Kitabı oku: «Mémoires touchant la vie et les ecrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 4», sayfa 7
Tout ce quartier de l'Arsenal était placé sous la surintendance de Louvois, qui jouissait alors d'une grande faveur. Louis XIV le fit ministre, et lui donna, comme tel, entrée au conseil382. Les détails qui nous ont été transmis sur les préparatifs de cette guerre nous apprennent avec quelle habileté Louis XIV avait su organiser sa vaste administration. Un ordre émané de lui régla que, lors de la jonction de plusieurs corps d'armée, le droit de commander en chef serait dévolu, après le roi, à MONSIEUR, ensuite au prince de Condé, puis à M. de Turenne, et que dans ce dernier cas tous les maréchaux de France seraient tenus d'obéir à celui-ci383. Cet ordre déplut aux maréchaux. Madame de Sévigné nous initie aux moyens de persuasion et de douceur que Louis XIV tenta auprès des plus renommés avant de forcer l'obéissance par des mesures de rigueur. Bellefonds, de Créqui et d'Humières firent des remontrances, et résistèrent aux volontés du monarque: ils furent exilés, et il ne leur fut permis de rentrer au service qu'après avoir promis une entière soumission. Louvois fomentait secrètement cette résistance des maréchaux en haine de Turenne, qu'il n'aimait pas; mais Louis XIV ne se confiait pas uniquement à son ministre, et concertait lui-même ses plans de campagne avec Turenne et avec le prince de Condé. Ces deux grands capitaines correspondaient, pour les principales résolutions stratégiques, avec le monarque directement, et avec Louvois pour les besoins de leur armée et le détail des opérations militaires384. Louis XIV écrivait de sa main des instructions pour Louvois; celui-ci faisait des rapports détaillés de tous les ordres donnés par lui au nom du roi. Le roi les renvoyait à Louvois après les avoir lus et avoir mis en marge ce qu'il approuvait ou désapprouvait, supprimant, modifiant, ajoutant au travail de son ministre, et dirigeant ainsi réellement par lui-même, jusque dans les moindres détails, toutes les opérations de la guerre, comme aussi les négociations qu'elle nécessitait.
Aussi se ressouvenait-il toujours avec un juste orgueil des succès de cette campagne, que Boileau immortalisa par un poëme385, l'année même qu'elle se termina. Voici comme Louis XIV, dans les mémoires militaires qu'il a écrits longtemps après, résume lui-même d'une manière très-noble cette belle époque de sa vie386:
«Après avoir pris toutes les précautions de toutes les manières, tant par des alliances que par des levées de troupes, des magasins, des vaisseaux et des sommes considérables d'argent, j'ai fait des traités avec l'Angleterre, l'électeur de Cologne et l'évêque de Munster, pour attaquer les Hollandais; avec la Suède, pour tenir l'Allemagne en bride; avec les ducs d'Hannover et de Neubourg, et avec l'empereur, pour qu'ils ne prissent aucune part dans les démêlés qui allaient se mouvoir. Comme j'ai été obligé de faire des dépenses immenses de tous côtés pour cette guerre, tant devant que dans le fort de mes travaux, je me suis trouvé bien heureux de m'être préparé, comme j'ai fait depuis longtemps; car rien n'a manqué dans mes entreprises; et, dans le cours de cette guerre, je peux me vanter d'avoir fait ce que la France peut faire seule. Il en est sorti dix millions pour mes alliés; j'ai répandu des trésors, et je me trouve en état de me faire craindre de mes ennemis, de donner de l'étonnement à mes voisins et du désespoir à mes envieux. Tous mes sujets ont secondé mes intentions de tout leur pouvoir: dans les armées par leur valeur, dans mon royaume par leur zèle, dans les pays étrangers par leur industrie et leur capacité. Pour tout dire, la France a fait voir la différence qu'il y a des autres nations à celle qu'elle produit387.»
Mais c'est à la promptitude de ses succès, c'est à la facilité avec laquelle il se contentait des résultats qui satisfaisaient son orgueil que sont dus les revers que Louis XIV subit à la fin de son règne. Ils le forcèrent enfin de convenir, à son lit de mort, qu'il avait trop aimé la guerre: non, s'il ne l'avait aimée que pour la grandeur de la France; car s'il eût alors consolidé, par une paix durable et d'utiles alliances, une partie de ses conquêtes, et s'il eût appliqué à la prospérité de l'agriculture et du commerce son aptitude aux grandes choses, il eût évité les reproches de sa conscience, et rien n'eût terni l'éclat d'un nom resté glorieux malgré tant de fautes.
Pour subvenir aux dépenses énormes de cette guerre, Colbert se vit forcé d'user de ressources ruineuses et d'aliéner les domaines de l'État: comme ils étaient inaliénables selon les lois, on viola les lois par un édit. Ce qui était un mal plus grave, pour faire enregistrer cet édit on corrompit les magistrats388; on augmenta les impôts, que Colbert faisait principalement peser sur l'agriculture, afin de protéger le commerce et l'industrie. Enfin, la Hollande était un pays éminemment protestant; et ce fut un effet désastreux de la guerre contre cette république, qui s'était affranchie du joug d'un despote catholique et persécuteur, d'exciter, pour les souffrances qui lui étaient infligées par le monarque français, les sympathies des protestants de France; de faire naître la défiance du monarque contre ceux de cette communion qui le servaient avec zèle et avec talent. De là des mesures de précaution et de sûreté qui lui aliénaient cette portion de ses sujets, presque tous hommes dévoués, magistrats pleins d'honneur, militaires éprouvés, riches commerçants, habiles manufacturiers. Sous ce rapport, on peut dire avec vérité que cette guerre contre la Hollande, qui paraît être la campagne la plus glorieuse du règne de Louis XIV, a au contraire été l'événement dont les conséquences devaient être les plus funestes aux intérêts de la France et de son monarque.
Ce que les lettres de madame de Sévigné font bien ressortir sur les inconvénients de la guerre, c'est que chaque campagne était une cause de ruine pour la noblesse, principal soutien du trône. Tous ceux qui composaient la cour du roi et qui briguaient des commandements étaient endettés par le luxe de la cour, par les habitudes de jeu et de dissipation qui y régnaient; et comme il leur fallait acheter des chevaux, des armes, des équipages de guerre, pour pouvoir se rendre à l'armée, ils étaient obligés d'avoir recours aux usuriers, et s'endettaient encore: souvent ils n'avaient plus d'autre ressource que les libéralités du roi, toujours prodiguées au détriment des finances du royaume. Cette noblesse, qui par sa valeur se faisait en temps de guerre décimer sur les champs de bataille, était en temps de paix ou dans les intervalles des campagnes obséquieuse et mendiante auprès du pouvoir389. Madame de Sévigné fut contrainte à de grandes dépenses pour son fils; elle donna de l'argent à Barillon, pour le lui remettre pendant la campagne. Pour consoler son cousin Bussy de n'avoir pu obtenir du roi un commandement, elle lui dit que l'argent est si rare, et les emprunts qu'on est obligé de faire pour aller à la guerre si considérables et si difficiles qu'il peut se vanter d'être le seul homme de sa qualité qui ait conservé du pain390. Sans doute elle exagère; mais cette exagération prouve quelle était alors la détresse des courtisans et des hommes d'épée.
Madame de Sévigné se plaint du vide qui s'est fait dans Paris après le départ du roi pour l'armée; elle exagère probablement le nombre des personnes qui en sont sorties, qu'elle porte à cent mille391. «Notre cardinal (de Retz), dit-elle, est parti hier; il n'y a pas un homme de qualité à Paris; tout est avec le roi, ou dans ses gouvernements, ou chez soi392.» Ceux qui n'étaient pas commandés pour cette expédition obtenaient de partir comme volontaires; et madame de Sévigné flétrit par ses railleries le duc de Sully, qui, jeune, riche et en santé, «a soutenu de voir partir tout le monde, sans avoir été non plus ébranlé de suivre les autres que s'il avait vu faire une partie d'aller ramasser des coquilles393.» Cette espèce de désertion honteuse était due à sa jeune et jolie femme, qui se montrait plus jalouse de la conservation de son mari que de sa gloire. Ce duc se retira à Sully, où il vécut presque toujours en disgrâce et loin de la cour394. Sévigné n'était point commandé pour cette expédition; et l'on voit que, malgré sa tendresse maternelle, madame de Sévigné eût plutôt engagé son fils à partir comme volontaire que de le voir rester oisif. Mais il n'en fut pas réduit à cette extrémité, et il put partir sous les ordres de son parent la Trousse, comme guidon des gendarmes du Dauphin395, dont la Trousse était capitaine; ce qui convenait beaucoup à sa mère, parce qu'ainsi il se trouvait moins exposé. Cependant les alarmes de cette mère furent vives. Pour les calmer, Bussy lui écrivit une lettre toute militaire, où il apprécie à sa juste valeur le fameux passage du Rhin, si prodigieusement vanté, et décrit les dangers que courent à la guerre les officiers, selon la nature des armes et des grades. Il raconte aussi un propos fort graveleux du prince d'Orange, au sujet de l'opinion des jeunes filles sur les hommes, et des moines sur les guerriers. Cette plaisanterie fut bien accueillie par madame de Sévigné, et elle y répond avec beaucoup de gaieté. Son esprit était tranquille396; elle était rassurée par les lettres qu'elle avait reçues de son fils, qui lui annonçait la prise des villes, la Hollande presque entièrement conquise, la guerre terminée sans qu'il eût reçu aucune blessure.
Mais quelle douleur dans la famille des Longueville, des Condé, des la Rochefoucauld et parmi toutes les femmes de la cour, lorsqu'on sut qu'au fameux passage avait succombé, par sa faute et son imprudente audace, ce beau comte de Saint-Paul, cet unique et orgueilleux héritier d'une noble maison, cher aux dames, cher aux guerriers, et à l'existence duquel se rattachaient tant de souvenirs, tant d'espérance et tant d'amour! Il faut lire dans madame de Sévigné le récit touchant et pathétique des scènes occasionnées par cette mort illustre. Elle-même, gagnée par la sympathie de la douleur, n'hésite pas à déclarer que la Hollande est achetée trop cher par la perte du précieux rejeton du duc de Condé, pour lequel le duc de la Rochefoucauld avait une tendresse de père397. Cependant, au milieu de ces tristesses, madame de Sévigné n'oublie pas d'égayer sa fille sur les femmes de la cour qui avaient eu des liaisons amoureuses avec ce beau jeune homme et qui toutes voulaient avoir des conversations avec M. de la Rochefoucauld. Dans ce nombre de pleureuses, qui, dit-elle, décréditent le métier, sont: la comtesse de Marans, à laquelle madame de Sévigné prête un discours de consolation ridicule adressé à mademoiselle de Montalais, sa sœur; madame de Castelnau, qui est consolée parce qu'on lui a rapporté que M. de Longueville disait à Ninon: «Mademoiselle, délivrez-moi donc de cette grosse marquise de Castelnau.» «Là-dessus elle danse. Pour la marquise d'Uxelles, elle est affligée comme une honnête et véritable amie398.»
Ce fut à la reine que Louis XIV adressa la relation officielle du grand fait d'armes de cette campagne, le passage du Rhin; ce fut à elle qu'il rendit compte de la prise des villes et des prodigieux succès de ses armes. Cette excellente princesse, incapable d'aucune intrigue, d'aucune brigue, n'occupait personne; et personne ne s'occupait d'elle, même à la cour. La Gazette officielle rappelait seulement son rang et son existence toutes les fois qu'elle remplissait à sa paroisse ses devoirs de dévotion, ou qu'elle allait rendre visite et passer la journée aux Carmélites de la rue du Bouloir399. Louis XIV l'avait cependant fait déclarer régente pour gouverner le royaume en son absence, conjointement avec un conseil de régence dont faisaient partie le garde des sceaux, le Tellier et Colbert400: c'est pourquoi il lui adressait directement ses dépêches. Cela était digne et bien; mais ce qui n'était pas en harmonie avec une telle conduite, c'était l'éclat que Louis XIV donnait à ses amours; c'était l'exemple de ses offenses publiques envers la religion et les mœurs. La Vallière fut condamnée à rester à Saint-Germain en Laye pendant l'absence du roi. Il semble que Louis XIV croyait nécessaire à sa dignité d'avoir une maîtresse en titre, car alors le règne de la Vallière était passé: Montespan l'avait remplacée. Celle-ci l'emportait sur sa rivale par sa beauté et par la supériorité de son esprit. Déjà elle avait eu de Louis XIV plusieurs enfants, et se trouvait enceinte et presque à terme lorsqu'il partit pour l'armée401. Cependant, comme elle était mariée, on dissimulait ses grossesses et ses accouchements; mais madame de Sévigné était toujours bien instruite de ces choses, et avait soin d'en informer sa fille. Elle apprit d'abord vaguement qu'il y avait eu, au moment du départ, une entrevue pleine de tendresse et de touchants adieux402; mais ensuite, lorsqu'elle eut plus de détails, elle écrit à madame de Grignan:
«L'amant de celle que vous avez nommée l'incomparable ne la trouva point à la première couchée, mais sur le chemin, dans une maison de Sanguin, au delà de celle que vous connaissez. Il y fut deux heures; on croit qu'il y vit ses enfants pour la première fois. La belle y est demeurée avec des gardes et une de ses amies; elle y sera trois à quatre mois sans en partir. Madame de la Vallière est à Saint-Germain; madame de Thianges est ici chez son père. Je vis l'autre jour sa fille; elle est au-dessus de tout ce qu'il y a de plus beau. Il y a des gens qui disent que le roi fut droit à Nanteuil; mais ce qui est de fait, c'est que la belle est à cette maison qu'on appelle le Genitoy. Je ne vous mande rien que de vrai; je hais et méprise les fausses nouvelles.»
Le Genitoy est un château isolé, entre Jossigny et Bussy Saint-George, près de Lagny, dont l'origine est antérieure au XIIe siècle. Ce château appartenait, lorsque madame de Montespan alla s'y établir, à Louis Sanguin, seigneur de Livry, premier maître d'hôtel du roi403; ce qui explique pourquoi madame de Sévigné était si bien informée. C'est là que madame de Montespan accoucha du comte de Vexin404, le 20 juin, c'est-à-dire sept semaines après son entrevue. Louis XIV était parti à l'improviste, la veille du jour qu'il avait fixé, à dix heures du matin, suivi seulement de douze personnes, pour se trouver à ce rendez-vous; et il rejoignit après toute sa suite, qui s'était dirigée sur la route de Nanteuil-le-Haudoin405. Si le roi vit là pour la première fois, au château de Genitoy, les enfants qu'il avait eus de madame de Montespan, madame Scarron, qui ne les quittait pas, devait être présente à cette entrevue: c'était donc l'amie de madame de Montespan que désignait madame de Sévigné: comme elle savait que sa fille la devinerait, elle s'abstient de la nommer.
De toutes les femmes que connaissait madame de Montespan, madame Scarron était celle qui pouvait le moins faire naître sa jalousie. La rigueur des principes religieux de la gouvernante de ses enfants, sa conduite si sage, si réservée écartaient d'elle tout soupçon. Le roi était encore dans le feu de la jeunesse et des passions, et, pour faire excuser ses propres faiblesses, il était plus disposé à les tolérer dans les autres qu'à y résister lui-même. Ainsi il usait de sa toute-puissance pour protéger contre de justes ressentiments la duchesse de Mazarin, qui voyageait incognito en aventurière en Italie et en France, afin de fuir le domicile marital406, et qui allait partout répétant plaisamment ce cri général au temps de la Fronde: «Point de Mazarin!» Le scandale donné par le roi, si nuisible aux bonnes mœurs, était encore plus fatal au bonheur des femmes de la cour. Paraissait-il une jeune femme pourvue de quelque attrait, appelée dans cette cour galante par sa naissance, le rang et les dignités de sa famille, elle était aussitôt assiégée par une foule de séducteurs aimables, puissants, adroits, qui avaient le plus souvent pour complices celles qui, par leur âge, leurs fonctions, leur haute position, auraient dû être les protectrices de son innocence, les guides de son inexpérience.
Madame de Sévigné nous parle, dans ses lettres, de la marquise de Courcelles, qui était en prison et dont le procès attirait fortement l'attention publique; madame de Sévigné disait, en plaisantant, que «ce procès allait faire renchérir les charges de juges.» Il est donc nécessaire de raconter les aventures singulières de cette victime de la corruption des cours407.
La rivalité des ministres de Louis XIV, leurs intrigues pour l'élévation de leurs familles, l'abus qu'ils faisaient de leur pouvoir, les maux causés par l'ambition, la soif des richesses, l'emportement des passions et tout ce qui caractérise le mauvais côté d'une époque glorieuse se reflètent dans la vie de cette femme, dont les infortunes, malgré ses écarts, sont de nature à intéresser les cœurs les plus insensibles et les esprits les plus indifférents. D'ailleurs la vie de la marquise de Courcelles explique tant de choses dans l'histoire de ce temps, les noms de tous les personnages qu'elle met en scène reviennent tant de fois sous la plume de madame de Sévigné que ce serait mal remplir les promesses du titre de cet ouvrage si l'on ne faisait pas connaître une destinée aussi singulière.
CHAPITRE VI.
1672
HISTOIRE DE LA MARQUISE DE COURCELLES (1651-1685)
Naissance de Sidonia de Lenoncourt.—Elle entre au couvent de Saint-Loup, à Orléans.—Devient, par la mort de son père et de ses frères, une riche héritière.—Colbert veut la marier à un de ses frères.—Sa tante, l'abbesse de Saint-Loup, veut la retenir au couvent.—Le roi donne l'ordre de l'amener à la cour.—Elle est placée sous la direction de la princesse de Carignan.—Détails sur cette princesse, sur la comtesse du Soissons, sa belle-fille, et sur sa société habituelle.—Sidonia refuse Colbert de Maulevrier.—Menars, beau-frère de Colbert, en devient amoureux.—Louvois forme le projet de la séduire.—Il lui fait épouser le marquis de Courcelles.—Elle ne peut vivre avec son mari.—Louvois lui fait la cour.—Sa belle-mère, la duchesse de Bade et la marquise de la Baume sont les complices de Louvois.—Persécution qu'elle éprouve.—Elle devient amoureuse du marquis de Villeroi.—Elle s'entend avec lui pour tromper son mari.—Intrigues de Louvois et de la princesse de Monaco.—Langlée soupçonne ces mystérieuses intrigues.—L'abbé d'Effiat servait à les couvrir.—Comment il s'en récompensait.—Comment ce secret se dévoile à Saint-Cloud chez la duchesse d'Orléans.—Sidonia est abandonnée de Villeroi, et livrée aux persécutions de sa famille.—Elle fait une maladie grave.—Elle se retire au couvent de Saint-Loup.—Rétablit sa santé, et reparaît belle dans le monde.—Louvois revient à elle.—Elle a plusieurs amants, et mène une vie dissipée.—Louvois la fait enfermer au couvent des Filles Sainte-Marie, et ensuite à l'abbaye de Chelles.—Elle trouve, dans ces deux couvents, la duchesse de Mazarin.—Elle a des liaisons avec Cavoye.—Duel entre Cavoye et le marquis de Courcelles.—Sidonia est transportée au château de Courcelles, et gardée à vue.—Sa liaison avec Rostaing de la Ferrière.—Son mari lui intente un procès en adultère.—Elle est mise en prison à Château-du-Loir.—Condamnée à être cloîtrée et à être privée de sa dot.—Par le secours de M. de Rohan, elle s'échappe de prison, et va à Luxembourg.—Revient à Paris, se constitue prisonnière, et en appelle.—Ce que dit madame de Sévigné au sujet de ce procès.—S'évade encore de prison.—Va en Angleterre.—Y retrouve la duchesse de Mazarin.—Revient en France.—Du Boulay devient amoureux de Sidonia.—Il est son appui, et il la conduit à Genève.—Elle y est admirée et chérie.—Ce que disent d'elle Bayle et Gregorio Leti.—Détails sur ce dernier.—Madame de Sévigné parle de la fuite de Sidonia à Genève.—Ses sentiments pour du Boulay.—Jalousies de du Boulay.—Il la surprend avec un rival d'une condition inférieure.—Du Boulay dénonce sa conduite aux amis qu'elle avait à Genève.—Lettre touchante qu'elle lui écrit.—Se réfugie en Savoie.—Premier arrêt rendu sur son procès.—Mort du marquis de Courcelles.—Sidonia veuve revient à Paris.—Elle est arrêtée et conduite à la Conciergerie.—Elle y reçoit Gregorio Leti.—Dernier arrêt qui la condamne comme adultère.—Elle devient libre.—Elle épouse Tilleuf, capitaine de dragons, et meurt.
Marie-Sidonia de Lenoncourt était la fille de Joachim de Lenoncourt, marquis de Marolles, qui fut lieutenant général des armées du roi et gouverneur de Thionville408. Sa mère, Isabelle-Claire-Eugène de Cromberg, appartenait à l'une des plus illustres maisons d'Allemagne. Lenoncourt fut tué par un coup de canon409. Il eut quatre fils, qui périrent jeunes; deux avaient embrassé l'état ecclésiastique, les deux autres furent tués à la guerre. Aussitôt après la mort de son père, Sidonia fut enlevée à sa mère, dont l'inconduite notoire et ensuite un second mariage contracté avec un homme sans naissance l'empêchèrent toujours de faire valoir les droits qu'elle avait sur sa fille. Agée alors de quatre ans, Sidonia fut confiée à sa tante Marie de Lenoncourt, abbesse de Saint-Loup, à Orléans. Celle-ci n'épargna rien pour l'éducation de sa nièce; et les plus excellents maîtres, secondés par des dispositions naturelles, développèrent en elle des grâces, un esprit et des talents dont la renommée franchit bientôt l'enceinte du couvent qui la dérobait aux regards des gens du monde.
Sidonia n'avait pas encore quatorze ans lorsque la mort du seul frère qui lui restait et d'une sœur la laissa unique héritière de tous les biens de sa famille et en possession de trois choses que les jeunes filles, dans leurs rêves les plus exaltés, considèrent comme les premiers éléments d'une félicité suprême: la liberté de se choisir un époux, une grande fortune et une éclatante beauté.
Sidonia a tracé d'elle-même un minutieux portrait410; et il est loin d'être flatté, si on le compare à celui qu'en a donné Gregorio Leti411 dans sa lettre au duc de Giovanazzo, l'ambassadeur de Turin. Ce n'était pas cependant sa taille grande et élancée, les flots abondants de sa chevelure brune, qui encadrait si heureusement l'ovale de son visage aux couleurs fraîches et vives, ses traits fins et réguliers, sa physionomie mobile et spirituelle; ce n'était pas ses mains charmantes, ses jambes fines et ses petits pieds, les gracieux contours de son cou, de ses épaules, de ses seins; ce n'était pas dans ces attraits rarement réunis, mais qui pouvaient lui être communs avec d'autres beautés, que consistaient ses plus puissants moyens de séduction: ils résidaient entièrement dans l'effet irrésistible de son regard et de sa parole. Ses yeux n'étaient ni bleus ni bruns, mais d'une couleur qui tenait de ces deux nuances: presque toujours et naturellement à moitié ouverts, ils lançaient à son gré des flammes d'un éclat si doux et si mystérieux qu'elles attendrissaient les natures les plus insensibles. Quand elle parlait, le son harmonieux et touchant de sa voix, ses discours si faciles et si pleins de charme, versaient son âme dans la vôtre, et la transformaient à son gré412.
Lorsqu'à la cour il fut connu que la jeune héritière des Lenoncourt était nubile, on s'occupa de la marier, et un grand nombre de partis s'offrirent. Colbert, qui ne négligeait aucune occasion de grandir sa famille, forma le projet de donner pour époux à Sidonia son frère Maulevrier413; et il obtint pour ce projet le consentement du roi. Dès lors il s'inquiéta peu de celui de la jeune fille, ne doutant pas qu'il ne pût la contraindre, si elle refusait à le donner.
Par sa gaieté, son esprit, ses grâces, l'égalité de son humeur, son caractère facile, quoique résolu et entier, Sidonia s'était fait chérir de ses compagnes et des religieuses; mais sa tante l'aimait avec une tendresse comparable à celle de madame de Sévigné pour sa fille. Marie de Lenoncourt ne pouvait même supporter l'idée d'être obligée de se séparer de sa nièce. Permettre que dans un âge si tendre elle vécût à la cour, c'était lui ravir le fruit de l'éducation religieuse qu'elle lui avait donnée; la marier sans qu'elle eût aucune connaissance du monde, c'était risquer et détruire son bonheur dans l'avenir.—N'importe: Louis XIV ne pouvait souffrir qu'une simple abbesse mît obstacle à ses volontés; et, sur son refus, il envoya, dans une de ses voitures, des femmes chargées d'enlever Sidonia à celle qui lui avait servi de mère. Douze gardes et un exempt chargé de signifier l'ordre du roi les accompagnaient. Marie de Lenoncourt résista en pleurant à cet ordre inhumain; il fallut arracher Sidonia de ses bras; et lorsque celle-ci partit, l'abbesse la suivit dans son carrosse, et ne se décida à retourner à son couvent qu'après que les ravisseurs lui eurent refusé de la conduire elle-même au roi. Sidonia avait appris que récemment plusieurs jeunes seigneurs s'étaient proposés pour l'épouser; elle avait entendu parler de la cour comme d'un séjour de délices et de féerie: jouir des plaisirs qu'on y goûtait était depuis quelque temps l'objet de ses rêves les plus délicieux. Elle savait que, par sa fortune et la perte de tous les siens, elle ne devait dépendre que de sa propre volonté; et Marie de Lenoncourt, en lui inculquant l'idée des droits que lui donnait sa noblesse au respect et aux égards, avait encouragé son orgueil à considérer comme un privilége de naissance la conservation de son indépendance et la faculté de suivre en tout ses penchants et ses caprices. Sa vanité de jeune fille fut singulièrement flattée que le roi eût pensé à elle pour la faire sortir du cloître; et toutes les passions de l'adolescence, qui fermentaient en elle, acquirent plus d'intensité par cet événement inattendu. Cependant, comme elle se sentait coupable d'ingratitude en se séparant avec joie de sa respectable parente, elle dissimula, et opposa de la résistance à celles qui voulaient l'emmener. Au moment du départ, par une inspiration enfantine, elle se déroba pendant quelques instants à celles qui la gardaient, et elle alla se cacher dans le feuillage qui entourait la margelle d'un puits, où elle faillit tomber et se noyer; mais, comme elle l'avait bien prévu, on sut promptement la reprendre. Le carrosse qui la transportait rompit deux fois avant de sortir de la ville: elle parut s'en réjouir, sachant bien que ces petits accidents retardaient son départ, mais ne l'empêcheraient pas414.
Aussitôt après son arrivée à Paris, elle fut présentée au roi en habit de pensionnaire du couvent. Louis XIV lui dit qu'il récompenserait en elle les services que sa famille lui avait rendus, et qu'elle pouvait compter sur sa protection. Il lui laissa le choix de demeurer auprès de la reine ou auprès d'une princesse du sang. La jeune fille, à laquelle de perfides conseils avaient déjà été donnés, choisit la princesse de Carignan.
Marie de Bourbon, princesse de Carignan, était la veuve de Thomas-François de Carignan, dont le fils, comte de Soissons, avait épousé Olympe Mancini, qui demeurait avec elle. Olympe Mancini, la plus dangereuse, la plus perverse des nièces du cardinal Mazarin, aimée du roi dans sa première jeunesse415, conservait encore alors, par ses intrigues, de l'influence sur lui. Dans l'hôtel de Soissons, que fréquentait la duchesse de Chevreuse, amie intime de la princesse de Carignan, vivait aussi la princesse de Bade, ayant les mêmes inclinations, la même réputation que les trois autres416.
C'est à ces femmes, initiées à toutes les intrigues et à tous les vices de la cour, que fut confiée, à peine âgée de quatorze ans, la nièce de la respectable abbesse de Saint-Loup, la riche héritière des Lenoncourt.
En peu de mois on parvint facilement à étouffer les principes religieux que les instructions du couvent avaient inculqués dans Sidonia, mais n'avaient pu faire prévaloir sur ses inclinations pour le monde.
Huit jours après son arrivée, on lui parla de son mariage, projeté et comme arrêté, avec le frère du ministre Colbert. Intimidée, elle n'eut pas la force de refuser ouvertement; mais cette proposition lui déplut. L'alliance des Colbert, sortis récemment de la roture, lui paraissait peu digne d'elle; et elle fut outrée du soin que prit le ministre de monter sa maison, de choisir ses femmes, ses gens sans la consulter. Il était évident qu'on avait formé le projet de lui ravir cette indépendance qu'elle s'était promis de garder et de défendre avec résolution. Heureusement Maulevrier était en Espagne; et, quoiqu'on lui eût écrit de revenir, il ne pouvait être de retour avant trois semaines.
Dans cet intervalle, Menars, frère de madame Colbert, qui fut depuis premier président, alors fort jeune, était devenu éperdument amoureux de Sidonia. Il s'introduisit subitement dans sa chambre417, et lui fit une telle frayeur qu'elle s'évanouit et se fit une blessure à la tête. Cette aventure lui servit de prétexte pour rompre avec la famille Colbert, et refuser Maulevrier, qu'elle n'avait jamais vu.
La jeune Sidonia ne pouvait deviner qu'en agissant ainsi elle n'était que l'instrument des femmes perfides qui la dirigeaient. La princesse de Carignan, la duchesse de Bade et la comtesse de Soissons semblaient favoriser les Colbert, et invitaient sans cesse chez elles tous ceux de cette famille; mais elles étaient au contraire secrètement liguées avec Louvois, l'ennemi de Colbert. Louvois aimait les femmes; il savait s'en faire aimer et employer, pour s'en assurer la conquête, tous les moyens de séduction. Les charmes de Sidonia l'avaient vivement frappé. Si elle se mariait à un Colbert, la crainte de s'attirer le courroux du roi son maître l'eût empêché de penser à elle. Louvois était aussi envieux de l'élévation de la famille de Colbert que Colbert l'était de la sienne. Louvois ne voulait pas que Colbert s'appropriât la fortune d'une si riche héritière. Pour la satisfaction de sa haine et de son amour, il fallait donc faire rompre le mariage projeté; mais comme le roi et Colbert étaient d'accord, il ne pouvait parvenir à son but que par Sidonia elle-même.
Afin de faire réussir un tel dessein, il était nécessaire que Sidonia se mariât. Louvois n'avait pas alors entrée au conseil; il n'avait pas le rang de ministre, mais il en avait toute la puissance. Il ne pouvait cependant entretenir de coupables liaisons avec une jeune fille d'une si haute naissance, dont le roi était le protecteur et en quelque sorte le tuteur. Il résolut donc de la faire épouser à un militaire qui aurait besoin de lui pour son avancement; et il jeta les yeux sur Charles de Champlais, lieutenant général d'artillerie, marquis de Courcelles, neveu du maréchal de Villeroi. Louvois savait que cet homme était, quoique assez bien de sa personne, rude et grossier, et peu propre à plaire à une jeune femme. Courcelles était perdu de dettes et de débauches, et Louvois pouvait le maintenir facilement dans sa dépendance. Par sa naissance, Courcelles n'était nullement un parti sortable pour Sidonia de Lenoncourt: cependant, fort de l'appui de toutes les femmes ses complices qui entouraient la jeune héritière, il se présenta; et, à peine âgée de seize ans418, obsédée par les conseils intéressés de la famille des Villeroi, de la princesse de Carignan, des duchesses de Mazarin et de Bade et de tous leurs amis, en haine des Colbert, qui voulaient disposer d'elle par ordre du roi, Sidonia admit Courcelles au nombre de ceux qui prétendaient à sa main. Cependant elle avait pour ce mariage plus de répulsion que d'inclination; mais on lui donna l'assurance que jamais son mari ne la forcerait à quitter Paris et la cour, et qu'on insérerait même cette promesse dans son contrat. Courcelles n'était ni frère ni fils de ministre, et il ne pouvait se prévaloir de sa réputation d'homme de guerre ni de son rang pour gêner Sidonia dans son indépendance; et comme c'était pour en jouir pleinement qu'elle désirait surtout prendre un époux, elle finit par préférer Courcelles à tous ceux qu'on lui avait présentés, et donna son consentement.