Kitabı oku: «David Copperfield – Tome I», sayfa 27
– Il y avait longtemps que je voulais bien, n'est-ce pas, monsieur? dit M. Barkis.
– Très-longtemps, répondis-je.
– Et je ne le regrette pas, dit M. Barkis. Vous rappelez-vous cette fois que vous m'avez dit qu'elle faisait les tartes aux pommes et toute la cuisine chez vous?
– Oui, très-bien, répondis-je.
– C'était vrai, dit M. Barkis, comme deux et deux font quatre, aussi exact, dit M. Barkis, en agitant son bonnet de nuit (ce qui était la seule manière en son pouvoir de donner du poids à ses paroles), aussi exact que le percepteur à faire payer l'impôt, et il n'y a rien de plus exact.»
M. Barkis tourna les yeux vers moi comme s'il attendait mon adhésion à ce résultat des réflexions qu'il avait élaborées dans son lit; je donnai donc mon assentiment.
«Il n'y a rien de plus exact, répéta M. Barkis, un pauvre homme comme moi s'en aperçoit bien quand il est malade, car je suis très-pauvre, monsieur.
– Je suis bien fâché de cela, monsieur Barkis.
– Très, très-pauvre, dit M. Barkis.»
Ici, il sortit à grand'peine sa main droite de son lit, et parvint, après quelques efforts inutiles, à saisir un bâton qui était accroché au chevet de son lit. Après avoir donné quelques coups de cet instrument, son visage commençait à se décomposer, quand il frappa enfin une caisse dont je voyais l'un des bouts depuis longtemps; alors il se remit un peu.
«Des vieux habits, dit M. Barkis.
– Oh! dis-je.
– Je voudrais bien que ce fût de l'argent, monsieur, dit M. Barkis.
– Je le voudrais aussi pour vous.
– Mais ce n'en est pas,» dit M. Barkis en ouvrant les yeux tout grands.
Je déclarai que j'en étais bien convaincu, et M. Barkis tourna un regard plus doux vers sa femme en me disant:
«C'est bien la meilleure et la plus utile des femmes, que C. P. Barkis! C. P. Barkis mérite et au delà tous les éloges qu'on peut faire d'elle. Ma chère, vous allez préparer un dîner soigné pour aujourd'hui; quelque chose de bon à manger et à boire, n'est-ce pas? pour la compagnie.
J'allais protester contre l'honneur qu'il voulait me faire, mais je remarquai que Peggotty, qui était assise de l'autre côté du lit, désirait extrêmement me voir accepter cette offre. Je gardai donc le silence.
«J'ai quelques pence par là, ma chère, dit M. Barkis, mais je suis las maintenant; si vous voulez emmener M. David pendant que je vais faire un petit somme, je tâcherai de trouver ce qu'il vous faut quand je me réveillerai.»
Nous quittâmes la chambre, sur cette requête. Quand nous pûmes sortir, Peggotty m'apprit que M. Barkis, étant devenu un peu plus serré que par le passé, avait toujours recours à ce stratagème, chaque fois qu'il s'agissait de tirer une pièce de monnaie de son coffre, et qu'il endurait des tortures inconcevables à se traîner tout seul hors de son lit pour chercher son argent dans cette malheureuse caisse. En effet, nous l'entendîmes bientôt pousser des gémissements étouffés, attendu que ce procédé de pie voleuse faisait craquer toutes ses jointures endolories: mais Peggotty, malgré des regards qui exprimaient toute sa compassion pour son mari, m'assura que ce mouvement de générosité lui ferait du bien, et qu'il valait mieux le laisser faire. Elle le laissa donc gémir tout seul, jusqu'à ce qu'il eût regagné son lit, en souffrant le martyre, j'en suis sûr. Alors il nous appela, et faisant semblant d'ouvrir les yeux après un bon somme, il tira une guinée qu'il avait mise sous son oreiller. La satisfaction de nous avoir trompés et de garder un secret impénétrable sur le contenu de son coffre, semblait être à ses yeux une compensation suffisante pour toutes ses tortures.
Je préparai Peggotty à l'arrivée de Steerforth, et il parut bientôt. Je suis persuadée qu'elle ne faisait aucune différence entre les bontés qu'il avait eues pour moi et des services qu'il aurait pu lui rendre à elle-même, et qu'elle était disposée d'avance à le recevoir avec reconnaissance et dévouement dans tous les cas; mais ses manières gaies et franches, sa bonne humeur, sa belle figure, le don naturel qu'il possédait de se mettre à la portée de ceux avec qui il se trouvait et de toucher juste, quand il voulait s'en donner la peine, la corde sensible de chacun, tout cela fit la conquête de Peggotty en cinq minutes. D'ailleurs ses façons avec moi auraient suffi pour la subjuguer. Mais, grâce à toutes ces raisons combinées, je crois, en vérité, qu'elle éprouvait une sorte d'adoration pour lui, quand il sortit de chez elle ce soir-là.
Il resta à dîner chez Peggotty. Si je disais qu'il y consentit volontiers, je n'exprimerais qu'à demi la bonne grâce et la gaieté qu'il mit à accepter. Quand il entra dans la chambre de M. Barkis, on aurait dit qu'il y apportait le bon air et la lumière; sa présence était comme un baume rafraîchissant. Sans effort, sans bruit, sans apprêt, il apportait à tout ce qu'il faisait un air d'aisance qu'on ne peut décrire, il semblait qu'il ne pût faire autrement, ni faire mieux, et la grâce, le naturel, le charme de ses manières me séduisent encore aujourd'hui quand j'y pense.
Nous rîmes à coeur joie dans la petite salle à manger, où je retrouvai sur le pupitre le livre des Martyrs, auquel on n'avait pas touché depuis mon départ, et je feuilletai de nouveau ses vieilles images si terribles qui m'avaient tant fait peur, et qui ne me faisaient plus rien du tout. Quand Peggotty parla de ma chambre, me disant qu'elle était prête et qu'elle espérait bien que je viendrais y coucher, avant que j'eusse pu jeter un regard d'hésitation sur Steerforth, il avait compris ce dont il s'agissait.
«Cela va sans dire, s'écria-t-il, vous coucherez ici pendant notre séjour, et moi je resterai à l'hôtel.
– Mais vous emmener si loin pour vous abandonner, cela ne me semble pas d'un bon camarade, Steerforth! répondis-je.
– Mais, au nom du ciel, n'appartenez-vous pas naturellement à M. Barkis? dit-il. Et qu'importe ce qu'il vous semble, en comparaison de cela!» Tout fut donc convenu sur l'heure.
Il soutint son rôle de la manière la plus brillante jusqu'au dernier moment, et à huit heures nous prîmes le chemin du bateau de M. Peggotty. Le charme des manières de Steerforth semblait augmenter à mesure que les heures s'écoulaient, et je pensais même alors, comme j'en suis convaincu maintenant, que le besoin de plaire, aidé par le succès, lui inspirait une délicatesse plus raffinée, un tact exquis qui ajoutait à la finesse de ses instincts naturels. Si on m'avait dit alors que c'était pour lui un simple jeu, auquel il avait recours, dans l'excitation du moment, pour occuper son esprit: un désir irréfléchi de prouver sa supériorité, dans le but de conquérir pour un moment une chose pour lui sans valeur, qu'il laisserait là au bout d'un moment; si quelqu'un m'avait dit un pareil mensonge, ce soir-là, je ne sais à quoi il se serait exposé de ma part: il est sûr qu'il aurait eu tout à craindre de mon indignation.
Probablement, cette accusation n'aurait fait que redoubler chez moi, si c'eût été possible, les sentiments de dévouement et d'affection romanesques qui remplissaient mon coeur, pendant que je marchais côte à côte avec lui sur la plage déserte, dans la direction du vieux bateau, le vent gémissant autour de nous d'une manière plus lugubre qu'il ne l'avait jamais fait, même le jour où j'apparus pour la première fois sur le seuil de M. Peggotty.
«C'est un endroit un peu sauvage, n'est-ce pas, Steerforth?
– Un peu triste dans l'obscurité, dit-il, et la mer rugit comme si elle voulait nous dévorer. Voilà une lumière là-bas, est-ce là le bateau?
– Oui, c'est le bateau, répondis-je. C'est bien celui que j'avais vu ce matin, dit-il, j'y étais venu d'instinct, apparemment!»
Nous cessâmes de parler en approchant de la lumière; je cherchai la porte, je mis la main sur le loquet, et, faisant signe à Steerforth de rester tout près de moi, j'entrai.
De l'extérieur nous avions distingué des voix: au moment de notre entrée j'entendis frapper des mains, et j'aperçus avec étonnement que cette manifestation venait de la lamentable mistress Gummidge; mais mistress Gummidge n'était pas la seule personne qui parût dans cet état d'excitation peu ordinaire. M. Peggotty, riant de toutes ses forces et le visage illuminé par une joie inaccoutumée, ouvrait ses grands bras pour y recevoir la petite Émilie; Ham, avec une expression d'admiration et de ravissement mêlée d'une certaine timidité gauche qui ne lui seyait pas mal, tenait la petite Émilie par la main, comme s'il la présentait à M. Peggotty; la petite Émilie elle-même, rouge et embarrassée, mais évidemment ravie de la joie de M. Peggotty, allait échapper à Ham pour se réfugier dans les bras de M. Peggotty, mais elle nous vit la première et s'arrêta en nous voyant. Tel était le groupe que nous aperçûmes en passant de l'air froid et humide de la nuit à la chaude atmosphère de la chambre, et mon premier regard tomba sur mistress Gummidge qui était sur le second plan à battre des mains comme une folle.
Ce petit tableau disparut comme un éclair au moment de notre entrée. J'étais déjà au milieu de la famille étonnée, face à face avec M. Peggotty, lorsque Ham s'écria:
«C'est M. David, c'est M. David!»
En un instant, il se fit un échange inouï de poignées de mains: tout le monde parlait à la fois: on se demandait des nouvelles les uns des autres: on se disait la joie qu'on avait à se revoir. M. Peggotty était si fier et si heureux pour sa part qu'il ne savait que dire, et qu'il se bornait à me tendre la main, pour reprendre ensuite celle de Steerforth, puis la mienne, et à secouer ses cheveux crépus, en riant avec une telle expression de joie et de triomphe qu'il y avait plaisir à le regarder.
«Jamais on n'a vu, je crois, chose pareille, dit M. Peggotty; ces deux messieurs, de véritables messieurs sous mon toit ce soir, sérieusement, ce soir! Émilie, ma chérie, venez ici! venez ici, petite sorcière! voilà l'ami de M. David, ma chère! Voilà le monsieur dont vous avez entendu parler, Émilie. Il vient avec M. David pour vous voir; c'est le plus beau jour de la vie de votre oncle, quoi qu'il puisse lui arriver par la suite! Hourrah!»
Après avoir prononcé ce discours d'un seul trait, et avec une animation et une joie sans bornes, M. Peggotty prit dans ses grandes mains la figure de sa nièce, et après l'avoir embrassée de tout son coeur une dizaine de fois, appuya cette petite tête contre sa large poitrine, en caressant les cheveux d'Émilie aussi doucement qu'eût pu le faire la main d'une dame. Puis il la laissa aller: elle s'enfuit dans la petite chambre où je couchais autrefois, et M. Peggotty, hors d'haleine, grâce à la satisfaction inaccoutumée qu'il éprouvait, se retourna vers nous…
«Messieurs, dit-il, si deux messieurs comme vous, des messieurs de naissance…
– C'est vrai, c'est vrai! criait Ham. Bien dit! c'est la vérité, M. David! Des messieurs de naissance! c'est la vérité!
– Si deux messieurs, deux messieurs de naissance, ne peuvent m'excuser d'être un peu bouleversé quand ils apprendront l'état des choses, je vous demande pardon. Émilie, ma chère. Elle sait ce que je vais dire, c'est pour cela qu'elle s'est sauvée.» Là-dessus sa joie éclata de nouveau: «Mistress Gummidge, voulez-vous avoir la bonté de voir ce qu'elle est devenue?»
Mistress Gummidge fit un signe de tête et disparut.
«Si ce jour n'est pas le plus beau de ma vie, dit M. Peggotty, en s'asseyant près du feu, je veux bien être un homard, et un homard bouilli, qui plus est. Cette petite Émilie, monsieur, dit-il plus bas à Steerforth, celle que vous avez vue ici tout à l'heure et qui était toute rouge…»
Steerforth ne fit qu'un signe de tête, mais avec une expression d'intérêt si marquée, et une telle sympathie pour les sentiments de M. Peggotty, que celui-ci lui répondit comme s'il avait parlé:
«Sans doute, c'est bien elle, et je vois que vous l'avez bien jugée. Merci, monsieur.»
Ham me fit signe plusieurs fois de suite, comme s'il voulait en dire autant.
«Notre petite Émilie, dit M. Peggotty, a été pour nous tout ce qu'une créature aussi charmante peut être pour une maison; je ne sais pas grand'chose, mais par exemple, je sais bien cela: ce n'est pas mon enfant, je n'en ai jamais eu, mais je ne pourrais pas l'aimer davantage, vous comprenez! cela serait impossible.
– Je comprends parfaitement, dit Steerforth.
– Je le sais bien, monsieur, répartit M. Peggotty, et je vous remercie encore. M. David peut se rappeler ce qu'elle était autrefois. Vous pouvez juger vous-même de ce qu'elle est maintenant; mais ni l'un ni l'autre vous ne pouvez savoir ce qu'elle est et ce qu'elle sera pour un coeur qui l'aime comme le mien. Je suis un peu rude, monsieur, dit M. Peggotty, je suis aussi rude qu'un hérisson de mer, mais personne, si ce n'est peut- être une femme, ne pourrait comprendre ce que ma petite Émilie est pour moi. Et entre nous, dit-il en baissant encore la voix, le nom de cette femme qui pourrait me comprendre n'est toujours pas mistress Gummidge, quoiqu'elle ait un tas de qualités.»
M. Peggotty ébouriffa de nouveau ses cheveux avec ses deux mains comme pour se préparer à ce qu'il avait encore à dire, puis il appuya ses mains sur ses genoux et reprit:
«Il y avait quelqu'un qui avait connu notre Émilie, depuis le temps que son père avait été noyé, qui l'avait vue constamment et dans son enfance, et quand elle était jeune fille, et enfin quand elle était devenue femme. Il n'était pas très-beau à voir, dit M. Peggotty, un peu dans mon genre, un peu rude, l'air d'un loup de mer, mais en tout un honnête garçon, et qui avait le coeur bien placé.»
Je me disais que je n'avais jamais vu Ham montrer toutes ses dents en souriant comme il le faisait ce soir-là.
«Et voilà-t-il pas que ce marin-là, dit M. Peggotty, va s'aviser de donner son coeur à notre petite Émilie! Il la suit partout, il devient presque son domestique, il perd l'appétit, et à la fin des fins il me laisse voir ce dont il retourne. Or moi, je pouvais souhaiter, voyez-vous, de savoir ma petite Émilie en bon train de se marier. Je pouvais désirer en tous cas de la voir promise à un honnête homme qui eût le droit de la défendre. Je ne sais pas ce qu'il me reste de temps à vivre, et si je ne dois pas mourir bientôt: mais je sais que si j'étais pris une de ces nuits par un coup de vent sur les bancs de Yarmouth là-bas, et que si je voyais pour la dernière fois les lumières de la ville au-dessus des vagues devenues insurmontables, je me laisserais couler plus tranquillement si je pouvais me dire: «Il y a là sur la terre ferme un homme qui sera fidèle à ma petite Émilie, que Dieu bénisse, et avec lequel elle n'a rien à craindre de personne tant qu'il vivra!»
M. Peggotty, dans le feu de son discours, fit du bras droit le geste de dire adieu aux lumières de la ville du sein des flots; puis, échangeant un signe de tête avec Ham dont il avait rencontré le regard, il reprit son récit.
«Alors je conseille à mon individu de parler à Émilie. Il est bien assez grand, mais il est timide comme un enfant, et il n'ose pas. Alors je m'en suis chargé. «Comment, lui! dit Émilie, lui que j'ai connu depuis tant d'années, et que j'aime tant! Oh! mon oncle, je ne pourrai jamais l'épouser! c'est un si bon garçon!» Alors je l'embrasse, et je ne lui en parle plus que pour lui dire: «Ma chère, vous avez bien fait de répondre franchement, cela vous regarde, vous êtes libre comme un petit oiseau.» Là-dessus, je vais trouver le garçon et je lui dis: «J'aurais bien voulu réussir. Mais cela ne se peut pas. Mais vous pourrez rester ensemble comme par le passé,» et voilà ce que je vous dis: «Soyez toujours avec elle ce que vous étiez autrefois, et n'ayez pas peur. – Je le ferai,» qu'il me dit en me serrant la main, et il l'a fait honorablement et vaillamment depuis deux ans, toujours le même ici qu'auparavant.»
La physionomie de M. Peggotty, qui avait changé d'expression dans les différentes périodes de son récit, reprit celle d'un joyeux triomphe, et posant une main sur les genoux de Steerforth, et l'autre sur les miens, après les avoir préalablement humectées, pour ajouter à la solennité de l'action oratoire, en les frottant l'une contre l'autre, il continua, en s'adressant alternativement à chacun de nous:
«Tout d'un coup, un soir, comme qui dirait ce soir, la petite Émilie revient de son ouvrage et lui avec elle! Il n'y a rien là de bien extraordinaire, allez-vous me dire, et c'est bien vrai, car il veille sur elle comme un frère, quand il fait nuit, et aussi quand il fait jour, et à toute heure. Mais voilà le matelot qui la prend par la main, et qui me crie d'un air joyeux: «Regardes bien! voilà ma petite femme!» et elle, la voilà qui dit aussi, moitié hardiesse et moitié honte, moitié riant, moitié pleurant: «Oui, mon oncle, si vous voulez bien. – Si je veux bien! s'écriait M. Peggotty en roulant les yeux en extase à cette idée, mon Dieu, comme si je désirais autre chose! – Si vous voulez bien; je suis plus raisonnable maintenant; j'y ai réfléchi et je serai une bonne petite femme pour lui si je peux, c'est un si bon garçon!» Là-dessus mistress Gummidge se met à battre des mains comme au spectacle, et vous entrez. Voilà le fait, s'écria M. Peggotty, «et vous entrez!» Cela s'est passé ici, à l'instant même, et voilà l'homme qu'elle épousera aussitôt que son apprentissage va être fini!»
Ham trébucha tant qu'il put sous le coup de poing que M. Peggotty lui lança, dans sa joie, comme une marque de confiance et d'amitié; mais, se sentant obligé, en conscience, de nous dire aussi quelque chose, voici ce qu'il se mit à balbutier avec beaucoup de peine:
«Elle n'était pas plus grande que vous, à votre premier voyage ici, monsieur David, … que je devinais déjà ce qu'elle deviendrait… Je l'ai vue pousser… comme une fleur, messieurs. Je donnerais ma vie pour elle… de tout coeur, avec bien du plaisir… monsieur David. Elle est pour moi, messieurs… plus que… elle est pour moi tout ce qu'il me faut, et plus que… plus que je ne saurai jamais dire. Je l'aime de tout mon coeur. Il n'y a pas un gentleman sur la terre… ni en mer non plus, qui aime sa femme plus que je ne l'aime, quoiqu'il y ait bien des pauvres diables comme moi qui pourraient… exprimer mieux… ce qu'ils veulent dire.»
J'étais ému de voir ce robuste et vigoureux garçon trembler d'amour pour la petite créature qui lui avait gagné le coeur. J'étais ému de la confiance simple et naturelle que M. Peggotty et lui venaient de nous témoigner. J'étais ému du récit même. Toute cette émotion n'était-elle pas, en grande partie, l'effet des souvenirs de mon enfance, c'est ce que je ne sais pas. Je ne sais pas si je n'étais pas venu avec quelque vague idée d'aimer encore la petite Émilie, je sais seulement que j'étais heureux de tout ce que je voyais, mais qu'au premier moment, c'était un plaisir d'une nature si délicate, qu'un rien eût pu la changer en souffrance.
Par conséquent, si c'eût été à moi de toucher avec quelque adresse la corde qui vibrait dans tous les coeurs, je m'en serais bien mal tiré. Mais heureusement Steerforth était là, et il y réussit avec tant d'habileté, qu'en un instant nous nous trouvâmes tous aussi à notre aise, aussi heureux que nous pouvions l'être.
«Monsieur Peggotty, dit-il, vous êtes un excellent homme et vous méritez bien d'être heureux comme vous l'êtes ce soir! Donnez-moi une poignée de main, Ham, mon garçon, je vous fais mon compliment! Une poignée de main aussi! – Pâquerette, tisonnez le feu, et faites-le flamber comme il faut! Monsieur Peggotty, si vous ne décidez pas votre jolie nièce à venir reprendre la place au coin du feu que j'abandonne pour elle, je m'en vais. Je ne voudrais pas causer, pour tout l'or des Indes, un vide dans votre cercle ce soir, et ce vide-là surtout!»
M. Peggotty alla donc dans mon ancienne chambre chercher la petite Émilie. Au commencement, elle ne voulait pas venir, et Ham disparut pour s'en mêler. Enfin on l'amena près du feu; elle était très-confuse et très-intimidée, mais elle se remit un peu en remarquant les manières douces et respectueuses de Steerforth envers elle, l'adresse avec laquelle il évitait tout ce qui pouvait l'embarrasser, l'entrain avec lequel il entretenait M. Peggotty de bateaux, de marées, de vaisseaux et de pêche; l'appel qu'il fit à mes souvenirs à propos du temps où il avait vu M. Peggotty chez M. Creakle, le plaisir qu'il avait à voir le bateau et sa cargaison, enfin, la grâce et l'aisance avec lesquelles il nous attira tous, par degré, dans un cercle enchanté, où nous parlions sans embarras et sans gêne.
À vrai dire, Émilie, pourtant, ne parla guère de toute la soirée, mais elle écoutait, elle regardait; son visage était animé, elle était charmante! Steerforth raconta l'histoire d'un terrible naufrage que lui rappelait sa conversation avec M. Peggotty: il le dépeignait avec le même feu que s'il était présent à la scène, et les yeux de la petite Émilie étaient fixés sur lui, comme si elle voyait aussi, dans ses traits, le spectacle qu'il décrivait si bien. Il nous raconta ensuite une aventure comique qui lui était arrivée, pour nous remettre de l'histoire du naufrage, et il y mit autant de gaieté que si c'était un récit nouveau pour lui comme pour nous; aussi la petite Émilie riait de tout son coeur, et quand nous entendîmes le bateau retentir de cette douce musique, nous nous mîmes tous à rire, Steerforth tout le premier, cédant à l'entraînement d'une gaieté si franche et si naïve. Il fit chanter ou plutôt mugir à M. Peggotty le chant du marin:
Quand le vent souffle, souffle, souffle.
Puis il chanta à son tour une chanson de matelot avec tant de charme et de sentiment, qu'il me semblait presque que, cette fois- ci, le vent qui gémissait autour de la maison, et qu'on entendait murmurer au milieu du silence, n'était venu là que pour l'écouter.
Quant à mistress Gummidge, il arracha cette victime de la mélancolie à la contemplation de ses chagrins avec un succès que personne n'avait obtenu depuis la mort du vieux (je le tiens de M. Peggotty). Il lui laissa si peu le temps de gémir sur ses misères, qu'elle dit le lendemain matin qu'il fallait qu'il l'eût ensorcelée.
N'allez pas croire, pourtant, qu'il gardât le monopole de l'attention générale ou de la conversation. Quand la petite Émilie eut repris courage et qu'elle commença, avec quelque embarras encore, à me parler, à travers l'âtre, de nos promenades sur la grève, et des coquilles et des cailloux que nous y avions ramassés; quand je lui demandai si elle se souvenait combien je lui étais dévoué, et que nous rougîmes tous deux en riant et en pensant au bon temps passé qui semblait déjà si loin de nous, Steerforth écoutait en silence et nous regardait d'un air pensif. Elle était assise alors sur la vieille caisse, dans son petit coin, près du feu; elle y resta toute la soirée; Ham était à côté d'elle, à la place que j'occupais jadis. Je ne pus découvrir si c'était encore un reste de ses taquineries d'autrefois, ou l'effet d'une modestie timide occasionnée par notre présence, mais je remarquai qu'elle resta toute la soirée près du mur, sans s'approcher de lui une seule fois.
Autant que je me rappelle, il était près de minuit quand nous prîmes congé d'eux. On nous avait donné à souper du poisson séché et des biscuits de mer; Steerforth, de son côté, avait sorti de sa poche un flacon de genièvre de Hollande que nous avions bu entre hommes (je puis dire entre hommes maintenant, sans rougir). Nous nous séparâmes gaiement, et pendant qu'ils se pressaient tous à la porte pour nous éclairer le plus longtemps possible, je vis les yeux bleus de la petite Émilie qui nous regardait en se cachant derrière Ham, et j'entendis sa douce voix nous recommander de faire attention en nous en allant.
«Quelle charmante petite personne! dit Steerforth en me prenant le bras. Ma foi, c'est un endroit assez drôle, et de drôles de gens; je ne suis pas fâché de les avoir vus: cela change.
– Et puis, nous avons eu du bonheur, ajoutai-je, d'arriver juste à temps pour être témoins de leur joie à la perspective de ce mariage. Je n'ai jamais vu des gens si heureux! Quel plaisir de voir et de partager, comme nous l'avons fait, leur joie innocente!
– Il est un peu lourdaud, n'est-ce pas, pour épouser la petite?» dit Steerforth.
Il avait témoigné tant de sympathie au pauvre Ham et à tous les autres, que je fus un peu blessé de la froideur de cette réponse inattendue. Mais, en me retournant vivement, je vis sourire ses yeux, et je repartis avec un grand soulagement:
«Ah! Steerforth, riez, riez tant que vous voudrez, de ces pauvres gens! taquinez miss Dartle ou essayez de plaisanter pour me cacher vos sympathies véritables: cela m'est égal, je vous connais trop bien. Quand je vois comme vous comprenez les pauvres gens, avec quelle franchise vous pouvez prendre part à la joie d'un rude pêcheur comme M. Peggotty, et vous prêter à la passion de ma vieille bonne pour moi, je sens qu'il n'y a pas parmi les pauvres une joie ou un chagrin, une seule émotion qui puisse vous être indifférente, et mon affection et mon admiration pour vous, Steerforth, en deviennent vingt fois plus fortes.»
Il s'arrêta, me regarda en face, et me dit:
«Pâquerette, je crois que vous parlez sérieusement, comme un honnête garçon que vous êtes. Je voudrais bien que nous fussions tous de même!»
Un moment après, il chantait gaiement la chanson de M. Peggotty, pendant que nous arpentions d'un bon pas la route de Yarmouth.