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Kitabı oku: «Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 2», sayfa 9

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CHAPITRE XII.
1658-1659

Ardeur pour les plaisirs pendant les deux années qui précédèrent le mariage de Louis.—Promenade au Cours.—Foire Saint-Germain.—Conduite de madame de Sévigné.—Le roi devient amoureux de Marie Mancini.—Le roi a une courte maladie, qui met ses jours en danger.—Sentiments divers des courtisans pendant cette maladie.—Affliction profonde de Marie de Mancini.—Le roi en est instruit, sa passion pour elle s'en augmente.—Anne d'Autriche veut la combattre.—Conduite douteuse de Mazarin à ce sujet.—L'issue des négociations pour le mariage de Louis XIV avec la princesse de Savoie est, par cette passion, rendue incertaine.—Ces négociations sont rompues par l'offre de l'Espagne de donner l'infante.—Anne d'Autriche, craignant le mariage de son fils avec Marie de Mancini, fait rédiger d'avance une protestation.—Le cardinal se détermine à envoyer sa nièce au Brouage.—On s'est trompé sur les intentions que l'on a supposées à Mazarin—Il entrait dans son plan d'inspirer des craintes à l'Espagne, de montrer que lui seul voulait la paix.—La violence de la passion du roi manqua de faire échouer ces combinaisons.—Grand caractère de Mazarin.—Obstacles qu'il a eu à vaincre pour parvenir à la paix et au mariage du roi.

Le roi et son frère entraient tous deux dans cet âge où le cœur et les sens dominent trop la volonté pour qu'elle puisse se soumettre à la froide raison, et ne pas secouer le joug de ceux qui voudraient mettre un frein à des passions dont alors les jouissances sont si vives et les dangers si peu connus. Sans doute les mœurs du temps, corrompues par la Fronde, et l'état de désordre dont on ne faisait que de sortir exerçaient leur fâcheuse influence sur ces deux adolescents et sur toute la jeunesse qui les entourait; mais les inclinations naturelles du monarque et les exemples qu'il donna pendant la plus grande partie de son règne augmentèrent l'intensité du venin qui circulait à la cour et parmi les grands, et qui à la longue se répandit dans toutes les classes.

Il est des époques où la dissolution des mœurs a été plus grande en France que dans les deux années qui précédèrent le mariage de Louis XIV; mais jamais l'entraînement vers le plaisir ne fut aussi fort et aussi général. C'est le temps où Molière226, avec sa troupe, commençait à faire goûter sur la scène tout le prix du vrai et du naturel; où le fameux acteur Scaramouche227 y déployait une verve comique et bouffonne qui excitait un rire irrésistible; où Lully charmait les oreilles par une nouvelle et délicieuse mélodie228; où le génie des machinistes paraissait avoir acquis toute la puissance des magiciens et des enchanteurs, dans le nouvel opéra de l'Enlèvement d'Hélène229. C'est alors que les promenades au Cours eurent le plus d'éclat230; que la foire Saint-Germain compta ses plus beaux jours et ses fortunes les plus rapides. Dans ce vaste bazar, où l'on pénétrait par sept portes231 principales, les richesses du monde entier se trouvaient réunies et classées. Chaque profession avait son quartier séparé, et chaque chose sa place distincte. A tout ce qui pouvait être utile aux besoins de l'homme, à son luxe, à ses voluptés, se joignait encore tout ce qui pouvait exciter sa curiosité ou tenter sa cupidité: des animaux rares, des faiseurs de tours, des loteries, des jeux de hasard. Pendant deux mois on se portait en foule dans ce lieu, où aujourd'hui un marché se trouve ouvert toute l'année. Le peuple y allait le jour; la noblesse s'y rendait la nuit232, toujours masquée et déguisée, sans suite, dans des carrosses sans armoiries, sans cortége, et seulement avec des grisons, c'est-à-dire avec des cochers et des laquais sans livrées, vêtus de gris et le visage couvert. Là, au milieu de la clarté resplendissante des milliers de lustres, de flambeaux, de torches et de feux allumés (cette foire s'ouvrait en février), on se promenait dans les plus belles rues, dans celles des orfèvres, des merciers; on achetait des bijoux, des pierreries, des dentelles, de riches étoffes, des parfums, des tableaux, des meubles magnifiques, de grands miroirs (c'était alors un des objets rares); l'on s'écartait dans les allées sombres, obscures, favorables aux entretiens mystérieux et solitaires; ou l'on s'asseyait à ces banques, à ces loteries ruineuses, et l'on profitait d'un impénétrable incognito pour se livrer sans mesure à la plus ruineuse des passions. Ainsi dans ce lieu, que l'éclat des flammes, l'agitation et le bruit faisaient ressembler, pendant les ténèbres et le silence de la nuit, à un immense palais enchanté, on exploitait tous les vices comme toutes les industries au profit d'un couvent de religieux qui en étaient propriétaires.

A tous ces plaisirs publics, qui étaient les plus vifs parce qu'on les partageait avec plus de monde, et qu'il y régnait plus de liberté, il faut ajouter, pour les grands et pour la cour, les ballets royaux, plus fréquents que par le passé233; les fêtes, les grands repas que donnaient Fouquet et le cardinal; les bals, les mascarades, et les divertissements de tous ceux qui, par leur rang et par leurs richesses, se trouvaient en position de les imiter234. A quoi il faut joindre encore les loteries gratuites, usage dispendieux et magnifique que le roi introduisit alors; manière galante, ingénieuse et toute royale de faire des dons aux dames, en y joignant les piquantes surprises du sort, qui, seul dispensateur des préférences, ne pouvait causer d'offense à personne.

Anne d'Autriche, dont les inclinations à la retraite et à la dévotion croissaient avec l'âge, qui s'apercevait que l'empire qu'elle avait eu sur ses deux fils s'affaiblissait et allait lui échapper entièrement, ne chercha pointa mettre de digue à ce torrent de dissipation et de licence, parce qu'elle savait qu'elle l'aurait en vain essayé, et qu'en cela elle eût plutôt été contrariée que secondée par son ministre. Elle s'en affligeait en silence, et se contentait de témoigner sa désapprobation, en ne se mêlant que rarement aux divertissements de la cour, en faisant de longues et fréquentes absences au monastère du Val-de-Grâce, et en passant la plus grande partie de son temps dans cette retraite ou dans son oratoire.

Madame de Sévigné, qui ne voulait ni fuir le monde ni partager ses travers, s'attacha surtout à la petite cour de MADEMOISELLE. Cette princesse, sans donner aucune prise à la médisance235, ne montrait pas moins d'ardeur pour les plaisirs que dans sa première jeunesse. Lorsqu'au retour de son exil, Mazarin lui demanda ce qu'elle avait regretté le plus des amusements de Paris, pendant son séjour au château de Saint-Fargeau, elle répondit: «Les mascarades, la foire Saint-Germain, et la promenade au cours.» Ses mémoires nous apprennent qu'elle aimait singulièrement à aller à cheval avec madame de Sévigné, mademoiselle de Villeroy et madame de Bonneuil236. C'étaient, à ce qu'elle nous dit, parmi les dames qui composaient sa société habituelle, les seules assez habiles à manier un coursier pour pouvoir l'accompagner dans ces sortes de promenades. Elle avoue aussi que pendant cet hiver de 1659 elle allait presque tous les jours à la foire Saint-Germain237, qu'elle y jouait et y gagnait souvent. Et quant aux mascarades, le choix des déguisements, l'oubli des convenances, si étrange dans une princesse si fière et si scrupuleuse, prouvent jusqu'à quel point elle se laissait dominer par son goût pour ce genre de divertissement. Au reste, le délire à cet égard était si général, que la reine elle-même, à laquelle son âge, et plus encore sa dévotion, interdisaient de telles licences, se surprenait à en rire, et ne pouvait s'empêcher d'y prendre plaisir. Quelques pertes cette année contristèrent le grand monde; mais plusieurs mariages devinrent aussi des occasions de réjouissance238, entre autres celui du comte de Grignan avec mademoiselle de Rambouillet. Comme amie de la famille de Rambouillet, madame de Sévigné dut assister à ce mariage, se doutant peu alors que le nouveau marié serait un jour son gendre239.

C'est à cette année que se rapportent aussi les récits de la première partie de l'Histoire amoureuse des Gaules de Bussy de Rabutin; et si dans cet ouvrage les discours et les lettres des personnages sont supposés, les faits sont exacts et vrais; il n'en est pas un d'essentiel qui ne se trouve confirmé par les Mémoires du temps et les témoignages les moins suspects240. Le tort de Bussy n'a donc pas été, comme on l'a accusé, d'avoir calomnié les mœurs de son temps, mais de s'être complu à délayer sous la forme des romans alors en vogue les aventures d'un très-petit nombre de femmes, et de n'avoir pas, comme le spirituel Hamilton à l'égard de la cour de Charles Ier, fait connaître les rivalités et les intrigues de celles de la jeune cour de Louis XIV. Ce tableau fidèlement tracé, et pour lequel les matériaux ne manquent pas, ne serait pas sans intérêt pour l'histoire; mais il conviendrait peu à celui où madame de Sévigné figure sur le premier plan. Il nous suffit de l'avoir indiqué.

Il n'en est pas de même des amours du roi. C'étaient des événements publics, qui exerçaient une grande influence sur la France, et par elle sur l'Europe: madame de Sévigné s'en montre trop préoccupée pour que nous puissions les écarter du cadre qui doit renfermer tout ce qui concerne ses écrits et sa personne, si intimement liés à la peinture du siècle où elle a vécu.

Mazarin avait réussi dans ses combinaisons: le roi était épris de Marie de Mancini. Peu de temps avait suffi pour lui faire gagner l'embonpoint qui lui manquait241; et si elle n'était pas devenue une beauté, elle avait acquis des attraits qu'on n'aurait pu deviner lorsqu'elle fut présentée à la cour. Son teint coloré, ses yeux vifs et brillants, sa physionomie ardente, la vivacité de son esprit caustique, son caractère ferme et décidé, l'inclination qu'elle témoignait ouvertement pour le jeune monarque, le soin qu'elle prenait publiquement de lui plaire, tout concourut à entraîner Louis vers elle; non par l'effet de ces subites sympathies qui s'emparent de toutes nos facultés, mais par l'influence, plus lente, plus durable, du plaisir que l'on trouve à fréquenter une personne qui chaque jour nous paraît plus aimable; dont le jugement révèle une supériorité que nous nous savons gré de savoir apprécier; dont la société nous semble toujours plus attachante; dont la tendresse et les accents passionnés nous font éprouver le besoin d'aimer avec le même abandon; qui enfin, par l'ascendant toujours plus grand qu'elle acquiert sur nos pensées, nos goûts, nos faiblesses, nos fantaisies, fascine nos sens, maîtrise nos affections, nous empreint de tous ses sentiments, et nous identifie à elle par l'harmonie parfaite des volontés et des désirs.

Louis en était parvenu à ce point avec Marie de Mancini. En présence de tous, il lui montrait une préférence marquée; il se plaisait à s'entretenir seul avec elle; il prenait d'elle des conseils sur tout ce qui l'intéressait, même sur les affaires d'État. Aussi il employait tous les moyens pour multiplier les entrevues secrètes. Un jour qu'elle sortait de chez la reine et qu'elle se trouvait seule dans son carrosse, Louis monta sur le siége, et lui servit de cocher jusqu'à ce que la voiture ne fût plus en vue; alors il y entra, et vint se placer à côté d'elle242. Louis, malgré le goût qu'il avait pour se montrer en public dans les ballets et les tournois, avait toujours eu dès sa plus tendre jeunesse cet extérieur grave et froid243 qui par la suite le rendit si imposant, et imprimait aux plus hardis le respect et la crainte. Ces caractères sérieux et réservés, lorsqu'on parvient à les faire descendre à la familiarité, passent plus facilement que d'autres de la familiarité à la confiance, et de la confiance à l'amour. Ces progrès dans les sentiments de Louis s'étaient surtout fait remarquer à la suite de la maladie dangereuse qu'il contracta au siége de Dunkerque244. On eut alors tout lieu de craindre pour sa vie. Plusieurs courtisans trahirent leurs vœux secrets par des mouvements de joie qu'ils ne purent déguiser; par d'imprudentes intrigues dont le frère du roi, l'héritier de la couronne, était l'objet. La douleur des autres témoigna, au contraire, de leur attachement. Mais le désespoir de Marie de Mancini et les larmes qu'elle répandit touchèrent les plus insensibles. Le roi, dans sa convalescence, fut instruit de tout. Il exila ceux qui avaient spéculé sur sa fin prochaine, et fit voir à ceux qui avaient manifesté des sentiments différents combien il leur savait gré de leur affection. Quant à Marie de Mancini, l'inclination qu'on lui soupçonnait pour elle se montra dès lors avec éclat, et prit tous les caractères d'un véritable amour. Spirituelle, hardie, emportée, elle était singulièrement propre à acquérir de l'ascendant sur un jeune monarque245 qui sentait le besoin d'un appui pour s'affranchir de l'obstacle que sa jeunesse et l'éducation maternelle opposaient à son entière émancipation.

On ne tarda point à s'apercevoir de cette nouvelle passion du roi et des changements qui s'opéraient dans son caractère et dans sa conduite. Mazarin s'en réjouit; la fière Anne d'Autriche s'en alarma vivement: non qu'elle désirât reprendre sur son fils un empire que l'âge qu'il avait atteint ne lui permettait plus d'exercer, mais parce qu'elle craignit que le premier ministre, malgré l'empressement apparent qu'il mettait à négocier le mariage de Louis XIV avec la princesse de Savoie, n'eût en secret le projet de lui faire épouser sa nièce. Par cette raison la reine pressa avec ardeur la conclusion de cette grande affaire. Ainsi cet amour de Louis XIV, qui semblait s'accroître à mesure qu'approchait le moment de conclure un hymen qui en exigeait le sacrifice, jetait tout l'intérêt d'un drame sur les froides combinaisons de la politique. La cour s'était transportée tout entière à Lyon; l'entrevue avec le jeune roi et la princesse de Savoie avait eu lieu; tous les efforts de la sagesse maternelle pour marier convenablement le roi le plus jeune, le plus beau, et déjà le plus puissant de l'Europe, semblaient couronnés du succès; rien ne paraissait s'opposer à la nouvelle alliance. Déjà commençaient les préparatifs pour l'auguste cérémonie, et cependant l'on doutait encore qu'elle pût avoir lieu: on craignait que les résultats de tant de ressorts, de tant d'intrigues, de tant de conférences diplomatiques, ne fussent rendus inutiles par les séductions et le caractère énergique d'une jeune fille. Marie de Mancini avait déclaré ouvertement qu'elle s'opposait à ce mariage, et elle osait se montrer rebelle aux volontés de la reine et aux volontés déclarées de son oncle. Elle disait sans détour au jeune roi qu'il était honteux pour lui qu'on voulût lui donner une femme aussi laide que la princesse de Savoie. Au moment où tout allait se terminer, où il ne manquait plus que la signature aux actes que l'on avait déjà dressés, Mazarin rompit tout à coup les négociations, et le roi et la cour revinrent à Paris.

Tout le monde sait que cette rupture subite fut due à l'offre que l'Espagne fit de l'infante, avec la paix. Ainsi l'union de deux grandes monarchies et la cessation de la guerre, si ardemment désirée, semblèrent dépendre de la volonté de Marie de Mancini, qui pouvait à elle seule mettre obstacle à d'aussi grands biens ou les laisser se réaliser. Cette puissance dont elle était investie dirigeait en quelque sorte sur elle les regards de toute l'Europe. La passion qu'elle avait inspirée au roi avait acquis toute l'importance d'un grand événement.

Quoique Anne d'Autriche n'ignorât pas que Mazarin n'entretînt depuis longtemps des négociations secrètes avec l'Espagne, cependant la rupture subite de celles qu'il avait conduites avec la Savoie réveilla ses soupçons et ses défiances. Malgré sa partialité pour son ministre, elle s'indigna qu'il pût concevoir l'idée d'asseoir une de ses nièces sur le trône de France. Ses craintes furent assez vives pour qu'elle prit la précaution de faire rédiger d'avance sa protestation contre le mariage de Louis XIV avec Marie de Mancini, ainsi que l'acte par lequel cette protestation devait être enregistrée au parlement, à huis clos, si ce mariage avait lieu. Ces projets d'actes furent, selon Loménie de Brienne, montrés au cardinal, qui alors se détermina à envoyer sa nièce au Brouage et à lui faire rompre tout commerce avec le roi246. Les faits de ce récit sont exacts, mais les intentions qu'on prête à Mazarin et les motifs auxquels on attribue ses actions ne le sont pas247. Je l'ai déjà dit: les jugements que l'on a portés sur ce grand ministre n'ont été que les échos de la haine et de l'envie qu'il a excitées de son vivant. On ne s'est pas donné la peine d'étudier les ressorts de sa politique, dont les effets ont cependant été si heureux et si avantageux pour le roi et le royaume. Tous les détails des négociations du fameux traité des Pyrénées prouvent que Mazarin, dans les circonstances où se trouvaient alors l'Europe et la France, était incapable de se laisser séduire par une aussi misérable ambition que celle qu'on lui a prêtée, de s'arrêter un instant à une aussi chétive combinaison248. Mais il convenait à sa politique à l'égard de l'Espagne d'être le seul et unique auteur du traité; de prouver qu'il était le seul aussi qui pût lever les obstacles qui s'opposaient à sa conclusion: il était nécessaire de faire sentir au jeune monarque qu'il ne violentait ses inclinations que par la raison d'État, et qu'il sacrifiait à la gloire du trône, à la prospérité du royaume, sa propre élévation et celle de sa famille. Il convenait aussi à sa politique, à l'attachement qu'il avait fait naître, d'avoir l'air de ne céder qu'aux volontés de la reine, et d'avoir travaillé nuit et jour contre lui-même, pour l'accomplissement de ses désirs; de l'avoir servie avec zèle, avec talent, avec désintéressement le plus grand, le plus entier, dans l'occasion la plus importante où une mère, et une mère de roi, puisse se trouver. Pour parvenir à tous ces résultats, dont les uns importaient à l'intérêt de l'État, mais dont les autres importaient aussi beaucoup à son intérêt propre, Mazarin devait, ainsi qu'il l'a fait, tolérer la passion des deux amants, inspirer des craintes à l'Espagne, faire suspecter ses intentions par la reine. L'amour du roi, sa résistance, le mécontentement d'Anne d'Autriche, ses consultations, ses projets de protestation contre un événement qu'elle redoutait, tout entrait dans le plan de Mazarin, tout y concourait. Dès qu'il crut être certain de réussir, alors il n'hésita plus, et il chercha de tout son pouvoir à détacher le jeune roi des liens qui l'enchaînaient.

Cependant il fut sur le point d'échouer, par l'opposition de celle qu'il avait considérée comme le premier élément de succès. Marie de Mancini s'arma contre lui de tout l'ascendant que lui donnait l'amour sur le cœur d'un jeune roi qui connaissait toute la force de sa volonté, et qui comprenait fort bien que, maître de la destinée des autres, il devait aussi l'être de la sienne. Toutefois, ne voulant pas faire violence à son ministre, il chercha à le séduire, et il lui offrit de faire sa nièce reine de France. Non-seulement Mazarin n'hésita pas à refuser Louis, mais il lui déclara qu'il aimerait mieux poignarder sa nièce de ses propres mains, que de voir le roi contracter avec elle une alliance qui n'était pas moins contraire à la dignité de sa couronne que préjudiciable à la France. Il dit au roi que s'il pouvait le croire capable de persister dans un tel dessein, afin d'en empêcher l'exécution il se mettrait dans un vaisseau avec ses nièces, et qu'il se transporterait avec elles au delà des mers.

Louis XIV fut ébranlé par une aussi énergique résolution; cependant il écrivait tous les jours à Marie de Mancini. Mazarin le sut, et il adressa au jeune monarque une lettre qui seule suffit pour détruire les soupçons qu'on a dirigés contre ce ministre. Il y peint sa nièce sous les couleurs d'une coquette ingrate et peu digne d'affection; il rappelle avec énergie quels sont les devoirs du souverain d'un grand empire, et il démontre la nécessité de s'y soumettre. Cette admirable lettre acheva de rendre Louis XIV docile aux conseils de son premier ministre249. Celui-ci se crut assez fort pour séparer d'autorité les deux amants. Il ordonna que Marie de Mancini et ses deux sœurs se rendraient à La Rochelle et au Brouage, et y resteraient jusqu'à la fin des négociations avec l'Espagne. Les adieux de Marie et de Louis furent déchirants; pourtant lorsqu'elle lui dit, «Vous m'aimez, vous êtes roi, et je pars,» elle parvint bien à faire couler ses larmes, mais elle n'obtint pas la révocation de l'ordre que le ministre avait donné. Cependant Mazarin permit encore une entrevue à Cognac, où le roi passait pour se rendre à Saint-Jean de Luz; mais avant d'y consentir le ministre avait acquis la certitude que son jeune maître ne changerait rien aux généreuses résolutions qu'il lui avait fait prendre. Il avait aussi eu soin d'intimider sa nièce, de manière à ce qu'elle n'osât point détourner Louis du grand dessein qui allait s'accomplir, et pour lequel l'Europe entière était dans l'attente. Cette entrevue des deux amants fut la dernière, et Mazarin s'attacha ensuite à rompre entre eux tout commerce250. Lorsque la paix des Pyrénées et le mariage de Louis XIV avec l'infante d'Espagne Marie-Thérèse furent conclus, l'habileté du premier ministre excita l'admiration générale, et l'on rendit enfin justice à la hauteur de ses vues et à son désintéressement. Les sarcasmes clandestins de quelques courtisans haineux et spirituels, qui ne pouvaient lui pardonner son élévation ni le croire capable d'un sentiment généreux, servirent plutôt à rehausser qu'à troubler son triomphe. Ils lui furent même utiles, en lui donnant des prétextes pour écarter ceux qui, jugeant mal de l'époque, avaient cru pouvoir se permettre contre l'autorité royale les mêmes licences qu'au temps de la Fronde.

Les affaires humaines changent de nature selon les circonstances qui les accompagnent. Pour bien juger Mazarin, il faut se retracer les écueils dont il était environné et considérer les dangers qui menaçaient le vaisseau de l'État lorsqu'il en tenait le gouvernail.

Que dans un royaume où règne un calme profond, qu'aucune guerre ne menace au dehors, un jeune roi qui n'a encore gouverné que par son ministre vienne à mourir, et laisse la couronne à son frère, encore plus jeune que lui, ce n'est là qu'un événement de peu d'importance, un nom substitué à un autre; on ignore ce qu'eût été ce jeune roi, on ne sait pas encore ce que sera son successeur: que ce roi, au lieu de succomber à la maladie qui menaçait ses jours, se rétablisse, qu'il continue à aimer la même femme, ou porte sur une autre ses affections, il n'y a rien encore en cela qui intéresse le bonheur général, rien qui puisse exciter de fortes sympathies. C'est un sujet d'entretien pour la cour, et rien de plus.

Mais telle n'était pas à cette époque la position de la France. La guerre avec l'Espagne continuait depuis si longtemps, que les deux royaumes, épuisés par leurs efforts251, ne pouvaient plus prolonger, sans danger pour leur existence, cette lutte sanglante. L'alliance de l'Angleterre et de la France, opérée par Mazarin; la séparation de la branche autrichienne d'Allemagne de celle d'Espagne, adoptée comme condition de l'élection du nouvel empereur, qui fut également l'ouvrage de ce ministre, avaient préparé les succès de la vingt-quatrième campagne. Turenne s'y surpassa: la bataille des Dunes fut gagnée, Dunkerque fut pris et remis aux Anglais, Bergues tomba en notre pouvoir. Frappée de stupeur, l'Espagne se voyait sur le point de perdre toute la Flandre252, lorsque la maladie du roi vint ralentir les victoires de l'armée française, et donner à l'ennemi le temps de se remettre des coups qu'on lui avait portés et d'organiser ses moyens de résistance. La mort du roi eût alors entièrement changé l'état des choses. Le duc d'Anjou avait déjà ses favoris, qui le gouvernaient. En montant sur le trône, il eût aussitôt renvoyé Mazarin. Tous les partis, que ce ministre était parvenu à comprimer, à réunir ou à concilier, se fussent de nouveau divisés, et se seraient réveillés avec leur ancienne fureur. Les troubles et la guerre civile auraient recommencé, et l'Espagne eût repris tous ses avantages, avec d'autant plus de facilité que la mort du duc de Modène et celle de Cromwell, qui eurent lieu alors, ôtaient à la France deux alliés utiles, l'un au nord, l'autre au midi, que la politique de Mazarin avait su lui ménager253. Le rétablissement du roi permit au contraire de pousser les opérations de la guerre avec une nouvelle vigueur. Dixmude, Oudenarde, Menin, Gravelines furent pris, et reçurent des garnisons françaises. Ces succès affermissaient l'autorité du roi au dedans, et ôtaient aux partis tout espoir d'appui dans l'étranger; mais cependant ils n'assuraient point la paix, et cette paix si désirée n'aurait pu se conclure, au moins aussi promptement, ni d'une manière aussi avantageuse à la France, si Mazarin, par le voyage de la cour à Lyon, n'avait forcé l'Espagne à se hâter d'offrir son infante, par la crainte de voir Louis XIV épouser la princesse de Savoie; et l'offre de l'Espagne fût demeurée inutile, si Mazarin s'était laissé tenter par son ambition personnelle, s'il n'avait su dominer le jeune roi par le sentiment de sa dignité et par ses désirs de gloire; s'il n'était parvenu à le faire consentir à éloigner celle qu'il aimait, à accepter pour épouse celle pour laquelle il n'éprouvait que de l'indifférence254. Dans une de ses lettres confidentielles à Colbert, son intendant, Mazarin proteste que cette affaire est la plus délicate qu'il a eu à traiter de sa vie; que c'est celle qui lui a donné le plus d'inquiétude et de peine: et quand on a approfondi cette partie de notre histoire, on est facilement convaincu de la vérité et de la sincérité de son assertion255.

226.Vie de MOLIÈRE, p. XVIII, dans les Œuvres de M. de Molière, La Haye, 1735.—LA FONTAINE, Œuvres, t. VI, p. 40, lettre à de Maucroix.—Frères PARFAICT, Hist. du Théâtre françois, t. VIII, p. 233 à 242.
227.Vie de Scaramouche.—LORET, liv. IX, p. 46, 23 mars 1658.
228.BENSERADE, Œuvres, t. II, p. 191 à 211.—LORET, liv. IX, p. 8, 26, 28, 34, 35.
229.LORET, liv. VIII, p. 198 (22 décembre 1657).—Ibid., liv. IX, p. 9 (19 janvier), et p. 45 (23 mars 1658).
230.Conférez le Plan de Paris de Berey, en quatre feuilles.—SAUVAL, Hist. et Recherches sur les Antiquités de Paris, t. II, p. 287.—SEGRAIS, Les Nouvelles françoises, ou les Divertissements de la princesse Aurélie, t. I, p. 147 à 155.
231.SAUVAL, Histoire et Recherches sur les Antiquités de Paris, in-fol., t. I, p. 664, 666.
232.MONTPENSIER, Mém., t. XLII, p. 285, 384, 389, 390.—BUSSY, Amours des Gaules, t. I, p. 25, 49, 52, 54, 56, 62, 132.
233.BENSERADE, Œuvres, t. II, p. 191 à 211.—LORET, liv. IX, p. 8, p. 26, 28, 34 et 35.—MONTPENSIER, Mém., t. XLII, p. 285, 330, 384, 389, 408.—SAINT-SIMON, Mém. complets et authentiques, t. III, ch. XII.—MONGLAT, Mém., t. LI, p. 46.
234.LORET, liv. IX, p. 10 (19 janvier 1658), p. 26, 41, 127.—Ibid., liv. IX, 26 février 1658.—Ibid., p. 26, 41, 127, 158.—MONTPENSIER, Mém., t. XLII, p. 276.
235.MOTTEVILLE, t. XXXIX, p. 47.—LORET, liv. VIII, p. 114, 121, 129.
236.MONTPENSIER, t. XLII, p. 308.
237.Ibid., p. 276-411.—SAUVAL, Hist. et Recherches sur les Antiquités de Paris, in-fol., t. I, p. 664.
238.MONTPENSIER, Mém., t. XLII, p. 238, 255, 257, 305, 308, 309, 345.
239.MONTPENSIER, Mém., t. XLII, p. 330.—Ibid., p. 389.—LORET, Muse historique, liv. IX, p. 44, 284, 286, 408, 409.
240.MOTTEVILLE, t. XXXIX, p. 423.—MONTPENSIER, t. XLII, p. 278.—LORET, liv. IX, p. 18, 67 (4 mai), p. 54 (6 avril), p. 154 (5 octobre).
241.MOTTEVILLE, Mém., t. XXXIX, p. 452.
242.MONTPENSIER, Mém., t. XLII, p. 384.—BUSSY, Am. des Gaules, t. I, p. 29, édit. 1754.
243.MONTPENSIER, Mém., t. XLII, p. 362.
244.MONTPENSIER, Mém., t. XLII, p. 362.—LORET, liv. IX, p. 107 et 112 (13 et 20 juillet 1658).—GUY-PATIN, Lettres, t. V, p. 249.—MOTTEVILLE, t. XXXIX, p. 429, 436.—MONTPENSIER, t. XLII, p. 344.
245.LA FAYETTE, Mém., t. LXIV, p. 382.
246.LOMÉNIE DE BRIENNE, Mémoires inédits, t. II, p. 46, et 49, 50 et 342.
247.Lettre autographe de Mazarin à Colbert, en date du 22 octobre 1659, cote 37 de la Bibl. du Roi.
248.Lettres du cardinal Mazarin; Amsterdam, 1745, 2 vol. in-12, t. I, p. 315, 368, 375; t. II, p. 62.
249.Cette lettre curieuse a été publiée, sur l'autographe de Mazarin, dans le Bulletin de la Société d'Hist. de France, no VI (décembre), t. I, p. 176 à 188. Elle se trouvait déjà imprimée dans les Lettres du cardinal MAZARIN, t. I, p. 303, 322, Amsterdam; 1745, in-12.
250.MONGLAT, Mémoires, t. LI, p. 115.—CHOISY, Mém., t. LXIII, p. 196.—LA FAYETTE, Mém., t. LXIV, p. 384.—MOTTEVILLE, t. XL, p. 11, 19, 23.
251.DESORMEAUX, Hist. du grand Condé, t. IV, p. 117.
252.MONTPENSIER, t. LXII, p. 317, 342.—MONGLAT, t. LI, p. 50, 64.—DESORMEAUX, Hist. du grand Condé, t. IV, p. 132, 145, 147, 148; Vie de Turenne, t. II, p. 101.—MOTTEVILLE, Mém., t. XXXIX, p. 433.
253.MONGLAT, Mém., t. L, p. 478.—DESORMEAUX, Hist. du grand Condé, t. IV, p. 117.—RAMSAY, Hist. du vicomte de Turenne, t. II, p. 114.
254.BUSSY, Discours à ses Enfants, 1694, p. 89 et 95.—MONGLAT, t. LI, p. 56, 64.—BRIENNE, t. XXXVI, p. 240 à 243.—MOTTEVILLE, t. XXXIX, p. 33.—MONTPENSIER, t. XLII, p. 343.
255.Lettre de Mazarin à Colbert, mss. de la Bibl. du Roi.—MOTTEVILLE, t. XL, p. 1 à 3.—CHOISY, t. LXIII, p. 95.
Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 haziran 2018
Hacim:
570 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain