Kitabı oku: «Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 2», sayfa 15
Le procès de Fouquet donna les moyens de poursuivre les traitants; d'annuler les traités qui avaient été conclus avec eux; d'affermer les impôts avec d'autant plus de profit que les nouveaux fermiers, contractant directement avec le roi, n'ignoraient pas qu'il avait lui-même pris connaissance de leurs marchés, et que, bien loin de redouter aucune recherche, aucune rigueur de sa part, ils espéraient, en remplissant avec fidélité leurs engagements, s'enrichir, et en même temps acquérir de la faveur et du crédit.
Les papiers saisis chez Fouquet furent portés directement au roi, qui les examina lui-même, connut ainsi les ennemis cachés de son gouvernement, les secrets des plus puissantes familles et les intrigues ourdies à l'entour du trône. La création d'une chambre de justice pour rechercher les malversations qui avaient pu être faites dans les finances touchait les plus grandes familles de robe et d'épée, dont plusieurs s'étaient enrichies par les prêts usuraires faits à Fouquet ou par ses dons et ses prodigalités430; de sorte que son arrestation ne fut pas une disgrâce seulement personnelle, mais un acte qui eut tout l'éclat et tout le retentissement d'une affaire générale et d'un coup d'État. Elle répandit parmi les grands et les courtisans une crainte qui les rendit plus souples et plus obéissants, et inspira la terreur aux concussionnaires. Le secret avec lequel cette affaire fut conduite, la dissimulation qui la prépara, la rigueur des ordres qui furent donnés, l'inflexibilité qu'on déploya à l'égard de ceux qui en étaient frappés, tout fit reconnaître dans le jeune élève de Mazarin l'habileté de son maître, unie au caractère altier et énergique de Richelieu. Personne ne douta plus que Louis XIV n'eût la volonté et les moyens de gouverner par lui-même; et dès lors son règne commença431. La puissance est comme le crédit, dont les résultats dépendent moins des moyens réels dont on peut disposer que de l'opinion qu'on parvient à faire prévaloir de leur existence et de leur efficacité.
La rigueur dont on usa envers Fouquet pendant tout le cours de son procès prouve que Louis XIV voulait faire en lui un grand exemple, et ne laisse aucun doute que son intention était de le faire condamner à mort432. Peut-être cette intention, trop ouvertement manifestée, la violence des accusateurs, l'iniquité des procédures, contribuèrent-elles, encore plus que l'éloquence et l'habileté employées dans la défense, à sauver la vie du coupable. Il fut condamné à l'exil perpétuel et à la confiscation de tous ses biens. Louis XIV, qui avait trouvé un obstacle à ses volontés dans la conscience des juges, aggrava la peine: il retint, malgré ce jugement, le surintendant en captivité, et le fit garder avec une sévérité qui ne s'adoucit que dans les dernières années de la vie du malheureux prisonnier. D'où vient cette longue persévérance de Louis XIV dans un acte de cruauté dont avant la révocation de l'édit de Nantes son long règne n'offre pas un second exemple433? Voulait-il empêcher Fouquet de trahir les secrets de l'État qu'il lui avait confiés? Redoutait-il toujours l'effet de ses intrigues? Lui avait-il reconnu une audace capable de tout oser434? Quoi qu'il en soit, la disgrâce du surintendant, dès qu'elle fut connue, fit taire l'envie que sa haute prospérité avait inspirée. La dureté avec laquelle il fut traité pendant tout le cours de son procès excita la compassion dans tous les cœurs généreux. On le plaignit, et l'intérêt que ses amis et ses partisans prenaient à son sort devint général. La sentence rendue contre lui parut rigoureuse, et son inexécution et la peine plus forte qu'on y substitua furent considérées avec raison comme une violation de tous les principes de justice. L'odieux d'un tel abus de pouvoir rejaillit sur Colbert et sur Le Tellier, qui étaient regardés comme les persécuteurs acharnés du surintendant: le nombre de satires, d'épigrammes, de libelles par lesquels s'exhala la haine qu'avaient fait naître ces deux ministres fut grand, et rappela le temps de la Fronde et des Mazarinades435. Peut-être ce soulèvement de l'opinion contribua-t-il à empêcher Louis XIV de céder au sentiment de la clémence; peut-être sentait-il le besoin de donner à des ministres dévoués une garantie, en leur sacrifiant celui dont le nom était comme un drapeau sous lequel se ralliaient tous leurs ennemis. Le caractère généreux de Fouquet, ses longues souffrances, ont fait oublier ses torts à la postérité, qui n'a vu dans la conduite de Louis XIV à son égard qu'un acte inutile de cruauté, de vengeance et de despotisme. Il est bien difficile, et peut-être même impossible, de bien juger certaines actions du pouvoir, d'en bien déterminer les causes, d'en apprécier les motifs, lorsque les hommes et les circonstances qui les ont nécessitées ont disparu. Ceux qui ont été mêlés d'une manière active aux affaires humaines savent de combien d'éléments frivoles et impurs, qu'enfantent l'intérêt, la légèreté et l'ignorance, se forme quelquefois l'opinion publique. Ils sont convaincus qu'il est impossible d'opérer le bien, si l'on a la faiblesse de vouloir courtiser toujours cette reine du monde, quelquefois si belle et si pure, mais quelquefois hideuse comme une prostituée. Qui n'a pas le courage de renoncer aux jugements précipités et inconstants de ses contemporains doit renoncer à les gouverner, à guider leurs destinées, à conduire un peuple à la gloire, à la prospérité, au bonheur. Cependant rien n'exige plus d'énergie dans le caractère que le sacrifice de cette satisfaction que l'on éprouve par l'approbation générale donnée à celles de nos actions qui ont pour but le bien public. C'est la récompense la plus précieuse, la seule précieuse, pour les grandes âmes. Quelle force de vertu, quelle fermeté de conscience, quelle haute sagesse ne réclament pas l'abandon de cette enivrante popularité et le courage de braver l'aveugle haine et les sinistres attentats dont elle cherche à nous rendre victime, pour accomplir, après de pénibles efforts, ce qui mérite de tous la reconnaissance et l'amour! Toutefois, il semble que dans une aussi pénible position la vertu peut trouver un dédommagement dans l'impartiale justice de la postérité.—Non; il faut renoncer à ce consolant espoir: cette précieuse et unique récompense n'est qu'une illusion, et l'arrêt rendu en présence des faits et des personnes est presque toujours irrévocable: les moyens manquent aussi bien que la volonté pour rectifier cet arrêt, lorsque le temps et la tombe ont fait disparaître tous les témoins qui pouvaient guider la justice humaine. Elle est vraiment dure la condition de l'homme d'État, qui, pour être digne de la mission que la Providence lui a imposée, doit se soumettre d'avance à subir les injustes condamnations du siècle qui l'a vu naître et des siècles à venir, et qui ne peut penser qu'à Dieu seul pour apprécier le mérite ou le démérite de ses actions!
CHAPITRE XIX.
1661-1664
Plusieurs lettres de madame de Sévigné sont trouvées dans les papiers du surintendant.—Louis XIV en prend connaissance.—Il en parle de manière à ne laisser aucune prise à la malignité publique; cependant elle s'exerce sur cet incident.—Chagrin qu'en ressent madame de Sévigné.—Lettre qu'elle écrit à Pomponne à ce sujet.—Madame de Sévigné se montre plus attachée aux amis du surintendant, parce qu'ils étaient exilés. Simon de Pomponne était de ce nombre.—Noble conduite des gens de lettres envers Fouquet.—Mademoiselle de Scudéry correspond avec lui.—Madame de Sévigné écrit à Ménage pour l'engager à détruire les bruits qui couraient sur son compte au sujet des lettres trouvées chez Fouquet.—Citation de cette lettre.—Fouquet comparait devant le tribunal qui doit le juger.—Madame de Sévigné, alors à Paris, écrit à Pomponne plusieurs lettres sur ce procès.—Position de Pomponne.—Intérêt des lettres que madame de Sévigné lui adresse au sujet de Fouquet.—Faveur dont madame de Sévigné jouissait auprès de la cour et de Louis XIV.—Fidélité de madame de Sévigné au malheur.—Sa sensibilité pour Fouquet partagée par madame de Guénégaud, avec laquelle elle était liée—Détails sur Arnauld d'Andilly;—sur le procès de Fouquet;—sur madame de Guénégaud.—L'hôtel de Nevers, des lettres de madame de Sévigné, et l'hôtel Guénégaud.—Madame de Sévigné agissait en faveur du surintendant.—Elle craignait qu'il ne fût condamné à mort.—Ses anxiétés pendant le procès.—Apparition d'une comète.—L'effet qu'elle produit sur les esprits.—Ce qu'en dit de Neuré.—Détails sur de Neuré.—Madame de Sévigné annonce à Pomponne que Fouquet a la vie sauve.—Louis XIV aurait voulu le faire condamner à mort.—Madame de Sévigné craint qu'on n'empoisonne Fouquet; la vue de la comète la rassure.—Madame de Sévigné mande à Pomponne le départ de Fouquet pour Pignerol.—Louis XIV, par la sévérité de son maintien, inspirait le respect et la crainte.—Les lettres de madame de Sévigné à Pomponne ne sont pas inférieures aux autres qu'elle a écrites.—Suite de l'histoire de Fouquet.—Il n'obtient la permission de voir sa femme qu'au bout de sept ans de captivité.—Son entrevue avec Lauzun.—Sa mort obscure.—On est incertain s'il est mort avant ou après avoir recouvré son entière liberté.
Comme tous ceux qui ont de nombreuses affaires dont les documents devront être réunis sous leurs yeux lorsqu'ils auront à s'en occuper, Fouquet conservait avec soin toutes ses lettres. Elles furent saisies. Les correspondances qu'il entretenait avec plusieurs femmes de la cour se trouvaient réunies dans des cassettes particulières436. Celles-ci furent portées directement au roi, qui les examina. Il en trouva un certain nombre de madame de Sévigné, qui attirèrent son attention par l'enjouement, la grâce et la facilité du style. Mais quoiqu'il eût dit, et que Le Tellier eût répété après lui, que ces lettres, uniquement relatives à des affaires de famille, ne pouvaient que faire honneur à celle qui les avait écrites, dès qu'on en connut l'existence la malignité publique s'exerça sur notre aimable veuve. On voit par la lettre suivante, que madame de Sévigné écrivit alors à de Pomponne, combien elle était péniblement affectée des discours qu'on tenait à ce sujet dans le monde.
LETTRE DE MADAME DE SÉVIGNÉ A M. DE POMPONNE
«Aux Rochers, ce 11 octobre 1661.
«Il n'y a rien de plus vrai, que l'amitié se réchauffe quand on est dans les mêmes intérêts. Vous m'avez écrit si obligeamment là-dessus, que je ne puis y répondre plus juste qu'en vous assurant que j'ai les mêmes sentiments pour vous que vous avez pour moi, et qu'en un mot je vous honore et vous estime d'une façon toute particulière. Mais que dites-vous de tout ce qu'on a trouvé dans ces cassettes? Eussiez-vous jamais cru que mes pauvres lettres, pleines du mariage de M. de La Trousse et de toutes les affaires de sa maison, se trouvassent placées si mystérieusement? Je vous assure, quelque gloire que je puisse tirer par ceux qui me feront justice, de n'avoir jamais eu avec lui d'autre commerce que celui-là, que je ne laisse pas d'être sensiblement touchée de me voir obligée de me justifier, et peut-être fort inutilement, à l'égard de mille personnes qui ne comprendront jamais cette vérité. Je pense que vous comprenez bien la douleur que cela fait à un cœur comme le mien. Je vous conjure de dire sur cela ce que vous savez. Je ne puis avoir trop d'amis en cette occasion. J'attends avec impatience monsieur votre frère (l'abbé Arnauld)437, pour me consoler un peu avec lui de cette bizarre aventure; cependant je ne laisse pas de souhaiter de tout mon cœur du soulagement aux malheureux, et je vous demande toujours, monsieur, la consolation de votre amitié438.
Simon de Pomponne, lorsque madame de Sévigné lui écrivait cette lettre, subissait le sort de plusieurs amis du surintendant, qui, sans être inculpés ni impliqués en rien dans son procès, et même sans être entièrement en disgrâce, avaient cependant, par mesure de précaution, été envoyés en exil. Les amis du surintendant étaient aussi ceux de madame de Sévigné, et ils lui étaient devenus plus chers depuis qu'ils étaient malheureux et persécutés. Aussi se montrait-elle très-active dans sa correspondance avec eux, afin d'avoir plus fréquemment de leurs nouvelles, et de ne pas laisser échapper une seule occasion de leur être utile.
On connaît la noble conduite des gens de lettres envers Fouquet, qui s'était montré leur protecteur éclairé. Tous lui restèrent attachés dans son infortune439; et peut-être est-ce le concours unanime de leurs écrits qui a le plus contribué à intéresser si puissamment la postérité en sa faveur et à couvrir d'un voile les torts graves qui avaient fait de sa chute une des nécessités du bien public. Mademoiselle de Scudéry ne cessa point de lui écrire pendant tout le temps de sa captivité. Ce fut elle aussi qui s'éleva avec le plus de force contre ceux qui prenaient occasion des lettres trouvées dans les cassettes du surintendant pour se permettre des insinuations calomnieuses contre madame de Sévigné440.
Les bruits qu'on répandait à ce sujet la tourmentaient tellement, qu'elle s'adressait à tous ses amis pour les engager à détruire ce qu'ils avaient d'injurieux à son égard. Elle en écrivit à Ménage; mais lui n'avait pas attendu ses instances pour s'acquitter de ce devoir, avec tout le zèle que lui inspirait son vif et ancien attachement. Dans la réponse qu'il lui adressa, il lui manda ce qu'il avait déjà fait; et en même temps il lui donna des nouvelles de la querelle survenue au sujet de la préséance des ambassadeurs de France et d'Espagne à Londres, qui fut sur le point d'occasionner le renouvellement de la guerre. C'est à cette lettre qu'elle répondit des Rochers par celle qu'elle lui écrivit en date du 22 octobre.
«Je me doutais, dit-elle, que vous auriez prévenu ma prière, et qu'il ne fallait rien dire à un ami si généreux que vous. Je suis au désespoir de ce qu'au lieu de vous écrire, comme je le fis, je ne vous envoyai pas tout d'un train une lettre de remercîments. Je m'en acquitte présentement, et vous supplie de croire que j'ai toute la reconnaissance que je dois de vos bontés. Je vous demande un compliment à mademoiselle de Scudéry sur le même sujet. Vous m'avez fait un extrême plaisir de me mander le détail de la grande nouvelle dont il est présentement question. Il n'en fallait pas une moindre pour faire oublier toutes celles que l'on découvre tous les jours dans les cassettes de M. le surintendant. Je voudrais de tout mon cœur que cela le fît oublier lui-même441.»
Il n'en était pas ainsi. Le procès de Fouquet se suivait avec ardeur, mais le nombre de pièces qu'il fallait dépouiller pour dresser un acte d'accusation de cette nature était immense. Trois ans se passèrent avant que l'accusé pût comparaître devant les magistrats commis pour le juger. Le surintendant fut amené pour la première fois devant ce tribunal illégal qu'il récusait, le 14 novembre 1664. Madame de Sévigné se trouvait alors à Paris. L'attention générale était en quelque sorte concentrée sur cette grande affaire. On s'en entretenait sans cesse; on en recueillait avec avidité les moindres détails de la bouche des juges ou des personnes qui leur appartenaient. Madame de Sévigné, outre le vif intérêt qu'elle y prenait elle-même, avait encore un motif particulier pour s'informer de tout avec exactitude. Elle s'était imposé la tâche de tenir au courant de toutes les phases et de toutes les circonstances du procès Simon de Pomponne et les autres exilés amis du surintendant, de manière à les mettre à portée d'apprécier avec exactitude les motifs de crainte ou d'espérance qu'on pouvait avoir.
Simon de Pomponne, devenu suspect au roi par son amitié pour Fouquet442 et son jansénisme, avait d'abord été exilé à Verdun; mais, protégé par de Lionne, qui était resté ministre, et aussi par Bertillac, trésorier de la reine mère, de Pomponne, après un an de séjour à Verdun, eut la permission de se rendre à La Ferté-sous-Jouarre, où des affaires de famille réclamaient sa présence443. De Pomponne resta dix-huit mois à La Ferté-sous-Jouarre. Ce ne fut qu'après ce temps écoulé qu'il lui fut permis de se retirer à sa terre de Pomponne; et c'est là que madame de Sévigné lui adressait les lettres où elle lui rendait compte de ce qui se passait à Paris, et surtout de tout ce qui concernait le procès de Fouquet.
Toutes les lettres que de Pomponne recevait de madame de Sévigné, il les communiquait à son père, le célèbre Arnauld d'Andilly, qui se trouvait alors avec lui, et qu'on avait forcé aussi, à cause du surintendant, de s'éloigner de Port-Royal. Ces mêmes lettres étaient ensuite transmises au château de Fresne, peu éloigné de celui de Pomponne444. Madame de Guénégaud, qui revint à Paris et rejoignit madame de Sévigné avant la fin du procès, madame Duplessis-Bellière445, et d'autres exilés amis et amies du surintendant, s'adressaient à de Pomponne pour en avoir des nouvelles, et pour s'informer de ce que madame de Sévigné lui en avait écrit. Madame de Sévigné ne l'ignorait pas. Aussi écrivait-elle exactement ce qu'elle appelait elle-même la gazette du procès.
Les lettres qui renferment cette gazette sont peut-être de tous les écrits qui nous restent de madame de Sévigné ceux qui témoignent le plus de la sensibilité de son cœur, de sa grandeur d'âme, de sa constance et de son désintéressement dans le commerce de l'amitié. Lorsqu'elle les écrivit, elle était, ainsi qu'on le verra bientôt, en grande faveur à la cour. Elle avait autant d'admiration que d'affection pour Louis XIV; elle pensait déjà à l'établissement de sa fille; et ces nouveaux liens, ces intérêts si grands et si chers, ne l'arrêtèrent pas, et ne l'empêchèrent point de manifester les tendres et vives sympathies qui l'attachaient toujours à ses anciens amis, en butte aux rigueurs du pouvoir, et d'épancher tous les sentiments que lui inspiraient ses vives anxiétés sur le sort qui attendait le malheureux surintendant.
Madame de Sévigné ne doutait point que les lettres qu'elle écrivait à de Pomponne ne fussent décachetées et lues par les agents du gouvernement; mais elle ne s'en inquiète pas, et elle mande à son correspondant que pour continuer à lui écrire, elle a seulement besoin de savoir si ses lettres lui parviennent446.
Ces lettres parurent pour la première fois en 1756, dans un recueil séparé, dont l'éditeur est resté inconnu447.
La première de ces lettres est datée du 17 novembre 1664; la dernière, du mois de janvier 1665, ce qui comprend un intervalle de temps d'un mois et demi448. Ces lettres renferment les seuls détails authentiques relatifs au procès de Fouquet étrangers aux actes juridiques et aux actes officiels; et, dans un procès de cette nature, ces détails sont les plus intéressants et même les plus importants de tous, parce que les récits qu'ils contiennent sont les vraies pièces d'après lesquelles la postérité juge les juges et l'accusation.
Dans ces lettres, madame de Sévigné ne nomme jamais l'illustre accusé que notre cher ami449; et tous les traits de présence d'esprit, de fermeté et de dignité de caractère qu'il déploie, elle les note avec soin, et n'oublie aucune des circonstances, quelque minutieuses qu'elles soient, qui peuvent leur donner du relief. En les racontant, elle verse des larmes450. Elle n'approuve pas cependant que son ami s'impatiente contre ses juges; quelquefois elle dit: «Cette manière n'est pas bonne. Il se corrigera; mais, en vérité, la patience échappe, et il me semble que je ferais tout comme lui451.»
A mesure qu'approche l'instant qui doit décider du sort de Fouquet, madame de Sévigné ne paraît plus susceptible de s'occuper d'autre chose, et, au lieu de vouloir se distraire de sa douleur, elle se complaît dans tout ce qui la lui rappelle, dans tout ce qui peut l'accroître. Elle se transporte dans une maison voisine de l'Arsenal, uniquement pour voir passer Fouquet; et, protégée par son masque, elle a enfin cette triste satisfaction; mais ses jambes tremblent, et son cœur bat si fort qu'elle est sur le point de se trouver mal452.
Madame de Sévigné fait ressortir, avec une raillerie piquante ou une indignation amère, la partialité de certains juges, leur lâcheté, et l'animosité de Colbert, qu'elle appelle Petit453. Ce n'est pas qu'elle s'aveugle entièrement sur les torts de son ami. Elle comprenait bien quelles étaient les parties faibles ou glissantes, comme elle les appelle, de la défense454; mais elles augmentaient ses peines, sans rien diminuer de sa compassion. Ce qui lui importait dans cette cause n'était pas la culpabilité ou l'innocence de l'accusé; c'était le danger qui le menaçait, et les chances qu'il pouvait avoir d'y échapper ou d'y succomber. Et à cet égard les différentes phases du procès et les alternatives de crainte et d'espérance qu'elles faisaient naître la tenaient dans un état d'angoisse que sa plume nous peint à merveille.
«Je ne crois pas, dit-elle, qu'il m'ait reconnue; mais je vous avoue que j'ai été extrêmement saisie quand je l'ai vu entrer dans cette petite porte. Si vous saviez combien on est malheureux quand on a le cœur fait comme je l'ai, vous auriez pitié de moi; mais je pense que vous n'en êtes pas quitte à meilleur marché, de la manière dont je vous connais. J'ai été voir votre chère voisine (madame Duplessis-Guénégaud); je vous plains autant de ne l'avoir plus, que nous nous trouvons heureux de l'avoir. Nous avons bien parlé de notre cher ami (Fouquet). Elle a vu Sapho (mademoiselle Scudéry), qui lui a donné du courage. Pour moi, j'irai demain en reprendre chez elle; car de temps en temps je sens que j'ai besoin de reconfort. Ce n'est pas que l'on ne dise mille choses qui doivent donner de l'espérance; mais, mon Dieu, j'ai l'imagination si vive, que tout, ce qui est incertain me fait mourir455.»
A cette époque la pénurie des finances et le système d'économie substitué par Colbert à celui des emprunts firent supprimer un quartier des rentes sur l'hôtel de ville, ce qui ajouta encore au mécontentement qu'occasionnait le procès de Fouquet. Madame de Sévigné avait de ces rentes, et elle dit au sujet du retranchement et du procès: «L'émotion est grande, mais la dureté l'est encore plus. Ne trouvez-vous pas que c'est entreprendre bien des choses à la fois? Celle qui me touche le plus n'est pas celle qui me fait perdre une partie de mon bien456.»
Il est souvent fait mention dans ces lettres du vieil ami, c'est-à-dire du père de M. de Pomponne, d'Arnauld d'Andilly, qui, malgré son grand âge, suivait avec un vif intérêt tous les détails du fameux procès. Le chancelier Pierre Seguier, dévoué à Colbert, présidait le tribunal avec une révoltante partialité. Comme il affectait une dévotion sévère, et que le chef-d'œuvre de Molière, le Tartufe, faisait alors grand bruit, Arnauld d'Andilly disait au sujet de Seguier, que c'était Pierrot métamorphosé en Tartufe457. Madame de Sévigné fut si charmée de ce bon mot, qu'elle déclara être au désespoir de ne l'avoir pas dit la première. Le même aveu lui échappe, et elle éprouve le même plaisir, toutes les fois qu'on lui raconte une saillie, un trait d'esprit, une réflexion juste, une maxime utile, exprimée d'un manière vive et piquante.
Pendant tout le cours du procès madame de Sévigné allait souvent dîner à l'hôtel de Nevers458, chez madame Duplessis-Guénégaud, dont le mari, autrefois ministre et secrétaire d'État, se trouvait impliqué dans la disgrâce du surintendant. Madame Duplessis-Guénégaud avait, pendant la Fronde, servi la cour avec zèle, en cherchant à réconcilier le prince de Condé avec la reine. C'était une femme d'un grand sens, spirituelle, pleine de bonté et de dévouement pour ses amis. «Avec elle, dit madame de Motteville, on goûtait le véritable plaisir de la société agréable et vertueuse. Madame de Sévigné, qui trouvait dans le cœur de madame de Guénégaud les mêmes sympathies que celles qu'elle éprouvait, sentait encore s'augmenter l'affection qu'elle avait pour elle. Rien n'étreint plus fortement les nœuds de l'amitié que lorsqu'on participe aux mêmes peines et aux mêmes émotions.
Il ne suffisait pas à madame de Sévigné de s'apitoyer sur le sort de son ami: elle agissait vivement, et sollicitait en sa faveur d'Ormesson, qui, nommé juge rapporteur du procès, pouvait avoir une si grande influence sur le jugement.
«Voilà qui est donc fait, dit-elle, c'est à M. d'Ormesson à parler; il doit récapituler toute l'affaire: cela durera encore toute la semaine prochaine, c'est-à-dire qu'entre ci et là ce n'est pas vivre que la vie que nous passerons. Pour moi, je ne suis pas reconnaissable, et je ne crois pas que je puisse aller jusque là. M. d'Ormesson m'a priée de ne plus le voir que l'affaire ne soit jugée. Il est dans le conclave, il ne veut pas avoir de commerce avec le monde; il affecte une grande réserve; il ne parle point, il écoute: et j'ai eu ce plaisir, en lui disant adieu, de lui dire tout ce que je pense459.»
La famille de Fouquet et ses affidés ne croyaient point qu'il pût être condamné à mort. Cette sécurité faisait mal à madame de Sévigné, intimement liée avec plusieurs ennemis du surintendant: elle n'ignorait ni leurs dispositions, ni leur puissance, ni les intentions du roi. Aussi elle n'aimait à parler de cette affaire qu'avec madame Duplessis-Guénégaud, qui partageait toutes ses craintes. Cependant elle écrivait: «Au fond de mon cœur, j'ai un petit brin d'espérance. Je ne sais d'où il me vient et où il va; et même il n'est pas assez grand pour que je puisse dormir en repos460.»
Si l'arrêt est tel qu'elle peut l'espérer, elle pense à la joie qu'elle aura d'envoyer un courrier, à bride abattue, porter cette nouvelle à de Pomponne. Toutes ses craintes se renouvellent, parce qu'elle a su que le roi avait dit à son lever «que Fouquet était un homme dangereux461». Et en effet un tel propos de la part du roi, dans la situation où se trouvait l'affaire, était une condamnation; c'était ravir l'indépendance aux juges et l'impartialité à la justice.
Aussi, lorsque madame de Sévigné apprit que d'Ormesson avait opiné au bannissement perpétuel de l'accusé et à la confiscation de tous ses biens, elle s'en réjouit, et, en annonçant cette nouvelle à de Pomponne, elle ajoute: «M. d'Ormesson a couronné par là sa réputation. L'avis est un peu sévère; mais prions Dieu qu'il soit suivi.» En effet, le rapport de M. d'Ormesson et son opinion modérée lui donnèrent dans le monde la réputation d'un homme de talent et de courage.
Les premiers juges qui opinèrent après le rapporteur furent Saint-Hélène et Pussort, l'oncle de Colbert. Fouquet, mais en vain, les avait récusés tous deux. Ils conclurent à ce que l'accusé eût la tête tranchée. Mais un des juges, nommé Berrier, voué à Colbert et à toutes ses haines, devint fou pendant qu'on était aux opinions, et avant le jugement. Dans cet intervalle aussi une comète apparut; M. de Neuré, fameux astrologue, assurait qu'elle était d'une grandeur considérable. Tout cela mit les esprits en émoi, et ajoutait aux agitations de madame de Sévigné. C'est très-sérieusement qu'elle entretient de Pomponne du pronostic de cette comète. Ce n'étaient pas seulement les femmes qui croyaient alors à l'influence des astres sur les affaires humaines462, c'étaient aussi des hommes remarquables par leur esprit et leurs lumières. Cependant Fouquet n'avait pas cette faiblesse; et lorsqu'il sut que l'on rattachait l'apparition de la comète à ce qui lui arrivait de personnel, il dit spirituellement: «La comète me fait trop d'honneur463.»
Mais plus le moment qui devait décider de son sort, s'approchait, plus l'on s'occupait de lui, plus s'augmentaient aussi les anxiétés de madame de Sévigné. «Tout le monde, dit-elle, s'intéresse dans cette grande affaire. On ne parle d'autre chose; on raisonne, on tire des conséquences, on compte sur ses doigts, on s'attendrit, on craint, on souhaite, on hait, on admire, on est triste, on est accablé; enfin, mon pauvre monsieur, c'est une chose extraordinaire que l'état où l'on est présentement, c'est une chose divine que la résignation et la fermeté de notre cher malheureux. Il sait tous les jours ce qui se passe, et il faudrait faire des volumes à sa louange464.»
Enfin, le samedi 20 décembre madame de Sévigné envoie un courrier à de Pomponne, pour lui annoncer que Fouquet a la vie sauve. Dans la lettre qu'elle écrivit ensuite, quoiqu'elle ait appris que le roi avait aggravé la peine, changé l'exil en prison et refusé à Fouquet sa femme, elle ne veut pas que de Pomponne rabatte rien de la joie qu'a dû lui causer l'arrivée de son courrier. «La mienne, dit-elle, est augmentée s'il se peut, et le procédé me fait mieux voir la grandeur de notre victoire.» Elle avait raison: le roi prouvait par cet abus de sa puissance combien il avait compté sur la condamnation à la peine capitale465. Fouquet ne l'ignorait pas, ainsi que le prouve le passage suivant de la lettre où madame de Sévigné raconte ce qui eut lieu lorsqu'on reconduisit le surintendant en prison, après qu'il eut entendu la lecture de l'arrêt qui le condamnait. «Cependant M. Fouquet est allé dans la chambre de M. d'Artagnan: pendant qu'il y était, il a vu par la fenêtre passer M. d'Ormesson, qui venait de reprendre quelques papiers qui étaient entre les mains de M. d'Artagnan. M. Fouquet l'a aperçu; il l'a salué avec un visage ouvert et plein de joie et de reconnaissance; il lui a même crié qu'il était son humble serviteur. M. d'Ormesson lui a rendu son salut avec une grande civilité, et s'en est venu, le cœur tout serré, me conter ce qu'il avait vu466.»
Comme on avait séparé Fouquet, non-seulement de sa femme, mais de son médecin resté son ami, et de son plus fidèle domestique, on crut que ses ennemis, après l'avoir vu échapper à regret à une exécution publique, avaient formé le projet de l'empoisonner. En tout temps, une des premières punitions que subissent ceux qui tiennent le pouvoir quand ils s'écartent des formes de la justice est d'être aussitôt jugés capables des crimes les plus odieux.
«Si vous saviez, dit madame de Sévigné, comme cette cruauté paraît à tout le monde, de lui avoir ôté Pecquet et Lavallée! C'est une chose inconcevable; on en tire des conséquences fâcheuses, dont Dieu le préserve, comme il a fait jusque ici!» Puis après cette citation, Tantæne animis cœlestibus iræ, qui prouve ses études classiques, elle ajoute: «Mais non, ce n'est point de si haut que cela vient. De telles vengeances, rudes et basses, ne sauraient partir d'un cœur comme celui de notre maître. On se sert de son nom, et on le profane, comme vous voyez.» Cependant elle a vu le même jour la comète avec sa longue queue, et elle y met une partie de ses espérances467. Puis ses soupçons lui reviennent, et elle écrit à son correspondant: «Soyons comme lui, ayons du courage, et ne nous accoutumons pas à la joie que nous donna l'admirable arrêt de samedi. Il a couru un bruit qu'il était malade. Tout le monde disait: Quoi, déjà468!…»