Kitabı oku: «David Copperfield – Tome I», sayfa 33
J'ai dit que toute la société s'était retirée, j'aurais dû en excepter Uriah que je ne comprenais pas dans cette catégorie, et qui n'avait pas cessé de nous poursuivre. Il descendit l'escalier derrière moi. Il sortit de la maison derrière moi, et je le vois encore, faisant glisser sur ses longs doigts de squelette les doigts plus longs encore d'une paire de gants, qui semblaient faits pour la main de Guy Fawkes.
Je n'étais pas d'humeur à me soucier de la compagnie d'Uriah, mais je me souvins de la prière d'Agnès, et je lui demandai s'il voulait venir chez moi prendre une tasse de café.
«Oh! vraiment, M. Trotwood, répliqua-t-il, je devrais dire M. Copperfield, mais l'autre nom me vient tout naturellement à la bouche… je ne voudrais pas vous gêner; ne vous croyez pas obligé, je vous prie, d'inviter un humble personnage comme moi à venir chez vous.
– Cela ne me gêne pas, répondis-je, voulez-vous venir?
– J'en serais bien heureux, répliqua Uriah, en se tortillant.
– Eh bien! alors, venez!»
Je ne pouvais m'empêcher de lui parler un peu sèchement, mais il n'avait pas l'air de s'en apercevoir. Nous prîmes le chemin le plus court, sans entretenir grande conversation en route, et il avait poussé l'humilité jusqu'à ne faire autre chose tout le long du chemin, que de mettre perpétuellement ses abominables gants; il les mettait encore quand nous arrivâmes à ma porte.
L'escalier était sombre, et je le pris par la main pour éviter qu'il se cognât la tête contre les murs, quoiqu'il me semblât que je tenais une grenouille dans la main, tant la sienne était froide et humide; si bien que je fus tenté vingt fois de le lâcher et de m'enfuir. Mais Agnès et l'hospitalité l'emportèrent, et je l'amenai jusqu'au coin de mon feu. Quand j'eus allumé les bougies, il entra dans des transports d'humilité à la vue du salon qui lui était révélé, et quand je fis chauffer le café dans un simple pot d'étain que mistress Crupp affectionnait particulièrement pour cet usage (sans doute parce qu'il n'avait pas été fait pour cela, mais bien plutôt pour contenir l'eau chaude destinée à se faire la barbe, et peut-être aussi parce qu'il y avait une cafetière brevetée, d'un grand prix, qu'elle laissait moisir dans l'office), il manifesta une telle émotion que j'avais la plus grande envie de la lui verser sur la tête pour l'échauder.
«Oh! vraiment, M. Trotwood… pardon, je voulais dire M. Copperfield! je ne me serais jamais attendu à vous voir me servir! mais il m'arrive de tous côtés tant de choses auxquelles je ne pouvais pas non plus m'attendre dans une situation aussi humble que la mienne, qu'il me semble que les bénédictions pleuvent sur ma tête. Vous avez sans doute entendu parler d'un changement dans mon avenir, M. Trotwood… pardon, je voulais dire M. Copperfield?»
En le voyant assis sur mon canapé, ses longues jambes rapprochées pour soutenir sa tasse, son chapeau et ses gants par terre à côté de lui, sa cuiller s'agitant doucement dans sa tasse, avec ses yeux d'un rouge vif, qui semblaient avoir brûlé leurs cils, ses narines qui se dilataient et se resserraient comme toujours chaque fois qu'il respirait, des ondulations de serpent qui couraient tout le long de son corps depuis le menton jusqu'aux bottes, je me dis que décidément il m'était souverainement désagréable. J'éprouvais un malaise véritable à le voir chez moi, car j'étais jeune alors, et je n'avais pas encore l'habitude de cacher ce que je sentais vivement.
«Vous avez, je pense, entendu parler d'un changement dans mon avenir, Trotwood… pardon, je voulais dire M. Copperfield? répéta Uriah.
– Oui, j'en ai entendu parler.
– Ah! répondit-il tranquillement, je pensais bien que miss Agnès le savait; je suis bien aise d'apprendre que miss Agnès en est instruite. Oh! merci, M. Trot… M. Copperfield.»
J'avais bonne envie de lui jeter mon tire-bottes, qui était là tout prêt devant le feu, pour le punir de m'avoir ainsi tiré un renseignement qui regardait Agnès, quelque insignifiant qu'il pût être, mais je me contentai de boire mon café.
«Comme vous avez été bon prophète, monsieur Copperfield, poursuivit-il, comme vous avez vu les choses de loin! Vous rappelez-vous que vous m'avez dit un jour que je deviendrais peut- être l'associé de M. Wickfield, et qu'alors l'étude porterait les noms de Wickfield et Heep! Vous ne vous en souvenez peut-être pas; mais une personne humble comme moi, M. Copperfield, n'oublie pas ces choses-là.
– Je me rappelle vous en avoir parlé, lui dis-je, quoique certainement cela ne me parût pas très-probable alors.
– Et qui aurait pu le croire probable, monsieur Copperfield! dit Uriah avec enthousiasme. Ce n'était pas moi, toujours! Je me rappelle vous avoir dit moi-même que ma position était beaucoup trop humble: et je vous disais là bien véritablement ce que je pensais.»
Il regardait le feu avec une grimace de possédé, et moi je le regardais.
«Mais les individus les plus humbles, monsieur Copperfield, peuvent servir d'instrument pour faire le bien, reprit-il. Je suis heureux d'avoir pu servir d'instrument au bonheur de M. Wickfield, et j'espère lui rendre encore des services. Quel excellent homme, monsieur Copperfield, mais comme il a été imprudent!
– Je suis bien fâché de ce que vous me dites là, lui dis-je, et je ne pus m'empêcher d'ajouter d'un ton significatif… sous tous les rapports.
– Certainement, monsieur Copperfield, répliqua Uriah, sous tous les rapports. Pour miss Agnès par-dessus tout! Vous ne vous rappelez pas, monsieur Copperfield, l'éloquente expression dont vous vous êtes servi en me parlant d'elle, mais moi je me la rappelle bien. Vous m'avez dit un jour que tout le monde lui devait de l'admiration, et je vous en ai bien remercié, mais vous avez oublié tout cela naturellement, monsieur Copperfield?
– Non, dis-je sèchement.
– Oh! combien j'en suis heureux, s'écria Uriah! quand je pense que c'est vous qui avez le premier allumé une étincelle d'ambition dans mon humble coeur et que vous ne l'avez pas oublié! Oh!.. voulez-vous me permettre de vous demander encore une tasse de café?»
Il y avait quelque chose dans l'emphase qu'il avait mise à me rappeler ces étincelles que j'avais allumées, quelque chose dans le regard qu'il m'avait lancé en parlant, qui m'avait fait tressaillir comme si je l'avais vu tout d'un coup dévoilé par un jet de lumière. Rappelé à moi par la demande qu'il me faisait d'un ton si différent, je fis les honneurs du pot d'étain, mais d'une main si tremblante, avec un sentiment si soudain de mon impuissance à lutter contre lui, et avec tant d'inquiétude de ce qui allait survenir, que j'étais bien sûr de ne pouvoir lui cacher mon trouble.
Il ne disait rien. Il faisait fondre son sucre, buvait une gorgée de café, puis se caressait le menton de sa main décharnée, regardait le feu, jetait un coup d'oeil sur la chambre, me faisait une grimace sous forme de sourire, se tortillait de nouveau dans l'excès de son respect servile, reprenait sa tasse de café, et me laissait le soin de recommencer la conversation.
«Ainsi donc, lui dis-je enfin, M. Wickfield qui vaut mieux que cinq cents jeunes gens comme vous… ou moi (ma vie en aurait dépendu que je n'aurais pas pu m'empêcher de couper ma phrase par un geste d'impatience bien prononcé), M. Wickfield a commis des imprudences, monsieur Heep?
– Oh! beaucoup d'imprudences, monsieur Copperfield, répliqua Uriah avec un soupir de modestie, beaucoup, beaucoup!.. Mais vous seriez bien bon de m'appeler Uriah comme autrefois!
– Eh bien! Uriah, dis-je en prononçant le mot avec quelque difficulté.
– Merci bien! répliqua-t-il avec chaleur, merci bien, monsieur Copperfield! Il me semble sentir la brise ou entendre les cloches d'autrefois, comme aux jours de ma jeunesse, quand je vous entends dire Uriah. Je vous demande pardon. Que disais-je donc?
– Vous parliez de M. Wickfield.
– Ah! oui, c'est vrai, dit-il, de grandes imprudences, monsieur Copperfield! C'est un sujet auquel je ne voudrais faire allusion devant personne autre que vous. Et même avec vous, je ne puis qu'y faire allusion. Si tout autre que moi avait été à ma place depuis quelques années, à l'heure qu'il est, il aurait M. Wickfield (quel excellent homme, pourtant, monsieur Copperfield!) sous sa coupe. Sous… sa… coupe…» dit Uriah très-lentement en étendant sa main décharnée sur la table, et en la pressant si fort de son pouce sec et dur que la table et la chambre même en tremblèrent.
J'aurais été condamné à le regarder avec son vilain pied plat sur la tête de M. Wickfield, que je n'aurais pas pu, je crois, le détester davantage.
«Oh! oui, monsieur Copperfield, continua-t-il d'une voix douce qui formait un contraste frappant avec la pression obstinée de ce pouce dur et sec, il n'y a pas le moindre doute. Ç'aurait été sa ruine, son déshonneur, je ne sais pas quoi, M. Wickfield ne l'ignore pas. Je suis l'humble instrument destiné à le servir dans mon humilité, et il m'élève à une situation que je pouvais à peine espérer d'atteindre. Combien je dois lui en être reconnaissant!» Son visage était tourné de mon côté, mais il ne me regardait pas; il ôta sa main de la table, et frotta lentement et d'un air pensif sa mâchoire décharnée comme s'il se faisait la barbe.
Je me rappelle quelle indignation remplissait mon coeur, en voyant l'expression de ce rusé visage, qui, à la lueur rouge de la flamme, m'annonçait de nouvelles révélations.
«Monsieur Copperfield, me dit-il… mais ne vous fais-je pas veiller trop tard?
– Ce n'est pas vous qui me faites veiller, je me couche toujours tard.
– Merci, monsieur Copperfield. J'ai monté de quelques degrés dans mon humble situation depuis le temps où vous m'avez connu, cela est vrai, mais je suis toujours aussi humble. J'espère que je le serai toujours. Vous ne douterez pas de mon humilité si je vous fais une petite confidence, monsieur Copperfield, n'est-ce pas?
– Non, dis-je avec effort.
– Merci bien! Il tira son mouchoir de sa poche et se mit à en frotter la paume de ses mains. Miss Agnès, monsieur Copperfield?
– Eh bien! Uriah?
– Oh! quel plaisir de vous entendre dire Uriah spontanément, s'écria-t-il en faisant un petit saut comme une torpille électrique. Vous l'avez trouvée bien belle ce soir, monsieur Copperfield?
– J'ai trouvé comme de coutume qu'elle avait l'air d'être sous tous les rapports au-dessus de tous ceux qui l'entouraient.
– Oh! merci! c'est parfaitement vrai, s'écria-t-il. Merci mille fois de ce que vous venez de dire là!
– Point du tout, répondis-je avec hauteur; il n'y a pas de quoi.
– Voyez-vous, monsieur Copperfield, dit Uriah; c'est précisément là-dessus que roule la confidence que je vais prendre la liberté de vous faire. Quelque humble que je sois, et il frottait ses mains plus énergiquement en les regardant de près, puis il regardait le feu; quelque humble que soit ma mère, quelque modeste que soit notre pauvre mais honnête demeure (je n'ai pas d'objection à vous confier mon secret, monsieur Copperfield; j'ai toujours eu de la tendresse pour vous, depuis que j'ai eu le plaisir de vous voir pour la première fois dans un tilbury), l'image de miss Agnès habite dans mon coeur depuis bien des années! Oh! monsieur Copperfield! si vous saviez comme je l'adore! Je baiserais la trace de ses pas.»
Je crois que je fus saisi de la folle idée de prendre dans la cheminée les pincettes toutes rouges, et de l'en poursuivre au grand galop. Heureusement, elle me sortit brusquement de la tête, comme une balle sort de la carabine, mais l'image d'Agnès souillée, rien que par l'ignoble audace des pensées de cet abominable rousseau ne me quitta pas l'esprit, pendant qu'il était là, assis tout de travers sur le canapé, comme si son âme odieuse donnait la colique à son corps: j'en avais presque le vertige. Il me semblait qu'il grandissait et s'enflait sous mes yeux, que la chambre retentissait des échos de sa voix; enfin je me sentis possédé par une étrange sensation que tout le monde connaît peut- être jusqu'à un certain point; il me semblait que tout ce qui venait de se passer était arrivé autrefois, n'importe quand, et que je savais d'avance ce qu'il allait me dire.
Je m'aperçus à temps que son visage exprimait sa confiance dans le pouvoir qu'il avait entre les mains, et cette observation contribua plus que tout le reste, plus que tous les efforts que j'aurais pu faire, à rappeler à mon souvenir la prière d'Agnès dans toute sa force. Je lui demandai avec une apparence de calme, dont je ne me serais pas cru capable l'instant d'auparavant, s'il avait fait connaître ses sentiments à Agnès.
«Oh! non! monsieur Copperfield, répliqua-t-il, mon Dieu, non, je n'en ai parlé qu'à vous. Vous comprenez, je commence à peine à sortir de l'humilité de ma situation; je fonde en partie mes espérances sur les services qu'elle me verra rendre à son père, (car j'espère bien lui être très-utile, monsieur Copperfield), elle verra comme je faciliterai les choses à ce brave homme pour le tenir en bonne voie. Elle aime tant son père, monsieur Copperfield (quelle belle qualité chez une fille!), que j'espère qu'elle arrivera peut-être, par affection pour lui, à avoir quelques bontés pour moi.»
Je sondais la profondeur de l'intrigue de ce misérable, et je comprenais dans quel but il m'en faisait la confidence.
«Si vous voulez bien avoir la bonté de me garder le secret, monsieur Copperfield, poursuivit-il, et de ne rien faire pour le traverser, je regarderai cela comme une grande faveur. Vous ne voudriez pas me causer de désagréments. Je sais la bonté de votre coeur, mais comme vous ne m'avez connu que dans une humble situation (dans la plus humble situation, je devrais dire, car je suis bien humble encore), vous pourriez, sans le vouloir, me faire un peu de tort auprès de mon Agnès. Je l'appelle mon Agnès, voyez- vous, monsieur Copperfield. Il y a une chanson qui dit:
Un sceptre n'est rien sans toi, Et je renonce à tout si tu veux être à moi.
Eh bien! c'est ce que je compte faire un de ces jours.»
Chère Agnès! Elle, pour qui je ne connaissais personne qui fût digne d'un coeur si aimant et si bon, était-il bien possible qu'elle fût réservée à devenir la femme d'un misérable comme celui-là!
«Il n'y a rien de pressé pour le moment, voyez-vous, monsieur Copperfield, continua Uriah, pendant que je me disais cela en le regardant se tortiller devant moi. Mon Agnès est très-jeune encore, et nous avons, ma mère et moi, bien du chemin à faire et bien des arrangements à prendre, avant qu'il soit à propos d'y penser. J'aurai, par conséquent, le temps de la familiariser avec mes espérances, à mesure que les occasions se présenteront. Oh! que je vous suis reconnaissant de votre confiance. Oh! vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir tout le soulagement que j'éprouve à penser que vous comprenez notre situation et que vous ne voudriez pas me causer des désagréments dans la famille en vous tournant contre moi.»
Il me prit la main sans que j'osasse la lui refuser, et après l'avoir serrée dans sa patte humide, il regarda le cadran effacé de sa montre.
«Bon Dieu! dit-il; il est plus d'une heure. Le temps passe si vite dans les confidences entre de vieux amis, monsieur Copperfield, qu'il est presque une heure et demie.»
Je lui répondis que je croyais qu'il était plus tard; non que je le crusse réellement, mais parce que j'étais à bout. Je ne savais plus, en vérité, ce que je disais.
«Mon Dieu! dit-il par réflexion; dans la maison que j'habite, une espèce d'hôtel, de pension bourgeoise, près de New-River-Head, je vais trouver tout le monde couché depuis deux heures, monsieur Copperfield.
– Je suis bien fâché, répondis-je, de n'avoir ici qu'un seul lit, et de…
– Oh! ne parlez pas de lit, monsieur Copperfield, répondit-il d'un ton suppliant, en relevant une de ses jambes. Mais, est-ce que vous verriez quelque inconvénient à me laisser coucher par terre devant le feu?
– Si vous en êtes là, prenez mon lit, je vous en prie, et moi, je m'étendrai devant le feu.»
Il refusa mon offre, d'une voix assez perçante, dans l'excès de sa surprise et de son humilité, pour aller réveiller mistress Crupp, endormie, je suppose, à cette heure indue, dans une chambre éloignée, située à peu près au niveau de la marée basse, et bercée probablement dans son sommeil, par le bruit d'une horloge incorrigible, à laquelle elle en appelait toujours quand nous avions quelque petite discussion sur une question d'exactitude; cette horloge était toujours de trois quarts d'heure en retard, quoiqu'elle eût été réglée chaque matin sur les autorités les plus compétentes. Aucun des arguments qui me venaient à l'esprit dans mon état de trouble, n'ayant d'effet sur sa modestie, je renonçai à lui persuader d'accepter ma chambre à coucher, et je fus obligé de lui improviser, le mieux possible, un lit auprès du feu. Le matelas du canapé (beaucoup trop court pour ce grand cadavre), les coussins du canapé, une couverture, le tapis de la table, une nappe propre et un gros paletot, tout cela composait un coucher dont il me fut platement reconnaissant. Je lui prêtai un bonnet de nuit dont il s'affubla à l'instant, et qui le rendait si horrible, que je n'ai jamais pu en porter depuis; après quoi je le laissai reposer en paix.
Je n'oublierai jamais cette nuit-là. Je n'oublierai jamais combien de fois je me tournai et me retournai dans mon lit; combien de fois je me fatiguai à penser à Agnès et à cet animal; combien de fois je me demandai ce que je pouvais et ce que je devais faire, et tout cela, pour aboutir toujours à cette impasse, que je n'avais rien de mieux à faire pour le repos d'Agnès, que de ne rien faire du tout, et de garder pour moi ce que j'avais appris. Si je m'endormais un moment, l'image d'Agnès avec ses yeux si doux, et celle de son père la regardant tendrement, s'élevaient devant moi, pour me supplier de venir à leur aide, et me remplissaient de vagues terreurs. Chaque fois que je me réveillais, l'idée qu'Uriah dormait dans la chambre à côté m'oppressait comme un cauchemar, et je me sentais sur le coeur un poids de plomb; j'avais peur d'avoir pris pour locataire un démon de la plus vile espèce.
Les pincettes me revenaient aussi à l'esprit dans mon sommeil, sans que je pusse m'en débarrasser. Il me semblait, tandis que j'étais à demi endormi et à demi éveillé, qu'elles étaient encore toutes rouges, et que je venais de les saisir pour les lui passer au travers du corps. Cette idée me poursuivait tellement, quoique sachant bien qu'elle n'avait aucune solidité, que je me glissai dans la pièce voisine pour m'assurer qu'il y était bien en effet, couché sur le dos, ses jambes étendues jusqu'au bout de la chambre; il ronflait; il avait un rhume de cerveau et sa bouche était ouverte comme une boîte aux lettres; enfin, il était en réalité beaucoup plus affreux que mon imagination malade ne l'avait rêvé, et mon dégoût même devint une sorte d'attraction qui m'obligeait à revenir à peu près toutes les demi-heures pour le regarder de nouveau. Aussi cette longue nuit me sembla plus lente et plus sombre que jamais, et le ciel chargé de nuages s'obstinait à ne laisser paraître aucune trace du jour.
Quand je le vis descendre de bonne heure, le lendemain matin (car, grâce au ciel, il refusa de rester à déjeuner), il me sembla que la nuit disparaissait avec lui; mais en prenant le chemin de mon bureau, je recommandai particulièrement à mistress Crupp de laisser mes fenêtres ouvertes, pour donner de l'air à mon salon, et le purifier de toutes les souillures de sa présence.
CHAPITRE XXVI
Me voilà tombé en captivité
Je ne vis plus Uriah Heep jusqu'au jour du départ d'Agnès. J'étais au bureau de la diligence pour lui dire adieu et la voir partir, et je la trouvai là qui retournait à Canterbury par le même véhicule. J'éprouvai du moins une petite satisfaction à voir cette redingote marron trop courte de taille, étroite et mal fagotée, en compagnie d'un parapluie qui ressemblait à une tente, plantés au bord du siège de derrière sur l'impériale, tandis qu'Agnès avait naturellement une place d'intérieur; mais je méritais bien cette petite indemnité pour la peine que je pris de faire l'aimable avec lui pendant qu'Agnès pouvait nous voir. À la portière de la diligence, de même qu'au dîner de mistress Waterbrook, il planait autour de nous sans relâche comme un grand vautour, dévorant chaque parole que je disais à Agnès ou qu'elle me disait.
Dans l'état de trouble où m'avait jeté la confidence qu'il m'avait faite au coin de mon feu, j'avais réfléchi souvent aux expressions qu'Agnès avait employées en parlant de l'association. «J'ai fait, j'espère, ce que je devais faire. Je savais qu'il était nécessaire pour le repos de papa que ce sacrifice s'accomplit, et je l'ai engagé à le consommer.» J'étais poursuivi depuis lors par le triste pressentiment qu'elle céderait à ce même sentiment, et qu'elle y puiserait la force d'accomplir tout autre sacrifice par amour pour son père. Je connaissais son affection pour lui. Je savais combien sa nature était dévouée. J'avais appris d'elle-même qu'elle se regardait comme la cause innocente des erreurs de M. Wickfield, et qu'elle croyait avoir ainsi contracté envers lui une dette qu'elle désirait ardemment d'acquitter. Je ne trouvais aucune consolation à remarquer la différence qui existait entre elle et ce misérable rousseau en redingote marron, car je sentais que le grand danger venait précisément de la différence qu'il y avait entre la pureté et le dévouement de son âme et la bassesse sordide de celle d'Uriah. Il le savait bien, et il avait sans doute fait entrer tout cela en ligne de compte dans ses calculs hypocrites.
Cependant, j'étais si convaincu que la perspective lointaine d'un tel sacrifice suffirait pour détruire le bonheur d'Agnès, et j'étais tellement sûr, d'après ses manières, qu'elle ne se doutait encore de rien, et que cette ombre n'était pas encore tombée sur son front, que je ne songeais pas plus à l'avertir du coup dont elle était menacée, qu'à lui faire quelque insulte gratuite. Nous nous séparâmes donc sans aucune explication; elle me faisait des signes et me souriait à la portière de la diligence pour me dire adieu, pendant que je voyais sur l'impériale son mauvais génie qui se tortillait de plaisir, comme s'il l'avait déjà tenue dans ses griffes triomphantes.
Pendant longtemps, ce dernier regard jeté sur eux ne cessa pas de me poursuivre. Quand Agnès m'écrivit pour m'annoncer son heureuse arrivée, sa lettre me trouva aussi malheureux de ce souvenir qu'au moment même de son départ. Toutes les fois que je tombais dans la rêverie, j'étais sûr que cette vision allait encore m'apparaître et redoubler mes tourments. Je ne passais pas une seule nuit sans y rêver. Cette pensée était devenue une partie de ma vie, aussi inséparable de mon être que ma tête l'était de mon corps.
J'avais tout le temps de me torturer à mon aise, car Steerforth était à Oxford, m'écrivait-il, et quand je n'étais pas à la cour des Commons', j'étais presque toujours seul. Je crois que je commençais déjà à me sentir une secrète méfiance de Steerforth. Je lui répondis de la manière la plus affectueuse, mais il me semble qu'au bout du compte, je n'étais pas fâché qu'il ne pût pas venir à Londres pour le moment. Je soupçonne qu'à dire le vrai, l'influence d'Agnès, n'étant plus combattue par la présence de Steerforth, agissait sur moi avec d'autant plus de puissance qu'elle tenait plus de place dans mes pensées et mes préoccupations.
Cependant, les jours et les semaines s'écoulaient. J'avais décidément pris place chez MM. Spenlow et Jorkins. Ma tante me donnait quatre-vingts livres sterling par an, payait mon loyer et beaucoup d'autres dépenses. Elle avait loué mon appartement pour un an, et quoiqu'il m'arrivât encore de le trouver un peu triste le soir, et les soirées bien longues, j'avais fini par me faire une espèce de mélancolie uniforme, et par me résigner au café de mistress Crupp, et même par l'avaler, non plus à la tasse, mais à grands seaux, autant que je me rappelle cette période de mon existence. Ce fut à peu près à cette époque que je fis aussi trois découvertes: la première, c'est que mistress Crupp était très- sujette à une indisposition extraordinaire qu'elle appelait des espasmes, généralement accompagnée d'une inflammation dans les fosses nasales, et qui exigeait pour traitement une consommation perpétuelle d'absinthe; la seconde, c'est qu'il fallait qu'il y eût quelque chose de particulier dans la température de mon office, qui fit casser les bouteilles d'eau-de-vie; enfin je découvris que j'étais seul au monde, et j'étais fort enclin à rappeler cette circonstance dans des fragments de poésie nationale de ma composition.
Le jour de mon installation définitive chez MM. Spenlow et Jorkins ne fut marqué par aucune autre réjouissance, si ce n'est que je régalai les clercs au bureau de sandwiches et de xérès, et que je me régalai tout seul, le soir, d'un spectacle. J'allai voir l'Étranger comme une pièce qui ne dérogeait pas à la dignité de la cour des Doctors'-Commons, et j'en revins dans un tel état que je ne me reconnaissais plus dans la glace. M. Spenlow me dit à l'occasion de mon installation, en terminant nos arrangements, qu'il aurait été heureux de m'inviter à venir passer la soirée chez lui à Norwood, en l'honneur des relations qui s'établissaient entre lui et moi, mais que sa maison était un peu en désordre parce qu'il attendait le retour de sa fille qui venait de finir son éducation à Paris. Mais il ajouta que, lorsqu'elle serait arrivée, il espérait avoir le plaisir de me recevoir. Je savais en effet, qu'il était resté veuf avec une fille unique; je le remerciai de ses bonnes intentions.
M. Spenlow tint fidèlement sa parole; une quinzaine de jours après, il me rappela sa promesse en me disant que, si je voulais lui faire le plaisir de venir à Norwood le samedi suivant, pour y rester jusqu'au lundi, il en serait extrêmement heureux. Je répondis naturellement que j'étais tout prêt à lui donner ce plaisir, et il fut convenu qu'il m'emmènerait et me ramènerait dans son phaéton.
Le jour venu, mon sac de nuit même devint un objet de vénération pour les employés subalternes, pour lesquels la maison de Norwood était un mystère sacré. L'un d'eux m'apprit qu'il avait entendu dire que le service de table de M. Spenlow se composait exclusivement de vaisselle d'argent et de porcelaine de Chine, et un autre, qu'on y buvait du champagne tout le long du repas, comme on boit de la bière ailleurs. Le vieux clerc à perruque, qui s'appelait M. Tiffey, avait été plusieurs fois à Norwood, pour affaires, dans le courant de sa carrière, et, dans ces occasions solennelles, il avait pu pénétrer jusque dans la salle à manger qu'il décrivait comme une pièce des plus somptueuses, d'autant plus qu'il y avait bu du xérès brun de la Compagnie des Indes, d'une qualité si particulière, qu'il en faisait venir les larmes aux yeux.
La cour s'occupait ce jour-là d'une affaire qui avait déjà été ajournée; il s'agissait de condamner un boulanger qui avait fait opposition dans sa paroisse à une taxe pour le pavage, et comme la dossier était deux fois plus long que Robinson Crusoé, d'après un calcul que j'avais fait, cela ne put finir qu'un peu tard. Pourtant le boulanger fut mis au ban de la paroisse pour six mois et obligé de payer des frais de toute espèce, après quoi le procureur du boulanger, le juge et les avocats des deux parties, qui étaient tous des parents très-proches, s'en allèrent ensemble à la campagne, pendant que je montais en phaéton avec M. Spenlow.
Ce phaéton était très-élégant; les chevaux se rengorgeaient et levaient les jambes comme s'ils savaient qu'ils appartenaient aux Doctors'-Commons. Il y avait beaucoup d'émulation parmi ces messieurs à qui ferait le plus d'embarras, et nous pouvions nous vanter d'avoir là des équipages joliment soignés; quoique j'aie toujours cru, comme je le croirai toujours, que de mon temps, le grand objet d'émulation, pour les docteurs de la cour, était l'empois; car je ne doute pas que les procureurs n'en fissent alors une aussi grande consommation que peut le comporter la nature humaine.
Notre petit voyage pour nous rendre à Norwood fut donc très- agréable, et M. Spenlow profita de cette occasion pour me donner quelques avis sur ma profession. Il me dit que c'était la profession la plus distinguée; qu'il fallait bien se garder de la confondre avec le métier d'avoué; que cela ne se ressemblait pas; que la nôtre était infiniment plus spéciale, moins routinière, et rapportait de plus beaux profits. Nous traitions les choses beaucoup plus à notre aise aux Commons' qu'on ne pouvait les traiter ailleurs, et ce privilège seul faisait le nous une classe à part. Il me dit, qu'à la vérité, nous ne pouvions pas nous dissimuler (ce qui était bien désagréable) que nous étions surtout employés par des avoués; mais il me donna à entendre que ce n'en était pas moins une race de gens bien inférieure à la nôtre, et que tous les procureurs qui se respectaient les regardaient du haut en bas.
Je demandai à M. Spenlow quelle était, selon lui, la meilleure espèce d'affaires dans la profession. Il me répondit qu'un bon procès sur un testament contesté, quand il s'agissait d'une petite terre de trente à quarante mille livres sterling, était peut-être ce qu'il y avait de mieux. Dans une affaire de cette espèce, il y avait d'abord à chaque phase de la procédure, une bonne petite récolte de profits à faire par voie d'argumentation; puis les dossiers de témoignages s'entassaient les uns sur les autres à chaque interrogatoire pour et contre, sans parler des appels qu'on peut faire d'abord à la Cour des délégués et de là à la Chambre des lords; mais comme on est à peu près sûr de retrouver les dépens sur la valeur de la propriété, les deux parties vont gaillardement de l'avant, sans s'inquiéter des frais. Là-dessus il se lança dans un éloge général de la Cour des Commons. «Ce qu'il y a le plus à admirer dans la Cour des Doctors'-Commons, disait-il, c'est la concentration des affaires. Il n'y a pas de tribunal aussi bien organisé dans le monde. On a tout sous la main, dans une coquille de noix. Par exemple, on porte devant la Cour du consistoire une affaire de divorce, ou une affaire de restitution. Très-bien. Vous commencez par essayer de la Cour du consistoire. Cela se passe tranquillement, en famille; on prend son temps. À supposer qu'on ne soit pas satisfait de la Cour du consistoire, que fait-on? On va devant la Cour des arches. Qu'est-ce que la Cour des arches? La même Cour, dans le même local, avec la même barre, les mêmes conseillers; il n'y a que le juge de changé, car le premier juge, celui de la Cour du consistoire, peut revenir plaider ici, quand cela lui convient, devant la Cour des arches, comme avocat. Ici, on recommence le même jeu. Vous n'êtes pas encore satisfait, très-bien. Alors, que fait-on? On se présente devant la Cour des délégués. Qu'est-ce que la Cour des délégués? Eh bien! les délégués ecclésiastiques sont les avocats sans cause, qui ont vu le jeu qui s'est joué dans les deux Cours; qui ont vu donner, couper et jeter les cartes; qui en ont parlé à tous les joueurs, et qui, en conséquence, se présentent comme des juges tout neufs à l'affaire, pour tout régler à la satisfaction de tout le monde. Les mécontents peuvent parler de la corruption de la Cour, de l'insuffisance de la Cour, de la nécessité d'une réforme dans la Cour; mais, avec tout cela, dit solennellement M. Spenlow, en terminant, plus le boisseau de grain est cher au marché, plus la Cour a d'affaires évoquées devant elle, et on peut dire au monde entier, la main sur la conscience: «Touchez seulement à la Cour, et c'en est fait du pays.»