aveu de ses fautes, et promit une réforme complète. Mais son aveu et ses promesses ne conjurèrent pas l'orage, et ne firent que lui en déguiser les approches. Louis XIV sembla pardonner, et dissimula si profondément ses sentiments et ses pensées, qu'il fit illusion à Fouquet, et le persuada qu'il n'avait plus rien à redouter417. Les aveux de Fouquet n'avaient été que partiels; et alors, bien loin de satisfaire Louis XIV, ils furent à ses yeux un tort de plus, puisqu'ils lui paraissaient une nouvelle ruse pour le tromper encore. Fouquet chercha aussi maladroitement (on le voit par ses défenses) à s'autoriser de l'exemple qu'avait donné le premier ministre, et à s'excuser par les pratiques que celui-ci s'était permises. Mais rien n'était semblable ni dans la position ni dans la nature de la culpabilité. Mazarin, en cumulant des abbayes, en recevant de l'argent pour les charges qu'il conférait ou pour les grâces qu'il accordait, en dépensant pour sa maison les sommes destinées à la maison du roi418, enlevait les moyens de s'enrichir à des courtisans ambitieux, avides et frondeurs; mais ces concussions ne diminuaient en rien les revenus publics; car aucune des sommes dont Mazarin faisait son profit n'était destinée à entrer dans l'épargne; Mazarin ne faisait donc rien perdre à l'État419. Fouquet, au contraire, ne s'enrichissait qu'en le ruinant de plus en plus, puisque c'étaient les produits mêmes des impôts, dont il était chargé de faire opérer les rentrées et de surveiller l'emploi, qu'il dilapidait et laissait dilapider. Déjà il avait dévoré en avance quatre années des revenus de la France. Quand Mazarin, après avoir reculé les limites du royaume et raffermi la couronne sur la tête de son roi, lui rendit son immense fortune, celui-ci dut être satisfait de pouvoir, en la lui conférant par un acte émané de sa royale volonté, récompenser d'un seul coup, et magnifiquement, les longs et immenses services de son fidèle ministre. Il faisait par là une action qui avait sur son gouvernement une heureuse influence, en montrant une générosité sans bornes envers celui qui l'avait servi ainsi que l'État avec un entier dévouement. Mais en pardonnant à Fouquet Louis XIV eût encouragé les rapines et la déloyauté. Le surintendant absous, il devenait impossible de poursuivre ses agents, et de faire annuler les engagements ruineux qu'il avait fait contracter à l'État. Sans cette dernière mesure, toute amélioration dans les finances devenait impossible. A cette époque il n'y avait pas de grosses dettes publiques fondées, et reconnues inaltérables, inviolables; point de théories du crédit qui fissent considérer comme une chose funeste de manifester l'intention d'affranchir l'État des dettes usuraires qu'on avait contractées en son nom. Un autre ordre de choses avait fait adopter d'autres principes; et le roi, en forçant les financiers et les maltôtiers420, comme on les appelait alors, à rendre une partie de leurs immenses profits, se rendait populaire et s'attirait l'approbation générale, lors même que tout le monde eût été persuadé que ces profits n'avaient pu avoir lieu qu'au moyen des opérations faites par le gouvernement et sous le sceau et avec l'approbation de ceux qui agissaient en son nom.

Fouquet se trouvait d'ailleurs dans l'impossibilité de remplir les promesses de réforme qu'il faisait à Louis XIV. Il était lui-même entraîné dans le gouffre où il entraînait le royaume. Pour rester en place, et rentrer comme surintendant dans les voies du devoir et de la conscience, il eût fallu que Fouquet devînt cruel et perfide, et qu'il étouffât en lui les sentiments les plus chers et les plus sacrés; qu'il trahît, qu'il poursuivît, qu'il précipitât dans l'abîme ceux-là même avec lesquels il avait contracté, au nom de l'État, des engagements usuraires, et avec lesquels il avait connivé pour couvrir tous les genres d'irrégularités; et ceux-là étaient ses parents, ses amis, ses partisans à la cour, ses pensionnaires, ses maîtresses, ses clients, ses protégés. Fouquet avait dans le cœur de la bonté, de la générosité; dans le caractère et dans ses relations particulières, de la franchise et de la grandeur d'âme; il lui était donc impossible de prendre une résolution qui aurait entraîné de telles conséquences. Il ne vit de salut que dans la continuation de son système de profusion et de corruption, et par la nécessité même où il se trouvait de monter encore ou de tomber, il poursuivit ce système avec plus d'intrépidité qu'il ne l'avait fait sous Mazarin; de telle sorte qu'il n'y avait presque pas une seule personne qui approchât du roi qui ne lui fût vendue421. Le roi, qui s'en aperçut, pour mieux déguiser ses desseins, et à mesure que le moment approchait de les mettre à exécution, se vit obligé de donner au surintendant des preuves simulées d'une faveur toujours croissante. Louis XIV paraissait avoir pour Fouquet la plus sincère affection, pour ses conseils la plus grande déférence; il multipliait les entretiens particuliers qu'il avait avec lui, et semblait vouloir ne décider que par lui les affaires les plus importantes422. «On ne doutait pas, dit madame de La Fayette, que le surintendant ne fût appelé à gouverner423.» Louis XIV n'osa pas se fier à son capitaine des gardes, ni à ses officiers les plus intimes, quand il fallut sévir contre son ministre. Il cacha avec soin son secret jusqu'au moment où il donna l'ordre de l'arrestation; et il chargea de l'exécution de cet ordre un officier qui n'y était pas appelé par son rang424. Cette constante dissimulation du monarque, en donnant trop de sécurité à Fouquet, l'empêcha de céder aux conseils qui lui étaient donnés, et arracha à son défenseur, le généreux Pellisson, un cri de douleur qui est un des plus beaux passages de son éloquent plaidoyer425.

Cependant Fouquet pressentit le danger qui le menaçait. La reine mère, qui le protégeait, lui avait fait dire de se défier de la duchesse de Chevreuse. Avant de partir pour Nantes, il eut à ce sujet un entretien avec Loménie de Brienne, dont le père avait la confiance du roi, et auquel celui-ci s'était ouvert de ses projets sur Fouquet. Loménie de Brienne nous peint, dans ses Mémoires, la cruelle perplexité à laquelle était en proie le malheureux surintendant au sujet de ce fatal voyage. Il hésitait à l'entreprendre, et aurait mieux aimé fuir et se retirer à Venise ou à Livourne. Il était abattu, consterné; mais, après bien des alternatives, un peu rassuré en se rappelant les promesses que le roi lui avait faites, il se décida à partir, en compagnie avec de Lionne, son ami426.

Nous avons ailleurs détaillé les circonstances de son arrestation, raconté les émotions du sensible La Fontaine, lorsqu'il contempla les murs de la prison où son bienfaiteur était enfermé427.

Après l'arrestation de Fouquet, Louis XIV abolit la charge de surintendant, et en fit lui-même les fonctions. Colbert établit un ordre admirable dans les recettes et dans les dépenses; il mit le roi à portée de connaître à tous les instants les ressources dont il pouvait disposer428. C'était le roi qui signait toutes les ordonnances, et qui au commencement de chaque année arrêtait de sa propre main, sur le livre des fonds, toutes les recettes qui étaient à faire, et après l'année expirée toutes les recettes et toutes les dépenses qui avaient été effectuées429.

383.GRAMONT, Mémoires, t. LVII, p. 89.
384.LORET, liv. X, p. 83 (en date du 31 mai 1659).
385.LOMÉNIE DE BRIENNE, Mémoires inédits, 1828, in-8o, t. II, p. 299, ch. XIII.—LORET, liv. XI, p. 182 (20 novembre 1660).
386.MONGLAT, Mém., t. LI, p. 112.
387.LOMÉNIE DE BRIENNE, Mémoires inédits, t. II, p. 111.
388.POMPONNE, lettre à Arnauld d'Andilly, en date du 9 mars, Mém. de Coulanges, p. 381.—LA FAYETTE, Mém., t LXIV, p. 375, 377.
389.Lettre de POMPONNE à Arnauld d'Andilly, Mém. de COULANGES, p. 378.
390.LOUIS XIV, Lettres, t. VI, p. 12 et 15.
391.POMPONNE, lettre à Arnauld d'Andilly, Mém. de COULANGES, p. 378; lettre en date du 4 février 1661.
392.MOTTEVILLE, Mém., t. XL, p. 104.
393.POMPONNE, lettre à Arnauld d'Andilly, dans les Mém. de COULANGES, p. 379.—MOTTEVILLE, Mém., t. XL, p. 132.—MONGLAT, t. LI, p. 123.
394.FOUQUET, Recueil des Défenses, t. I, p. 61.—LOUIS XIV, Œuvres, t. I, p. 33.—Conférez ci-dessus, p. 213 et 220.
395.GOURVILLE, Mém., t. LII, p. 325.
396.PELISSON, Œuvres inédites, t. II, p. 114, 116.
397.Conférez MIGNET, Introduction aux négociations relatives à la succession d'Espagne sous Louis XIV, t. I, p. LVI.
398.CHOISY, t. LXIII, p. 248.
399.GOURVILLE, Mém., t. LII, p. 53.
400.Lettre de Pomponne à Arnauld d'Andilly, en date du 19 mars 1661, dans les Mém. de COULANGES, p. 382, in-8o.—MOTTEVILLE, t. XL, p. 132.
401.LA FAYETTE, Mém., t. LXIV, p. 376.
402.MOTTEVILLE, Mém., t. XL, p. 158.
403.GUY-JOLY, Mém., t. XLVII, p. 445.
404.PELLISSON, Œuvres mêlées, t. II, p. 120 et 123.—CHOISY, Mém., t. LXIII, p. 122.
405.FOUQUET, Défenses, t. II, p. 26 et 36, et ci-dessus.
406.GOURVILLE, t. LIII, p. 337, 346.—LOMÉNIE DE BRIENNE, Mém. inédits, t. II, p. 179.—CHOISY, Mém., t. LXIII, p. 248, 249, 251, 261, 262, 263.
407.Lettre de MAZARIN à Colbert, en date du 22 octobre 1659, mss. de la Bibliothèque du Roi.
408.Vie de JACQUES II, roi d'Angleterre, d'après les Mémoires écrits de sa propre main, in-8o, t. I, p. 124 à 137.
409.FORBONNAIS, Recherches et considérations sur les finances de France, édit. in-12, 1758, t. II, p. 120, 121.
410.LOUIS XIV, dans ses Œuvres, t. V, p. 54.—Ibid., Instructions de Louis XIV pour le Dauphin, dans ses Œuvres, t. II, p. 57.
411.LOUIS XIV, Œuvres, t. V, p. 53, lettre à la reine-mère, en date du 5 septembre.—CHOISY, Mém., t. LXIII, p. 248 à 251.
412.LA FAYETTE, Mém., t. LXIV, p. 317, 377, 404, 413.
413.Histoire de la Vie et des Ouvrages de LA FONTAINE, 3e édit., p. 70.—Idem, Œuvres complètes de La Fontaine, édit. 1827, t. VI, p. 473.
414.RACINE, Fragments historiques, t. VI, p. 335 des Œuvres, édit. de Geoffroy.—LOMÉNIE DE BRIENNE, Mémoires inédits, t. II, p. 177.—CHOISY, Mémoires, t. LXIII, p. 253.
415.MOTTEVILLE, Mémoires, t. XL, p. 132.
416.FOUQUET, Défenses, t. II, p. 15 et 16, édit. in-18, Elzeviers.
417.Ibid., p. 100.—CHOISY, Mém., t. LXIII, p. 256.
418.LOMÉNIE DE BRIENNE, Mém. inédits, t. II, p. 136, 138, 142.
419.MOTTEVILLE, t. XL, p. 106.
420.Voyez les caricatures qui furent faites contre les maltôtiers en 1661, dans le XXVIIe vol. de l'Hist. de Fr. par estampes, à la Bibliothèque Royale.
421.LOUIS XIV, Instructions pour le Dauphin son fils, dans ses Œuvres, t. I, p. 109 à 114.
422.MONGLAT, Mém., t. LI, p. 120 à 122.—CHOISY, t. LXIII, p. 251.
423.LA FAYETTE, Mém., t. LXIV, p. 403.
424.LOMÉNIE DE BRIENNE, Mém. inédits, t. II, p. 205.—LA FAYETTE, Mém., t. LXIV, p. 404.—BUSSY, Mém., t. II, p. 170.—MOTTEVILLE, Mém., t. XL, p. 41.
425.PELLISSON, Discours au Roi, t. II, p. 274.
426.LOMÉNIE de BRIENNE, Mémoires inédits, t. II, p. 183 à 186.
427.Hist. de la Vie et des Ouvrages de J. de la Fontaine, 3e édit., p. 112.
428.LOUIS XIV, Instructions pour le Dauphin, son fils, dans ses Œuvres, t. I, p. 104, 108.—MONGLAT, Mémoires, t. LI, p. 123.
429.CHOISY, Mém., t. LXIII, p. 277.
Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 haziran 2018
Hacim:
570 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain