Kitabı oku: «Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 3», sayfa 7
«Il faut que je vous apprenne ce qui, sans doute, vous donnera de la joie: c'est qu'enfin la plus jolie fille de France épouse non le plus joli garçon, mais un des plus honnêtes hommes du royaume, que vous connaissez il y a longtemps. Toutes ses femmes sont mortes pour faire place à votre cousine, et même son père et son fils, par une bonté extraordinaire; de sorte qu'étant plus riche qu'il n'a jamais été, et se trouvant d'ailleurs, et par sa naissance, et par ses établissements, et par ses bonnes qualités, tel que nous le pouvions souhaiter, nous ne le marchandons point, comme on a accoutumé de faire; nous nous en fions bien aux deux familles qui ont passé devant nous. Il paraît fort content de notre alliance; et aussitôt que nous aurons reçu des nouvelles de l'archevêque d'Arles, son oncle, son autre oncle l'évêque d'Uzès étant ici, ce sera une affaire qui s'achèvera avant la fin de l'année. Comme je suis une dame assez régulière, je n'ai pas voulu manquer à vous demander votre avis et votre approbation. Le public paraît content, c'est beaucoup; car on est si sot que c'est quasi sur cela qu'on se règle.»
Bussy, qui alors était avec sa cousine dans le fort de la discussion sur les torts qu'ils avaient eus l'un envers l'autre et qui aimait peu le comte de Grignan, répond, quatre jours après321:
«Vous avez raison de croire que la nouvelle du mariage de mademoiselle de Sévigné me donnera de la joie: l'aimant et l'estimant comme je fais, peu de choses m'en peuvent donner davantage; et d'autant plus que M. de Grignan est un homme de qualité et de mérite, et qu'il a une charge considérable. Il n'y a qu'une chose qui me fait peur pour la plus jolie fille de France, c'est que Grignan, qui n'est pas encore vieux, est déjà à sa troisième femme; il en use presque autant que d'habits ou du moins que de carrosses: à cela près, je trouve ma cousine bien heureuse; mais, pour lui, il ne manque rien à sa bonne fortune. Au reste, madame, je vous suis trop obligé des égards que vous avez pour moi en cette rencontre. Mademoiselle de Sévigné ne pouvait épouser personne à qui je donnasse de meilleur cœur mon approbation.»
Un mois après, le 7 janvier, madame de Sévigné écrit encore à Bussy: «Je suis fort aise que vous approuviez le mariage de M. de Grignan. Il est vrai que c'est un très-bon et très-honnête homme, qui a du bien, de la qualité, une charge, de l'estime et de la considération dans le monde. Que faut-il davantage? Je trouve que nous sommes fort bien sortis d'intrigues. Puisque vous êtes de cette opinion, signez la procuration que je vous envoie, mon cher cousin, et soyez persuadé que, par mon goût, vous seriez tout le beau premier de la fête. Bon Dieu, que vous y tiendriez bien votre place! Depuis que vous êtes parti de ce pays-ci, je ne trouve plus d'esprit qui me contente pleinement, et mille fois je me dis en moi-même: Bon Dieu, quelle différence322!»
Bussy, malgré cette pressante invitation et ces cajoleries de sa cousine, ne signa point de procuration, mécontent du comte de Grignan, qui ne lui avait point écrit et qui n'avait pas, selon lui, agi, comme proche parent323, avec assez de déférence. Bussy se contenta de l'adhésion qu'il avait donnée au mariage, en termes froids, mais polis, dans sa lettre à madame de Sévigné. Mais cette lettre ne pouvait suffire pour insérer son nom dans le contrat, et il n'y parut pas.
Le cardinal de Retz n'avait cessé d'exhorter madame de Sévigné de prendre, avant de conclure, des renseignements sur l'état de fortune du comte de Grignan; mademoiselle de Sévigné, peu susceptible de se passionner pour aucun homme, ne voyait qu'avec crainte s'approcher le moment qui devait la livrer à celui qui, déjà deux fois marié, semblait, comme disait Bussy, «avoir pris l'habitude de changer de femmes comme de carrosses.»
Dans sa réponse au cardinal de Retz, madame de Sévigné lui faisait part de l'hésitation de sa fille, et en même temps elle lui mandait qu'elle n'avait pu obtenir des renseignements précis sur l'état de fortune du comte de Grignan et qu'elle était à cet égard forcée de s'en rapporter à la Providence.
Le cardinal de Retz lui répond324:
«Je ne suis point surpris des frayeurs de ma nièce; il y a longtemps que je me suis aperçu qu'elle dégénère; mais, quelque grand que vous me dépeigniez son transissement sur le jour de la conclusion, je doute qu'il puisse être égal au mien sur les suites, depuis que j'ai vu, par une de vos lettres, que vous n'avez ni n'espérez guère d'éclaircissements et que vous vous abandonnez en quelque sorte au destin, qui est souvent très-ingrat et reconnaît assez mal la confiance que l'on a placée en lui. Je me trouve en vérité, sans comparaison, plus sensible à ce qui vous regarde, vous et la petite, qu'à ce qui m'a jamais touché moi-même sensiblement.»
Malgré ces avertissements et le peu de désir que montrait sa fille, madame de Sévigné n'en poursuivit pas moins avec ardeur l'accomplissement du projet qui lui paraissait la réalisation de ses plus flatteuses espérances. C'est elle-même qui, en datant trois ans après, jour pour jour, une de ses lettres, nous apprend325 que sa fille fut fiancée au comte de Grignan le lendemain de la signature du contrat, le 29 janvier 1669, jour de la fête de saint François de Sales. Alors déjà cette tendre mère avait une occasion de se convaincre combien elle s'était montrée imprévoyante en n'adhérant pas assez strictement aux conseils qui lui étaient donnés par un homme aussi expérimenté que le cardinal de Retz. Quoiqu'elle ne se fût pas trompée sur le caractère et les excellentes qualités du comte de Grignan, déjà elle avait éprouvé qu'une union sur laquelle elle avait fondé les plus douces et les plus paisibles jouissances de son âge mûr et de sa vieillesse ferait couler de ses yeux plus de larmes qu'elle n'en avait jamais répandu dans sa vie!
CHAPITRE IX.
1669
Réflexions sur les impressions produites par des événements heureux selon la différence des caractères.—Du caractère de madame de Sévigné.—Elle est encore une fois parfaitement heureuse.—Une nouvelle altercation a lieu entre elle et Bussy.—Tout contribuait à désespérer Bussy.—Il fait de nouvelles offres de service lors de la guerre de la Franche-Comté.—Il est refusé.—Son dépit.—Bussy et Saint-Évremond sollicitaient tous deux leur rappel.—Des causes qui les empêchaient de l'obtenir.—On leur attribuait des pièces satiriques contre Louis XIV.—Ils n'en étaient point les auteurs.—Comment ils se nuisaient à eux-mêmes en flattant le roi aux dépens de Mazarin.—Politique de Louis XIV, la même que celle de Mazarin.—Sa dissimulation envers ses ministres et sa conduite à l'égard de Condé, de Turenne, de ses ambassadeurs et de ses agents; envers Gourville, le pape et les jansénistes.—Bussy n'aimait point Grignan, et n'en était point aimé.—Madame de Sévigné entreprend de persuader à Bussy qu'il faut qu'il écrive le premier à M. de Grignan.—Bussy refuse de le faire.—Nouvelle lettre de madame de Sévigné à Bussy sur ce sujet.—Bussy s'en offense.—Étonnement de madame de Sévigné.—Ses plaintes d'avoir été mal jugée.—Bussy reconnaît qu'il a eu tort.—Madame de Sévigné insiste pour que Bussy écrive à M. de Grignan.—Bussy consent, à condition que madame de Sévigné lui saura gré de la violence qu'il se fait.
Il est des personnes dont la pensée, toujours tendue sur l'instabilité des choses humaines, n'accueille qu'avec crainte les sentiments de joie qu'un événement heureux leur inspire et qui n'osent se fier aux gages de bonheur que le sort favorable semble leur assurer. Madame de Sévigné n'était pas de ce nombre. Sa sensibilité vive, prompte, entraînante engendrait facilement dans son âme la mélancolie lorsqu'elle était blessée ou simplement contrariée dans ses affections de cœur; mais, par son caractère porté à la gaieté, elle se livrait volontiers aux illusions de l'espérance, et elle ne troublait pas, par d'importunes prévisions, les jouissances dont elle était en possession. Sa pieuse confiance en la Providence affermissait encore ses penchants naturels. «Pour ma Providence, dit-elle dans une de ses lettres326, je ne pourrais pas vivre en paix si je ne la regardais souvent; elle est la consolation des tristes états de la vie, elle abrége toutes les plaintes, elle calme toutes les douleurs, elle fixe toutes les pensées; c'est-à-dire elle devrait faire tout cela; mais il s'en faut bien que nous soyons assez sages pour nous servir si salutairement de cette vue; nous ne sommes encore que trop agités et trop sensibles.»
Jamais cette Providence que madame de Sévigné adorait ne réunit autour d'elle autant d'éléments de bonheur que dans le cours de cette année 1669. Elle avait un gendre de son choix, depuis longtemps connu d'elle; et par lui elle était alliée à une nombreuse et puissante famille, dont sa fille, par sa jeunesse, son esprit et sa beauté, devenait l'ornement et la gloire. Elle produisait celle-ci dans le monde et à la cour avec tous ses avantages personnels et tous ceux que lui procuraient la naissance et le rang de son époux. Madame de Sévigné se glorifiait encore de son fils, récemment échappé aux dangers d'une campagne meurtrière et recueillant la considération et l'estime que confèrent à un jeune homme les inclinations guerrières et les premières preuves de valeur et d'audace. Enfin elle s'était réconciliée avec son cousin, son plus proche parent, l'ami de sa jeunesse, celui qui l'avait le plus cruellement offensée, le plus constamment aimée, admirée et flattée. Mais ce mariage, qui eut lieu à l'époque de cette réconciliation, fit surgir entre elle et Bussy un nouveau sujet de débat, dont il est nécessaire de développer les causes pour bien comprendre le caractère de ce dernier et sa correspondance avec madame de Sévigné.
Tout semblait se réunir pour mettre obstacle aux désirs et aux projets de Bussy. La haute opinion qu'il avait de lui-même et de l'antiquité de sa race l'empêchait de mettre des bornes à son ambition et de dissimuler son orgueil. Il ne voulait reconnaître presque aucune noblesse plus ancienne que celle des Rabutin. Sa cousine, qui venait de produire les titres de son mari aux états de Bretagne et qui avait, à cause du mariage de sa fille, intérêt de ne pas laisser passer sans la combattre cette prétention de Bussy, lui donne dans une de ses lettres ce détail généalogique de la famille des Sévigné327: «Quatorze contrats de mariage de père en fils; trois cent cinquante ans de chevalerie; les pères quelquefois considérables dans les guerres de Bretagne et bien marqués dans l'histoire; quelquefois retirés chez eux comme des Bretons; quelquefois de grands biens, quelquefois de médiocres, mais toujours de bonnes et de grandes alliances; celles de trois cent cinquante ans, au bout desquels on ne voit que des noms de baptême, sont du Quelnec, Montmorency, Baraton et Châteaugiron: ces noms sont grands; ces femmes avaient pour maris des Rohan et des Clisson. Depuis ces quatre, ce sont des Guesclin, des Coaquin, des Rosmadec, des Clindon, des Sévigné de leur même maison, des du Bellay, des Rieux, des Bodegat, des Plessis-Ireul et d'autres qui ne me reviennent pas présentement, jusqu'à Vassé et jusqu'à Rabutin. Tout cela est vrai, il faut m'en croire…»
La vanité de Bussy souffrit tellement en lisant cette énumération de sa cousine qu'il en biffa les dernières lignes, et il nous en a ainsi dérobé les conclusions. Pour lui, il n'en voulut pas démordre, et dans sa réponse il dit: «Pour les maisons que vous me mandez, qui sont meilleures que la nôtre, je n'en demeure pas d'accord. Je le cède aux Montmorency pour les honneurs, et non pour l'ancienneté; mais pour les autres, je ne les connais pas; je n'y entends non plus qu'au bas-breton328.»
Madame de Sévigné répond avec raison que, s'il ne connaît pas ces familles bretonnes qui lui paraissent barbares, elle en appelle de ce qu'elle a dit et vu à Bouchet, le savant généalogiste. «Je ne vous dis pas cela, ajoute-t-elle, pour dénigrer nos Rabutin: hélas! je ne les aime que trop329.»
Lors de la guerre de Flandre, Bussy avait cru qu'il lui suffisait d'offrir ses services au roi pour qu'ils fussent acceptés. Il pensait qu'avec ses talents militaires il lui serait facile de se distinguer dans cette campagne, et de regagner par ses exploits, par son esprit, par sa connaissance de la cour, par sa souplesse de courtisan, la faveur du jeune monarque; qu'ainsi, étant, par droit d'ancienneté et par ses services, le premier dans la catégorie de ceux qui devaient être faits maréchaux de France, cette haute dignité, objet de ses vœux les plus ardents, ne pouvait lui échapper330. Cependant il eut la douleur de voir ses offres refusées; et la promotion de maréchaux qui eut lieu peu de temps après la campagne de Flandre excita en lui un dépit que, malgré son esprit, il dissimulait mal sous une apparence de dédain et de philosophique indifférence331. Pourtant il se consolait en pensant que le plus illustre guerrier du siècle, le grand Condé lui-même, n'avait point été compris au nombre des généraux employés dans cette guerre et qu'il était, comme lui, resté oisif dans ses châteaux, à Chantilly et à Saint-Maur.
Mais Bussy revint à la charge, et fit les plus grands efforts pour rentrer au service lorsqu'il vit que des troupes venues de divers points du royaume s'approchaient des lieux de son exil. Quand les officiers généraux qui commandaient ces troupes acceptèrent l'hospitalité qui leur était offerte par lui; quand il apprit (ce qui était resté secret pour tout le monde) que le théâtre de la guerre allait être porté dans la province la plus voisine de celle où il résidait, de celle dont il était une des plus grandes notabilités militaires; quand il sut, enfin, que Condé allait commander en chef l'expédition contre la Franche-Comté, alors Bussy demanda, sollicita avec plus d'instance; mais le roi lui fit dire de se tenir tranquille dans sa terre et d'attendre. Cette réponse, quoique accompagnée de tous les adoucissements et les égards qu'on put y mettre, l'atterra332: il désespéra de sa fortune; son humeur jalouse s'aigrit. Il continuait toujours à tenir le même langage de soumission et de dévouement à l'égard du monarque dans les placets qu'il ne cessait de lui adresser333 ou dans les lettres qu'il écrivait à ses amis et à ses connaissances de cour; mais dans l'intimité ses sentiments se trahissaient. On le savait, et l'on n'ignorait pas non plus qu'un grand nombre de hauts personnages, sans être exilés comme Bussy, étaient aussi dans la classe des mécontents: les uns parce qu'on ne les employait pas; les autres parce que, peu satisfaits des grâces qu'ils avaient reçues, ils étaient jaloux de ceux auxquels on en avait conféré de plus grandes. Un nombre bien plus considérable d'hommes indépendants par leur caractère, leur fortune ou les charges et emplois qu'on ne pouvait leur ôter désapprouvaient le despotisme du roi, son ambition, ses guerres, ses prodigalités. Ce parti, formé des débris de toutes les Frondes, était nombreux dans le parlement et la noblesse. Les plus probes et les plus sincères d'entre eux, croyant n'obéir qu'à des motifs généreux de bien public, se déguisaient à eux-mêmes l'impulsion qui leur était donnée par des intérêts particuliers. Les femmes des princes et des grands les plus comblés de faveurs étaient révoltées et humiliées des préférences et des préséances que le roi accordait à ses maîtresses. Tous ceux qui étaient sincèrement attachés à la religion blâmaient la dissolution des mœurs de la cour. A la vérité, elle n'était pas nouvelle; mais on pensait que le roi, au lieu de chercher à y remédier, l'accroissait encore par le scandale de ses amours. Les âmes indépendantes et fières (le nombre en était beaucoup plus grand au commencement de ce règne qu'à la fin) ne pouvaient pardonner à Louis XIV cet orgueil révoltant qu'il manifestait en toute occasion. Il s'était fait à lui-même une sorte d'apothéose, et semblait s'être isolé de tous les mortels en prenant pour emblème le soleil; en se déclarant, par la devise qu'il y ajoutait, lui seul supérieur à tous les autres monarques de la terre réunis; en faisant reproduire par la poésie, la peinture, la sculpture et la gravure les serviles flatteries dont il était l'objet, et en encourageant en même temps les plus beaux génies du siècle à ridiculiser sur la scène ou à bafouer dans des satires toutes les classes, tous les rangs, toutes les professions.
Louis XIV, par sa vigilance et sa fermeté, par l'action constante d'un gouvernement bienfaiteur, pouvait empêcher les mécontents de dégénérer en factieux, les forcer à la soumission et les rendre incapables d'entraver la marche de son autorité; mais, avec les passions qui le dominaient, il ne pouvait faire disparaître les causes de mécontentement ni les empêcher de s'exhaler en secret par des sarcasmes virulents, par des vaudevilles, des épigrammes, de scandaleux libelles dont on multipliait les copies manuscrites ou qu'on imprimait en Hollande: ils circulaient en grand nombre, sans qu'on pût parvenir à en connaître les auteurs.
Les pièces les plus mordantes et les plus spirituelles étaient attribuées à Bussy ou à Saint-Évremond, parce que l'un et l'autre s'étaient acquis la réputation de beaux esprits malins et caustiques. Cependant ni l'un ni l'autre ne songeaient alors à composer des écrits satiriques contre Louis XIV. Tous deux, au contraire, sollicitaient en même temps d'être rappelés de leur exil, et désiraient de rentrer en grâce auprès du monarque. Mais, lors même qu'ils n'eussent point été en butte aux préventions dont il leur était impossible de se garantir, ils n'auraient pu, par les moyens qu'ils faisaient valoir à l'appui de leurs demandes, réussir à obtenir leur rappel. Tous deux se trompaient, et de la même manière; tous deux avaient mal saisi le caractère du roi, mal interprété ses secrets sentiments; et par la maladresse de leurs flatteries, au lieu de capter sa bienveillance et de se faire pardonner le passé, ils aggravaient, sans le savoir, les torts qui leur étaient imputés. L'esprit de discernement manque bien souvent aux gens d'esprit. Bussy et Saint-Évremond pensaient que, comme leur opposition à la politique et aux intrigues de Mazarin durant la régence avait été la cause première et principale de leur disgrâce, c'était se montrer habile que d'exalter le roi, la grandeur de ses vues, la sagesse de ses conseils, et de mettre en parallèle les glorieux commencements de son règne avec les calamités de la Fronde. Mais plus ils développaient bien ce thème (et Saint-Évremond le fit avec un remarquable talent dans sa longue lettre à de Lionne334), plus ils rappelaient à Louis XIV les éminents services de son ancien ministre et les utiles leçons qu'il en avait reçues, plus ils lui ôtaient l'envie de faire cesser l'exil des ennemis de sa mémoire et d'accepter leurs offres de service. Le roi, armé du sceptre et portant la couronne, n'était pas astreint à la même dissimulation et aux mêmes ruses que le cardinal, enveloppé de sa robe de pourpre et n'exerçant qu'un pouvoir délégué. Sans doute Louis XIV avait des formes plus nobles et en apparence plus franches que celles de Mazarin; mais Louis XIV, tant que l'âge lui conserva ses facultés, se conforma avec autant de finesse que de succès à la pratique de cette politique souple et déliée que lui avait inculquée son ministre. Ainsi il employait Condé et le comblait de joie en lui donnant le commandement en chef de l'armée qui devait conquérir la Franche-Comté et en se confiant à lui pour la conduite des intrigues corruptrices et des négociations secrètes qui devaient faciliter cette conquête335; mais lorsque Casimir, roi de Pologne, se démit de la couronne, et que des chances se présentèrent pour faire passer cette couronne sur la tête de Condé, Louis XIV travailla par ses négociations à les faire avorter336. Il jugeait, avec raison, qu'il était important pour la France et pour lui qu'un aussi grand capitaine fût toujours son sujet, et jamais son égal. De même il autorisait Louvois à employer Gourville dans des intrigues diplomatiques auprès de l'évêque d'Osnabruck et autres, pour obtenir des troupes et une alliance avantageuse; et il laissait Colbert poursuivre dans Gourville le complice des dilapidations de Fouquet, et empêcher sa rentrée en France jusqu'à ce qu'il eût payé à l'épargne la somme énorme dont le jugement d'une commission le rendait redevable337. Quand Louis XIV éprouvait des difficultés dans ses relations avec le pape, les jansénistes, que Rome avait en horreur, étaient favorisés en France; quand il était satisfait du pape, aussitôt des scrupules de conscience forçaient le roi à comprimer cette secte orgueilleuse, et portait l'alarme à l'hôtel de Longueville. Pour la guerre, sa confiance en Turenne était entière, et il avait avec lui de fréquents entretiens; mais, pour qu'aucune capacité, quelque grande qu'elle fût, ne pût se croire indispensable, il affectait de consulter aussi Condé, et il tenait en respect ces deux grands guerriers, tous deux ambitieux, tous deux devenus jaloux de se concilier sa faveur. Il entretenait avec soin la division et la rivalité entre ses ministres, afin que rien ne lui fût caché. Son conseil entier était tenu sur ses gardes, et on savait que les fils les plus déliés de sa vaste administration étaient surveillés par des correspondances secrètes et des agents inconnus, qui bien souvent étaient les seuls vrais interprètes et les seuls exécuteurs de ses pensées intimes. Pour mieux voiler ses desseins, il en dérobait la connaissance à ses représentants officiels338. Nul espoir ne restait de pouvoir tromper ou d'abuser celui qui avait su se réserver la faculté de tromper tout le monde et de dérouter toutes les intrigues. On peut juger, d'après cet exposé, combien était grande l'erreur de Bussy et de Saint-Évremond, qui croyaient faire leur cour en critiquant la politique de Mazarin. Bussy et Saint-Évremond subissaient le sort de ceux qui, après s'être longtemps agités dans le tourbillon du monde, s'en trouvent séparés pendant quelque temps, et croient facile de se prévaloir de l'expérience du passé pour mettre le présent au service de l'avenir. Mais le monde se modifie rapidement; ceux qui le quittent ne le retrouvent plus le lendemain tel qu'ils l'avaient laissé la veille; il change à tout instant de forme et d'aspect, comme un ciel orageux, où roulent sans cesse des nuages poussés par des vents violents et variables. Bussy et Saint-Évremond, en louant Louis XIV, en cherchant à justifier leur conduite passée, se souvenaient trop de l'époque où, ami de ses plaisirs, accessible aux flatteurs, le roi adolescent se montrait contrarié d'être forcé de quitter la répétition d'un ballet pour assister au conseil tenu par le cardinal.
Le refus qu'avait éprouvé Bussy ne lui faisait pas prendre en gré M. de Grignan, dont les services étaient loin d'égaler les siens et qui cependant jouissait de la faveur du monarque. Bussy avait donné par sa lettre son consentement au mariage, parce que, sans offenser sa cousine, il lui était impossible de faire autrement; mais il avait, ainsi que je l'ai dit, fait en sorte que son nom ne parût point au contrat. De son côté, le comte de Grignan avait ses raisons pour ne pas aimer Bussy et ne pas se lier avec lui; peut-être parce que Bussy n'était pas bien en cour; peut-être parce qu'il s'était fait des ennemis de Condé et de Turenne et de plusieurs autres personnages amis de Grignan ou dont Grignan avait besoin. Quoi qu'il en soit, il est certain que Grignan s'abstint d'écrire à Bussy, comme la simple politesse l'obligeait à le faire, en épousant la fille de Marie de Rabutin-Chantal. Il importait à madame de Sévigné que son gendre fût en bons termes avec son cousin, et que tous deux pussent se voir et se parler affectueusement, s'ils se rencontraient chez elle ou dans le monde. Pour opérer ce rapprochement, il fallait nécessairement que M. de Grignan écrivît une lettre convenable à Bussy. Madame de Sévigné pensa qu'elle contraindrait son gendre à faire cette démarche, si elle pouvait persuader à Bussy d'écrire le premier à Grignan une de ces lettres aimables et spirituelles pour lesquelles il excellait. La hautaine susceptibilité de Bussy, son mécontentement et ses mauvaises dispositions envers Grignan semblaient rendre la chose presque impossible. Cependant madame de Sévigné l'entreprit; et elle fondait l'espoir du succès sur la nature des sentiments qu'elle avait inspirés à son cousin et dont la femme la moins coquette trouve du plaisir à essayer le pouvoir.
D'abord elle échoua; et il faut croire pourtant que sa lettre était bien séduisante, puisque Bussy lui répond qu'ayant passé une partie de sa vie à l'offenser, il ne doutait pas qu'il n'en consacrât le reste à l'aimer éperdument. Puis, après avoir avoué qu'il a eu tort de n'avoir point écrit à madame de Sévigné sur le mariage de sa fille, il ajoute339:
«Madame de Grignan a raison aussi de se plaindre de moi; c'est à elle à qui je devais de nécessité écrire après son mariage, et je lui en vais crier merci; j'avoue franchement ma dette. Il faut aussi que vous soyez sincère sur le sujet de M. de Grignan: de quelque côté qu'on nous regarde tous deux, et particulièrement quand il épouse la fille de ma cousine germaine, il me doit écrire le premier; car je n'imagine pas que d'être persécuté ce me doive être une exclusion à cette grâce; il y a mille gens qui m'en écriraient plus volontiers, et cela n'est pas de la politesse de Rambouillet. Je sais bien que les amitiés sont libres; mais je ne pensais pas que les choses qui regardent la bienséance le fussent aussi. Voilà ce que c'est que d'être longtemps hors de la cour, on s'enrouille dans la province.»
Il semble qu'il n'y avait rien à répondre à une objection aussi légitime, et qu'une ironie aussi bien méritée ne laissait plus à madame de Sévigné aucune espérance de réussite. Mais elle connaissait Bussy, et les expressions de son refus lui prouvaient le vif désir qu'il avait de lui faire oublier, par les preuves efficaces de son affection, les torts graves qu'il avait à se reprocher. Cependant la chaleur même de ces expressions a renouvelé les défiances de madame de Sévigné; elle craint d'avoir été trop loin dans les témoignages de son attachement, et que son cousin n'ait, avec sa présomption ordinaire, prêté à certaines phrases de sa première lettre un sens qu'elles n'avaient pas. Dans sa seconde lettre, tout en poursuivant son dessein, elle éprouve la nécessité de se mettre en défense, et elle commence par plaisanter Bussy sur ce mot éperdument340.
«Pour vous dire le vrai, je ne me plaignais point de vous, car nous nous étions rendu tous les devoirs de proximité dans le mariage de ma fille; mais je vous faisais une espèce de querelle d'Allemand pour avoir de vos lettres, qui ont toujours le bonheur de me plaire. N'allez pas pour cela vous mettre à m'aimer éperdument, comme vous m'en menacez: que voudriez-vous que je fisse de votre éperdument sur le point d'être grand'mère? Je pense qu'en cet état je m'accommoderais mieux de votre haine que de votre extrême tendresse. Vous êtes un homme bien excessif! N'est-ce pas une chose étrange que vous ne puissiez trouver de milieu entre m'offenser outrageusement ou m'aimer plus que votre vie? Des mouvements si impétueux sentent le fagot, je vous le dis franchement. Vous trouver à mille lieues de l'indifférence est un état qui ne vous devrait pas brouiller avec moi, si j'étais une femme comme une autre; mais je suis si unie, si tranquille et si reposée que vos bouillonnements ne vous profitent pas comme ils feraient ailleurs. Madame de Grignan vous écrit pour monsieur son époux; il jure qu'il ne vous écrira pas sottement, comme tous les maris ont accoutumé de faire à tous les parents de leur épousée; il veut que ce soit vous qui lui fassiez un compliment sur l'inconcevable bonheur qu'il a eu de posséder mademoiselle de Sévigné; il prétend que pour un tel sujet il n'y a pas de règle générale. Comme il dit tout cela fort plaisamment et d'un bon ton, et qu'il vous aime et vous estime avant ce jour, je vous prie, comte, de lui écrire une lettre badine, comme vous savez si bien faire; vous me ferez plaisir, à moi que vous aimez, et à lui qui, entre nous, est le plus souhaitable mari et le plus divin pour la société qui soit au monde. Je ne sais pas ce que j'aurais fait d'un jobelin qui eût sorti de l'Académie, qui ne saurait ni la langue ni le pays, qu'il faudrait produire et expliquer partout, et qui ne ferait pas une sottise qui ne nous fît rougir.»
Bussy prit au sérieux le badinage de madame de Sévigné, et son mécontentement s'accrut probablement par la lecture de la lettre froide et compassée de madame de Grignan. Il ne put supporter sans impatience les éloges de Grignan contenus dans la lettre de madame de Sévigné et la prétention de la mère et de la fille à vouloir soutenir que la femme pouvait payer pour le mari; que, madame de Grignan lui ayant écrit la première sur le fait du mariage, c'était à lui, Bussy, à écrire le premier à M. de Grignan. Il imagine que sa cousine a montré sa lettre à M. et à madame de Grignan, et que la réponse qu'elle lui avait faite avait été concertée entre eux. Bouleversé par cette idée, il lui écrit une lettre pleine de colère et de fiel; il se croit insulté par elle, et il le lui dit. Il termine enfin par une sanglante ironie sur Grignan, auquel, dit-il, sa bonne fortune a fait tourner la tête341.
Madame de Sévigné fut frappée d'étonnement en lisant cette lettre de son cousin, et dans sa réponse elle lui témoigne son chagrin «de ce que la plus sotte lettre du monde puisse être prise de cette manière par un homme qui entend si bien raillerie.» Elle s'exprime avec tant de vivacité, d'énergie, de bonté et de grâce; elle donne des explications si naturelles des expressions qui avaient pu blesser Bussy; elle montre une douleur si sincère d'avoir été ainsi jugée342, que Bussy se repentit de s'être donné un nouveau tort envers une femme si aimable et si aimée de lui. On s'en aperçoit au calme de sa réponse et au soin qu'il prend, comme il le dit lui-même, «avec tout le respect et toute la douceur imaginable, à justifier son procédé343.» Pour le fond de la contestation, sa justification n'était pas difficile; et, à juste titre, il rappelle à sa cousine la demande qu'elle lui avait faite d'écrire le premier à M. de Grignan; qu'elle l'avait prié «de le faire pour l'amour d'elle, qu'il aimait;» qu'un tel langage ne pouvait assurément se prendre pour une plaisanterie. Il termine par une déclaration faite sur un ton sérieux des sentiments d'affection qu'elle lui inspire. «Je n'ai jamais, dit-il, eu tant de disposition à vous aimer que j'en ai, je n'oserais plus dire ce terrible mot éperdument, mais à vous bien aimer. Au nom de Dieu, ma chère cousine, ne me donnez pas sujet de la vouloir changer.»