Kitabı oku: «Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 2», sayfa 10
CHAPITRE XIII.
1658-1659
Influence des mœurs sur les romans.—De nos jours ils correspondent aux passions populaires.—Sous Louis XIV, à celles de la cour.—Les deux premières parties du roman de Clélie paraissent, et ont un succès prodigieux.—Il est dû à ce qu'on y retrouve les peintures des mœurs modernes dans les temps antiques, et les portraits des personnages du monde moderne sous des noms anciens.—Portrait de la princesse Clarinte dans Clélie, qui est celui de madame de Sévigné.—Le portrait de madame de Sévigné par madame de la Fayette a été écrit en imitation de celui de Clélie.—Les liaisons de madame de Sévigné et les correspondances qu'elle entretint fournissent la preuve de cette assertion.—Elle était amie de La marquise de Lavardin, et liée avec Lavardin, évêque du Mans, et avec Costar, son archidiacre.—Elle entretint une correspondance suivie avec ce dernier.—Lettre de Costar à madame de Sévigné.—Celle-ci bien appréciée de son vivant; sa célébrité résulte du succès des écrits composés à sa louange.—Vers italiens de Ménage pour madame de Sévigné.—Plaintes qu'il fait contre elle dans son épître à Pellisson.—On pouvait alors sans ridicule parler un langage passionné aux femmes reconnues capables de faire naître les passions.—Comment s'expliquent les vers de Ménage, les lettres de Costar et la tendre déclaration du surintendant Servien à madame de Sévigné.—Billets de Ménage et de madame de Sévigné à ce sujet.—Age de Servien.—Il était borgne.—Ménage, dans ses vers, le compare au soleil.—Trait satirique de Boileau à ce sujet.
Nous avons précédemment remarqué l'influence du roman sur le théâtre et la poésie; mais le roman lui-même ne peut devoir son succès qu'en s'initiant à toutes les sympathies de la générosité des lecteurs, qu'en s'emparant des idées qui les préoccupent, des passions qui les poussent, des penchants dans lesquels ils se complaisent. Ce genre d'ouvrage n'est donc, à une époque donnée, que la peinture des sentiments et des préjugés dominants. De nos jours, si féconds en grands événements, en révolutions, en bouleversements d'États, en batailles sanglantes, en revers subits de fortune, le roman a revêtu les formes mâles et sévères de la muse historique, et rattaché ses moyens de plaire et d'émouvoir aux séditions populaires, aux chances de la guerre, au brisement des empires. Le moyen âge, par la multitude des événements, par ses fureurs religieuses et politiques, par l'incertitude et l'obscurité même de ses annales, devenait donc un champ favorable aux romanciers de notre époque: de là leur prédilection pour ces temps de fanatisme, d'anarchie et de violence. Mais dans leurs fictions, où le spectre d'airain d'une aveugle fatalité semble seul planer sur la destinée de l'homme; où les actions criminelles et les faits héroïques sont les résultats des combinaisons du sort; où les penchants les plus féroces et les plus honteux ainsi que les sentiments les plus purs sont représentés comme de simples variations de notre nature, et tour à tour peints avec une égale complaisance, où le bien comme le mal ne sont que des accidents de la vie humaine, on aperçoit sur-le-champ le travail des imaginations d'une époque désabusée de tout par des secousses répétées, et l'influence d'une société livrée à des agitations sans résultat, tordue violemment dans tous les sens, foulée, brisée; n'offrant plus que des individus sans lien commun, sans illusions brillantes, sans croyance profonde, indifférents au vice comme à la vertu. La Fronde ne dura pas assez, et la Ligue était depuis trop longtemps oubliée, pour qu'il en fût ainsi sous Louis XIV. Les bienfaits d'un gouvernement régulier et les exploits de la noblesse dans la défense de l'État ajoutaient encore à la splendeur du trône et à l'ascendant du monarque. Sa cour donnait le ton à la capitale et aux provinces256: on s'intéressait à tout ce qui s'y passait, aux personnages qui y brillaient; c'est là qu'on cherchait des modèles dans la manière de parler, de se vêtir, d'agir et de penser. Dans le même temps, le goût pour la littérature ancienne se développait; l'instruction, plus répandue dans la noblesse comme dans le tiers état, cessait d'être restreinte aux seuls membres du clergé ou aux professions savantes: elle excitait une admiration sans bornes pour les beaux génies de l'antiquité. Afin de flatter ce double penchant, les romanciers furent donc conduits naturellement à transporter dans les siècles antiques les faits et les personnages de leur temps; et ils furent en cela imités par les auteurs dramatiques257. Ces formes de composition, où l'éclat des héros de tous les âges et de tous les pays semblait rejaillir sur la France, et où tout ce qu'il y avait d'admirable dans le passé paraissait revivre pour elle, eurent alors un prodigieux succès, même parmi les esprits les plus éclairés. La haute classe était flattée; l'intérêt des autres classes était puissamment excité par le plaisir de deviner les événements réels et les personnages vivants cachés sous le voile de la fiction.
Mademoiselle de Scudéry, que son imagination féconde, son style facile et gracieux, rendirent célèbre, publiait tous les ans, sous le nom de son frère, de nouveaux volumes de romans qui étaient lus avec avidité. Le succès des premiers volumes du Clélie, qui parurent en 1658, surpassa encore celui des précédents. Cet ouvrage fut d'abord imprimé sous le nom de Scudéry; mais on sut bientôt qu'il était de sa sœur. On aimait alors à la fureur les portraits, et tous les beaux esprits s'exerçaient à ce genre d'écrits: mademoiselle de Scudéry avait prodigué les portraits dans Clélie. Sous des noms romains, grecs, persans, africains ou carthaginois, elle avait tracé ceux de presque toutes les personnes qui s'étaient acquis à la cour ou dans le monde quelque célébrité. Madame de Sévigné n'y était pas oubliée; elle y paraissait sous le nom de Clarinte. Quoique ce portrait soit écrit avec une noblesse et une élégance continues, sa prolixité ne serait pas du goût des lecteurs de nos jours. Nous nous contenterons d'en rapporter quelques passages, qui suffiront pour prouver que tout le monde s'accordait à donner à madame de Sévigné le même genre de louanges et à la peindre sous les mêmes traits.
«La princesse Clarinte a les yeux bleus et pleins de feu. Elle danse merveilleusement, et ravit les yeux et le cœur; sa voix est douce, juste et charmante, et elle chante d'une manière passionnée. Elle lit beaucoup, quoiqu'elle ne fasse pas le bel esprit. Elle a appris la langue africaine [italienne]; elle chante certaines petites chansons africaines [italiennes] qui lui plaisent plus que celles de son pays, parce qu'elles sont plus passionnées. Elle aime la gloire… et elle a tant de jugement, qu'elle a trouvé les moyens, sans être ni sévère, ni sauvage, ni solitaire, de conserver la plus belle réputation du monde, et de la conserver dans une grande cour, où elle voit chez elle tout ce qu'il y a d'honnêtes gens, et où elle donne même de l'amour à tous les cœurs qui en sont capables. Ce même enjouement qui lui sied si bien, et qui la divertit en divertissant les autres, lui sert encore à faire agréablement passer pour ses amis beaucoup de gens qui voudraient, s'ils osaient, passer pour ses amants. Elle agit avec une telle conduite, que la médisance a toujours respecté sa vertu, et ne l'a pas fait soupçonner de la moindre galanterie, quoiqu'elle soit la plus galante personne du monde. Aussi dit-elle en riant qu'elle n'a jamais été amoureuse que de sa propre gloire, et qu'elle l'aime jusqu'à la jalousie. Quand il le faut, elle se passe du monde et de la cour, et se divertit à la campagne avec autant de tranquillité que si elle était née dans les bois. En effet, elle en revient aussi belle et aussi gaie que si elle n'était bougée d'Érico [de Paris]. Elle gagne le cœur des femmes aussi bien que celui des hommes. Elle a surmonté l'envie et la médisance. Elle écrit comme elle parle, c'est-à-dire le plus galamment et le plus agréablement qu'il est possible. Je n'ai jamais vu ensemble tant d'attraits, tant d'enjouement, tant de galanterie, tant de lumière, tant d'innocence et de vertu; et jamais nulle autre personne n'a su mieux l'art d'avoir de la grâce sans affectation, de la raillerie sans malice, de l'enjouement sans folie, de la propriété sans contrainte, et de la vertu sans sévérité258.»
C'est sans doute la lecture de ce roman de Clélie qui donna à madame de La Fayette l'idée de tracer le portrait de madame de Sévigné, dont nous avons rapporté les principaux passages au commencement de cet ouvrage259. Les détails où nous allons entrer pour achever de faire connaître les correspondances et les liaisons de madame de Sévigné pendant les deux années dont nous nous occupons démontreront que ce portrait fut écrit par madame de La Fayette à la fin de l'année 1658 ou au commencement de 1659.
Madame de Sévigné était l'amie de la marquise de Lavardin, dont le mari avait été tué au siége de Gravelines, en 1641. Cette liaison en avait entraîné une autre, avec Lavardin évêque du Mans. Cet évêque, lorsqu'il n'était qu'abbé, et abbé très-mondain, s'était attaché Costar, pour qu'il lui apprît la théologie; et dans ce but il se retira pendant quelque temps à Malicorne, chez sa belle-sœur, la marquise de Lavardin. C'est là que madame de Sévigné a pu avoir occasion de connaître particulièrement Costar. Dans les premières années de son mariage elle dut le rencontrer souvent; car, quoique Costar déplût à madame de Rambouillet, il était particulièrement lié avec les hommes de lettres qu'elle recevait chez elle260. Il s'était fait une grande réputation de bel esprit par sa Défense de Voiture. Il demeurait habituellement au Mans. Ce fut au Mans, où sans doute madame de Sévigné s'était rendue pour voir M. de Lavardin, que Costar, dans le mois de mars 1652, eut occasion de la recevoir, ainsi que nous l'apprenons par une lettre de l'abbé Pauquet à Conrart261. Depuis qu'il était devenu archidiacre de l'évêché, Costar dirigeait l'éducation du fils unique de la marquise de Lavardin; et madame de Sévigné eut ainsi occasion d'entrer en correspondance avec lui. Dans les deux années dont nous parlons, qui précédèrent de peu la mort de Costar, il fit imprimer en deux gros volumes in-4o des lettres qu'il avait écrites à divers personnages262. Le second de ces volumes contient deux lettres adressées à madame de Sévigné. La reine Christine avait fait un grand éloge de notre jeune veuve dans une lettre écrite à madame de Lavardin, que celle-ci avait communiquée à Costar. Madame de Sévigné écrivit à ce dernier, pour se plaindre de la publicité qu'il avait donnée à cette lettre. C'est à cette lettre de madame de Sévigné que répond la première des deux lettres de Costar. La seconde prouve encore une liaison plus intime. Costar avait prêté à la marquise une peau d'ours, qu'elle lui avait renvoyée. Elle lui avait aussi transmis quatre portraits écrits, dont un était celui de mademoiselle de Valois, fille de Gaston, et un autre, le sien, sous le nom d'Iris, «par un inconnu». La modestie de madame de Sévigné lui faisait dire que c'était un portrait en l'air, «car il n'y avait aucun moyen d'être si parfaite». C'est à ces envois et à cette autre lettre de madame de Sévigné que Costar répond dans la dernière qu'il lui a adressée. Nous allons transcrire ces deux lettres, qui ont échappé à tous les éditeurs de madame de Sévigné263.
PREMIÈRE LETTRE DE COSTAR A MADAME DE SÉVIGNÉ
«Madame,
«Je vous avoue que j'ai grand tort, et que vous avez raison de me vouloir du mal. Il y a quelques mois que madame de Lavardin me confia une belle lettre de la reine Christine, où Sa Majesté témoignait qu'elle était éblouie comme les autres des lumières de votre esprit, et enchantée des charmes secrets qui sont en votre aimable personne. Je fus tellement touché de voir la princesse du monde la plus éclairée rendre de si glorieux témoignages de votre mérite, que, ne pouvant retenir ma joie au fond de mon cœur, j'en fis part à une de mes amies qui vous adore, madame, mais qui est aussi faible que je le suis, et qui ne put s'empêcher de succomber à la même tentation que je n'avais pas eu le courage de repousser. Ainsi, madame, la gloire de votre nom a volé plus loin que vous ne vouliez, et fait à cette heure dans l'Anjou, et peut-être même dans la Bretagne, un bruit qui vous importune. En ce cas-là, cette humilité dont vous êtes si jalouse, et que vous voulez conserver au milieu des qualités éclatantes qui ont bien de la peine à compatir avec elle, aura sans doute beaucoup à souffrir. Je suis cause de tout ce désordre par l'indiscrétion de mon zèle; et ce qui m'afflige davantage en cela, c'est que le repentir de ma faute ne m'aidera pas à la réparer. Il m'est venu en pensée de vous faire demander ma grâce par madame la comtesse de La Fayette; et je l'aurais fait, si je ne me fusse avisé que de ne m'adresser pas tout droit à vous, c'était vous ravir la gloire de faire une action de miséricorde. Je me promets, madame, que je l'obtiendrai de votre bonté, et que vous ne serez pas si cruelle que de la refuser à mes très-humbles supplications. Autrement, j'ose vous déclarer que, dans le désespoir où vous me mettrez, je pourrai bien me mutiner, et perdre une partie du respect que je vous dois. Votre modestie n'aurait pas de plus dangereux ennemi que moi. D'abord j'apprendrais dans les provinces (ce qui n'est bien su que de la cour) que vous êtes la véritable princesse Clarinte de l'incomparable M. de Scudéry; et puis je remplirais de vos louanges un second volume de lettres que je donnerai au public sur la fin de cette campagne; et enfin je célébrerais si hautement vos vertus, qu'on connaîtrait par toute la France que je serais votre admirateur passionné, quoique je n'eusse point sujet d'être,
SECONDE LETTRE DE COSTAR A MADAME DE SÉVIGNÉ
«Madame,
«Que j'aimerai toute ma vie mon sac de poil d'ours, de vous avoir rendu tant de bons offices dans la gelée! Mais, d'autre côté, j'appréhende dorénavant de le respecter un peu plus qu'il ne me serait commode, et de n'avoir pas le cœur de mettre les pieds dedans, tant que je m'imaginerais d'y apercevoir les traces des vôtres, si bien faits, si droits et si savants..... Je vous remercie très-humblement de vos quatre excellents portraits..... La peinture de mademoiselle de Valois est la plus jolie du monde et la plus galante, et celle d'Iris n'a point reçu de louange qu'elle ne mérite. Je croirais bien avec vous, madame, qu'elle a été faite à plaisir; mais je ne dirai pas comme vous: Car quel moyen d'être si parfaite? Ce car n'est bon que pour ceux qui ne vous virent jamais, qui ne vous ont point ouï parler, et qui n'ont pas compris la beauté de votre esprit, sa grâce, ses charmes, sa solidité, sa douceur, et mille autres qualités qui se trouvent en vous, et qui ne se trouvent qu'en vous si bien assorties. Je sais, madame, que vous avez sur les yeux un certain bandeau de modestie qui les empêche de voir en vous les choses comme elles y sont. J'oubliais à vous dire que l'inconnu ne vous connaît pas assez. Je ne suis pas trop mal satisfait de ce qu'il dit de votre visage et de votre taille, mais, bon Dieu! s'il était entré bien avant dans votre âme, il y aurait découvert bien d'autres trésors que ceux dont il parle265.»
Ainsi la célébrité de madame de Sévigné, comme femme éminemment aimable et spirituelle, ne fut plus renfermée à la cour et dans le beau monde de la capitale; elle s'étendit dans les provinces par la publication du Dictionnaire des Précieuses de Somaize, du recueil des poésies fugitives de Sercy266, du roman de Clélie, de la correspondance de Costar, et des poésies de Ménage.
La troisième édition de ces poésies venait de paraître267; et, outre l'idylle intitulée Alexis268, elle contenait deux nouvelles pièces de vers à la louange de madame de Sévigné. Elles étaient écrites en italien, que madame de Sévigné comprenait parfaitement. L'une est un sonnet au sujet de son portrait269; l'autre est un madrigal allégorique, où madame de Sévigné est comparée à la fleur de la belladonna (belle dame)270. Aucune de ces deux pièces ne mérite d'être traduite ni citée. Mais, indépendamment des pièces grecques et italiennes qui parurent pour la première fois dans cette troisième édition, on y lit aussi des pièces en français qui n'avaient point paru dans les éditions précédentes, entre autres une épître à Pellisson, où Ménage se plaint amèrement à son ami,
De l'aimable marquise
Qui lui vola sa franchise.
Il l'appelle perfide, infidèle, orgueilleuse, cruelle, tigresse au cœur d'acier; il ne songe plus à ses paroles attrayantes et à ses paroles charmantes que quatre-vingt-trois fois la nuit et trente-huit fois le jour271. Tout le monde savait, lors de la publication de cette épître, que ces extravagances de Ménage concernaient la marquise de Sévigné, quoique son nom ne fût pas prononcé; mais, dans la crainte que la postérité l'ignorât, il a pris soin de le lui apprendre lui-même dans la table des matières de la septième édition de ses poésies, qui ne fut pas la dernière272. Personne alors ne fut surpris de ce langage; aucun des critiques de Ménage ne l'accusa d'inconvenance à ce sujet, ni ne le frappa de ridicule. Ceci prouve ce que nous avons remarqué précédemment, que d'après les usages du beau monde, mis en crédit par l'hôtel de Rambouillet, il était permis aux hommes de parler en toute liberté d'amour, malgré l'inégalité de l'âge et du rang. Il semble même qu'on eût passé pour grossier, si envers une femme jeune, jolie, spirituelle, on eût paru si peu faire attention à ses charmes, si peu apprécier son esprit, que de ne pas lui faire entendre le langage flatteur et passionné auquel elle était accoutumée de la part de ses fervents adorateurs. Sans cela on ne pourrait expliquer à l'égard de madame de Sévigné ni les vers que Ménage lui adressa ou ceux qu'il a écrits à son sujet, ni les lettres galantes de Costar goutteux et sur le bord de la tombe, ni les déclarations tendres dont elle fut l'objet de la part du surintendant Servien, après une entrevue qu'elle avait eue avec lui relativement à une affaire qui dépendait de sa décision. Ménage avait été l'intermédiaire entre elle et ce ministre; il l'avait assurée du désir qu'il avait de la revoir. C'est à ce sujet qu'elle lui écrivait: «Vous me dites des choses si obligeantes de l'estime que vous avez donnée de moi à M. Servien, qu'encore que j'y aie peu contribué et que je craigne même de la détruire, je ne laisse pas pourtant d'en sentir une certaine gloire, que toute autre personne ne m'aurait pu donner273.» Ensuite, répondant à un autre billet flatteur de Ménage, qui lui faisait part de l'effet que ses charmes avaient produit sur Servien, elle dit: «Votre billet est le plus joli du monde; c'est ainsi que je vous conseille de les faire. Je suis ravie que mes petits yeux aient fait de si jolies conquêtes. Je me trouverais bien honorée s'ils portaient le désordre jusque dans le conseil d'en haut, mais je crains que l'histoire ne soit telle qu'à demi. En tout cas, je me contente de l'estime, et je vous conjure de me la conserver, puisque c'est vous qui me l'avez acquise. Pour M. de Noirmoutier [Louis de la Trémouille, duc de Noirmoutier274], j'en prendrai le soin; car il prend le chemin de venir céans, et c'est là que je l'attends pour lui gagner le cœur. Après tout, vous avez la gloire que j'aie été plus friande du vôtre que de tous les autres; mais, quelque honte qu'il y ait pour moi au temps que j'ai employé à l'acquérir, j'en suis toute consolée quand je songe à ce qu'il vaut.»
D'après les détails que nous avons donnés dans le commencement de cet ouvrage275 sur les premiers temps des liaisons de Ménage avec Marie de Rabutin-Chantal, nous n'avons pas besoin de faire remarquer à nos lecteurs tout ce qu'il y avait de coquetterie tendre et affectueuse dans ces dernières lignes de madame de Sévigné, et de l'impression qu'elles devaient faire sur Ménage.
Quant à Abel Servien, il pouvait se déclarer l'adorateur de madame de Sévigné sans compromettre sa réputation. Il avait alors soixante-cinq ans, et de plus il était borgne; circonstance qui a fourni un trait de satire de Boileau contre Ménage. Celui-ci, dans son églogue intitulée Christine, avait donné à ce ministre des éloges fades et exagérés, et l'avait comparé au soleil; et Boileau dit:
De là vint cet amas d'ouvrages mercenaires,
Stances, odes, sonnets, épîtres liminaires,
Où toujours le héros passe pour sans pareil,
Et, fût-il louche et borgne, est réputé soleil276.
Le grand, l'illustre Abel, cet esprit sans pareil,
Plus clair, plus pénétrant que les traits du soleil.