Kitabı oku: «David Copperfield – Tome I», sayfa 10
– Vraiment, Peggotty, vous êtes folle! répondit ma mère, vous savez bien qu'elle a été blessée de ce que le pauvre garçon est venu au monde!
– Je suppose qu'elle ne serait pas disposée à lui pardonner maintenant, suggéra Peggotty.
– Et pourquoi maintenant, je vous prie, dit ma mère un peu vivement.
– Maintenant qu'il a un frère, je veux dire,» répondit Peggotty.
Ma mère se mit à pleurer en disant qu'elle ne comprenait pas comment Peggotty osait lui dire des choses semblables.
«Comme si le pauvre petit innocent dans son berceau vous avait fait du mal, jalouse que vous êtes! dit-elle. Vous feriez bien mieux d'épouser M. Barkis le voiturier. Pourquoi pas?
– Cela ferait trop grand plaisir à miss Murdstone, répondit Peggotty.
– Quel mauvais caractère vous avez, Peggotty! reprit ma mère. Vous êtes vraiment jalouse de miss Murdstone d'une façon ridicule. Vous voudriez garder les clefs, n'est-ce pas, et sortir les provisions vous-même? Cela ne m'étonnerait pas. Quand vous savez si bien qu'elle ne fait tout cela que par bonté et dans les meilleures intentions du monde! Vous le savez bien, Peggotty, vous le savez!»
Peggotty murmura quelque chose comme: «Ils m'embêtent avec leurs bonnes intentions,» et rappela tout bas le proverbe que l'enfer est pavé de bonnes intentions.
«Je sais ce que vous voulez dire, reprit ma mère. Je vous comprends parfaitement, Peggotty, vous le savez bien, et vous n'avez pas besoin de rougir comme le feu; mais ne parlons que d'une chose à la fois: il s'agit pour le moment de miss Murdstone, et vous ne m'échapperez pas, Peggotty. Ne lui avez-vous pas entendu dire cent fois qu'elle me trouve trop étourdie et trop… trop…
– Jolie, suggéra Peggotty.
– Eh bien! dit ma mère en riant un peu, si elle est assez folle pour être de cet avis-là, est-ce ma faute?
– Personne ne dit que ce soit votre faute, dit Peggotty.
– J'espère bien que non, reprit ma mère. Ne lui avez-vous pas entendu dire cent fois que c'est pour cette raison qu'elle veut m'épargner les tracas du ménage; que je ne suis pas faite pour ces choses-là? et je ne sais vraiment pas moi-même si j'y suis propre. N'est-elle pas sur pied du matin jusqu'au soir, ne regarde-t-elle pas à tout, dans le charbonnier, dans l'office, dans le garde- manger et dans toutes sortes d'endroits assez désagréables! Voudriez-vous par hasard insinuer qu'il n'y a pas là une espèce de dévouement?
– Je ne veux rien insinuer du tout, dit Peggotty.
– Si, Peggotty, reprit ma mère, vous ne faites pas autre chose, sauf votre besogne; vous insinuez toujours, c'est votre bonheur, et quand vous parlez des bonnes intentions de M. Murdstone…»
– Pour ce qui est de ça, je n'en ai jamais parlé, dit Peggotty.
– Non, dit ma mère. Vous ne parlez jamais, mais vous insinuez toujours, c'est ce que je vous disais tout à l'heure, c'est votre mauvais côté. Je vous disais à l'instant que je vous comprenais, et vous voyez que c'était vrai. Quand vous parlez des bonnes intentions de M. Murdstone et que vous avez l'air de les mépriser (ce que vous ne faites pas au fond du coeur, j'en suis sûre, Peggotty), vous devriez être aussi convaincue que moi que ses intentions sont bonnes en toutes choses. S'il semble un peu sévère avec quelqu'un (vous comprenez bien, Peggotty, et Davy aussi, j'en suis sûre, que je ne parle pas de quelqu'un de présent), c'est seulement parce qu'il est convaincu que c'est pour le bien de cette personne. Il aime naturellement cette personne à cause de moi, et il n'agit que pour son bien. Il est plus en état d'en juger que moi, car je sais bien que je suis une pauvre créature jeune, faible et légère, tandis que lui, c'est un homme ferme, grave et sérieux, et qu'il prend beaucoup de peine pour l'amour de moi, dit ma mère le visage inondé de larmes qui prenaient leur source dans un coeur affectueux; je lui en dois beaucoup de reconnaissance, et je ne saurais assez le lui prouver par ma soumission, même dans mes pensées; et quand j'y manque, Peggotty, je me le reproche, et je doute de mon propre coeur, et je ne sais que devenir.»
Peggotty, le menton appuyé sur le pied du bas qu'elle raccommodait, regardait le feu en silence.
«Allons! Peggotty, dit ma mère en changeant de ton, ne nous fâchons pas, je ne pourrais pas m'y résoudre. Vous êtes une amie fidèle, si j'en ai une au monde, je le sais bien. Quand je vous dis que vous êtes ridicule, ou insupportable, ou quelque chose de ce genre, Peggotty, cela veut seulement dire que vous êtes ma bonne et fidèle amie depuis le jour où M. Copperfield m'a amenée ici, et où vous êtes venue à la grille pour me recevoir.»
Peggotty ne se fit pas prier pour ratifier le traité d'amitié en m'embrassant de tout son coeur. Je crois que je comprenais un peu, au moment même, le vrai sens de la conversation, mais je suis sûr maintenant que la bonne Peggotty l'avait provoquée et soutenue pour donner à ma mère l'occasion de se consoler, en la contredisant un peu. Le but était atteint, car je me rappelle que ma mère parut plus à l'aise le reste de la soirée, et que Peggotty l'observa de moins près.
Après le thé, Peggotty attisa le feu et moucha les chandelles, et je fis la lecture d'un chapitre du livre sur les crocodiles. Elle avait tiré le volume de sa poche: je ne sais si elle ne l'avait pas gardé là depuis mon départ. Nous en revînmes ensuite à parler de ma pension, et je repris mes éloges de Steerforth, sujet inépuisable. Nous étions très-heureux, et cette soirée, la dernière de son espèce, celle qui a terminé une page de ma vie, ne s'effacera jamais de ma mémoire.
Il était près de dix heures quand nous entendîmes le bruit des roues. Ma mère me dit, en se levant précipitamment, qu'il était bien tard, et que M. et miss Murdstone tenaient à ce que les enfants se couchassent de bonne heure, que par conséquent je ferais bien de monter dans ma chambre; j'embrassai ma mère et je pris le chemin de mon gîte, mon bougeoir à la main, avant l'entrée de M. et de miss Murdstone. Il me semblait, en entrant dans la chambre où j'avais jadis été tenu emprisonné, qu'il venait d'entrer avec eux dans la maison un souffle de vent froid qui avait emporté comme une plume la douce intimité du foyer.
J'étais très-mal à mon aise le lendemain matin, à l'idée de descendre pour le déjeuner, n'ayant jamais revu M. Murdstone depuis le jour mémorable de mon crime. Il fallait pourtant prendre mon parti, et après être descendu deux ou trois fois jusqu'au milieu de l'escalier pour remonter ensuite précipitamment dans ma chambre, j'entrai enfin dans la salle à manger.
Il était debout près du feu, miss Murdstone faisait le thé. Il me regarda fixement, mais sans faire mine de me reconnaître.
Je m'avançai vers lui après un moment d'hésitation en disant:
«Je vous demande pardon, monsieur, je suis bien fâché de ce que j'ai fait, et j'espère que vous voudrez bien me pardonner.
– Je suis bien aise d'apprendre que vous soyez fâché, Davy.»
Il me donna la main, c'était celle que j'avais mordue. Je ne pus m'empêcher de jeter un regard sur une marque rouge qu'elle portait encore; mais je devins plus rouge que la cicatrice en voyant l'expression sinistre qui se peignait sur son visage.
«Comment vous portez-vous, mademoiselle? dis-je à miss Murdstone.
– Ah! dit miss Murdstone en soupirant et en me tendant la pince à sucre au lieu de ses doigts, combien de temps durent les congés?
– Un mois, mademoiselle.
– À partir de quel jour?
– À partir d'aujourd'hui, mademoiselle.
– Oh! dit miss Murdstone, alors voilà déjà un jour de passé.»
Elle marquait ainsi tous les matins le jour écoulé sur le calendrier. Cette opération s'accomplissait tristement tant qu'elle ne fut pas arrivée à dix; elle reprit courage en voyant deux chiffres, et vers la fin des vacances elle était gaie comme un pinson.
Dès le premier jour j'eus le malheur de la jeter, elle qui n'était pas sujette à de semblables faiblesses, dans un état de profonde consternation. J'entrai dans la chambre où elle travaillait avec ma mère; mon petit frère, qui n'avait encore que quelques semaines, était couché sur les genoux de ma mère, je le pris tout doucement dans mes bras. Tout d'un coup miss Murdstone poussa un tel cri que je laissai presque tomber mon fardeau.
«Ma chère Jeanne! s'écria ma mère.
– Grand Dieu, Clara, voyez-vous? cria miss Murdstone.
– Quoi, ma chère Jeanne? où voyez-vous quelque chose?
– Il l'a pris, criait miss Murdstone; ce garçon tient l'enfant!»
Elle était pétrifiée d'horreur, mais elle se ranima pour se précipiter sur moi et me reprendre mon frère. Après quoi, elle se trouva mal, et on fut obligé de lui apporter des cerises à l'eau- de-vie. Il me fut formellement défendu de toucher désormais à mon petit frère sous aucun prétexte, et ma pauvre mère, qui pourtant n'était pas de cet avis, confirma doucement l'interdiction en disant:
«Sans doute, vous avez raison, ma chère Jeanne.»
Un autre jour, nous étions tous trois ensemble; mon cher petit frère, que j'aimais beaucoup à cause de ma mère, fut encore l'innocente occasion d'une grande colère de miss Murdstone. Ma mère, qui le tenait sur ses genoux et qui regardait ses yeux, me dit:
«David, venez ici!» et se mit à regarder les miens.
Je vis miss Murdstone déposer les perles qu'elle était en train d'enfiler.
«En vérité, dit doucement ma mère, ils se ressemblent beaucoup. Je crois que leurs yeux sont comme les miens. Ils sont de la couleur des miens, mais ils se ressemblent d'une manière étonnante.
– De quoi parlez-vous, Clara? dit miss Murdstone.
– Ma chère Jeanne, dit en hésitant ma mère, un peu troublée par cette brusque question, je trouve que les yeux de David et ceux de son frère sont exactement semblables.
– Clara, dit miss Murdstone en se levant avec colère, vous êtes vraiment folle parfois!
– Ma chère Jeanne! reprit ma mère.
– Positivement folle, dit miss Murdstone; autrement, comment pourriez-vous comparer l'enfant de mon frère à votre fils? Il n'y a pas la moindre ressemblance. Ils diffèrent absolument sur tous les points: j'espère qu'il en sera toujours ainsi. Je ne resterai pas ici pour entendre faire de pareilles comparaisons.» Sur ce, elle sortit majestueusement, en lançant la porte derrière elle.
En un mot, je n'étais pas en faveur auprès de miss Murdstone. Je n'étais d'ailleurs en faveur auprès de personne, car ceux qui m'aimaient ne pouvaient pas me le témoigner, et ceux qui ne m'aimaient pas le montraient si clairement que je me sentais toujours embarrassé, gauche et stupide.
Mais je sentais aussi que je rendais le malaise qu'on me faisait éprouver. Si j'entrais dans la chambre pendant que l'on causait, ma mère qui semblait gaie, le moment d'auparavant, devenait triste et silencieuse. Si M. Murdstone était de belle humeur, je le gênais. Si miss Murdstone était de mauvaise humeur, ma présence y ajoutait. J'avais l'instinct que ma mère en était la victime, je voyais qu'elle n'osait pas me parler ou me témoigner son affection de peur de les blesser, et de recevoir ensuite une réprimande; je voyais qu'elle vivait dans une inquiétude constante: elle craignait de les fâcher, elle craignait que je ne vinsse à les fâcher moi-même; au moindre mouvement de ma part, elle interrogeait leurs regards. Aussi pris-je le parti de me tenir le plus possible à l'écart, et bien des heures d'hiver se passèrent dans ma triste chambre où je lisais sans relâche, enveloppé dans mon petit manteau.
Quelquefois, le soir, je descendais dans la cuisine pour voir Peggotty. Je me trouvais bien là, et je n'y éprouvais plus aucun embarras. Mais ni l'un ni l'autre de mes expédients ne convenait aux habitants du salon. L'humeur tracassière qui gouvernait la maison ne s'en accommodait pas. On me regardait encore comme nécessaire pour l'éducation de ma pauvre mère, et en conséquence on ne pouvait me permettre de m'absenter.
«David, dit M. Murdstone après le dîner, au moment où j'allais me retirer comme à l'ordinaire, je suis fâché de voir que vous soyez d'un caractère boudeur.
– Grognon comme un ours!» dit miss Murdstone.
Je ne bougeais pas et je baissais la tête.
«Il faut que vous sachiez, David, qu'un caractère boudeur et obstiné est ce qu'il y a de pis au monde.
– Et ce garçon-là est bien, de tous les caractères de ce genre que j'ai connus, le plus entêté et le plus endurci. Je pense, ma chère Clara, que vous devez vous en apercevoir vous-même.
– Je vous demande pardon, ma chère Jeanne, dit ma mère. Mais êtes-vous bien sûre, … je suis certaine que vous m'excuserez, ma chère Jeanne, … mais êtes-vous bien sûre que vous compreniez David.
– Je serais un peu honteuse, Clara, repartit miss Murdstone, si je ne comprenais pas cet enfant ou tout autre enfant. Je n'ai point de prétention à la profondeur, mais je réclame le droit d'avoir un peu de bon sens.
– Sans doute, ma chère Jeanne, répondit ma mère, vous avez une intelligence très-remarquable…
– Oh! mon Dieu, non! Je vous prie de ne pas dire cela, Clara! reprit miss Murdstone avec colère.
– Je sais bien que votre intelligence est très-remarquable, tout le monde le sait. J'en profite tant moi-même, de tant de manières, du moins je le devrais, que personne ne peut en être plus convaincu que moi. Aussi je ne hasarde devant vous mes opinions qu'avec défiance, ma chère Jeanne, je vous assure.
– Mettons que je ne comprenne pas cet enfant, Clara, répondit miss Murdstone, en arrangeant les chaînes qui ornaient ses poignets. Je ne le comprends pas du tout, il est trop savant pour moi. Mais peut-être la pénétration de mon frère lui permettra-t- elle d'avoir quelque idée de son caractère. Je crois que mon frère entamait ce sujet quand nous l'avons interrompu assez impoliment.
– Je pense, Clara, dit M. Murdstone à demi-voix et d'un air grave, qu'il peut y avoir sur cette question des juges plus équitables et moins prévenus que vous.
– Édouard, dit ma mère timidement, vous êtes un meilleur juge de toutes sortes de questions que je n'ai la prétention de l'être, et Jeanne aussi; je voulais dire seulement…
– Vous vouliez dire seulement quelque chose qui prouvait votre faiblesse et votre défaut de réflexion, répliqua-t-il. Tâchez de ne pas recommencer, ma chère Clara, et de mieux vous observer.»
Les lèvres de ma mère remuèrent comme si elle répondait: «Oui, mon cher Édouard.» Mais elle ne dit rien qui pût s'entendre.
«Je disais, David, que j'étais fâché, reprit Murdstone en se tournant vers moi, de voir que vous étiez d'un caractère boudeur. C'est une disposition que je ne puis laisser développer sous mes yeux, sans faire un effort pour y remédier. Il faut que vous tachiez de changer cela, sinon il faudra que nous tâchions de vous en corriger.
– Je vous demande pardon, monsieur, murmurai-je, je n'ai pas eu l'intention de bouder depuis mon retour.
– N'ayez pas recours au mensonge, dit-il d'un air si irrité que je vis ma mère avancer involontairement une main tremblante pour nous séparer. Vous vous êtes retiré dans votre chambre par humeur. Vous êtes resté dans votre chambre quand vous auriez dû être ici. Vous savez maintenant, une fois pour toutes, que je veux que vous vous teniez ici et non là-haut. J'exige en outre que vous soyez obéissant en tous points. Vous me connaissez, David. Je veux ce que je veux.»
Miss Murdstone poussa un soupir de satisfaction.
«J'exige des manières respectueuses et soumises envers moi, envers ma soeur, et envers votre mère. Je n'entends pas qu'un enfant ait l'air d'éviter cette chambre comme si la peste y était, asseyez- vous.»
Il me parlait comme à un chien. J'obéis comme un chien.
«Une chose encore, dit-il. Je remarque que vous avez du goût pour les compagnies vulgaires. Je vous défends de rechercher les domestiques. La cuisine n'apportera aucune amélioration aux points nombreux de votre caractère qui méritent attention. Quant à la personne qui vous soutient, je n'en parlerai pas, puisque vous- même, Clara, continua-t-il en baissant la voix et en s'adressant à ma mère, avez à son égard une certaine faiblesse provenant d'anciennes habitudes, et d'idées que vous n'avez pas encore abandonnées.
– C'est bien la plus étrange aberration! s'écria miss Murdstone.
– Je dis seulement, reprit-il en s'adressant à moi, que je désapprouve votre goût pour la compagnie de mistress Peggotty, et que j'entends que vous y renonciez. Maintenant, David, vous me comprenez, et vous savez quelles seraient les conséquences de votre désobéissance.»
Je le savais bien, mieux peut-être qu'il ne s'en doutait, pour ce qui regardait ma pauvre mère, et je lui obéis à la lettre. Je ne me retirais plus dans ma chambre. Je ne cherchais plus un refuge auprès de Peggotty, mais je restais tristement dans le salon tout le jour, en soupirant après la nuit, pour aller me coucher.
Quelle cruelle contrainte n'ai-je pas éprouvée à rester dans la même attitude durant de longues heures, sans oser bouger le bras ou la jambe, de peur d'entendre miss Murdstone se plaindre de mon agitation, comme cela lui arrivait au moindre prétexte; sans oser lever les yeux de peur de rencontrer un regard critique ou malveillant qui cherchait à découvrir de nouveaux sujets de plainte dans le mien. Quel intolérable ennui que d'écouter toujours le tic-tac de la pendule et de regarder les perles de miss Murdstone pendant qu'elle les enfilait, en me demandant si elle ne se marierait jamais, et quel pouvait être l'infortuné qui encourrait un pareil sort; enfin quelle triste ressource que de compter les moulures de la cheminée, et de promener mes regards sur les dessins du papier de tenture tout le long de la muraille!
Quelles promenades n'ai-je pas faites tout seul par le mauvais temps d'hiver, par des sentiers boueux, portant en tous lieux sur mes épaules le salon, et M. et miss Murdstone avec, pesant fardeau que je ne pouvais secouer, cauchemar insupportable dont je ne pouvais m'affranchir, poids affreux qui écrasait mon intelligence et m'abrutissait tout à fait!
Que de repas passés dans le silence et dans l'embarras, en sentant toujours qu'il y avait une fourchette de trop et que c'était la mienne, un appétit de trop et que c'était le mien, une chaise de trop et que c'était la mienne, quelqu'un de trop et que c'était moi!
Quelles soirées… quand les lumières étaient venues et qu'on m'obligeait à m'occuper tout seul! Je n'osais pas lire un livre amusant, et je méditais sur quelque traité indigeste d'arithmétique; les tables des poids et des mesures se transformaient en chansons dans ma tête, sur l'air de Marlborough s'en va-t-en guerre ou de Cadet Roussel; mes leçons refusaient de se laisser apprendre par coeur; tout m'entrait par une oreille pour sortir par l'autre.
Quels bâillements je poussais en dépit de tous mes soins pour les vaincre! Comme je tressaillais en me sentant gagner par un petit somme irrésistible! comme on répondait peu aux observations que je faisais parfois! comme je semblais être un zéro auquel personne ne faisait attention et qui gênait pourtant tout le monde, et avec quel soulagement j'entendais miss Murdstone me donner l'ordre d'aller me coucher, au premier coup de neuf heures!
Les vacances se traînèrent ainsi péniblement jusqu'au matin où miss Murdstone s'écria: «Voilà le dernier jour!» en me donnant la dernière tasse de thé pour la clôture.
Je n'étais pas fâché de partir. J'étais tombé dans un état d'abrutissement, dont je ne sortais un peu qu'à l'idée de revoir Steerforth, quoique M. Creakle apparût au second plan dans le paysage. M. Barkis se trouva de nouveau devant la grille, et miss Murdstone répéta: «Clara!» de sa voix la plus sévère, au moment où ma mère se pencha vers moi pour me dire adieu.
Je l'embrassai ainsi que mon petit frère, et je me sentais bien triste, non de les quitter pourtant, car le gouffre qui existait entre ma mère et moi était toujours présent, et la séparation avait eu lieu tous les jours, et quelque tendre que fût son baiser, il n'est pas aussi présent à ma mémoire que ce qui suivit nos adieux.
J'étais déjà dans la carriole du conducteur quand je l'entendis m'appeler. Je regardai: ma mère était seule à la porte du jardin, soulevant dans ses bras son petit enfant pour que je pusse le voir. Il faisait froid, mais le temps était calme; pas un de ses cheveux, pas un pli de sa robe ne bougeait, pendant qu'elle me regardait fixement en me montrant son enfant.
C'est ainsi que je la perdis. C'est ainsi que je l'ai revue plus tard en rêve, à ma pension, silencieuse et présente auprès de mon lit, me regardant toujours fixement en tenant son enfant dans ses bras.