Kitabı oku: «David Copperfield – Tome I», sayfa 32
CHAPITRE XXV
Le bon et le mauvais ange
J'allais sortir le matin qui suivit cette déplorable journée de maux de tête, de maux de coeur et de repentance, sans bien savoir la date du dîner que j'avais donné, comme si un escadron de géants avait pris un énorme levier pour refouler l'avant-veille dans un passé de plusieurs mois, quand je vis un commissionnaire qui montait une lettre à la main. Il ne se pressait point pour exécuter sa commission, mais quand il me vit au haut de l'escalier, le regarder par-dessus la rampe, il prit le petit trot et arriva près de moi, aussi essoufflé que s'il venait de courir de manière à se mettre en nage.
«T. Copperfield Esquire?» dit le commissionnaire en touchant son chapeau.
J'étais si troublé par la conviction que cette lettre devait être d'Agnès, que j'étais à peine en état de répondre que c'était moi. Je finis pourtant par lui dire que j'étais le T. Copperfield Esquire en question, et il ne fit aucune difficulté de me croire. «Voici la lettre, me dit-il, il y a réponse.» Je le laissai sur le palier pour attendre, et je fermai sur lui la porte en rentrant chez moi; j'étais si ému que je fus obligé de poser la lettre sur la table, à côté de mon déjeuner, pour me familiariser un peu avec la suscription, avant de me résoudre à rompre le cachet.
Je vis en l'ouvrant que le billet était très-affectueux, et ne faisait aucune allusion à l'état dans lequel je m'étais trouvé la veille au spectacle. Il disait seulement: «Mon cher Trotwood, je suis chez l'homme d'affaires de mon père, M. Waterbrook, Elyplace, Holborn. Pouvez-vous venir me voir aujourd'hui? J'y serai à l'heure que vous voudrez m'indiquer. Tout à vous, très- affectueusement. «Agnès.»
Je mis si longtemps à écrire une réponse qui me satisfit un peu, que je ne sais pas ce que le commissionnaire dut croire, à moins qu'il n'ait imaginé que je prenais une leçon d'écriture. Je suis sûr que je fis au moins une demi-douzaine de brouillons. L'un commençait par: «Comment puis-je espérer, ma chère Agnès, effacer jamais de votre souvenir l'impression de dégoût…» Là, je ne fus pas satisfait, et je le déchirai. Je commençai une autre lettre: «Shakespeare a fait déjà la remarque, ma chère Agnès, qu'il était bien étrange qu'on mit dans sa bouche son ennemi…» Ce on me rappela Markham et je n'allai pas plus loin. J'essayai même de la poésie; je commentai un billet en vers de huit pieds:
Chère Agnès, laissez-moi vous dire.
Mais, je ne sais pourquoi, la tantirelire lire me revint à l'esprit, et cette rime absurde me fit renoncer à tout. Après bien des essais, voici ce que je lui écrivis:
«Ma chère Agnès, votre lettre vous ressemble; que puis-je dire de plus en sa faveur? Je serai chez vous à quatre heures. Croyez à mon affection et à mon repentir. T. C., etc.»
Le commissionnaire partit enfin avec cette missive que je fus vingt fois sur le point de rappeler dès qu'elle fut sortie de mes mains.
Si la journée fut à moitié aussi pénible pour qui que ce soit des légistes employés à Doctors'-Commons qu'elle le fut pour moi, je crois en vérité qu'il expia cruellement la part qui lui était échue de ce vieux fromage ecclésiastique persillé. Je quittai mon bureau à trois heures et demie; quelques minutes après j'errais dans les environs de la maison de M. Waterbrook, et pourtant le moment fixé pour mon rendez-vous était déjà passé depuis un quart- d'heure au moins, d'après l'horloge de Saint-André, Holborn, avant que j'eusse rassemblé assez de courage pour tirer la sonnette particulière à gauche de la porte de M. Waterbrook.
Les affaires courantes de M. Waterbrook se faisaient au rez-de- chaussée, et celles d'un ordre plus relevé, fort nombreuses dans sa clientèle, se traitaient au premier étage. On me fit entrer dans un joli salon, un peu étouffé, où je trouvai Agnès tricotant une bourse.
Elle avait l'air si paisible et si pur, et me rappela si vivement les jours de fraîche et douce innocence que j'avais passés à Canterbury, en contraste avec le misérable spectacle d'ivrognerie et de débauche que je lui avais présenté l'avant-veille, que, me laissant aller à mon repentir et à ma honte, je me conduisis comme un enfant. Oui, il faut que je l'avoue, je me mis à fondre en larmes, et je ne sais pas encore, à l'heure qu'il est, si ce n'est pas, au bout du compte, ce que j'avais de mieux à faire, ou si je ne me couvris pas de ridicule.
«Si c'était tout autre que vous qui m'eût vu dans est état, Agnès, lui dis-je en détournant la tête, je n'en serais pas la moitié aussi affligé. Mais que ce fût vous, précisément vous! Ah! je sens que j'aurais mieux aimé mourir!»
Elle posa un instant sur mon bras sa main caressante, et je me sentis consolé et encouragé; je ne pus m'empêcher de porter cette main à mes lèvres et de la baiser avec reconnaissance.
«Asseyez-vous, dit Agnès d'un ton affectueux. Ne vous désolez pas, Trotwood. Si vous ne pouvez pas avoir en moi pleine confiance, à qui donc vous confierez-vous?
– Ah! Agnès, repartis-je, vous êtes mon bon ange!» Elle sourit un peu tristement à ce qu'il me sembla, et secoua la tête.
«Oui, Agnès, mon bon ange! toujours mon bon ange!
– Si cela était véritablement, Trotwood, répliqua-t-elle, il y a une chose qui me tiendrait bien au coeur.»
Je la regardai d'un air interrogateur; mais je devinais déjà ce qu'elle voulait dire.
«Je voudrais vous mettre en garde, dit Agnès en me regardant en face, contre votre mauvais ange.
– Ma chère Agnès, lui dis-je, si vous voulez parler de Steerforth…
– Oui, Trotwood, répondit-elle.
– Alors, Agnès, vous lui faites grand tort. Lui, mon mauvais ange, ou celui de qui que ce soit! Lui, qui n'est pour moi qu'un guide, un appui, un ami! Ma chère Agnès! ce serait une injustice indigne de votre caractère bienveillant de le juger d'après l'état dans lequel vous m'avez vu l'autre soir.
– Je ne le juge pas d'après l'état dans lequel je vous ai vu l'autre soir, répliqua-t-elle tranquillement.
– D'après quoi, alors?
– D'après beaucoup de choses, qui sont des bagatelles en elles- mêmes, mais qui prennent plus d'importance dans leur ensemble. Je le juge, Trotwood, en partie d'après ce que vous m'avez dit de lui vous-même, d'après votre caractère, et l'influence qu'il a sur vous.»
Sa voix douce et modeste semblait faire résonner en moi une corde qui ne vibrait qu'à ce son. Cette voix était toujours pénétrante, mais lorsqu'elle était émue comme elle l'était alors, elle avait un accent qui allait au fond de mon coeur. Je restais là sur ma chaise à l'écouter encore, tandis qu'elle baissait les yeux sur son ouvrage; et l'image de Steerforth, en dépit de mon attachement pour lui, s'obscurcissait à sa voix.
«Je suis bien hardie, dit Agnès, en relevant les yeux, moi qui ai toujours vécu dans la retraite, et qui connais si peu le monde, de vous donner mon avis avec tant d'assurance, peut-être même d'avoir un avis si décidé. Mais je sais d'où vient ma sollicitude, Trotwood; je sais qu'elle remonte au souvenir fidèle de notre enfance commune, et à l'intérêt sincère que je prends à tout ce qui vous regarde. Voilà ce qui m'enhardit. Je suis sûre de ne pas me tromper dans ce que je vous dis. J'en suis certaine. Il me semble que c'est un autre et non pas moi qui vous parle, quand je vous garantis que vous avez là un ami dangereux.»
Je la regardais toujours, je l'écoutais toujours après qu'elle avait parlé, et l'image de Steerforth, quoique gravée encore dans mon coeur, se couvrit de nouveau d'un nuage sombre.
«Je ne suis pas assez déraisonnable pour espérer, dit Agnès, en prenant son ton ordinaire au bout d'un moment, que vous puissiez changer tout d'un coup de sentiments et de conviction, surtout quand il s'agit d'un sentiment qui a sa source dans votre nature confiante. D'ailleurs ce n'est pas une chose que vous deviez faire à la légère. Je vous demande seulement, Trotwood, si vous pensez jamais à moi… je veux dire, continua-t-elle avec un doux sourire, car j'allais l'interrompre et elle savait bien pourquoi… je veux dire, toutes les fois que vous penserez à moi, de vous rappeler le conseil que je vous donne. Me pardonnerez-vous tout ce que je vous dis là?
– Je vous pardonnerai, Agnès, répliquai-je, quand vous aurez fini par rendre justice à Steerforth et à l'aimer comme je l'aime.
– Pas avant?» dit Agnès.
Je vis passer une ombre sur sa figure, quand je prononçai le nom de Steerforth; mais elle me rendit bientôt mon sourire, et nous reprîmes toute notre confiance d'autrefois.
«Et vous, Agnès, quand est-ce que vous me pardonnerez cette soirée?
– Quand je vous en reparlerai, dit Agnès. Elle voulait ainsi écarter ce souvenir, mais moi j'en étais trop préoccupé pour y consentir, et j'insistai pour lui raconter comment j'en étais venu à m'abaisser jusque-là, et je lui déroulai la chaîne de circonstances dont le théâtre n'avait été, pour ainsi dire, que le dernier anneau. Ce fut pour moi un grand soulagement, et je me donnai en même temps le plaisir de m'étendre sur les obligations que j'avais à Steerforth, et sur les soins qu'il avait pris de moi dans un temps où je n'étais pas en état de prendre, soin de moi- même.
– N'oubliez pas, dit Agnès, en changeant tranquillement la conversation dès que j'eus fini, que vous vous êtes engagé à me raconter non-seulement vos peines, mais aussi vos passions. Qui est-ce qui a succédé à miss Larkins, Trotwood?
– Personne, Agnès.
– Quelqu'un, Trotwood, dit Agnès en riant et en me menaçant du doigt.
– Non, Agnès, sur ma parole. Il y a certainement chez mistress Steerforth une dame qui a beaucoup d'esprit, et avec laquelle j'aime à causer, miss Dartle… Mais je ne l'adore pas.»
Agnès se mit à rire de sa pénétration, et me dit que, si je lui conservais ma confiance, elle avait l'intention de tenir un petit registre de mes attachements violents avec la date de leur naissance et de leur fin, comme la table des règnes de chaque roi et de chaque reine dans l'histoire d'Angleterre. Après quoi elle me demanda si j'avais vu Uriah.
«Uriah Heep? dis-je. Non, est-ce qu'il est à Londres?
– Il vient tous les jours ici dans les bureaux du rez-dechaussée, répliqua Agnès. Il était à Londres huit jours avant moi.
Je crains que ce ne soit pour quelque affaire désagréable, Trotwood.
– Quelque affaire qui vous inquiète, je le vois, Agnès. Qu'est-ce donc?»
Agnès posa son ouvrage, et me répondit en croisant les mains et en me regardant d'un air pensif avec ses beaux yeux si doux:
«Je crois qu'il va devenir l'associé de mon père!
– Qui? Uriah! le misérable aurait-il réussi par ses bassesses insinuantes à se glisser dans un si beau poste! m'écriai-je avec indignation. N'avez-vous pas essayé quelque remontrance, Agnès? Songez aux relations qui vont s'ensuivre. Il faut parler; il ne faut pas laisser votre père faire une démarche si imprudente: il faut l'empêcher, Agnès, pendant qu'il en est encore temps!»
Agnès, me regardant toujours, secouait sa tête en souriant faiblement de la chaleur que j'y mettais, puis elle me répondit:
«Vous vous rappelez notre dernière conversation à propos de papa? Ce fut peu de temps après… deux ou trois jours peut-être, qu'il me laissa entrevoir pour la première fois ce que je vous apprends aujourd'hui. C'était bien triste de le voir lutter contre son désir de me faire accroire que c'était une affaire de son libre choix, et la peine qu'il avait à me cacher qu'il y était obligé. J'en ai eu bien du chagrin.
– Obligé! Agnès! qu'est-ce qui l'y oblige?
– Uriah, répondit-elle après un moment d'hésitation, s'est arrangé pour lui devenir indispensable. Il est fin et vigilant. Il a deviné les faiblesses de mon père, il les a encouragées, il en a profité; enfin, si vous voulez que je vous dise tout ce que je pense, Trotwood, papa a peur de lui.»
Je vis clairement qu'elle eût pu en dire davantage; qu'elle en savait ou qu'elle en devinait plus long. Je ne voulus pas lui donner le chagrin de lui demander ce qu'elle me cachait: je savais qu'elle se taisait pour épargner son père: Je savais que, depuis longtemps, les choses prenaient ce chemin; oui, en y réfléchissant, je ne pouvais me dissimuler qu'il y avait longtemps que cet événement se préparait. Je gardai le silence.
«Son ascendant sur papa est très-grand, dit Agnès. Il professe beaucoup d'humilité et de reconnaissance, c'est peut-être vrai… je l'espère, mais il a vraiment pris une position qui lui donne beaucoup de pouvoir, et je crains qu'il n'en use durement.
– Lui! ce n'est qu'un chacal; lui dis-je, et ce fut pour moi, sur le moment, un grand soulagement.
– Au moment dont je parle, celui où papa me fit cette confidence, poursuivit Agnès, Uriah lui avait dit qu'il allait le quitter; qu'il en était bien fâché; que cela lui faisait beaucoup de peine, mais qu'on lui faisait de très-belles propositions. Papa était très-abattu et plus accablé de soucis que nous ne l'avions jamais vu, vous et moi, mais il a semblé soulagé par cet expédient d'association, quoiqu'il parût en même temps en être blessé et humilié.
– Et comment avez-vous reçu cette nouvelle, Agnès?
– J'ai fait ce que je devais, je l'espère, Trotwood, répliqua-t- elle. J'étais certaine qu'il était nécessaire pour la tranquillité de papa que ce sacrifice fut accompli; je l'ai donc prié de le faire. Je lui ai dit que ce serait un grand poids de moins pour lui… puissé-je avoir dit vrai!.. et que cela me donnerait plus d'occasions encore que par le passé de lui tenir compagnie. Oh! Trotwood, s'écria Agnès en couvrant son visage de ses mains pour cacher ses larmes, il me semble presque que j'ai joué le rôle d'une ennemie de mon père, plutôt que celui d'une fille pleine de tendresse, car je sais que les changements que nous avons remarqués en lui ne viennent que de son dévouement pour moi. Je sais que s'il a rétréci le cercle de ses devoirs et de ses affections, c'était pour les concentrer sur moi tout entiers. Je sais toutes les privations qu'il s'est imposées pour moi, toutes les sollicitudes paternelles qui ont assombri sa vie, énervé ses forces et son énergie, en concentrant toutes ses pensées sur une seule idée. Ah! si je pouvais tout réparer! si je pouvais réussir à le relever, comme j'ai été la cause innocente de son abaissement!»
Je n'avais jamais vu pleurer Agnès. J'avais bien vu des larmes dans ses yeux chaque fois que je rapportais de nouveaux prix de la pension, j'en avais vu encore la dernière fois que nous avions parlé de son père; je l'avais vue détourner son doux visage quand nous nous étions séparés, mais je n'avais jamais été témoin d'un chagrin pareil. J'en étais si triste que je ne pouvais pas lui dire autre chose que des enfantillages comme ces simples paroles: «Je vous en prie, Agnès, je vous en prie, ne pleurez pas, ma chère soeur!»
Mais Agnès m'était trop supérieure par le caractère et la persévérance (je le sais maintenant, que je le comprisse ou non alors), pour avoir longtemps besoin de mes prières. La sérénité angélique de ses manières qui l'a marquée dans mon souvenir d'un sceau si différent de toute autre créature, reparut bientôt, comme lorsqu'un nuage s'efface d'un ciel serein.
«Nous ne serons probablement pas seuls bien longtemps, dit Agnès, et puisque j'en ai l'occasion, permettez-moi de vous demander instamment, Trotwood, de montrer de la bienveillance pour Uriah. Ne le rebutez pas. Ne lui en voulez pas (comme je sais que vous y êtes en général disposé) de ce que vos caractères n'ont pas de sympathie. Ce n'est peut-être que lui rendre justice, car nous ne savons rien de positif contre lui. En tous cas, pensez d'abord à papa et à moi!»
Agnès n'eut pas le temps d'en dire davantage, car la porte s'ouvrit et mistress Waterbrook, une femme étoffée, ou qui portait une robe très-étoffée, je ne sais lequel, car je ne pouvais pas distinguer ce qui appartenait à la robe de ce qui appartenait à la dame, entra toutes voiles dehors. J'avais un vague souvenir de l'avoir vue au spectacle, comme si elle avait passé devant moi dans une lanterne magique mal éclairée; mais elle eut l'air de se rappeler parfaitement ma personne, qu'elle soupçonnait encore d'être en état d'ivresse.
Découvrant pourtant par degrés que j'étais de sens rassis, et, j'espère aussi, que j'étais un jeune homme bien élevé, mistress Waterbrook s'adoucit considérablement à mon égard, et commença par me demander si je me promenais beaucoup dans les parcs, puis, en second lieu, si j'allais souvent dans le monde. Sur ma réponse négative à ces deux questions, il me sembla que je recommençais à perdre beaucoup dans son estime: cependant elle mit beaucoup de bonne grâce à dissimuler la chose, et m'invita à dîner pour le lendemain. J'acceptai l'invitation et je pris congé d'elle, en demandant Uriah dans les bureaux en sortant; il était absent et je laissai ma carte.
Quand j'arrivai pour dîner le lendemain, la porte de la rue, en s'ouvrant, me permit de pénétrer dans un bain de vapeur, parfumé d'une odeur de mouton, qui me fit deviner que je n'étais pas le seul invité; je reconnus à l'instant le commissionnaire revêtu d'une livrée et posté au bas de l'escalier pour aider le domestique à annoncer. Il fit de son mieux pour avoir l'air de ne pas me connaître, quand il me demanda mon nom en confidence, mais moi, je le reconnus bien, et lui aussi, ce qui ne nous mettait pas à notre aise: ce que c'est que la conscience!
Je trouvai dans M. Waterbrook un monsieur entre deux âges, le cou très-court, avec un col de chemise très-vaste; il ne lui manquait que d'avoir le nez noir pour ressembler parfaitement à un roquet, il me dit qu'il était heureux d'avoir l'honneur de faire ma connaissance, et quand j'eus déposé mes hommages aux pieds de mistress Waterbrook, il me présenta avec beaucoup de cérémonie à une dame très-imposante, revêtue d'une robe de velours noir, avec une grande toque de velours noir sur la tête; bref, je la pris pour une proche parente d'Hamlet, sa tante par exemple.
Elle s'appelait mistress Henry Spiker; son mari était là aussi et il avait un air si glacial, que ses cheveux me firent l'effet, non pas d'être gris, mais d'être parsemés de givre ou de frimas. On montrait la plus grande déférence au couple Spiker; Agnès m'apprit que cela venait de ce que M. Henry Spiker était l'avoué de quelqu'un ou de quelque chose, je ne sais lequel, qui tenait de loin à la trésorerie.
Je trouvai Uriah Heep vêtu de noir au milieu de la compagnie. Il était plein d'humilité et me dit, quand je lui donnai une poignée de main, qu'il était fier de ce que je voulais bien faire attention à lui, et qu'il m'était très-obligé de ma condescendance. J'aurais voulu qu'il en fût un peu moins touché, car, dans l'excès de sa reconnaissance, il ne fit que roder toute la soirée autour de moi, et chaque fois que je disais un mot à Agnès, j'étais sûr d'apercevoir dans un coin ses yeux vitreux et son visage cadavéreux, qui nous hantaient comme ceux d'un déterré.
Les autres invités me firent l'effet d'avoir été frappés à la glace comme le champagne. L'un d'eux pourtant attira mon attention avant même d'être introduit; j'avais entendu annoncer M. Traddles; mes pensées se reportèrent à l'instant vers Salem-House; serait-il possible, me disais-je, que ce fut ce Tommy qui dessinait toujours des squelettes!
J'attendais l'entrée de M. Traddles avec un intérêt inaccoutumé. Je vis un jeune homme tranquille, à l'air grave, aux manières modestes, avec des cheveux très-étranges et des yeux un peu trop ouverts; il disparut si vite dans un coin sombre, que j'eus quelque peine à l'examiner. Enfin je parvins à le voir en face, et mes yeux me trompaient bien si ce n'était pas mon pauvre vieux Tommy.
Je m'approchai de M. Waterbrook pour lui dire que je croyais avoir le plaisir de retrouver chez lui un ancien camarade.
«En vérité? dit M. Waterbrook d'un air étonné, vous êtes trop jeune pour avoir été en pension avec M. Henry Spiker?
– Oh! ce n'est pas de lui que je parle, repartis-je. Je parle d'un monsieur qui s'appelle Traddles.
– Oh! oui, oui, en vérité? dit mon hôte avec beaucoup moins d'intérêt, c'est possible.
– Si c'est véritablement mon ancien camarade, dis-je en regardant du côté de Traddles, nous avons été ensemble dans une pension qui s'appelait Salem-House: c'était un excellent garçon.
– Oh! oui, Traddles est un bon garçon, répliqua mon hôte en hochant la tête d'un air de condescendance; Traddles est un très- bon garçon.
– C'est vraiment, lui dis-je, une coïncidence assez curieuse.
– D'autant plus, répondit mon hôte, que c'est par hasard qu'il est ici: il n'a été invité ce matin que parce qu'il s'est trouvé une place vacante à table, par suite de l'indisposition du père de mistress Henry Spiker. C'est un homme très-bien élevé que le père de mistress Henry Spiker, M. Copperfield.»
Je murmurai quelques mots d'assentiment très-chaleureux et véritablement méritoires de la part d'un homme qui n'avait jamais entendu parler de lui; puis je demandai quelle était la profession de M. Traddles.
«Traddles, dit M. Waterbrook, étudie pour le barreau; c'est un très-bon garçon… incapable de faire du mal à personne qu'à lui- même.
– Quel mal peut-il se faire à lui-même? répliquai-je, contrarié d'apprendre cette mauvaise nouvelle.
– Voyez-vous, repartit M. Waterbrook en faisant une petite moue et en jouant avec sa chaîne de montre, d'un certain air d'aisance presque impertinente, je ne crois pas qu'il arrive jamais à grand'chose. Je parierais, par exemple, qu'il n'aura jamais vaillant cinq cents livres sterling. Traddles m'a été recommandé par un de mes amis du barreau. Oh! certainement, certainement, il ne manque pas de quelque talent pour étudier une cause et pour exposer clairement une question par écrit, mais voilà tout. J'ai le plaisir de lui jeter de temps en temps quelque affaire qui ne laisse pas que d'être considérable… pour lui s'entend. Oh! certainement, certainement!»
J'étais très-frappé de l'air de satisfaction dégagée dont M. Waterbrook prononçait de temps en temps son petit «Oh! certainement!» L'expression qu'il y mettait était étrange. Cela vous donnait tout de suite l'idée d'un homme qui était né, non pas comme on dit, avec une cuiller d'argent dans la bouche, mais avec une échelle à la main, et qui avait escaladé l'un après l'autre tous les échelons de la vie jusqu'à ce qu'il pût jeter du faîte un regard de patronage philosophique sur les gens qui pataugaient en bas dans le fossé.
Je continuai de réfléchir sur ce sujet, quand on annonça le dîner. M. Waterbrook offrit son bras à la tante d'Hamlet; M. Henry Spiker donna le sien à mistress Waterbrook; Agnès, que j'avais envie de réclamer, fut confiée à un monsieur souriant qui avait les jambes un peu grêles. Uriah, Traddles et moi, en notre qualité de jeunesse, nous descendîmes les derniers, sans cérémonie. Je ne fus pas tout à fait aussi contrarié que je l'aurais été d'avoir manqué le bras d'Agnès, en trouvant l'occasion, sur l'escalier, de renouer connaissance avec Traddles, qui fut ravi de me revoir, tandis qu'Uriah se tortillait près de nous avec une humilité et une satisfaction si indiscrètes, que j'avais grande envie de le jeter par-dessus la rampe.
Nous fûmes séparés à table, Traddles et moi. Nous étions aux deux bouts opposés; il était perdu dans l'éclat éblouissant d'une robe de velours rouge, et moi dans le deuil de la tante d'Hamlet. Le dîner fut très-long, et la conversation roula tout entière sur l'aristocratie de naissance, sur ce qu'on appelle… le sang. Mistress Waterbrook nous répéta plusieurs fois que, si elle avait une faiblesse, c'était pour le sang.
Il me vint plusieurs fois à l'esprit que nous n'en aurions pas été plus mal, si nous n'avions pas été si comme il faut. Nous étions tellement comme il faut, que le cercle de la conversation était extrêmement restreint. Il y avait au nombre des invités un monsieur et une madame Gulpidge, qui avaient quelque rapport (M. Gulpidge, du moins) de seconde main avec les affaires légales de la Banque; et entre la Banque et la Trésorerie, nous étions aussi exclusifs que le journal de la Cour, qui ne sort pas de là. Pour ajouter à l'agrément de la chose, la tante d'Hamlet avait le défaut de la famille et se livrait constamment à des soliloques décousus sur tous les sujets auxquels on faisait allusion. Il est vrai de dire qu'ils étaient peu nombreux, mais comme nous retombions toujours sur le sang, elle avait un champ aussi vaste pour donner carrière à ses spéculations abstraites que son neveu lui-même.
Le sang! le sang! on aurait pu se croire à un dîner d'ogres, tant la conversation prenait un ton sanguinaire.
«J'avoue que je suis de l'avis de mistress Waterbrook, dit M. Waterbrook en élevant son verre à la hauteur de ses yeux. Il y a bien des choses qui ont aussi leur valeur, mais moi je tiens pour le sang!
– Oh! il n'y a rien d'aussi satisfaisant, observa la tante d'Hamlet, il n'y a rien qui rappelle autant le beau idéal de toutes ces sortes de choses en général. Il y a des esprits vulgaires (il y en a peu, j'espère, mais enfin il y en a) qui aiment mieux se prosterner devant ce que j'appellerais des idoles, positivement des idoles: devant de grands services rendus, des facultés éminentes, et ainsi de suite. Mais tout cela ce sont des êtres d'imagination. Il n'en est pas ainsi du sang. On voit le sang dans un nez, et on le reconnaît; on le rencontre dans un menton, et on dit: «Le voilà, voilà du sang!» C'est quelque chose de positif; on le touche au doigt, cela n'admet pas de doute.»
Le monsieur souriant, doué de jambes grêles, qui avait donné le bras à Agnès, posa la question d'une manière plus nette encore, à ce qu'il me sembla.
«Dame! vous savez, dit ce monsieur, en jetant un regard stupide tout autour de la table; nous ne pouvons pas nous défaire de ça, voyez-vous; nous avons du sang, bon gré mal gré, voyez-vous. Il y a des jeunes gens, voyez-vous, qui peuvent être un peu au-dessous de leur rang comme éducation et comme manières, qui font quelques sottises, voyez-vous, et qui se mettent dans de grands embarras, eux et les autres, et cætera. Mais du diable si on n'a pas toujours du plaisir à trouver qu'au fond ils ont du sang, voyez- vous. Pour mon compte, j'aimerais mieux, en tout cas, être jeté à terre par un homme qui aurait du sang, que d'être ramassé par quelqu'un qui n'en aurait pas.»
Cette déclaration, qui résumait admirablement l'essence de la question, eut le plus grand succès, et attira l'attention sur l'orateur jusqu'au moment de la retraite des dames. Je remarquai alors que M. Gulpidge et M. Henry Spiker, qui jusque-là s'étaient tenus à distance réciproque, formèrent une ligne défensive contre nous, gens de rien, comme étant l'ennemi commun, et échangèrent à travers la table un dialogue mystérieux pour notre mystification.
«Cette affaire de la première créance de quatre mille cinq cents livres sterling n'a pas suivi le cours auquel on s'attendait, Gulpidge, dit M. Henry Spiker.
– Voulez-vous parler du D. de A.? dit M. Spiker.
– Du C. de B.,» dit M. Gulpidge.
M. Spiker fit un mouvement de sourcils et parut très-ému.
«Quand la question fut présentée à lord ***, je n'ai pas besoin de le nommer… dit M. Gulpidge en s'arrêtant.
– Je comprends, dit M. Spiker, W***.»
M. Gulpidge fit un signe mystérieux.
«Quand la question lui fut présentée, il répondit: «Point d'argent, point de liberté!»
– Bonté du ciel! s'écria M. Spiker.
– Point d'argent point de liberté, répéta M. Gulpidge d'un ton ferme. L'héritier présomptif, vous me comprenez?..
– K… dit M. Spiker avec un regard de connivence.
– K… alors a refusé absolument de signer. On l'a suivi jusqu'à New-Market pour le faire rétracter, et il a péremptoirement refusé sa signature.»
L'intérêt de M. Spiker devint si vif qu'il en était pétrifié.
«Voilà où en sont les choses, dit M. Gulpidge en se rejetant dans son fauteuil. Notre ami Waterbrook me pardonnera si j'évite de m'expliquer plus clairement, par égard pour l'importance des intérêts en jeu.»
M. Waterbrook était trop heureux, c'était facile à voir, qu'on voulût bien à sa table traiter, même par allusion, des intérêts si distingués et sous-entendre de tels noms. Il revêtit une expression de grave intelligence, quoique je sois persuadé qu'il ne comprenait pas plus que moi le sujet de la discussion, et exprima sa haute approbation de la discrétion qu'on observait. M. Spiker, après avoir reçu de son ami, M. Gulpidge, une confidence si importante, désira naturellement lui rendre la pareille. Le dialogue précédent fut suivi d'un autre qui fit le pendant; ce fut au tour de M. Gulpidge à témoigner sa surprise; puis il reprit; M. Spiker fut surpris à son tour, et ainsi de suite. Pendant ce temps, nous autres profanes, nous étions accablés par la grandeur des intérêts enveloppés dans cette conversation mystérieuse, et notre hôte nous regardait avec orgueil comme des victimes d'une admiration et d'un respect salutaires.
Jugez si j'eus du plaisir à rejoindre Agnès dans le salon! Après avoir causé avec elle dans un coin, je lui présentai Traddles qui était timide, mais très-aimable et toujours aussi bon enfant qu'autrefois. Il était obligé de nous quitter de bonne heure, attendu qu'il partait le lendemain matin pour un mois, de sorte que je ne pus pas causer avec lui aussi longtemps que je l'aurais voulu; mais nous nous promîmes, en échangeant nos adresses, de nous donner le plaisir de nous revoir quand il serait de retour à Londres. Il apprit avec grand intérêt que j'avais retrouvé Steerforth, et parla de lui avec un tel enthousiasme, que je lui fis répéter devant Agnès ce qu'il en pensait. Mais Agnès se contenta de me regarder et de secouer un peu la tête quand elle fut sûre que j'étais seul à la voir.
Comme elle se trouvait entourée de gens avec lesquels il me semblait qu'elle ne devait pas être à son aise, je fus presque content de lui entendre dire qu'elle devait retourner chez elle au bout de peu de jours, malgré tous mes regrets de la perdre si vite. L'idée de cette séparation prochaine m'engagea à rester jusqu'à la fin de la soirée. Je me rappelais avec tant de plaisir, en causant avec elle et en l'entendant vanter l'heureuse vie que j'avais menée dans la vieille et grave maison qu'elle parait de tant de charmes, que j'aurais volontiers passé ainsi la moitié de la nuit. Mais à la fin, je n'avais plus d'excuses pour rester plus longtemps; toutes les lumières de la soirée de M. Waterbrook étaient éteintes, et je fus bien obligé de partir à mon tour. Je sentis alors plus que jamais qu'elle était mon bon ange, et, en voyant son doux sourire et son visage serein, si je crus que c'étaient ceux d'un ange qui brillaient sur moi d'une sphère éloignée, j'espère qu'on me pardonnera cette illusion innocente.