Kitabı oku: «Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 3», sayfa 17
CHAPITRE XVIII.
1671-1672
Motifs qui obligent madame de Sévigné à se rendre en Bretagne.—Époque de la tenue des états de cette province.—Indication où ils se sont réunis.—Convoqués à Vitré en 1671.—Madame de Sévigné est très-aimée en Bretagne.—Cet attachement n'est pas réciproque.—Le duc de Chaulnes est nommé pour présider les états de Bretagne.—La duchesse de Chaulnes est l'amie de madame de Sévigné.—Les états de Bretagne et la maladie de sa tante, la marquise de la Trousse, forcent madame de Sévigné de différer son voyage en Provence, et prolongent sa correspondance avec sa fille.—Cette correspondance doit être examinée dans son ensemble.—Son caractère général.—C'est à elle que madame de Sévigné doit d'avoir été le peintre le plus fidèle du grand monde de son temps.—Le recueil des lettres de madame de Sévigné, publié en 1726, la plaçait au premier rang des épistolographes.—Ce recueil a été bien apprécié par l'éditeur de Hollande.—Toutes les éditions qui ont suivi cette première sont tronquées et fautives pour les lettres qui s'y trouvent, parce que les éditeurs modernes ne l'ont pas collationnée.—Sincérité de madame de Sévigné justifiée.—Objections réfutées.—Pourquoi madame de Sévigné et madame de Grignan ne concordaient pas toujours lorsqu'elles vivaient ensemble.—L'amour de madame de Sévigné pour sa fille était une passion.—Comment cette passion s'exprime aussitôt après leur séparation.—Madame de Sévigné verse des larmes toutes les fois qu'elle reçoit des lettres de sa fille.—Madame de Grignan était froide.—Madame de Sévigné ne se croyait jamais assez aimée, et devenait importune.—Extraits de diverses lettres de madame de Sévigné où elle exprime sa passion pour sa fille.—Jamais plus touchante que lorsqu'elle comprime ses sentiments et affecte la gaieté.—Se compare à une figure de Benoît.—Ses fins de lettres.—Madame de Grignan ne pouvait supporter la compagnie ennuyeuse.—Soufflet donné par elle à mademoiselle du Plessis.—Madame de Sévigné fait l'éloge des lettres de madame de Grignan.—Comment madame de Sévigné termine ses lettres à sa fille.—Madame de Sévigné se rend à Livry pendant la semaine sainte du jubilé.—Impression que ces lieux font sur elle.—Elle entend prêcher la Passion par Mascaron.—Elle va dîner à Pomponne.—Son entretien avec Arnauld d'Andilly.—Le cardinal de Retz vient à Paris.—Accueil qui lui est fait.—Molière, Corneille et Boileau doivent lui lire de leurs ouvrages.—Retz demande des nouvelles de madame de Grignan.—Les louanges qu'il en fait excitent la sensibilité de sa mère.—Impressions produites sur elle par son retour aux Rochers et par sa visite au couvent des sœurs Sainte-Marie.—Madame de Grignan avait des opinions différentes de celles de sa mère.—Madame de Sévigné avait formé sa fille pour écrire et lui avait appris l'italien.—Madame de Sévigné ne veut pas que sa fille déprécie les lettres qu'elle lui écrit ni qu'elle se compare à la princesse d'Harcourt.—Madame de Grignan gardait les lettres de sa mère, et les montrait.—Madame de Sévigné écrivait vite, et ne se corrigeait pas.—Elle écrivait à toutes les heures du jour.—Un commis de la poste lui remettait les lettres de sa fille avant tout le monde.—Inquiétudes de madame de Sévigné lorsque les lettres de madame de Grignan ne lui arrivaient pas à temps.—Madame de Sévigné entretenait des correspondances avec plusieurs personnes.—Nature de la correspondance qu'elle avait avec sa fille.
Par sa naissance, par ses richesses, par le nom qu'elle tenait de son mari, la marquise de Sévigné était une des plus notables personnes de la Bretagne. Elle était particulièrement liée avec ce que ce pays renfermait de plus élevé en dignités et en puissance. Madame de Sévigné comptait la duchesse de Chaulnes, la femme du gouverneur, au nombre de ses plus intimes amies. L'assemblée des états, pour le consentement des impôts et le règlement des dépenses, se réunissait tantôt à Nantes, tantôt à Dinan, tantôt à Vitré. Cette dernière ville était située à sept quarts de lieue des Rochers, où madame de Sévigné se retirait durant la belle saison. Si, contre sa coutume, elle se fût abstenue de s'y rendre pendant la tenue des états, elle aurait eu l'air, pour éviter une dépense nécessaire, de fuir ses amis, et de faire, par un motif sordide, une sorte d'affront à toute la province. Elle y était très-aimée, quoique à cet égard elle fût ingrate et que cet attachement ne fût pas réciproque; ce qu'avec raison elle dissimulait soigneusement.
Depuis seize ans les états de Bretagne ne s'étaient point tenus à Vitré. Leur dernière réunion en cette ville avait eu lieu en 1655; on les avait rassemblés en 1661 à Nantes, et à Dinan en 1669. On les convoqua de nouveau à Vitré en 1671669, c'est-à-dire l'année même où madame de Grignan s'en allait assister à ceux de la Provence. La commission adressée par le roi: «A mon bien amé cousin le duc de Chaulnes, pair de France, lieutenant général en nos armées dans nos pays et duché de Bretagne,» est datée670 de Saint-Germain en Laye le 6 mai 1671; et ce jour-là même madame de Sévigné écrivait à sa fille, alors en route, pour lui recommander d'être bien exacte à lui répondre, puisque bientôt elle serait en Bretagne, et que là, pour calmer les inquiétudes causées par un si grand éloignement, elle aurait encore plus besoin de ses lettres671.
Mais madame de Sévigné, ayant appris que l'ouverture des états n'aurait lieu qu'au mois d'août, différa son départ, ne pouvant songer à aller en Provence qu'après la séparation de l'assemblée des états de Bretagne. Puis, lorsqu'elle fut de retour à Paris, elle se vit forcée d'y séjourner pour donner des soins à sa tante, la marquise de la Trousse, attaquée d'une maladie mortelle672. Ainsi fut plusieurs fois retardé ce voyage, si ardemment désiré; ainsi se prolongea cette correspondance, qui était la seule consolation de cette mère affligée, le seul moyen qu'elle eût de calmer l'impatience douloureuse qu'elle éprouvait d'être obligée de reculer le moment de son départ.
Puisque ce commerce épistolaire est le sujet, la substance même de ces Mémoires, il faut une bonne fois le considérer en lui-même et indépendamment des récits et des faits curieux qu'il renferme et qui le recommandent à notre attention. Il faut rechercher ce qu'il nous apprend sur madame de Sévigné; tâcher de pénétrer, par les aveux qui lui échappent ou les opinions qu'elle manifeste, dans les secrets de ses penchants les plus constants, de ses répulsions les plus invincibles, de ses pensées les plus secrètes, de ses sentiments les plus intimes; et parvenir ainsi à connaître ses vertus et ses faiblesses, les traits distinctifs de son caractère et ses habitudes dominantes. Alors il sera plus facile de comprendre ce que ses lettres nous révèlent sur les événements du siècle où elle a vécu et de faire une juste appréciation de ses jugements sur les personnes et sur les choses.
Si vivre n'est pas seulement exister et user ses jours dans les occupations obligées de fortune, de famille et de soins matériels; si la vie consiste principalement dans l'exercice des plus nobles facultés de l'âme; si pour en jouir dans toute sa plénitude il faut ressentir vivement les émotions du cœur, subir malgré soi les impressions de l'imagination, se complaire dans tout ce qui alimente le sentiment et la pensée, avoir été fréquemment en proie aux vicissitudes des grandes joies et des grandes douleurs, on peut affirmer que madame de Sévigné n'a jamais plus vécu que durant les dix-huit mois qui se sont écoulés pendant sa première séparation d'avec sa fille, c'est-à-dire depuis le mois de février 1671 jusqu'au mois de juillet 1672.
C'est dans cet intervalle de temps que madame de Sévigné se trouve partagée entre l'orgueilleux plaisir d'avoir placé au premier rang, dans une des plus belles provinces de France, celle qu'elle avait faite son idole, et la douleur et les inquiétudes que lui causent son absence, sa grossesse, ses voyages et ses indispositions. C'est alors aussi que la satisfaction que le baron de Sévigné donne à sa mère par des preuves répétées de son filial amour et par la confiance qu'il lui témoigne se trouve contre-balancée par le chagrin des folles amours de ce jeune homme; et lorsque la guerre a arraché ce fils à une conduite aussi nuisible à son bonheur qu'à sa santé et à sa fortune, madame de Sévigné a la crainte de se le voir enlever par le sort des combats, et elle tressaille à l'arrivée de chaque courrier qui vient lui en apporter des nouvelles.
A aucune époque madame de Sévigné ne fréquenta davantage le monde et la cour, parce qu'elle avait besoin de la cour et du monde, où se tramaient toutes les intrigues et se décidaient toutes les affaires, pour être utile à son gendre et à fille, pour distraire celle-ci par le récit de ce qui se passait dans une sphère qu'elle avait quittée à regret, pour l'intéresser à la lecture de ses lettres et empêcher qu'un commerce qui faisait toute sa consolation ne languît par la paresse qu'elle lui connaissait pour écrire. C'est pendant ce période de temps que se place la rentrée au ministère du marquis de Pomponne, cet intime ami de madame de Sévigné, et la déclaration de guerre à la Hollande; Paris et Versailles sont rendus déserts par le départ du roi pour l'armée; c'est aussi dans cet intervalle qu'ont lieu cette campagne sur le Rhin si glorieuse et si meurtrière, la tenue des états de Bretagne et ceux de Provence. Jamais madame de Sévigné n'a plus souvent éprouvé le besoin de se mêler aux cercles tumultueux de la capitale et de les quitter pour la silencieuse solitude de Livry. Jamais elle n'a eu autant d'entraînement pour la société et les distractions mondaines, ni éprouvé d'aussi fortes inspirations vers Dieu; jamais elle ne fréquenta plus les spectacles et les églises, ni elle ne lut un plus grand nombre d'ouvrages pieux et de livres profanes; jamais elle n'a joui d'une santé plus ferme et plus robuste; jamais enfin elle n'a plus agi, plus senti, plus pensé et surtout plus écrit.
Si on excepte des lettres à diverses personnes, qui sont à des dates très-éloignées les unes des autres, de toutes les correspondances que madame de Sévigné avait entretenues durant cet espace de temps, il ne nous reste que celles qu'elle a eues avec Bussy et avec sa fille. Ce qui domine dans les lettres à cette dernière, c'est sa tendresse passionnée, qui ne se manifeste à aucune autre époque avec autant d'abandon, de chaleur et d'éloquence. C'est alors aussi qu'elle mit le plus d'empressement et d'exactitude dans ce commerce épistolaire, qu'il lui importait tant de faire agréer à madame de Grignan et à tous ceux qui l'entouraient. Aussi ce qui frappe le plus dans les premières lettres de madame de Sévigné, c'est l'idée fixe qui la domine et qui ne lui permet pas de se distraire un instant de sa fille et des lieux habités par elle. Les tracasseries d'Aix et de Marseille lui causent plus d'émotion que Paris, Versailles ou Saint-Germain, Nantes ou Vitré; le château de Grignan et son parc l'intéressent plus que les Rochers. Toutes les pétoffes de la société provençale, elle veut les connaître673, car elle sait que de toutes ces misères dépendent le bonheur et la tranquillité de celle qu'elle chérit. Pour lui plaire, elle transporte en Provence la Bretagne et ses états, la cour et ses intrigues, le roi et ses maîtresses, l'Église et le théâtre, la littérature et les grands événements de la guerre, les fêtes, les repas, les toilettes, les conversations, le sermon; elle parlera de ceux qui meurent et de ceux qui se marient, de ceux qui se ruinent et de ceux qui s'enrichissent. Les lazzis et les réflexions, les portraits et les saillies, les ridicules et les vices, tout lui sera bon, tout se pressera sous sa plume, tout prendra, par la magie de son imagination, des formes et des couleurs. Jusque dans la retraite de sa solitude champêtre, elle fera en sorte que sa fille habite plus encore avec elle. Elle saura la mettre dans la confidence de ses projets, de ses occupations, de ses distractions, de ses tristesses, de ses craintes et de ses espérances; mêler les conseils d'une profonde sagesse aux flatteries que sa tendresse lui inspire. C'est lorsqu'elle était seule avec elle-même que son cousin de Coulanges, avec plus de justesse qu'au milieu d'une nombreuse et brillante assemblée, pouvait dire d'elle: «Voyez cette femme, elle est toujours en présence de sa fille674.»
Nous l'avons déjà remarqué, c'est à cette séparation de madame de Sévigné d'avec sa fille, c'est à son amour de mère qu'elle doit, sans qu'elle ait pu le soupçonner, d'avoir été le peintre le plus fidèle du grand monde de son temps; d'avoir procuré, par le recueil de ses lettres, les mémoires les plus piquants, les plus sincères et les plus instructifs sur l'époque où elle a vécu; car ils furent écrits non pas à froid, non pas avec l'intention de se poser vis-à-vis de la postérité en historien et en juge des contemporains, mais sans aucun dessein prémédité, mais sans aucune vue d'avenir, dans l'abandon d'un commerce intime, sous l'impression vive et actuelle des événements, avec la verve et la chaleur des émotions qu'ils produisaient, en compagnie et souvent sous les yeux des personnages qu'ils nous font connaître.
Les lettres écrites par madame de Sévigné à Bussy et publiées avec les Mémoires de ce dernier avaient déjà été distinguées comme de parfaits modèles du style épistolaire; nous avons vu que Bayle, qui n'en connut point d'autres, leur donnait la préférence sur celles de Bussy même675. Alors aussi le jésuite Hervey, dans le poëme latin qu'il publia sur l'art d'écrire des lettres, accorde en ce genre la prééminence aux femmes, et à madame de Sévigné sur toutes les femmes676. Mais ce ne fut cependant que dix ans plus tard, et lorsqu'on eut publié les deux petits volumes des lettres de madame de Sévigné à madame de Grignan, que l'on connut toute l'étendue et la flexibilité de son talent, parce que c'est dans ces lettres seules que le désir de plaire et d'intéresser lui fit déployer toutes les ressources de son style, toutes les richesses de sa féconde imagination, et qu'elle put s'abandonner sans contrainte à toutes les saillies de son esprit, à toute l'impétuosité de ses idées et de ses sentiments. Elle fut parfaitement jugée par l'un des deux éditeurs qui, en 1726, publièrent presque simultanément chacun une édition du même recueil de ses lettres. L'éditeur de la Haye est celui des deux qui paraît l'avoir connue, et avoir publié sur les autographes son recueil de lettres sans aucun retranchement ni altération. Homme d'esprit, il a bien apprécié, quoique étranger677, l'ouvrage dont il faisait part au public; et il nous semble que ceux qui ont parlé depuis des lettres de madame de Sévigné n'ont fait qu'amplifier et que commenter les paroles que nous allons citer. Elles sont précieuses à recueillir, parce qu'elles sont d'un contemporain.
«On trouve dans le recueil des lettres de madame de Sévigné une naïveté qui charme. C'est une imagination brillante et fertile, qui produit sans efforts. Elle n'écrit que comme parle une personne du grand monde et de beaucoup d'esprit; de sorte que, lorsque vous voyez ces lettres, vous croyez qu'elle parle. Vous ne la lisez point, vous l'entendez.
«Cette affection extrême, cette tendresse extraordinaire pour sa fille, madame de Grignan, qui est répandue dans toutes ses lettres, ne surprendra que ceux qui n'ont jamais connu madame de Sévigné. Elle portait sa tendresse jusqu'à l'excès; elle adorait sa fille, elle l'aimait d'une amitié parfaite, dont la vivacité et la délicatesse, si on en juge par ses expressions, surpassaient tous les sentiments de l'amour. Elle était sur ce pied-là dans le monde; chacun la connaissait mère tendre et idolâtre; et ce caractère allait jusqu'à une singularité qui néanmoins ne lui donnait aucun ridicule: elle était la première à trouver de la faiblesse dans ses sentiments, elle se raillait quelquefois elle-même sur cet article; et tout cela ne servait qu'à la faire aimer, parce qu'elle donnait lieu par là à des railleries innocentes et même obligeantes, auxquelles elle répondait toujours avec esprit et avec un air aimable.
«Plusieurs particularités de la cour de son temps se trouvent ici, et n'auront aucune obscurité pour les personnes du grand monde; on y voit des portraits avantageux de gens qui vivent encore et qui étaient alors dans la fleur de l'âge. Madame de Sévigné mande tout à sa fille, le bien et le mal. Elle médit quelquefois, mais elle ne médit point en médisante. Ce sont des choses plaisantes et ridicules dont elle fait part à madame de Grignan, pour égayer ses lettres. Elles contiennent outre cela des maximes et des réflexions admirables… Le style, naturel et délicat, surpasse tout ce qu'on a jamais vu depuis qu'on écrit et qu'on lit des lettres. Ce n'est point un style exact ni un langage mesuré et étudié; c'est un tour inimitable et un air négligé de noblesse et d'esprit678.»
Malheureusement aucun des éditeurs des lettres de madame Sévigné n'a pensé à collationner cette édition de Hollande avec celles qui ont été publiées postérieurement; il en est résulté, pour cette partie de sa correspondance, que toutes les éditions qui ont paru sont défectueuses, incomplètes et tronquées; que des pages entières sont supprimées, et qu'un grand nombre de passages sont altérés, parce que le premier éditeur français, que tous les autres ont copié, a cru devoir en agir ainsi par égard pour les membres de la famille de Grignan, qui vivaient encore679.
Lorsque le nombre de lettres de madame de Sévigné à sa fille se fut considérablement accru dans les éditions successives, on leur fit un reproche que n'avaient pu encourir celles de sa correspondance avec Bussy: c'est la continuelle manifestation de cet amour maternel, qui parut tenir de l'affectation et dont la violence et la durée semblaient invraisemblables. On disait que cette expression réitérée, quoique toujours heureusement variée, d'un même sentiment pouvait être agréable à celle qui l'inspirait, mais devenait insupportable à la majorité des lecteurs680.—Je le crois. Aussi madame de Sévigné n'a-t-elle pas songé à écrire pour eux; et si la réputation qu'elle s'était acquise de son vivant, dans ses sociétés et à la cour, a pu lui faire soupçonner que quelques-unes de ses lettres seraient par la suite produites au grand jour dans des recueils épistolaires, ce n'est certainement aucune de celles qu'elle écrivait à sa fille et qu'elle écrivait uniquement pour sa fille. J'ai précédemment expliqué pourquoi les effusions de sa tendresse ne pouvaient rencontrer de parfaite sympathie681 dans la majorité des lecteurs. Mais est-ce pour cela un motif de douter un seul instant de leur sincérité? de méconnaître la passion dont elle a subi l'influence682? Elle-même fait à sa fille l'aveu de ce qu'elle a d'insensé; souvent sa piété s'en alarme683.—Qu'y pouvait-elle? Les écarts de l'esprit, les défauts de caractère, les inclinations condamnables se peuvent combattre avec les secours d'une philosophie courageuse ou les armes plus puissantes encore de la religion; mais contre ces émotions qui nous subjuguent avec une force irrésistible, contre ces maladies de l'âme que peut la volonté? que peut la raison?—Chercherons-nous à réprimer ce que nos sentiments ont d'excessif? Mais ils n'existent que parce qu'ils sont excessifs, que parce qu'ils se sont emparés du cœur; qu'eux seuls l'échauffent, le remuent, le font vivre et palpiter. Tant qu'ils le possèdent, rien de ce qui peut les expulser ne peut y trouver accès. Force est de se soumettre à leur domination; entreprendre de leur résister, c'est les irriter encore, c'est accroître leur violence, c'est renoncer à tout espoir de bonheur, c'est annihiler l'existence. On peut se sacrifier à eux; mais on ne peut les sacrifier à soi: on peut mourir de douleur ou d'ennui. Voilà tout.—Que sera-ce donc s'il ne se mêle dans la passion dont nous sommes fascinés rien de personnel, rien de sensuel; si tout en est pur et désintéressé; si, loin d'avoir été inspirée par une rencontre fortuite ou les événements du monde, elle a pris possession de nous par une des lois les plus sacrées de la nature; si elle s'est accrue par des habitudes obligées de chaque jour et de chaque moment; si enfin, loin de contrarier nos devoirs, elle nous donne plus de courage pour les accomplir?—Comment nous résoudre alors à nous soustraire au charme qui nous entraîne? Comment nous condamner à une continuelle privation? Ne sentons-nous pas que, si ce talisman venait à disparaître, il ne laisserait plus autour de nous qu'un vide affreux et une absence de toute sympathie, de toute joie, de tout contentement, de toute consolation, une existence solitaire et douloureuse, dont le fardeau nous deviendrait insupportable?
Mais vous vous êtes demandé si madame de Grignan méritait en effet tous les éloges que sa mère lui adresse; s'il était vrai qu'elle fût telle qu'elle la dépeint, d'une beauté parfaite, d'une grâce incomparable, douée de tant de talents, si fort au-dessus de son sexe pour le savoir et la réflexion, et comme vous avez trouvé des témoignages contraires à un si brillant portrait, vous concluez que les louanges qui lui sont prodiguées dans les lettres de madame de Sévigné sont exagérées et peu sincères: mais c'est cette exagération même qui prouve leur sincérité. Ce délire d'admiration ne peut provenir que d'un cœur passionné et d'une imagination qui s'exalte684.—Vous dites encore que cette femme qui se lamentait continuellement d'être séparée de sa fille ne semble plus être la même quand elle est avec elle sous le même toit; que leur union est fréquemment troublée par des explications, des froideurs et des raccommodements, des protestations et des dissimulations. La correspondance de madame de Sévigné le démontre malgré les précautions prises par les premiers éditeurs pour dissimuler cette triste vérité685. Il y a donc moins de réalité que d'imagination dans les expressions si vives et si réitérées de l'amour de madame de Sévigné pour sa fille.—Que vous connaissez mal les infirmités et les misères des cœurs maternels! Si la tendresse de madame de Sévigné avait pu être réglée par sa raison, elle eût, dans les plus grandes effusions de cœur, conservé cette mesure, ce discernement qui ne l'abandonne jamais dans toute autre occasion; vive, affectueuse, expansive, facile à émouvoir, elle eût reconnu, sans en être alarmée, que sa fille, indolente, froide et concentrée, devait avoir une manière de sentir et de s'exprimer différente de la sienne; elle eût assigné à sa véritable cause le contraste qui existait entre elles deux; elle eût compris qu'on peut rectifier ses opinions, réformer sa conduite, mais non pas changer sa nature; que la volonté exerce sa toute-puissance sur nos idées, sur nos actions, mais non pas sur nos sentiments; qu'à cet égard elle perd son libre arbitre; qu'elle ne peut rien sur cette faculté sympathique qui est en nous comme un sixième sens, qu'on désigne par le mot de sensibilité, parce qu'en effet ce sens comprend tous les autres; qu'il s'associe à eux tous et semble être comme le lieu commun qui les unit et qui leur donne la vie. La sensibilité préexiste en nous, et la volonté ne peut ni en augmenter ni en affaiblir l'intensité. Si madame de Sévigné avait reconnu la différence que la nature avait établie entre elle et sa fille à cet égard, satisfaite de posséder sa confiance plus que personne au monde, elle n'eût point fatigué l'objet de sa tendresse par ses ombrageuses susceptibilités et ses empressements tyranniques686. Rien n'eût troublé l'union qui exista toujours entre ces deux femmes si remarquables par leurs vertus, les agréments de leur personne et les qualités de leur esprit; rien n'eût altéré le plaisir qu'elles avaient de se trouver ensemble, et à entretenir un commerce de lettres lorsqu'elles étaient séparées. Mais je l'ai dit, l'amour maternel dans madame de Sévigné était une passion extravagante qui a duré toute sa vie et qui toute sa vie fut accompagnée des mêmes inquiétudes et des mêmes agitations que fait éprouver tout sentiment profond. Cette passion était, comme dit très-bien Saint-Simon687, le seul défaut de cette charmante femme. Pardonnez-le-lui donc ce défaut; plaignez-la d'avoir été trop éprise de sa fille, d'avoir été si jalouse de son affection et sans cesse tourmentée par le désir de lui plaire et par la crainte de n'en être pas assez aimée. Plaignez-la, mais ne la blâmez pas de n'avoir pas eu une imagination plus calme, un cœur moins facile à émouvoir, puisque cela n'était pas en sa puissance688. Autant vaudrait lui reprocher, comme un tort, d'être née avec des cheveux blonds, parce que vous préférez les bruns.
Écoutez comme, dès le début de sa correspondance et des premières lettres qu'elle échange avec madame de Grignan après leur séparation, elle exprime ce qu'elle sent. Madame de Grignan avait écrit qu'elle était jalouse de sa petite Marie-Blanche; madame de Sévigné lui répond:
«Il est vrai que j'aime votre fille, mais vous êtes une friponne de me parler de jalousie; il n'y a ni en vous ni en moi de quoi pouvoir la composer. C'est une imperfection dont vous n'êtes point capable, et je ne vous en donne non plus de sujet que M. de Grignan. Hélas! quand on trouve en son cœur toutes les préférences et que rien n'est en comparaison, de quoi pourrait-on donner de la jalousie à la jalousie même? Ne parlons pas de cette passion, je la déteste: quoiqu'elle vienne d'un fonds admirable, les effets en sont trop cruels et trop haïssables. Hélas! ma bonne, je suis persuadée que vous n'êtes que trop vive pour ma santé; elle est à présent au-dessus de toutes les craintes ordinaires. Je vivrai pour vous aimer, et j'abandonne ma vie à cette unique occupation, à toute la joie, à toute la douleur, à tous les agréments, à toutes les mortelles inquiétudes, enfin à tous les sentiments que cette passion pourra me donner689.»
Avant, elle lui avait dit qu'elle ne pouvait recevoir ses lettres sans pleurer: «Je ne le puis, ma fille, mais ne souhaitez point que je le puisse; aimez mes tendresses, aimez mes faiblesses; pour moi, je m'en accommode fort bien; je les aime bien mieux que des sentiments de Sénèque et d'Épictète. Je suis douce, tendre, ma chère enfant, jusqu'à la folie; vous m'êtes toute chose, je ne connais que vous. Hélas! c'est ma folie que de vous voir, de vous parler, de vous entendre; je me dévore de cette envie et du déplaisir de ne vous avoir pas assez écoutée, pas assez regardée; il me semble pourtant que je n'en perdais guère les moments: mais enfin je n'en suis pas moins contente; je suis folle, il n'y a rien de plus vrai; mais vous êtes obligée d'aimer ma folie. Je ne comprends pas comment on peut tant penser à une personne: n'aurai-je jamais tout pensé? Non, que quand je ne penserai plus690.»
Dans une autre lettre, écrite peu de temps après celle-ci, l'on trouve la preuve que les orages qui assombrissaient par intervalle ce touchant et pur amour et qui se renouvelèrent à différentes époques691 avaient déjà commencé à paraître avant cette première séparation.
«Je vous prie, ma bonne, ne donnez point désormais à l'absence l'honneur d'avoir mis entre nous une parfaite intelligence, et de mon côté la persuasion de votre tendresse pour moi; quand elle aurait part à cette dernière chose, regrettons un temps où je vous voyais tous les jours, vous, ma bonne, qui êtes le charme de ma vie et de mes yeux; où je vous entendais, vous dont l'esprit touche mon goût plus que tout ce qui m'a jamais plu. N'allons point faire une séparation de votre aimable vue et de votre amitié, il y aurait trop de cruauté à séparer ces deux choses; et quoique M. de Grignan dise que les absents ont toujours tort auprès de vous, c'est une folie; je veux plutôt croire que le temps est venu que ces deux choses marcheront ensemble; que j'aurai le plaisir de vous voir sans mélange d'aucun nuage, et que je réparerai toutes mes injustices passées, puisque vous voulez bien les nommer ainsi. Après tout, que de bons moments que je ne puis assez regretter et que je regrette aussi avec des larmes et des tendresses qui ne peuvent jamais finir! Ce discours même n'est pas bon pour mes yeux, qui sont d'une faiblesse étrange. Je me sens dans une disposition qui m'oblige à finir en cet endroit; il faut pourtant que je vous dise encore que je regarde le temps où je vous verrai comme le seul que je désire et qui peut être agréable dans ma vie692.»
Dans une lettre écrite un mois après, et lorsque madame de Sévigné était aux Rochers, fort occupée de ce qui devait se passer aux états de Bretagne qui allaient se réunir, elle s'exprime de manière à ne nous laisser aucun doute que ses plus vives peines provenaient de la froideur de madame de Grignan, qui lui faisait craindre que la tendresse qu'elle avait pour elle ne fût pas réciproque, et par cette raison ne lui fût à charge.
«Nous avons ici beaucoup d'affaires; ce qui est certain, ma bonne, et dont je crois que vous ne doutez pas, c'est que nous sommes bien loin d'oublier cette pauvre exilée. Hélas! qu'elle nous est chère et précieuse! Nous en parlons très-souvent; mais, quoique j'en parle beaucoup, j'y pense encore mille fois davantage, et jour et nuit, et en me promenant (car on a toujours quelques heures), et à toute heure, et à tout propos, et en parlant d'autre chose, et enfin comme on devrait penser à Dieu, si l'on était véritablement touché de son amour; il y a des excès qu'il faut corriger, et pour être polie, et pour être politique; il me souvient comme il faut vivre pour n'être pas pesante: je me sers encore de mes vieilles leçons693.»
Trois semaines après, elle revient encore dans une autre lettre sur les mêmes souvenirs: «Hélas! ma fille, c'est bien moi qui dis cette chanson que vous me rappelez: Hélas! quand reviendra-t-il ce temps, bergère? Je le regrette tous les jours de ma vie, et j'en souhaiterais un pareil au prix de mon sang; ce n'est pas que j'aie sur le cœur de n'avoir pas senti le plaisir d'être avec vous; je vous jure et vous proteste que je ne vous ai jamais regardée avec indifférence ni avec la langueur que donne quelquefois l'habitude; mes yeux ni mon cœur ne se sont jamais accoutumés à cette vue, et jamais je ne vous ai regardée sans joie et sans tendresse; s'il y a eu quelques moments où elle n'ait pas paru, c'est alors que je la sentais plus vivement: ce n'est donc point cela que je puis me reprocher; mais je regrette de ne vous avoir pas assez vue et d'avoir eu dans certains moments de cruelles politiques qui m'ont ôté ce plaisir. Ce serait une belle chose si je remplissais mes lettres de ce qui me remplit le cœur. Ah! comme vous dites, il faut glisser sur bien des pensées694.» Malheureusement, au lieu d'y glisser, elle pèse quelquefois dessus de tout son poids, et éclate en reproches amers; c'est ainsi que, longtemps après l'époque où nous sommes arrivés, mécontente du départ précipité de madame de Grignan, elle trace le plan d'un traité sur l'amitié, et dit: «Je ferai voir dans ce livre qu'il y a cent manières de témoigner son amitié sans le dire, ou de dire par ses actions qu'on n'a point d'amitié lorsque la bouche traîtreusement assure le contraire. Je ne parle pour personne, mais ce qui est écrit est écrit695.»