Kitabı oku: «Mémoires touchant la vie et les ecrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 4», sayfa 6
Je ne suis plus oiseau des champs,
Mais de ces oiseaux des Tournelles
Qui parlent d'amour en tout temps
Et qui plaignent les tourterelles
De ne se baiser qu'au printemps.
Mademoiselle de Lenclos avait conservé et perfectionné son merveilleux talent à jouer du luth. Comme dans sa première jeunesse, ce talent seul la faisait rechercher des personnes du plus haut rang318; mais elle ne cédait que bien rarement aux invitations, et ne trouvait une entière satisfaction que chez elle, lorsqu'elle était entourée de cette société choisie dont elle faisait le bonheur. Selon elle, la joie de l'esprit en marque la force319; et sa gaieté était si vive et si entraînante qu'à table, où elle ne buvait que de l'eau, on disait d'elle qu'elle était ivre dès la soupe320. Cependant, ainsi que madame de la Sablière, mademoiselle de Lenclos recevait des savants, des érudits, et chez elle les entretiens sérieux et instructifs avaient leurs heures; elle les aimait, elle se plaisait à varier la conversation et à passer des sujets les plus superficiels aux plus profonds. C'est ce qui fit dire à Saint-Évremond, son ami de tous les temps:
Elle s'était fait une telle réputation de probité, de fidélité en amitié, et en avait donné de telles preuves qu'elle avait conservé tous ses amis du temps de la Fronde et de la guerre civile. Gourville, qui avait été son amant, obligé de s'exiler après qu'elle l'eut remplacé par un autre, osa lui confier une somme considérable et égale à toute la fortune qu'elle possédait: lorsque Gourville rentra en France, mademoiselle de Lenclos lui rendit la somme entière; et le secret de ce dépôt n'eût été connu de qui que ce soit si Gourville ne s'était plu à le divulguer dès qu'il n'eut plus rien à redouter des recherches de Colbert322. Ainsi madame Scarron323, madame de Choisy, madame de la Fayette, beaucoup d'autres personnes de la cour et des intimes connaissances de madame de Sévigné n'avaient cessé de voir mademoiselle de Lenclos, ou de correspondre avec elle. Il était comme convenu, dans le monde, qu'elle formait une exception parmi celles de son sexe. Elle avait acquis seule le privilége d'une entière indépendance; et c'était moins encore parce qu'elle s'était rendue nécessaire et chère à la société par son penchant à obliger que par la politesse et le bon ton dont elle savait si bien chez elle faire respecter les lois324. Quoiqu'elle ne fût pas de la cour, et par la raison même qu'elle n'en était pas, elle avait fini par prendre la place que la marquise de Sablé avait occupée autrefois dans la société parisienne. Les jeunes gens aspiraient à l'honneur d'être présentés chez elle, et lui rendaient de grands devoirs. C'était un titre pour faire sous de favorables auspices son entrée dans le monde que d'être reçu et façonné par cet arbitre du bon ton et du bon goût. Madame de la Fayette, qui présumait beaucoup de son esprit, avait voulu s'imposer cette mission; «mais elle ne réussit pas, parce qu'elle ne voulut pas, dit Gourville, donner son temps à une chose si peu utile325.» On sut d'autant plus gré à mademoiselle de Lenclos d'en prendre la peine que les inclinations des jeunes seigneurs de la cour pour le jeu et le vin, qui allaient toujours croissant, commençaient à introduire parmi les femmes des manières choquantes pour celles qui tenaient à conserver le bon ton de l'hôtel de Rambouillet. Ce fut là le motif pour lequel mademoiselle de Lenclos se brouilla avec un de ses plus anciens amis, un de ses plus gais et de ses plus spirituels convives, avec Chapelle, qui avait fait pour elle de si jolis vers326. Elle essaya en vain de le corriger de l'habitude de s'enivrer: et, ne pouvant y parvenir, elle le bannit de sa société. Chapelle, à qui le plaisir que trouvait mademoiselle de Lenclos à entendre disserter quelques hommes savants dans les lettres grecques et latines327 paraissait peu conforme à ses habitudes de galanterie, fit contre elle cette épigramme:
Il ne faut pas qu'on s'étonne
Si toujours elle raisonne
De la sublime vertu
Dont Platon fut revêtu;
Car, à calculer son âge,
Elle doit avoir vécu
Avec ce grand personnage328.
A cette époque, mademoiselle de Lenclos était âgée de cinquante-cinq ans: c'est alors que Sévigné, qui n'en avait que vingt-quatre, devint ou crut devenir amoureux d'elle. Il est vrai que la Fare atteste qu'à cinquante-cinq ans, et même bien au delà de ce terme, mademoiselle de Lenclos «eut des amants qui l'ont adorée329.» Ce qui est certain, c'est que, depuis ses liaisons avec Villarceaux, le marquis de Gersey et le mari de madame de Sévigné, elle n'avait cessé de faire passer un bon nombre de ses amis au rang de ses favoris330. Le jeune comte de Saint-Paul avait été sa dernière conquête. On sait que ce bel héritier du nom des Longueville, chéri, fêté de toute la haute aristocratie de la cour, passait pour être le fils du duc de la Rochefoucauld331; et les historiens de mademoiselle de Lenclos mettent aussi le duc de la Rochefoucauld au nombre de ceux qu'elle avait eus pour amants332. Le même motif qui l'avait portée à ne rien négliger pour attirer à elle le comte de Saint-Paul l'engageait aussi à employer tous les moyens de séduction pour s'attacher le baron de Sévigné: son père revivait en lui, avec plus d'esprit, plus d'instruction et de talents; et ce jeune homme rappelait à Ninon le temps de sa jeunesse333. Dès qu'elle s'en crut aimée, elle voulut l'endoctriner et en faire un partisan de ses principes. Pour bannir tous les scrupules de ceux qu'elle mettait au nombre de ses favoris, pour les conserver ensuite comme amis, il lui importait de fasciner leur raison plus encore que leurs sens. Elle crut que cela lui serait facile avec Sévigné; mais elle se trompait. Dans sa vie licencieuse, Sévigné ne faisait que suivre le torrent des jeunes gens de la cour, des jeunes officiers, qui se modelaient sur le roi, et qui transgressaient les lois de l'Église sans méconnaître la pureté de leur origine. Sévigné respectait et aimait tendrement sa mère; il chérissait aussi sa sœur, et avait d'elle la plus haute opinion. Par elle, il se trouvait allié à la puissante maison de Grignan; et le caractère aimable de son beau-frère contribuait encore à faire prévaloir dans son cœur les affections de famille, et à les placer en première ligne. Madame de Sévigné334 et Bossuet, que Sévigné fréquentait beaucoup alors, furent de puissants antagonistes pour combattre mademoiselle de Lenclos quand elle entreprit d'infiltrer dans l'esprit de son nouveau favori les principes irréligieux de sa philosophie épicurienne. Elle parut d'abord avoir plus de succès lorsqu'elle réclama les droits d'une amante, et qu'elle exigea que Sévigné lui sacrifiât la maîtresse qu'il avait avant de se donner à elle. Cette maîtresse était la Champmeslé, alors âgée de trente ans. Quoique ses traits fussent agréables, elle n'était point jolie; sa peau était brune, ses yeux petits et ronds; mais sa taille était bien prise, sa démarche et ses gestes gracieux et nobles, et le son de sa voix naturellement harmonieux335. Elle enchantait alors tout Paris par son talent. Madame de Sévigné n'en parle à sa fille qu'avec admiration, et ne pouvait se lasser de lui voir jouer le rôle de Roxane dans Bajazet. Jamais actrice, avant elle, n'émut si profondément les spectateurs, et ne leur fit répandre plus de larmes. Racine en devint amoureux la première fois qu'il la vit jouer dans une de ses pièces. Le poëte était jeune et beau; elle ne se montra pas cruelle, cela n'était pas dans ses habitudes; et un bon mot de Racine, mis en vers par lui ou par Boileau336, puis raconté par Sévigné à sa mère, et par celle-ci à sa fille337, prouve qu'elle n'en vivait pas moins bien avec son mari. Elle avait peu d'esprit, mais un grand usage du monde, de la douceur et une certaine naïveté aimable dans la conversation. Sévigné se crut aimé d'elle, et peut-être l'était-il; du moins il est certain qu'elle lui écrivait des lettres qui surprirent madame de Sévigné par cette chaleureuse et naturelle éloquence que la passion inspire aux plumes les plus inhabiles. Mademoiselle de Lenclos demanda ces lettres à Sévigné, qui les lui remit. Cependant il ne cessa point de voir celle qui les avait écrites et de lui donner de délicieux soupers, en compagnie de Racine et de Boileau. Le goût vif qu'il avait pour la littérature lui faisait rechercher l'amitié de ces deux grands poëtes. Boileau a dit de lui qu'il avait une mémoire surprenante, et qu'il retint presque en entier le dialogue sur les héros de roman. On l'imprima d'après Sévigné, longtemps avant que Boileau en eût livré le manuscrit à Brossette338. Sévigné voulut garder ses deux maîtresses; mais il n'était pas un Soyecourt: par l'effet de ce partage, mademoiselle de Lenclos ne trouva pas en lui tout ce qu'elle espérait, et un grand refroidissement fut la conséquence de leur illusion détruite. Madame de Sévigné, qui s'était faite la confidente de son fils, trouvant mademoiselle de Lenclos bien plus dangereuse pour lui que la Champmeslé, profita des dispositions où elle le vit pour s'efforcer de le rejeter dans les bras de cette actrice. Elle y parvint, mais sans pouvoir l'arracher, comme elle l'avait espéré, à mademoiselle de Lenclos. Celle-ci, après avoir donné à Sévigné son congé comme favori, et exhalé son dépit de n'avoir pu le rendre plus amoureux, se calma, et le trouva assez aimable, assez spirituel pour désirer de le conserver au nombre de ses amis. Il ne refusa point cet honneur, et continua de fréquenter sa maison, de se plaire dans sa société339. Cela inquiétait madame de Sévigné: il semblait que sa destinée était de rencontrer, à toutes les époques de sa vie, Ninon, comme une fée malfaisante toujours occupée à mettre le trouble dans sa famille, toujours habile à lui enlever la confiance et la tendresse des hommes les plus chers à son cœur. Madame de Sévigné savait ce qui se passait chez mademoiselle de Lenclos par son fils et par les amis qui lui étaient communs avec elle; et voici ce qu'elle écrivait à madame de Grignan, après lui avoir raconté un bon mot de Ninon sur la comtesse de Choiseul340:
«Mais qu'elle est dangereuse cette Ninon! Si vous saviez comme elle dogmatise sur la religion, cela vous ferait horreur. Son zèle pour pervertir les jeunes gens est pareil à celui d'un certain M. de Saint-Germain341, que nous avons vu quelquefois à Livry. Elle trouve que votre frère a la simplicité d'une colombe; il ressemble à sa mère; c'est madame de Grignan qui a tout le sel de la maison et qui n'est pas si sotte que d'être dans cette docilité. Quelqu'un pensa prendre votre parti, et voulut lui ôter l'estime qu'elle a pour vous: elle le fit taire, et dit qu'elle en savait plus que lui. Quelle corruption! Quoi! parce qu'elle vous trouve belle et spirituelle, elle veut joindre à cela cette bonne qualité sans laquelle, selon ses maximes, on ne peut être parfaite! Je suis vivement touchée du mal qu'elle fait à mon fils sur ce chapitre. Ne lui en mandez rien; nous faisons nos efforts, madame de la Fayette et moi, pour le dépêtrer d'un engagement si dangereux.»
Ces efforts, ainsi que nous l'avons dit, ne furent ni entièrement inutiles ni complétement victorieux; et madame de Sévigné, après avoir révélé342 les confidences les plus intimes de son fils à celle à qui elle ne cachait rien, termine ainsi cette curieuse partie de sa correspondance avec madame de Grignan:
«Je crois que le chapitre de votre frère vous a fort divertie. Il est présentement en quelque repos: il voit pourtant Ninon tous les jours, mais c'est en ami. Il entra l'autre jour avec elle dans un lieu où il y avait cinq ou six hommes: ils firent tous une mine qui la persuada qu'ils le croyaient possesseur. Elle connut leurs pensées, et leur dit: «Messieurs, vous vous damnez si vous croyez qu'il y ait du mal entre nous; je vous assure que nous sommes comme frère et sœur.» Il est vrai qu'il est comme fricassé; je l'emmène en Bretagne, où j'espère que je lui ferai retrouver la santé de son corps et de son âme. Nous ménageons, la Mousse et moi, de lui faire faire une bonne confession343.»
Effectivement, Sévigné se trouva heureux du séjour des Rochers. Là, sous l'influence d'une mère aussi gaie, aussi aimable, aussi spirituelle que Ninon, et de dix ans plus jeune qu'elle, il goûta des joies tranquilles, et passa dans une sérénité parfaite des jours exempts d'inquiétude et de remords. Sa santé, que son double amour avait altérée, se rétablit. Mais, né avec un caractère faible, il est probable qu'après son retour à Paris il eût cédé à de nouvelles séductions, ou que, à l'exemple de plusieurs de ses compagnons d'armes, il se fût laissé entraîner dans de vulgaires débauches344 si la guerre que Louis XIV préparait ne l'eût forcé de se rendre à l'armée345.
CHAPITRE V.
1672
Des causes qui ont amené Louis XIV à faire la guerre aux Hollandais.—Commencements de cette guerre, qui produit une coalition et se termine par la paix de Nimègue.—Des diverses sociétés que fréquentait alors madame de Sévigné.—Personnages de la cour, de la robe.—Beaux esprits.—Lettres de madame de Sévigné pendant les six premiers mois de cette année, pour les nouvelles de guerre.—Des matériaux historiques.—Le désir d'aller voir sa fille la tourmente, parce qu'elle est retenue par la prolongation imprévue de la maladie de sa tante la Trousse.—Elle s'attriste d'être obligée de rester à Paris, lorsqu'elle avait résolu de partir.—Ce qu'elle répond à sa fille, qui lui avait demandé si elle aimait la vie.—Le comte de Grignan reconnaît tout ce qu'il lui doit pour le succès de ses démarches à la cour.—Elle faisait encore de la musique.—Elle se partage entre la société du Faubourg et celle de l'Arsenal.—Quelles étaient les personnes qui composaient cette dernière société.—L'Arsenal était sous la surintendance de Louvois.—Faveur de ce dernier.—Il est fait ministre et admis au conseil.—Louis XIV règle les préséances dans le commandement de l'armée.—Il donne à Turenne la suprématie sur quatre maréchaux.—Résistance de ceux-ci.—Plusieurs sont exilés.—Ils se soumettent, et sont rappelés.—Résumé de cette campagne par Louis XIV.—Passage du Rhin.—Épître de Boileau.—Résultats glorieux.—Inconvénients de cette guerre.—On aliène des domaines de l'État, on mécontente les protestants, on ruine et on décime la noblesse.—Rareté de l'argent.—Équipages à faire.—On partait comme volontaire.—Sévigné part en qualité de guidon des gendarmes du Dauphin.—Paris désert.—Douleur de toutes les dames lorsqu'elles apprennent la mort du comte de Saint-Paul.—Louis XIV nomme un conseil de régence, et fait la reine régente.—Madame de la Vallière reste à Saint-Germain en Laye.—Madame de Montespan se retire au lieu nommé le Genitoy, où Louis XIV va la voir.—Il voit aussi ses enfants.—Madame Scarron était à ce rendez-vous.—Conduite qu'elle se trace.—Quelle est la cause principale de l'influence qu'elle commence à acquérir.—Effets fâcheux du scandale donné par le roi.—Pour excuser ses faiblesses, il les protége dans les autres.—Il soustrait la duchesse de Mazarin à la puissance maritale.—Dangers auxquels étaient exposées les femmes jeunes et jolies à la cour de Louis XIV.—Nécessité de faire connaître les aventures de la marquise de Courcelles.
On était loin sans doute de ce fanatisme cruel qu'avaient développé chez tous les peuples de l'Europe les progrès de la réforme. La belliqueuse Allemagne ne se divisait plus pour assurer, sur les champs de bataille, le triomphe d'une opinion religieuse. L'Angleterre, quoique mécontente de son roi, ne se rappelait pourtant qu'avec effroi les maux causés par le puritanisme et la tyrannie de Cromwell. La France abhorrait les souvenirs de la Ligue; et les déchirements de la Fronde n'avaient servi qu'à lui faire mieux goûter la tranquillité dont on jouissait. Mais le désir de l'indépendance avait été à la fois la cause et l'effet du protestantisme; il avait germé dans tous les cœurs, il était devenu un besoin pour cette classe toujours croissante de la population, qui s'élevait par le commerce et l'industrie. Lorsque cette inquiète agitation des esprits eut cessé de se diriger vers les questions religieuses, elle envahit les théories politiques: on vit naître alors cette sourde haine contre l'autorité, ce penchant au républicanisme, dont les souverains de l'Europe ressentirent d'autant plus promptement les effets qu'il avait trouvé un organe puissant par tout l'univers dans la Hollande.
Ces provinces néerlandaises, que les rois de l'Europe aidèrent à s'affranchir de la dépendance de l'Espagne, avaient, lors du traité d'Aix-la-Chapelle, protégé l'Espagne contre l'ambition de Louis XIV. En moins d'un siècle, cette réunion de petites républiques était devenue la première puissance maritime du monde: orgueilleuse de ses colonies, de ses richesses et de son influence en Europe, elle donnait refuge à tous ceux que blessait l'autorité despotique des monarques; elle réimprimait les libelles publiés contre eux, et surtout ceux contre le roi de France, contre sa politique et son gouvernement; elle faisait frapper des médailles où se manifestait l'arrogance républicaine; et, usant du droit d'un État libre, elle faisait des lois de douanes utiles à son commerce, mais nuisibles au commerce de la France. Louis XIV, qu'elle blessait par tant de côtés, sut la priver de tous ses alliés346 en leur persuadant qu'en déclarant la guerre à la Hollande il n'avait pour but que de mortifier l'orgueil de marchands assez audacieux pour s'ériger en arbitres des potentats. La Hollande fut envahie par une armée de 176,000 hommes, conduite et dirigée par Turenne et Condé347, le roi présent avec l'élite de la noblesse de France348. Il n'en fallait pas tant pour accabler la malheureuse république, aussi habile à combattre sur mer qu'elle était incapable de se défendre sur terre, autrement que par son or. Cependant le patriotisme et le courage du désespoir l'empêchèrent de succomber sous les premiers et terribles coups qui lui furent portés. Fille de l'Océan, sur lequel elle avait conquis son territoire, elle appela l'Océan à son secours, et lui livra ses vertes campagnes. Les flots qui les couvrirent protégèrent contre l'ennemi vainqueur les remparts qui renfermaient les principales richesses et les derniers défenseurs de la république. Tous les souverains s'émurent à la nouvelle de cette terrible et menaçante invasion; ils armèrent: Louis XIV, qui eut à combattre seul contre tous, fut obligé de diviser sa redoutable armée pour faire face à tous ses ennemis, et la Hollande fut sauvée. Alors on ouvrit à Cologne des conférences, qui, prolongées depuis à Nimègue, se terminèrent, après cinq ans, par une paix générale349. La guerre n'en continua pas moins pendant le cours de ces négociations. La correspondance de madame de Sévigné jette quelquefois une vive lumière sur les événements de cette glorieuse période de notre histoire nationale.
Les cercles dans lesquels madame de Sévigné se trouvait mêlée par la nécessité des affaires, par les convenances de société ou les besoins de l'amitié comprenaient tout ce qu'il y avait alors dans Paris de personnages illustres ou considérables. Déjà nos lecteurs en connaissent une grande partie; mais la suite de la correspondance de madame de Sévigné nous introduit auprès de beaucoup d'autres, sur lesquels les mémoires du temps nous donnent des détails curieux. Nous nous contenterons de rappeler ici les noms des principaux: MADEMOISELLE350, les Condé et Gourville; avec eux, les duchesses de Rohan, d'Arpajon, de Verneuil, de Gesvres; les Lavardin351, surtout la femme du duc de Chaulnes; les d'Albret, les Beringhen, les Richelieu, les Duras, les Charost, les Villeroi, les Sully, les Castelnau, les Louvigny. C'est dans ces sociétés que brillaient l'abbé Têtu et Barillon, qui fut ambassadeur en Angleterre: celui-ci était alors, ainsi que le marquis de Beuvron, éperdument amoureux de madame Scarron; mais elle sut contenir toute cette passion dans les limites de l'amitié la plus dévouée352. Dans l'épée, nous citerons Dangeau, le comte de Sault, qui fut duc de Lesdiguières353, illustré par les vers de Boileau; le comte de Guiche, frère de madame de Monaco, et l'amant de la duchesse de Brissac354. Dans les femmes d'un rang plus ou moins élevé, nous devons nommer: la maréchale d'Humières, dont le mari était parent de madame de Sévigné et de Bussy; madame du Puy du Fou355, madame Duplessis-Bellière, les Créqui, les Guiche, les Sully; l'abbesse de Fontevrault, madame de Thianges, la comtesse de Fiesque, sa sœur, et sa voisine, cette belle madame de Vauvineux, que madame de Sévigné appelait Vauvinette; les Verneuil, les d'Entragues, la comtesse d'Olonne, la marquise de Courcelles, la marquise d'Huxelles, madame de Puisieux, et avec eux toute la société de la cour356. Dans la robe, les d'Ormesson357, le président et la présidente Amelot358, les de Mesmes, les d'Avaux, que l'abbé de Coulanges recevait à Livry359; les Colbert, les Pomponne, les Louvois. A cette nombreuse liste il faut ajouter encore, comme étant de la société intime de madame de Sévigné, toutes les personnes d'Aix qui avaient vu sa fille, tous ses amis et ses parents; Turpin de Crissé, comte de Sansei, et sa femme; Anne-Marie de Coulanges, le marquis et la marquise de la Trousse, ses cousins; enfin Retz, que madame de Sévigné appelait son cardinal. N'omettons par les beaux esprits du temps, Molière, Racine, Despréaux, qui lisait alors dans ces sociétés le Lutrin et l'Art poétique, et la Fontaine le conteur; puis après, Guilleragues, Benserade, Corbinelli, Langlade360, l'abbé de la Victoire; et encore d'autres alliés, d'autres parents, le duc de Brancas, la bonne madame de Troche (Trochanire), bien établie à la cour, qui eut le talent de s'y faire beaucoup d'amis, et si jalouse de l'attachement que madame de Sévigné portait à madame de la Fayette361. On peut remarquer que madame de Sévigné prend part à tout ce qui passe autour d'elle dans la haute société, et que cependant elle est très-exacte à se rendre à la messe des Minimes de la place Royale, qui était celle de la noblesse et du grand monde; qu'elle ne manquait pas un sermon de Bourdaloue et de Mascaron, ce qui ne l'empêchait pas d'aller aussi admirer la Champmeslé dans Bajazet, de se rendre à la belle fête donnée à l'hôtel de Guise pour le mariage de mademoiselle d'Harcourt et du duc de Cadaval362, et d'assister à la magnifique pompe funèbre du chancelier Séguier. Sa plume trace le récit de la mort de la princesse de Conti, cette nièce de Mazarin, la mère des pauvres, tant regrettée; celle de MADAME douairière, qui laissait MADEMOISELLE maîtresse du Luxembourg: elle nous fait assister à l'incendie de l'hôtel du comte de Guitaud et aux noces du mariage de la belle la Mothe-Houdancourt avec le hideux duc de Ventadour363.
Toutes ces occupations, tout ce monde ne faisaient pas oublier à madame de Sévigné Blanche, sa petite-fille, ni le fils de Bussy, étudiant au collége de Clermont364. C'est surtout dans les six premiers mois de l'année 1672, si fertiles en grands événements militaires, que la correspondance de madame de Sévigné avec sa fille est très-active, et offre plus d'instruction pour l'histoire. Jamais elle ne mena une vie plus agitée et plus tourmentée. Le bruit courait que la guerre allait avoir lieu; son fils était parti pour l'armée; non-seulement elle était privée de sa société, mais ses craintes maternelles étaient grandes365. Elle avait promis à sa fille de l'aller voir en Provence, et elle était dévorée du désir de remplir sa promesse; mais la maladie de sa tante la retenait à Paris. Chaque jour madame de la Trousse était près de sa fin, et cependant des semaines, des mois s'écoulaient dans des crises qui, sans donner aucun espoir de salut, ne permettaient pas de fixer l'époque du terme fatal. Tantôt madame de Sévigné espérait que la maladie traînerait en longueur; alors elle se décidait à se mettre en route; mais à peine sa résolution était-elle prise que des symptômes alarmants se manifestaient et que la crainte d'abandonner dans ses derniers moments cette tante qu'elle aimait la forçait à différer son départ. Cette alternative cruelle, ces anxiétés constantes, ce combat entre les pieux devoirs qu'elle remplissait près de sa parente et la privation de cette joie du cœur, qu'elle se promettait depuis si longtemps, d'aller rejoindre sa fille; ce projet de voyage, caressé par sa vive imagination, toujours près d'être exécuté et toujours différé, lui donnaient des mouvements d'impatience, et lui faisaient former des vœux que réprimaient aussitôt de poignants remords. Cette torture de l'âme fut portée à son plus haut degré par la douleur que lui causa la mort du chevalier de Grignan, le plus aimable de tous ceux de son nom: il plaisait à sa fille, jusqu'à donner matière à la malignité des chansonniers; il était aussi le compagnon de son fils, et fut pleuré par les deux familles366. Madame de Sévigné, dans cet état de profonde tristesse et de découragement367 qui nous fait souvent regretter d'avoir reçu une existence qui doit finir, exprime à sa fille ses plus intimes pensées, où tant de personnes sensibles et pieuses se reconnaîtront368. «Vous me demandez, ma chère enfant, si j'aime toujours bien la vie. Je vous avoue que j'y trouve des chagrins cuisants; mais je suis encore plus dégoûtée de la mort: je me trouve si malheureuse d'avoir à finir tout ceci par elle que, si je pouvais retourner en arrière, je ne demanderais pas mieux. Je me trouve dans un engagement qui m'embarrasse: je suis embarquée dans la vie sans mon consentement; il faut que j'en sorte, cela m'assomme. Et comment en sortirai-je? par où, par quelle porte? quand sera-ce? en quelle disposition? souffrirai-je mille et mille douleurs qui me feront mourir désespérée? aurai-je un transport au cerveau? mourrai-je d'un accident? comment serai-je avec Dieu? qu'aurai-je à lui présenter? n'aurai-je aucun autre sentiment que celui de la peur? que puis-je espérer? suis-je digne du paradis? suis-je digne de l'enfer? Quelle alternative! quel embarras! Rien n'est si fou que de mettre son salut dans l'incertitude, mais rien n'est si naturel; et la sotte vie que je mène est la chose du monde la plus aisée à comprendre. Je m'abîme dans ces pensées, et je trouve la mort si terrible que je hais plus la vie parce qu'elle m'y mène que par les épines dont elle est semée. Vous me direz que je veux donc vivre éternellement? Point du tout; mais si on m'avait demandé mon avis, j'aurais bien aimé mourir entre les bras de ma nourrice: cela m'aurait ôté bien des ennuis, et m'aurait donné le ciel bien sûrement et bien aisément.» Ainsi parlait une femme riche, honorée, aimée, brillante de santé; qui enfin, par les bienfaits privilégiés de la Providence, se trouvait en possession de tous les éléments de bonheur!
Pourtant madame de Sévigné ne se laissait point abattre par la mélancolie. Elle mettait à profit le retard qu'éprouvait son voyage pour se rendre utile à son gendre. Sans cesse elle allait à la quête des nouvelles les plus récentes et les plus sûres, pour les écrire sur-le-champ à sa fille. Il faut que le comte de Grignan ait exprimé vivement, dans une des lettres qu'il lui écrivit, sa reconnaissance du service qu'elle lui avait rendu, puisqu'elle juge à propos de repousser comme des flatteries ce qu'il avait dit à cet égard.
«Vous me flattez, mon cher comte: je ne prends qu'une partie de vos douceurs, qui est le remercîment que vous me faites de vous avoir donné une femme qui fait tout l'agrément de votre vie. Oh! pour cela, je crois que j'y ai un peu contribué; mais pour votre autorité dans la province, vous l'avez par vous-même, par votre mérite, votre naissance, votre conduite: tout cela ne vient pas de moi.» Puis elle ajoute aussitôt, en s'adressant à sa fille, un détail qui prouve que, malgré son âge et les tourments qui l'assiégeaient, elle s'occupait encore de musique369. «Ah! que vous perdez que je n'aie pas le cœur content! Le Camus m'a prise en amitié; il dit que je chante bien ses airs, il en fait de divins: mais je suis triste, et je n'apprends rien; vous les chanteriez comme un ange. Le Camus estime fort votre voix et votre science. J'ai regret à ces sortes de petits agréments que nous négligeons: pourquoi les perdre? Je dis toujours qu'il ne faut pas s'en défaire, et que ce n'est pas trop de tout. Mais que faire quand on a un nœud à la gorge?»
C'était principalement entre les sociétés du Faubourg et de l'Arsenal que madame de Sévigné se partageait: dans la première, celle de la Rochefoucauld, du prince de Marsillac, de madame de la Fayette, elle apprenait les nouvelles de cour; dans la seconde, tout ce qui concernait la guerre. La tête en quelque sorte de cette seconde société était celle du comte de Lude, grand maître de l'artillerie. Cette société se composait de personnes demeurant dans le quartier, liées avec madame de Sévigné depuis sa jeunesse; qui, comme elle, avaient brillé au temps de la Fronde, et conservé, accru même leur influence dans le beau monde. C'étaient surtout la marquise et le marquis de Villars, qu'on avait surnommé le bel Orondate370; il fut une des brillantes conquêtes de la marquise de Gourville371. Chez la marquise de Villars se réunissaient madame de Fontenac et mademoiselle d'Outrelaise, deux femmes inséparables, dites les divines dans le temps de leur jeunesse et qui conservaient encore ce surnom. La première, femme d'esprit et d'empire, dit Saint-Simon372, refusa de suivre son mari lorsqu'il fut nommé, en cette année 1672, gouverneur du Canada373: c'est celle que madame de Maintenon a choisie pour conseil dans le moment le plus critique de sa vie374. La liaison de madame de Sévigné avec le comte de Guitaud375 se resserra encore lorsque celui-ci obtint le gouvernement des îles Sainte-Marguerite, parce qu'alors il eut des rapports de service avec le comte de Grignan. Sa femme, beaucoup plus jeune que lui, devint grosse, et accoucha en même temps que madame de Grignan376. Madame de Guitaud, avec beaucoup d'esprit, était recherchée du grand monde, d'où l'écartait son penchant à la dévotion. Il n'en était pas ainsi de la comtesse de Saint-Géran377, qui faisait partie de cette société de l'Arsenal, et qui attirait si souvent dans ce quartier madame de Sévigné. La comtesse de Saint-Géran, charmante d'esprit et de corps, poussant à un point extrême la recherche, la délicatesse, la propreté dans les plaisirs de la table, était fort recherchée à la cour, où sa charge de dame du palais de la reine lui donnait du crédit: réservée dans sa conduite, elle remplissait avec exactitude tous ses devoirs pieux; mais elle ne put résister aux séductions du brillant Seignelay, le fils aîné de Colbert. Il l'aima, et en fut aimé. Madame de Saint-Géran était l'amie intime de la marquise de Villars, et ces deux jeunes femmes se rendaient agréables à madame de Sévigné à cause de l'amitié qu'elles avaient pour madame de Grignan378. La duchesse de Brissac, coquette et légère, plaisait à madame de Sévigné par ses qualités aimables. Les mœurs dépravées du duc de Brissac379 disposèrent tout le monde à l'indulgence pour les faiblesses et les intrigues galantes de sa femme380 avec le jeune duc de Longueville (le comte de Saint-Paul), le comte de Guiche381 et le marquis Henri d'Harcourt.