Kitabı oku: «David Copperfield – Tome II», sayfa 26
Mais Peggotty me dit, quand elle m'eut fait monter dans une petite chambre, où le livre aux crocodiles m'attendait sur la table, que Ham était toujours le même; elle était sûre qu'il avait le coeur brisé (me dit-elle en pleurant); mais il était plein de courage et de douceur, et il travaillait avec plus d'activité et d'adresse que tous les constructeurs de barques du port. Parfois, le soir, il rappelait leur vie passée à bord du vieux bateau; et alors il parlait d'Émilie, quand elle était toute petite; mais jamais il ne parlait d'elle, devenue femme.
Je crus lire sur le visage du jeune homme qu'il avait envie de causer seul avec moi. Je résolus donc de me trouver sur son chemin le lendemain soir, quand il reviendrait de son travail; puis je m'endormis. Cette nuit-là, pour la première fois depuis bien longtemps, on éteignit la lumière qui brillait toujours à la fenêtre du vieux bateau, et M. Peggotty se coucha dans son vieux hamac, au son du vent qui gémissait, comme autrefois, autour de lui.
Le lendemain, il s'occupa à disposer sa barque de pêche et tous ses filets; à emballer et à diriger sur Londres, par le roulage, les effets mobiliers qui pouvaient lui servir dans son ménage; à donner à mistress Gummidge ce dont il croyait ne pas avoir besoin. Elle ne le quitta pas de tout le jour. J'avais un triste désir de revoir ce lieu où j'avais vécu jadis, avant qu'on l'abandonnât. Je convins donc avec eux, de venir les y retrouver le soir; mais je m'arrangeai pour voir Ham auparavant.
Comme je savais où il travaillait, il m'était facile de le trouver en chemin. J'allai l'attendre dans un coin retiré de la grève, que je savais qu'il devait traverser, et je m'en revins avec lui, pour qu'il eût le temps de me parler, s'il en avait vraiment envie. Je ne m'étais pas mépris sur l'expression de son visage; nous n'avions pas fait vingt pas qu'il me dit, sans lever les yeux sur moi:
«Maître David, vous l'avez vue?
– Seulement un instant, pendant qu'elle était évanouie, répondis- je doucement.»
Nous marchâmes un instant en silence, puis il me dit:
«Est-ce que vous la reverrez, monsieur David?
– Cela lui serait peut-être trop pénible.
– J'y ai pensé, répondit-il; c'est probable, monsieur, c'est probable.
– Mais, Ham, lui dis-je doucement, si vous vouliez que je lui écrivisse quelque chose de votre part, dans le cas où je ne pourrais pas le lui dire; si vous aviez quelque chose à lui communiquer par mon entremise, je regarderais cette confidence comme un dépôt sacré.
– J'en suis sûr. Vous êtes bien bon, monsieur, je vous remercie! je crois qu'il y a quelque chose que je voudrais lui faire dire ou lui faire écrire.
– Qu'est-ce donc?
Nous allâmes encore quelques pas, puis il reprit:
«Il ne s'agit pas de dire que je lui pardonne, cela n'en vaudrait pas la peine; mais c'est que je la prie de me pardonner de lui avoir presque imposé mon affection. Souvent je me dis, monsieur, que, si elle ne m'avait pas promis de m'épouser, elle aurait eu assez de confiance en moi, en raison de notre amitié, pour venir me dire la lutte qu'elle souffrait dans son coeur, et s'adresser à mes conseils; je l'aurais peut-être sauvée.»
Je lui serrai la main.
«Est-ce tout?
– Il y a encore quelque chose, dit-il; si je peux seulement vous le dire, maître David.»
Nous marchâmes longtemps sans qu'il ouvrît la bouche; enfin, il parla. Il ne pleurait pas; quand il s'arrêtait aux endroits où le lecteur verra des points, il se recueillait seulement pour s'expliquer plus clairement:
«Je l'aimais trop… et sa mémoire… m'est, trop chère… pour que je puisse chercher à lui faire croire que je suis heureux. Je ne pourrais être heureux… qu'en l'oubliant, et je crains bien de ne pouvoir supporter qu'on lui promette pour moi pareille chose; mais, si vous, maître David, qui êtes si savant, si vous pouviez trouver quelque chose à lui dire pour lui faire croire que je n'ai pas trop souffert, que je l'aime toujours, et que je la plains; si vous pouviez lui faire croire que je ne suis pas las de la vie, qu'au contraire, j'espère la voir un jour, sans reproches, là où les méchante cessent de troubler les bons, et où on trouve le repos de ses peines… Si vous pouviez lui dire quelque chose qui soulagerait son chagrin, sans pourtant lui faire croire que je me marierai jamais, ou que jamais une autre me sera de rien, je vous demanderais de bien vouloir le dire… et encore que je prie pour elle… elle qui m'était si chère.»
Je serrai encore vivement la main de Ham entre les miennes, et je lui promis de m'acquitter de mon mieux de sa commission.
«Je vous remercie, monsieur, répondit-il; vous avez été bien bon de venir me trouver; vous avez été bien bon aussi d'accompagner mon oncle jusqu'ici, maître Davy; je comprends bien que je ne le reverrai plus, quoique ma tante doive aller les revoir encore à Londres, et leur dire adieu avant leur départ. J'y suis bien décidé; nous ne nous le disons pas, mais c'est sûr, et cela vaut mieux. La dernière fois que vous le verrez, au dernier moment, voulez-vous lui dire tous les remercîments, toute la respectueuse affection de l'orphelin pour lequel il a été plus qu'un père?»
Je le lui promis.
«Merci encore, monsieur, dit-il, en me pressant cordialement la main; je sais où vous allez. Adieu.»
Il fit un petit signe de la main, comme pour m'expliquer qu'il ne pouvait pas retourner dans ce lieu qu'il avait aimé autrefois, puis s'éloigna. Je le vis tourner les yeux vers une bande de lumière argentée, sur les flots, et passer son chemin en la regardant, jusqu'au moment où il ne fut plus qu'une ombre dans le lointain.
La porte du vieux bateau était ouverte lorsque j'en approchai; je vis qu'il n'y avait plus de meubles, sauf un vieux coffre, sur lequel était assise mistress Gummidge, avec un panier sur les genoux. Elle regardait M. Peggotty, qui avait le coude appuyé sur la cheminée, et semblait examiner les cendres rougeâtres d'un feu à demi éteint; mais il leva la tête d'un air serein, et me dit:
«Ah! vous voilà, maître Davy; vous venez dire adieu à notre vieille maison, comme vous l'aviez promis. C'est un peu nu, n'est- ce pas?
– Vous n'avez pas perdu votre temps, lui dis-je.
– Oh non, monsieur, nous avons bien travaillé; mistress Gummidge a travaillé comme un… je ne sais vraiment pas comme quoi mistress Gummidge n'a pas travaillé, dit M. Peggotty en la regardant, sans avoir pu trouver de comparaison assez flatteuse.»
Mistress Gummidge, toujours appuyée sur son panier, ne fit aucune réflexion.
«Voilà le coffre sur lequel vous vous asseyiez jadis à côté d'Émilie, dit M. Peggotty à voix basse; je vais l'emporter avec moi. Et voilà votre ancienne chambre, maître David, elle est aussi nue qu'on peut le désirer.»
Le vent soufflait doucement, avec un gémissement solennel, qui enveloppait cette demeure à demi déserte d'une atmosphère pleine de tristesse. Tout était parti, jusqu'au petit miroir avec son cadre de nacre. Je pensai au temps où, pour la première fois, j'avais couché là, tandis qu'un si grand changement s'accomplissait dans la maison de ma mère. Je pensai à l'enfant aux yeux bleus qui m'avait charmé. Je pensai à Steerforth, et, tout d'un coup, je me sentis saisi d'une folle crainte qu'il ne fût près de là et qu'on ne pût le rencontrer au premier moment.
«Il se passera du temps avant que le bateau soit habité de nouveau, dit tout bas Peggotty. On le regarde ici à présent comme un lieu de malédiction.
– Appartient-il à quelqu'un du pays? demandai-je.
– À un constructeur de mâts de Yarmouth, dit M. Peggotty. Je compte lui remettre la clef ce soir.»
Nous entrâmes dans l'autre petite chambre, puis nous vînmes retrouver mistress Gummidge, qui était toujours assise sur le coffre. M. Peggotty posa la bougie sur la cheminée, et pria la bonne femme de se lever pour qu'il pût transporter le coffre dehors avant d'éteindre la bougie.
«Daniel, dit mistress Gummidge en quittant tout à coup son panier pour s'attacher au bras de M. Peggotty, mon cher Daniel, voici mes dernières paroles en m'éloignant de cette maison: c'est que je ne veux pas me séparer de vous. Ne pensez pas à me laisser là, Daniel! Oh! non, n'en faites rien.»
M. Peggotty, surpris, regarda mistress Gummidge et puis moi, comme s'il sortait d'un songe.
«N'en faites rien, mon bon Daniel, je vous en conjure, cria mistress Gummidge du ton le plus ému. Emmenez-moi avec vous, Daniel, emmenez-moi avec vous, avec Émilie! Je serai votre servante, votre constante et fidèle servante. S'il y a des esclaves dans le pays où vous allez, je serai votre esclave, et j'en serai bien contente, mais ne m'abandonnez pas, Daniel, je vous en conjure!
– Ma chère amie, dit M. Peggotty en secouant la tête, vous ne savez pas comme le voyage est long et comme la vie sera rude!
– Si, Daniel, je le sais bien! Je le devine! s'écria mistress Gummidge. Mais, je vous le répète, voici mes dernières paroles avant notre séparation: c'est que, si vous me laissez là, je veux rentrer dans cette maison pour y mourir. Je sais bêcher, Daniel; je sais travailler; je sais ce que c'est que la peine. Je serai bonne et patiente, Daniel, plus que vous ne croyez. Voulez-vous seulement essayer? Je ne toucherai jamais un sou de cette pension, Daniel Peggotty, non; pas même quand je mourrais de faim; mais si vous voulez m'emmener, j'irai avec vous et Émilie jusqu'au bout du monde. Je sais bien ce que c'est; je sais que vous croyez que je suis maussade et grognon; mais, mon cher ami, ce n'est déjà plus comme autrefois, je ne suis pas restée toute seule ici sans gagner quelque chose à penser à tous vos chagrins. Maître David, parlez- lui pour moi! Je connais ses habitudes et celles d'Émilie; je connais aussi leurs chagrins, je pourrai les consoler quelquefois, et je travaillerai toujours pour eux. Daniel, mon cher Daniel, laissez-moi aller avec vous!»
Mistress Gummidge prit sa main et la baisa avec une émotion et une tendresse reconnaissante qu'il méritait bien.
Nous transportâmes le coffre hors de la maison, on éteignit les lumières, on ferma la porte, et on quitta le vieux bateau, qui resta comme un point noir au milieu d'un ciel chargé d'orages. Le lendemain, nous retournions à Londres sur l'impériale de la diligence; mistress Gummidge était installée avec son panier dans la rotonde, et elle était bien heureuse.
CHAPITRE XXII
J'assiste à une explosion
Quand nous fûmes arrivés à la veille du jour pour lequel M. Micawber nous avait donné un si mystérieux rendez-vous, nous nous consultâmes, ma tante et moi, pour savoir ce que nous ferions, car ma tante n'avait nulle envie de quitter Dora. Hélas! qu'il m'était facile de monter Dora dans mes bras, maintenant!
Nous étions disposés, en dépit du désir exprimé par M. Micawber, à décider que ma tante resterait à la maison; M. Dick et moi, nous nous chargerions de représenter la famille. C'était même une chose convenue, quand Dora vint tout déranger en déclarant que jamais elle se pardonnerait à elle-même, et qu'elle ne pardonnerait pas non plus à son méchant petit mari, si ma tante n'allait pas avec nous à Canterbury.
«Je ne vous adresserai pas la parole, dit-elle à ma tante en secouant ses boucles; je serai désagréable, je ferai aboyer Jip toute la journée contre vous. Si vous n'y allez pas, je dirai que vous êtes une vieille grognon.
– Bah! bah! Petite-Fleur, dit ma tante en riant, vous savez bien que vous ne pouvez pas vous passer de moi!
– Mais si, certainement! dit Dora, vous ne me servez à rien du tout. Vous ne montez jamais me voir dans ma chambre, toute la sainte journée; vous ne venez jamais vous asseoir près de moi pour me raconter comme quoi mon Dody avait des souliers tout percés, et comment il était couvert de poussière, le pauvre petit homme! Vous ne faites jamais rien pour me faire plaisir, convenez-en.»
Et Dora s'empressa d'embrasser ma tante en disant: «Non, non, c'est pour rire,» comme si elle avait peur que ma tante ne pût croire qu'elle parlait sérieusement.
«Mais, ma tante, reprit-elle d'un ton câlin, écoutez-moi bien: il faut y aller, je vous tourmenterai jusqu'à ce que vous m'ayez dit oui, et je rendrai ce méchant garçon horriblement malheureux s'il ne vous y emmène pas. Je serai insupportable, et Jip aussi! Je ne veux pas vous laisser un moment de répit, pour vous faire regretter, tout le temps, de n'y être pas allée. Mais d'ailleurs, dit-elle, rejetant en arrière ses longs cheveux et nous regardant, ma tante et moi, d'un air interrogateur, pourquoi n'iriez-vous pas tous deux? Je ne suis pas si malade, n'est-ce pas?
– Là! quelle question! s'écria ma tante.
– Quelle idée! lui dis-je.
– Oui! je sais bien que je suis une petite sotte! dit Dora en nous regardant l'un après l'autre, puis elle tendit sa jolie bouche pour nous embrasser. Eh bien, alors, il faut que vous y alliez tous les deux, ou bien je ne vous croirai pas, et ça me fera pleurer.»
Je vis sur le visage de ma tante qu'elle commençait à céder, et Dora s'épanouit en le voyant aussi.
«Vous aurez tant de choses à me raconter, qu'il me faudra au moins huit jours pour l'entendre et le comprendre, dit Dora; car je ne comprendrai pas tout de suite, si ce sont des affaires, comme c'est bien probable. Et puis, s'il y a des additions à faire, je n'en viendrai pas à bout, et ce méchant garçon aura l'air contrarié tout le temps. Allons, vous irez, n'est-ce pas? Vous ne serez absents qu'une nuit, et Jip prendra soin de moi pendant ce temps-là. David me portera dans ma chambre avant que vous partiez, et je ne redescendrai que quand vous serez de retour; vous porterez aussi à Agnès une lettre de reproches; je veux la gronder de n'être jamais venue nous voir!»
Nous décidâmes, sans plus de contestations, que nous partirions tous les deux, et que Dora était une petite rusée qui s'amusait à faire la malade pour se faire soigner. Elle était enchantée et de très-bonne humeur; nous prîmes ce soir-là la malle-poste de Canterbury, ma tante, M. Dick, Traddles et moi.
Je trouvai une lettre de M. Micawber à l'hôtel où il nous avait priés de l'attendre et où nous eûmes assez de peine à nous faire ouvrir au milieu de la nuit; il m'écrivait qu'il nous viendrait voir le lendemain matin à neuf heures et demie précises. Après quoi, nous allâmes tout frissonnants nous coucher, à cette heure incommode, passant, pour gagner nos lits respectifs, à travers d'étroits corridors qu'on aurait dits, d'après l'odeur, confits dans une solution de soupe et de fumier.
Le lendemain matin, de bonne heure, j'errai dans les rues paisibles de cette antique cité: je me promenai à l'ombre des vénérables cloîtres et des églises. Les corbeaux planaient toujours sur les tours de la cathédrale, et les tours elles-mêmes, qui dominent tout le riche pays d'alentour avec ses rivières gracieuses, semblaient fendre l'air du matin, sereines et paisibles, comme si rien ne changeait sur la terre. Et pourtant les cloches, en résonnant à mes oreilles, ne me rappelaient que trop que tout change ici-bas; elles me rappelaient leur propre vieillesse et la jeunesse de ma charmante Dora; elles me racontaient la vie de tous ceux qui avaient passé près d'elles pour aimer, puis pour mourir, tandis que leur son plaintif venait frapper l'armure rouillée du prince Noir dans la cathédrale, pour aller se perdre après dans l'espace, comme un cercle qui se forme, et disparaît sur la surface des eaux.
Je jetai un coup d'oeil sur la vieille maison qui faisait le coin de la rue, mais j'en restai éloigné: peut-être, si on m'avait aperçu, aurais-je pu nuire involontairement à la cause que je venais servir. Le soleil du matin dorait de ses rayons le toit et les fenêtres de cette demeure, et mon coeur ressentait quelque chose de la paix qu'il avait connue autrefois.
Je fis un tour aux environs pendant une heure ou deux, puis je revins par la grande rue, qui commençait à reprendre de l'activité. Dans une boutique qui s'ouvrait, je vis mon ancien ennemi, le boucher, qui berçait un petit enfant et semblait devenu un membre très-paisible de la société.
Nous nous mîmes à déjeuner; l'impatience commençait à nous gagner. Il était près de neuf heures et demie, nous attendions M. Micawber avec une extrême agitation. À la fin, nous laissâmes là le déjeuner; M. Dick seul y avait fait quelque honneur. Ma tante se mit à arpenter la chambre, Traddles s'assit sur le canapé, sous prétexte de lire un journal qu'il étudiait, les yeux au plafond; je me mis à la fenêtre pour avertir les autres, dès que j'apercevrais M. Micawber. Je n'eus pas longtemps à attendre: neuf heures et demie sonnaient lorsque je le vis paraître dans la rue.
«Le voilà! m'écriai-je, et il n'a pas son habit noir!»
Ma tante renoua son chapeau (qu'elle avait gardé pendant tout le temps de son déjeuner) et mit son châle, comme si elle s'apprêtait à quelque événement qui demandât toute son énergie. Traddles boutonna sa redingote d'un air déterminé, M. Dick, ne comprenant rien à ces préparatifs redoutables, mais jugeant nécessaire de les imiter, enfonça son chapeau sur sa tête, de toutes ses forces, puis l'ôta immédiatement pour dire bonjour à M. Micawber.
«Messieurs et madame, dit M. Micawber, bonjour! Mon cher monsieur, dit-il à M. Dick, qui lui avait donné une vigoureuse poignée de main, vous êtes bien bon.
– Avez-vous déjeuné? dit M. Dick. Voulez-vous une côtelette?
– Pour rien au monde, mon cher monsieur! s'écria M. Micawber en l'empêchant de sonner; depuis longtemps, monsieur Dixon, l'appétit et moi, nous sommes étrangers l'un à l'autre.»
M. Dixon fut si charmé de son nouveau nom, qu'il donna à M. Micawber une nouvelle poignée de main en riant comme un enfant.
«Dick, lui dit ma tante, attention!»
M. Dick rougit et se redressa.
«Maintenant, monsieur, dit ma tante à M. Micawber tout en mettant ses gants, nous sommes prêts à partir pour le mont Vésuve ou ailleurs, aussitôt qu'il vous plaira.
– Madame, répondit M. Micawber, j'ai l'espérance, en effet, de vous faire assister bientôt à une éruption. Monsieur Traddles, vous me permettez, n'est-ce pas, de dire que nous avons eu quelques communications, vous et moi?
– C'est un fait, Copperfield, dit Traddles, que je regardais d'un air surpris. M. Micawber m'a consulté sur ce qu'il comptait faire, et je lui ai donné mon avis aussi bien que j'ai pu.
– À moins que je ne me fasse illusion, monsieur Traddles, continua M. Micawber, ce que j'ai l'intention de découvrir ici est très-important?
– Extrêmement important, dit Traddles.
– Peut-être, dans de telles circonstances, madame et messieurs, dit M. Micawber, me ferez-vous l'honneur de vous laisser diriger par un homme qui, tout indigne qu'il est d'être considéré comme autre chose qu'un frêle esquif échoué sur la grève de la vie humaine, est cependant un homme comme vous; des erreurs individuelles et une fatale combinaison d'événements l'ont seules fait déchoir de sa position naturelle.
– Nous avons pleine confiance en vous, monsieur Micawber, lui dis-je; nous ferons tout ce qu'il vous plaira.
– Monsieur Copperfield, repartit M. Micawber, votre confiance n'est pas mal placée pour le moment, je vous demande de vouloir bien me laisser vous devancer de cinq minutes; puis soyez assez bons pour venir rendre visite à miss Wickfield, au bureau de MM. Wickfield-et-Heep, où je suis commis salarié.»
Ma tante et moi, nous regardâmes Traddles qui faisait un signe d'approbation.
«Je n'ai plus rien à ajouter,» continua M. Micawber.
Puis, à mon grand étonnement, il nous fit un profond salut d'un air très-cérémonieux, et disparut. J'avais remarqué qu'il était extrêmement pâle.
Traddles se borna à sourire en hochant la tête, quand je le regardai pour lui demander ce que tout cela signifiait: ses cheveux étaient plus indisciplinés que jamais. Je tirai ma montre pour attendre que le délai de cinq minutes fût expiré. Ma tante, sa montre à la main, faisait de même. Enfin, Traddles lui offrit le bras, et nous sortîmes tous ensemble pour nous rendre à la maison des Wickfield, sans dire un mot tout le long du chemin.
Nous trouvâmes M. Micawber à son bureau du rez-de-chaussée, dans la petite tourelle; il avait l'air de travailler activement. Sa grande règle était cachée dans son gilet, mais elle passait, à une des extrémités, comme un jabot de nouvelle espèce.
Voyant que c'était à moi de prendre la parole, je dis tout haut:
«Comment allez-vous, monsieur Micawber?
– Monsieur Copperfield, dit gravement M. Micawber, j'espère que vous vous portez bien?
– Miss Wickfield est-elle chez elle?
– M. Wickfield est souffrant et au lit, monsieur, dit-il, il a une fièvre rhumatismale; mais miss Wickfield sera charmée, j'en suis sûre, de revoir d'anciens amis. Voulez-vous entrer, monsieur?»
Il nous précéda dans la salle à manger; c'était là que, pour la première fois, on m'avait reçu dans cette maison; puis, ouvrant la porte de la pièce qui servait jadis de bureau à M. Wickfield, il annonça d'une voix retentissante:
«Miss Trotwood, monsieur David Copperfield, monsieur Thomas Traddles et monsieur Dick.»
Je n'avais pas revu Uriah Heep depuis le jour où je l'avais frappé. Évidemment notre visite l'étonnait presque autant qu'elle nous étonnait nous-mêmes. Il ne fronça pas les sourcils, parce qu'il n'en avait pas à froncer, mais il plissa son front de manière à fermer presque complètement ses petits yeux, tandis qu'il portait sa main hideuse à son menton, d'un air de surprise et d'anxiété. Ce ne fut que l'affaire d'un moment: je l'entrevis en le regardant par-dessus l'épaule de ma tante. La minute d'après, il était aussi humble et aussi rampant que jamais.
«Ah vraiment! dit-il, voilà un plaisir bien inattendu! C'est une fête sur laquelle je ne comptais guère, tant d'amis à la fois! Monsieur Copperfield, vous allez bien, j'espère? et si je peux humblement m'exprimer ainsi, vous êtes toujours bienveillant envers vos anciens amis? Mistress Copperfield va mieux, j'espère, monsieur? Nous avons été bien inquiets de sa santé depuis quelque temps, je vous assure.»
Je me souciais fort peu de lui laisser prendre ma main, mais comment faire?
«Les choses ont bien changé ici, miss Trotwood, depuis le temps où je n'étais qu'un humble commis, et où je tenais votre poney; n'est-ce pas? dit Uriah de son sourire le plus piteux. Mais, moi, je n'ai pas changé, miss Trotwood.
– À vous parler franchement, monsieur, dit ma tante, si cela peut vous être agréable, je vous dirai bien que vous avez tenu tout ce que vous promettiez dans votre jeunesse.
– Merci de votre bonne opinion, miss Trotwood, dit Uriah, avec ses contorsions accoutumées.
– Micawber, voulez-vous avertir miss Agnès et ma mère! Ma mère va être dans tous ses états, en voyant si brillante compagnie! dit Uriah en nous offrant des chaises.
– Vous n'êtes pas occupé, monsieur Heep? dit Traddles, dont les yeux venaient de rencontrer l'oeil fauve du renard qui le regardait à la dérobée d'un air interrogateur.
– Non, monsieur Traddles, répondit Uriah en reprenant sa place officielle et en serrant l'une contre l'autre deux mains osseuses, entre deux genoux également osseux, pas autant que je le voudrais. Mais les jurisconsultes sont comme les requins ou comme les sangsues, vous savez: ils ne sont pas aisés à satisfaire! Ce n'est pas que M. Micawber et moi nous n'ayons assez à faire, monsieur, grâce à ce que M. Wickfield ne peut se livrer à aucun travail, pour ainsi dire. Mais c'est pour nous un plaisir aussi bien qu'un devoir, de travailler pour lui. Vous n'êtes pas lié avec M. Wickfield, je crois, monsieur Traddles? il me semble que je n'ai eu moi-même l'honneur de vous voir qu'une seule fois?
– Non, je ne suis pas lié avec M. Wickfield, répondit Traddles; sans cela j'aurais peut-être eu l'occasion de vous rendre visite plus tôt.»
Il y avait dans le ton dont Traddles prononça ces mots quelque chose qui inquiéta de nouveau Uriah; il jeta les yeux sur lui d'un air sinistre et soupçonneux. Mais il se remit en voyant le visage ouvert de Traddles, ses manières simples et ses cheveux hérissés, et il continua en sautant sur sa chaise:
«J'en suis fâché, monsieur Traddles, vous l'auriez apprécié comme moi, ses petits défauts n'auraient fait que vous le rendre plus cher. Mais si vous voulez entendre l'éloge de mon maître, adressez-vous à Copperfield! D'ailleurs, toute la famille de M. Wickfield est un sujet sur lequel son éloquence ne tarit pas.»
Je n'eus pas le temps de décliner le compliment, quand j'aurais été disposé à le faire. Agnès venait d'entrer, suivie de mistress Heep. Elle n'avait pas l'air aussi calme qu'à l'ordinaire; évidemment elle avait eu à supporter beaucoup d'anxiété et de fatigue. Mais sa cordialité empressée et sa sereine beauté n'en étaient que plus frappantes.
Je vis Uriah l'observer tandis qu'elle nous disait bonjour, il me rappela la laideur des mauvais génies épiant une bonne fée. Puis je vis M. Micawber faire un signe à Traddles, qui sortit aussitôt.
«Vous n'avez pas besoin de rester ici, Micawber, dit Uriah.»
Mais M. Micawber restait debout devant la porte, une main appuyée sur la règle qu'il avait placée dans son gilet. On voyait bien, à ne pas s'y méprendre, qu'il avait l'oeil fixé sur un individu, et que cet individu, c'était son abominable patron.
«Qu'est-ce que vous attendez? dit Uriah. Micawber, n'avez-vous pas entendu que je vous ai dit de ne pas rester ici?
– Si, dit M. Micawber, toujours immobile.
– Alors, pourquoi restez-vous? dit Uriah.
– Parce que… parce que cela me convient, répondit M. Micawber, qui ne pouvait plus se contenir.»
Les joues d'Uriah perdirent toute leur couleur et se couvrirent d'une pâleur mortelle, faiblement illuminée par le rouge de ses paupières. Il regarda attentivement M. Micawber avec une figure toute haletante.
«Vous n'êtes qu'un pauvre sujet, tout le monde le sait bien, dit- il en s'efforçant de sourire, et j'ai peur que vous ne m'obligiez à me débarrasser de vous. Sortez! je vous parlerai tout à l'heure.
– S'il y a en ce monde un scélérat, dit M. Micawber, en éclatant tout à coup avec une véhémence inouïe, un coquin auquel je n'ai que trop parlé en ma vie, ce gredin-là se nomme… Heep!»
Uriah recula, comme s'il avait été piqué par un reptile venimeux. Il promena lentement ses regards sur nous, de l'air le plus sombre et le plus méchant; puis il dit à voix basse:
«Ah! ah! c'est un complot! Vous vous êtes donné rendez-vous ici; vous voulez vous entendre avec mon commis, Copperfield, à ce qu'il paraît! Mais prenez garde. Vous ne réussirez pas; nous nous connaissons, vous et moi: nous ne nous aimons guère. Depuis votre première visite ici, vous avez toujours fait le chien hargneux, vous êtes jaloux de mon élévation, n'est-ce pas! mais je vous en avertis, pas de complots contre moi, ou les miens vaudront bien les vôtres. Micawber, sortez, j'ai deux mots à vous dire.
– Monsieur Micawber, dis-je, il s'est fait un étrange changement dans ce drôle, il en est venu à dire la vérité sur un point, c'est qu'il se sent menacé. Traitez-le comme il le mérite!
– Vous êtes d'aimables gens, dit Uriah, toujours du même ton, en essuyant, de sa longue main, les gouttes de sueur gluante qui coulaient sur son front, de venir acheter mon commis, l'écume de la société; un homme tel que vous étiez jadis, Copperfield, avant qu'on vous eût fait la charité; et de le payer pour me diffamer par des mensonges! Mistress Trotwood, vous ferez bien d'arrêter tout ça, ou je me charge de faire arrêter votre mari, plutôt qu'il ne vous conviendra. Ce n'est pas pour des prunes que j'ai étudié à fond votre histoire, en homme du métier, ma brave dame! Miss Wickfield, au nom de l'affection que vous avez pour votre père, ne vous joignez pas à cette bande, si vous ne voulez pas que je le ruine… Et maintenant, Micawber, venez-y! je vous tiens entre mes griffes. Regardez-y à deux fois, si vous ne voulez pas être écrasé. Je vous recommande de vous éloigner, tandis qu'il en est encore temps. Mais où est ma mère? dit-il, en ayant l'air de remarquer avec une certaine alarme l'absence de Traddles, et en tirant brusquement la sonnette. La jolie scène à venir faire chez les gens!
– Mistress Heep est ici, monsieur, dit Traddles, qui reparut suivi de la digne mère de ce digne fils. J'ai pris la liberté de me faire connaître d'elle.
– Et qui êtes-vous, pour vous faire connaître? répondit Uriah; que venez-vous demander ici?
– Je suis l'ami et l'agent de M. Wickfield, monsieur, dit Traddles d'un air grave et calme. Et j'ai dans ma poche ses pleins pouvoirs, pour agir comme procureur en son nom, quoi qu'il arrive.
– Le vieux baudet aura bu jusqu'à en perdre l'esprit, dit Uriah, qui devenait toujours de plus en plus affreux à voir, et on lui aura soutiré cet acte par des moyens frauduleux!
– Je sais qu'on lui a soutiré quelque chose par des moyens frauduleux, reprit doucement Traddles; et vous le savez aussi bien que moi, monsieur Heep. Nous laisserons cette question à traiter à M. Micawber, si vous le voulez bien.
– Uriah! dit mistress Heep d'un ton inquiet.
– Taisez-vous, ma mère, répondit-il, moins on parle, moins on se trompe.
– Mais, mon ami…
– Voulez-vous me faire le plaisir de vous taire, ma mère, et de me laisser parler?»
Je savais bien depuis longtemps que sa servilité n'était qu'une feinte, et qu'il n'y avait en lui que fourberie et fausseté; mais, jusqu'au jour où il laissa tomber son masque, je ne m'étais fait aucune idée de l'étendue de son hypocrisie. J'avais beau le connaître depuis de longues années, et le détester cordialement, je fus surpris de la rapidité avec laquelle il cessa de mentir, quand il reconnut que tout mensonge lui serait inutile; de la malice, de l'insolence et de la haine qu'il laissa éclater, de sa joie en songeant, même alors, à tout le mal qu'il avait fait. Je croyais savoir à quoi m'en tenir sur son compte, et pourtant ce fut toute une révélation pour moi, car en même temps qu'il affectait de triompher, il était au désespoir, et ne savait comment se tirer de ce mauvais pas.
Je ne dis rien du regard qu'il me lança, pendant qu'il se tenait là debout, à nous lorgner les uns après les autres, car je n'ignorais pas qu'il me haïssait, et je me rappelais les marques que ma main avait laissées sur sa joue. Mais, quand ses yeux se fixèrent sur Agnès, ils avaient une expression de rage qui me fit frémir: on voyait qu'il sentait qu'elle lui échappait; il ne pourrait satisfaire l'odieuse passion qui lui avait fait espérer de posséder une femme dont il était incapable d'apprécier toutes les vertus. Était-il possible qu'Agnès eût été condamnée à vivre, seulement une heure, dans la compagnie d'un pareil homme!