Kitabı oku: «David Copperfield – Tome II», sayfa 28
– Madame, répartit M. Micawber, c'est bien le compte exact.
– Et ce grand jeune homme-là, dit ma tante d'un air pensif, qu'est-ce que vous en faites?
– Lorsque je suis venu ici, dit M. Micawber, j'espérais placer Wilkins dans l'Église, ou, pour parler plus correctement, dans le choeur. Mais il n'y a pas de place de ténor vacante dans le vénérable édifice, qui fait à juste titre la gloire de cette cité; et il a… en un mot, il a pris l'habitude de chanter dans des cafés, au lieu de s'exercer dans une enceinte consacrée.
– Mais c'est à bonne intention, dit mistress Micawber avec tendresse.
– Je suis sûr, mon amour, reprit M. Micawber, qu'il a les meilleures intentions du monde; seulement, jusqu'ici, je ne vois pas trop à quoi cela lui sert.»
Ici maître Micawber reprit son air morose et demanda avec quelque aigreur ce qu'on voulait qu'il fît. Croyait-on qu'il pût se faire charpentier de naissance, ou forgeron sans apprentissage? autant lui demander de voler dans les airs comme un oiseau! Voulait-on qu'il allât s'établir comme pharmacien dans la rue voisine? Ou bien pouvait-il se précipiter devant la Cour, aux prochaines assises, pour y prendre la parole comme avocat? Ou se faire entendre de force à l'Opéra, et emporter les bravos de haute lutte? Ne voulait-on pas qu'il fût prêt à tout faire, sans qu'on lui eût rien appris?
Ma tante réfléchit un instant, puis:
«Monsieur Micawber, dit-elle, je suis surprise que vous n'ayez jamais songé à émigrer.
– Madame, répondit M. Micawber, c'était le rêve de ma jeunesse; c'est encore le trompeur espoir de mon âge mûr;» et à propos de cela, je suis pleinement convaincu qu'il n'y avait jamais pensé.
«Eh! dit ma tante, en jetant un regard sur moi, quelle excellente chose ce serait pour vous et pour votre famille, monsieur et mistress Micawber!
– Et des fonds? madame, des fonds? s'écria M. Micawber, d'un air sombre.
– C'est là la principale, pour ne pas dire la seule difficulté, mon cher monsieur Copperfield, ajouta sa femme.
– Des fonds! dit ma tante, mais vous nous rendez, vous nous avez rendu un grand service. Je puis bien le dire, car on sauvera certainement bien des choses de ce désastre; et que pourrions-nous faire de mieux pour vous, que de vous procurer des fonds pour cet usage?
« – Je ne saurais l'accepter en pur don, dit M. Micawber avec foi, mais si on pouvait m'avancer une somme suffisante, à un intérêt de cinq pour cent, sous ma responsabilité personnelle, je pourrais rembourser petit à petit, à douze, dix-huit, vingt-quatre mois de date, par exemple» pour me laisser le temps d'amasser…
– Si on pouvait? répondit ma tante. On le peut, et on le fera, pour peu que cela vous convienne. Pensez-y bien tous deux, David a des amis qui vont partir pour l'Australie: si vous vous décidez à partir aussi, pourquoi ne profiteriez-vous pas du même bâtiment? Vous pourriez vous rendre service mutuellement. Pensez-y bien, monsieur et mistress Micawber. Prenez du temps et pesez mûrement la chose.
– Je n'ai qu'une question à vous adresser, dit mistress Micawber: le climat est sain, je crois?
– Le plus beau climat du monde, dit ma tante.
– Parfaitement, reprit mistress Micawber. Alors, voici ce que je vous demande: l'état du pays est-il tel qu'un homme distingué comme M. Micawber, puisse espérer de s'élever dans l'échelle sociale? Je ne veux pas dire, pour l'instant, qu'il pourrait prétendre à être gouverneur ou à quelque fonction de cette nature, mais trouverait-il un champ assez vaste pour le développement expansif de ses grandes facultés?
– Il ne saurait y avoir nulle part un plus bel avenir, pour un homme qui a de la conduite et de l'activité, dit ma tante.
– Pour un homme qui a de la conduite et de l'activité, répéta lentement mistress Micawber. Précisément il est évident pour moi que l'Australie est le lieu où M. Micawber trouvera la sphère d'action légitime pour donner carrière à ses grandes qualités.
– Je suis convaincu, ma chère madame, dit M. Micawber, que c'est dans les circonstances actuelles, le pays, le seul pays où je puisse établir ma famille; quelque chose d'extraordinaire nous est réservé sur ce rivage inconnu. La distance n'est rien, à proprement parler; et bien qu'il soit convenable de réfléchir à votre généreuse proposition, je vous assure que c'est purement une affaire de forme.»
Jamais je n'oublierai comment, en un instant, il devint l'homme des espérances les plus folles, et se vit emporté déjà sur la roue de la fortune, ni comment mistress Micawber se mit à discourir à l'instant sur les moeurs du kangourou? Jamais je ne pourrai penser à cette rue de Canterbury, un jour de marché, sans me rappeler en même temps de quel air délibéré il marchait à nos côtés; il avait déjà pris les manières rudes, insouciantes et voyageuses d'un colon lointain; il fallait la voir examiner en passant les bêtes a cornes, de l'oeil exercé d'un fermier d'Australie.
CHAPITRE XXIII
Encore un regard en arrière
Il faut que je fasse encore ici une pause. Ô! ma femme-enfant, je revois devant moi, sereine et calme, au milieu de la foule mobile qui agite ma mémoire, une figure qui me dit, avec son innocente tendresse et sa naïve beauté: «Arrêtez-vous pour songer à moi; retournez-vous pour jeter un regard sur la petite fleur qui va tomber et se flétrir!»
Je m'arrête. Tout le reste pâlit et s'efface à mes yeux. Je me retrouve avec Dora, dans notre petite maison. Je ne sais pas depuis combien de temps elle est malade, j'ai une si longue habitude de la plaindre, que je ne compte plus le temps. Il n'est pas bien long peut-être à le détailler par mois et par jours, mais pour moi qui en souffre comme elle à tous les moments de la journée, Dieu! qu'il parait long et pénible!
On ne me dit plus: «Il faut encore quelques jours.» Je commence à craindre en secret de ne plus voir le jour où ma femme-enfant reprendra sa course au soleil avec Jip, son vieux camarade.
Chose singulière! il a vieilli presque subitement; peut-être ne trouve-t-il plus, auprès de sa maîtresse, cette gaieté qui le rendait plus jeune et plus gaillard; il se traîne lentement, il voit à peine, il n'a plus de force, et ma tante regrette le temps où il aboyait à son approche, au lieu de ramper comme il le fait à présent, jusqu'à elle, sans quitter le lit de Dora et de lécher doucement la main de son ancienne ennemie, qui est toujours au chevet du lit de ma femme.
Dora est couchée: elle nous sourit avec son charmant visage; jamais elle ne se plaint; jamais elle ne prononce un mot d'impatience. Elle dit que nous sommes tous très-bons pour elle, que son cher mari se fatigue à la soigner, que ma tante ne dort plus, qu'elle est toujours, au contraire, près d'elle, bonne, active et vigilante. Quelquefois les deux petites dames qui ressemblent à des oiseaux viennent la voir, et alors nous causons de notre jour de noces et de tout cet heureux temps.
Quel étrange repos dans toute mon existence d'alors, au dedans comme au dehors! Assis dans cette paisible petite chambre, je vois ma femme-enfant tourner vers moi ses yeux bleus: ses petits doigts s'entrelacent dans les miens. Bien des heures s'écoulent ainsi; mais, dans toutes ces heures uniformes, il y a trois épisodes qui me sont plus présents encore à l'esprit que les autres.
Nous sommes au matin; Dora est toute belle, grâce aux soins de ma tante: elle me montre comme ses cheveux frisent encore sur l'oreiller, comme ils sont longs et brillants, et comme elle aime à les laisser flotter à l'aise dans son filet.
«Ce n'est pas que j'en sois fière,» dit-elle en me voyant sourire, vilain moqueur, mais c'est parce que vous les trouviez beaux; et parce que, quand j'ai commencé à penser à vous, je me regardais souvent dans la glace, en me demandant si vous ne seriez pas bien aise d'en avoir une mèche. Oh! comme vous faisiez des folies, mon Dody, le jour où je vous en ai donné une!
– C'est le jour où vous étiez en train de copier des fleurs que je vous avais offertes, Dora, et où je vous ai dit combien je vous aimais.
– Ah! mais, moi, je ne vous ai pas dit alors, reprit Dora, comme j'ai pleuré sur ces fleurs, en pensant que vous aviez vraiment l'air de m'aimer! Quand je pourrai courir comme autrefois, David, nous irons revoir les endroits où nous avons fait tant d'enfantillages, n'est-ce pas? Nous reprendrons nos vieilles promenades? et nous n'oublierons pas mon pauvre papa.
– Oui certainement, et nous serons encore bien heureux; mais il faut vous dépêcher de vous guérir, ma chérie!
– Oh! ce ne sera pas long! je vais déjà beaucoup mieux, sans que ça paraisse.»
Maintenant nous sommes au soir; je suis assis dans le même fauteuil, auprès du même lit, le même doux visage tourné vers moi. Nous avons gardé un moment le silence; elle me sourit. J'ai cessé de transporter chaque jour dans le salon mon léger fardeau. Elle ne quitte plus son lit.
«Dody!
– Ma chère Dora!
– Ne me trouvez pas trop déraisonnable, après ce que vous m'avez appris l'autre jour de l'état de M. Wickfield, si je vous dis que je voudrais voir Agnès? J'ai bien envie de la voir!
– Je vais lui écrire, ma chérie.
– Vraiment?
– À l'instant même.
– Comme vous êtes bon, David! soutenez-moi sur votre bras. En vérité, mon ami, ce n'est pas une fantaisie, un vain caprice, j'ai vraiment besoin de la voir!
– Je conçois cela, et je n'ai qu'à le lui dire; elle viendra tout de suite.
– Vous êtes bien seul quand vous descendez au salon maintenant, murmura-t-elle en jetant ses bras autour de mon cou.
– C'est bien naturel, mon enfant chérie, quand je vois votre place vide!
– Ma place vide! Elle me serre contre son coeur, sans rien dire. Vraiment, je vous manque donc, David? reprend-elle avec un joyeux sourire. Moi qui suis si sotte, si étourdie, si enfant?
– Mon trésor, qui donc me manquerait sur la terre comme vous?
– Oh, mon mari! je suis si contente et si fâchée, pourtant! Elle se serre encore plus contre moi, et m'entoure de ses deux bras. Elle rit, puis elle pleure; enfin elle se calme, elle est heureuse.
«Oui, bien heureuse! dit-elle. Vous enverrez à Agnès toutes mes tendresses, et vous lui direz que j'ai grande envie de la voir, je n'ai plus d'autre envie.
– Excepté de vous guérir, Dora.
– Oh! David! quelquefois, je me dis… vous savez que j'ai toujours été une petite sotte!.. que ce jour là n'arrivera jamais!
– Ne dites pas cela, Dora! Mon amour, ne vous mettez pas de ces idées-là dans la tête.
– Je ne peux pas, David, et je ne le voudrais pas d'ailleurs. Mais cela ne m'empêche pas d'être très-heureuse, quoique j'éprouve de la peine à penser que mon cher mari se trouve bien seul, devant la place vide de sa femme-enfant.»
Cette fois, il fait nuit; je suis toujours auprès d'elle. Agnès est arrivée; elle a passé avec nous un jour entier. Nous sommes restés la matinée avec Dora: ma tante, elle et moi. Nous n'avons pas beaucoup causé, mais Dora a eu l'air parfaitement heureux et paisible. Maintenant nous sommes seuls.
Est-il bien vrai que ma femme-enfant va bientôt me quitter! On me l'a dit; hélas! ce n'était pas nouveau pour mes craintes; mais je veux en douter encore. Mon coeur se révolte contre cette pensée. Bien des fois, aujourd'hui, je l'ai quittée pour aller pleurer à l'écart. Je me suis rappelé que Jésus pleura sur cette dernière séparation des vivants et des morts. J'ai repassé dans mon coeur cette histoire pleine de grâce et de miséricorde. J'ai cherché à me soumettre, à prendre courage; mais, je le crains, sans y réussir tout à fait. Non, je ne peux admettre qu'elle touche à sa fin. Je tiens sa main dans les miennes; son coeur repose sur le mien; je vois son amour pour moi tout vivant encore. Je ne puis m'empêcher, me défendre d'une pâle et faible espérance qu'elle me sera conservée.
«Je veux vous parler, David. Je veux vous dire une chose que j'ai souvent pensé à vous dire, depuis quelque temps. Vous voulez bien? ajouta-t-elle avec un doux regard.
– Oui, certainement, mon enfant. Pourquoi ne le voudrais-je pas?
– Ah! c'est que je ne sais pas ce que vous en penserez; peut-être vous l'êtes-vous déjà dit vous-même? peut-être l'avez-vous déjà pensé? David, mon ami, je crois que j'étais trop jeune.»
Je pose ma tête près de la sienne sur l'oreiller; elle plonge ses yeux dans les miens et me parle tout doucement. Petit à petit, à mesure qu'elle avance, je sens, le coeur brisé, qu'elle me parle d'elle-même comme au passé.
«Je crois, mon ami, que j'étais trop jeune. Je ne parle pas seulement de mon âge, j'étais trop jeune d'expérience, de pensées, trop jeune en tout. J'étais une pauvre petite créature. Peut-être eût-il mieux valu que nous ne nous fussions aimés que comme des enfants, pour l'oublier ensuite? Je commence à craindre que je ne fusse pas en état de faire une femme.»
J'essaye d'arrêter mes larmes, et de lui répondre: «Oh! Dora, mon amour, vous ne l'étiez pas moins que moi de faire un mari!
– Je n'en sais rien. Et elle secouait comme jadis ses longues boucles. Peut-être. Mais si j'avais été plus en état de me marier, cela vous aurait peut-être fait du bien aussi. D'ailleurs, vous avez beaucoup d'esprit et moi je n'en ai pas.
– Est-ce que nous n'avons pas été très-heureux, ma petite Dora?»
– Oh! moi, j'ai été bien heureuse, bien heureuse. Mais, avec le temps, mon cher mari se serait lassé de sa femme-enfant. Elle aurait été de moins en moins sa compagne. Il aurait senti tous les jours davantage ce qui manquait à son bonheur. Elle n'aurait pas fait de progrès. Cela vaut mieux ainsi.
– Ô Dora, ma bien-aimée, ne me dites pas cela. Chacune de vos paroles a l'air d'un reproche!
– Vous savez bien que non, répond-elle en m'embrassant. Ô mon ami, vous n'avez jamais mérité cela de moi, et je vous aimais bien trop pour vous faire, sérieusement, le plus petit reproche; c'était mon seul mérite, sauf celui d'être jolie, du moins vous le trouviez… Êtes-vous bien seul en bas David?
– Oh! oui, bien seul!
– Ne pleurez pas… Mon fauteuil est-il toujours là!
– À son ancienne place.
– Oh! comme mon pauvre ami pleure! Chut! Chut! Maintenant promettez-moi une chose. Je veux parler à Agnès. Quand vous descendrez, priez Agnès de monter chez moi, et pendant que je causerai avec elle, que personne ne vienne, pas même ma tante. Je veux lui parler à elle seule. Je veux parler à Agnès toute seule!»
Je lui promets de lui envoyer tout de suite Agnès; mais je ne peux pas la quitter; j'ai trop de chagrin.
«Je vous disais que cela valait mieux ainsi! murmure-t-elle en me serrant dans ses bras. Oh! David, plus tard vous n'auriez pas pu aimer votre femme-enfant plus que vous ne le faites; plus tard, elle vous aurait causé tant d'ennuis et de désagréments, que peut- être vous l'auriez moins aimée. J'étais trop jeune et trop enfant, je le sais. Cela vaut bien mieux ainsi!»
Je vais dans le salon et j'y trouve Agnès; je la prie de monter.
Elle disparaît, et je reste seul avec Jip.
Sa petite niche chinoise est près du feu; il est couché sur son lit de flanelle; il cherche à s'endormir en gémissant. La lune brille de sa plus douce clarté. Et mes larmes tombent à flots, et mon triste coeur est plein d'une angoisse rebelle, il lutte douloureusement contre le coup qui le châtie, oh! oui bien douloureusement.
Je suis assis au coin du feu, je songe, avec un vague remords, à tous les sentiments que j'ai nourris en secret depuis mon mariage. Je pense à toutes les petites misères qui se sont passées entre Dora et moi, et je sens combien on a raison de dire que ce sont toutes ces petites misères qui composent la vie. Et je revois toujours devant moi la charmante enfant, telle que je l'ai d'abord connue, embellie par mon jeune amour, comme par le sien, de tous les charmes d'un tel amour. Aurait-il mieux valu, comme elle me le disait, que nous nous fussions aimés comme des enfants, pour nous oublier ensuite? Coeur rebelle, répondez.
Je ne sais comment le temps se passe; enfin je suis rappelé à moi par le vieux compagnon de ma petite femme, il est plus agité, il se traîne hors de sa niche, il me regarde, il regarde la porte, il pleure parce qu'il veut monter.
«Pas ce soir, Jip! pas ce soir!» Il se rapproche lentement de moi, il lèche ma main, et lève vers moi ses yeux qui ne voient plus qu'à peine.
«Oh, Jip! peut-être plus jamais!» Il se couche à mes pieds, s'étend comme pour dormir, pousse un gémissement plaintif: il est mort.
«Oh! Agnès! venez, venez voir!»
Car Agnès vient de descendre en effet. Son visage est plein de compassion et de douleur, un torrent de larmes s'échappe de ses yeux, elle me regarde sans me dire un mot, sa main me montre le ciel!
«Agnès?»
C'est fini. Je ne vois plus rien; mon esprit se trouble, et au même instant, tout s'efface de mon souvenir.
CHAPITRE XXIV
Les opérations de M. Micawber
Ce n'est pas le moment de dépeindre l'état de mon âme sous l'influence de cet horrible événement. J'en vins à croire que l'avenir était fermé pour moi, que j'avais perdu à jamais toute activité et toute énergie, qu'il n'y avait plus pour moi qu'un refuge: le tombeau, je n'arrivai que par degrés à ce marasme languissant, qui m'aurait peut-être dominé dès les premiers moments, si mon affliction n'avait été troublée d'abord, et augmentée plus tard par des événements que je vais raconter dans la suite de cette histoire. Quoiqu'il en soit, ce qu'il y a de certain, c'est qu'il se passa un certain temps avant que je comprisse toute l'étendue de mon malheur; je croyais presque que j'avais déjà traversé mes plus douloureuses angoisses, et je trouvais une consolation à méditer sur tout ce qu'il y avait de beau et de pur dans cette histoire touchante qui venait de finir pour toujours.
À présent même, je ne me rappelle pas distinctement l'époque où on me parla de faire un voyage, ni comment nous fûmes amenés à penser que je ne trouverais que dans le changement de lieu et de distractions, la consolation et le repos dont j'avais besoin. Agnès exerçait tant d'influence sur tout ce que nous pensions, sur tout ce que nous disions, sur tout ce que nous faisions, pendant ces jours de deuil, que je crois pouvoir lui attribuer ce projet. Mais cette influence s'exerçait si paisiblement, que je n'en sais pas davantage.
Je commençais à croire que, lorsque j'associais jadis la pensée d'Agnès au vieux vitrail de l'église, c'était par un instinct prophétique de ce qu'elle serait pour moi, à l'heure du grand chagrin qui devait fondre un jour sur ma vie. En effet, à partir du moment que je n'oublierai jamais, où elle m'apparut debout, la main levée vers le ciel, elle fut, pendant ces heures si douloureuses, comme une sainte dans ma demeure solitaire; lorsque l'ange de la mort descendit près de Dora, ce fut sur le sein d'Agnès qu'elle s'endormit, le sourire sur les lèvres; je ne le sus qu'après, lorsque je fus en état d'entendre ces tristes détails. Quand je revins à moi, je la vis à mes côtés, versant des larmes de compassion, et ses paroles pleines d'espérance et de paix, son doux visage qui semblait descendre d'une région plus pure et plus voisine du ciel, pour se pencher sur moi, vinrent calmer mon coeur indocile, et adoucir mon désespoir.
Il faut poursuivre mon récit.
Je devais voyager. C'était, à ce qu'il parait, une résolution arrêtée entre nous dès les premiers moments. La terre ayant reçu tout ce qui pouvait périr de celle qui m'avait quitté, il ne me restait plus qu'à attendre ce que M. Micawber appelait le dernier acte de la pulvérisation de Heeps, et le départ des émigrants.
Sur la demande de Traddles, qui fut pour moi, pendant mon affliction, le plus tendre et le plus dévoué des amis, nous retournâmes à Canterbury, ma tante, Agnès et moi. Nous nous rendîmes tout droit chez M. Micawber qui nous attendait. Depuis l'explosion de notre dernière réunion, Traddles n'avait cessé de partager ses soins entre la demeure de M. Micawber et celle de M. Wickfield. Quand la pauvre mistress Micawber me vit entrer, dans mes vêtements de deuil, elle fut extrêmement émue, il y avait encore dans ce coeur-là beaucoup de bon, malgré les tracas et les souffrances prolongées qu'elle avait subis depuis tant d'années.
«Eh bien! monsieur et mistress Micawber, dit ma tante, dès que nous fûmes assis, avez-vous songé à la proposition d'émigrer que je vous ai faite?
– Ma chère madame, reprit M. Micawber, je ne saurais mieux exprimer la conclusion à laquelle nous sommes arrivés. Mistress Micawber, votre humble serviteur, et je puis ajouter nos enfants, qu'en empruntant le langage d'un poète illustre, et en vous disant avec lui:
Notre barque aborda au rivage,Et de loin je vois sur les flotsLe navire et ses matelots,Préparer tout pour le voyage.
– À la bonne heure! dit ma tante. J'augure bien pour vous de cette décision qui fait honneur à votre bon sens.
– C'est vous, madame, qui nous faites beaucoup d'honneur, répondit-il; puis, consultant son carnet: Quant à l'assistance pécuniaire qui doit nous mettre à même de lancer notre frêle canot sur l'océan des entreprises, j'ai pesé de nouveau ce point capital, et je vous propose l'arrangement suivant, que j'ai libellé, je n'ai pas besoin de le dire, sur papier timbré, d'après les prescriptions des divers actes du Parlement relatifs à cette sorte de garanties: j'offre le remboursement aux échéances ci- dessous indiquées, dix-huit mois, deux ans, et deux ans et demi. J'avais d'abord proposé un an, dix-huit mois, et deux ans; mais je craindrais que le temps ne fût un peu court pour amasser quelque chose. Nous pourrions, à la première échéance, ne pas avoir été favorisés dans nos récoltes,» et M. Micawber regardait par toute la chambre comme s'il y voyait quelques centaines d'ares d'une terre bien cultivée, «ou bien il se pourrait que nous n'eussions pas encore serré nos grains. On ne trouve pas toujours des bras comme on veut, je le crains, dans cette partie de nos colonies où nous devrons désormais lutter contre la fécondité luxuriante d'un sol vierge encore.
– Arrangez cela comme il vous plaira, monsieur, dit ma tante.
– Madame, répliqua-t-il, mistress Micawber et moi, nous sentons vivement l'extrême bonté de nos amis et de nos parents. Ce que je désire, c'est d'être parfaitement en règle, et parfaitement exact. Nous allons tourner un nouveau feuillet du livre de la vie, nous allons essayer d'un ressort inconnu et prendre en main un levier puissant: je tiens, pour moi, comme pour mon fils, à ce que ces arrangements soient conclus, comme cela se doit, d'homme à homme.»
Je ne sais si M. Micawber attachait à cette dernière phrase un sens particulier. Je ne sais si jamais ceux qui l'emploient sont bien sûrs que cela veuille dire quelque chose, mais ce qu'il y a de certain, c'est qu'il aimait beaucoup cette locution, car il répéta, avec une toux expressive: «Comme cela se doit, d'homme à homme.»
«Je propose, dit M. Micawber, des lettres de change; elles sont en usage dans tout le monde commerçant (c'est aux juifs, je crois, que nous devons en attribuer l'origine, et ils n'ont su que trop y conserver encore une bonne part, depuis ce jour); je les propose parce que ce sont des effets négociables. Mais si on préférait toute autre garantie, je serais heureux de me conformer aux voeux énoncés à ce sujet: Comme cela se doit d'homme à homme.»
Ma tante déclara que, quand on était décidé des deux côtés à consentir à tout, il lui semblait qu'il ne pouvait s'élever aucune difficulté. M. Micawber fut de son avis.
«Quant à nos préparatifs intérieurs, madame, reprit M. Micawber avec un sentiment d'orgueil, permettez-moi de vous dire comment nous cherchons à nous rendre propres au sort qui nous sera désormais dévolu. Ma fille aînée se rend tous les matins à cinq heures, dans un établissement voisin, pour y acquérir le talent, si l'on peut ainsi parler, de traire les vaches. Mes plus jeunes enfants étudient, d'aussi près que les circonstances le leur permettent, les moeurs des porcs et des volailles qu'on élève dans les quartiers moins élégants de cette cité: deux fois déjà, on les a rapportés à la maison, pour ainsi dire, écrasés par des charrettes. J'ai moi-même, la semaine passée, donné toute mon attention à l'art de la boulangerie, et mon fils Wilkins s'est consacré à conduire des bestiaux, lorsque les grossiers conducteurs payés pour cet emploi lui ont permis de leur rendre gratis quelques services en ce genre. Je regrette, pour l'honneur de notre espèce, d'être obligé d'ajouter que de telles occasions ne se présentent que rarement; en général, on lui ordonne, avec des jurements effroyables, de s'éloigner au plus vite.
– Tout cela est à merveille, dit ma tante du ton le plus encourageant. Mistress Micawber n'est pas non plus restée oisive, J'en suis persuadée?
– Chère madame, répondit mistress Micawber, de son air affairé, je dois avouer que je n'ai pas jusqu'ici pris une grande part à des occupations qui aient un rapport direct avec la culture ou l'élevage des bestiaux, bien que je me propose d'y donner toute mon attention lorsque nous serons là-bas. Le temps que j'ai pu dérober à mes devoirs domestiques, je l'ai consacré à une correspondance étendue avec ma famille. Car j'avoue, mon cher monsieur Copperfield, ajouta mistress Micawber, qui s'adressait souvent à moi, probablement parce que jadis elle avait l'habitude de prononcer mon nom au début de ses discours, j'avoue que, selon moi, le temps est venu d'ensevelir le passé dans un éternel oubli; ma famille doit aujourd'hui donner la main à M. Micawber, M. Micawber doit donner la main à ma famille: il est temps que le lion repose à côté de l'agneau, et que ma famille se réconcilie avec M. Micawber.
Je déclarai que c'était aussi mon avis.
«C'est du moins sous cet aspect, mon cher monsieur Copperfield, que j'envisage les choses. Quand je demeurais chez nous avec papa et maman, papa avait l'habitude de me demander, toutes les fois qu'on discutait une question dans notre petit cercle: «Que pense mon Emma de cette affaire?» Peut-être papa me montrait-il plus de déférence que je n'en méritais, mais cependant, il m'est permis naturellement d'avoir mon opinion sur la froideur glaciale qui a toujours régné dans les relations de M. Micawber avec ma famille; je puis me tromper, mais enfin j'ai mon opinion.
– Certainement. C'est tout naturel, madame, dit ma tante.
– Précisément, continua mistress Micawber. Certainement, je puis me tromper, c'est même très-probable, mais mon impression individuelle, c'est que le gouffre qui sépare M. Micawber et ma famille, est venu de ce que ma famille a craint que M. Micawber n'eût besoin d'assistance pécuniaire. Je ne puis m'empêcher de croire qu'il y a des membres de ma famille, ajouta-t-elle avec un air de grande pénétration, qui ont craint de voir M. Micawber leur demander de s'engager personnellement pour lui, en lui prêtant leur nom. Je ne parle pas ici de donner leurs noms pour le baptême de nos enfants; mais ce qu'ils redoutaient, c'était qu'on ne s'en servît pour des lettres de change, qui auraient ensuite couru le risque d'être négociées à la Banque.»
Le regard sagace avec lequel mistress Micawber nous annonçait cette découverte, comme si personne n'y avait jamais songé, sembla étonner ma tante qui répondit un peu brusquement:
«Eh bien! madame, à tout prendre, je ne serais pas étonnée que vous eussiez raison.
– M. Micawber est maintenant sur le point de se débarrasser des entraves pécuniaires qui ont si longtemps entravé sa marche; il va prendre un nouvel essor dans un pays où il trouvera une ample carrière pour déployer ses facultés; point extrêmement important à mes yeux; les facultés de M. Micawber ont besoin d'espace. Il me semble donc que ma famille devrait profiter de cette occasion pour se mettre en avant. Je voudrais que M. Micawber et ma famille se réunissent dans une fête donnée… aux frais de ma famille; un membre important de ma famille y porterait un toast à la santé et à la prospérité de M. Micawber, et M. Micawber y trouverait l'occasion de leur développer ses vues.
– Ma chère, dit M. Micawber, avec quelque vivacité, je crois devoir déclarer tout de suite que, si j'avais à développer mes vues devant une telle assemblée, elle en serait probablement choquée: mon avis étant qu'en masse votre famille se compose de faquins impertinents, et, en détail, de coquins fieffés.
– Micawber, dit mistress Micawber, en secouant la tête, non! Vous ne les avez jamais compris, et ils ne vous ont jamais compris, voilà tout.»
M. Micawber toussa légèrement.
«Ils ne vous ont jamais compris, Micawber, dit sa femme. Peut-être en sont-ils incapables. Si cela est, il faut les plaindre, et j'ai compassion de leur infortune.
– Je suis extrêmement fâché, ma chère Emma, dit M. Micawber, d'un ton radouci, de m'être laissé aller à des expressions qu'on peut trouver un peu vives. Tout ce que je veux dire, c'est que je peux quitter cette contrée sans que votre famille se mette en avant pour me favoriser… d'un adieu, en me poussant de l'épaule pour précipiter mon départ; enfin, j'aime autant m'éloigner d'Angleterre, de mon propre mouvement, que de m'y faire encourager par ces gens-là. Cependant, ma chère, s'ils daignaient répondre à votre communication, ce qui d'après notre expérience à tous deux, me semble on ne peut plus improbable, je serais bien loin d'être un obstacle à vos désirs.»
La chose étant ainsi décidée à l'amiable, M. Micawber offrit le bras à mistress Micawber, et jetant un coup d'oeil sur le tas de livres et de papiers placés sur la table, devant Traddles, il déclara qu'ils allaient se retirer pour nous laisser libres; ce qu'ils firent de l'air le plus cérémonieux.
«Mon cher Copperfield, dit Traddles en s'enfonçant dans son fauteuil, lorsqu'ils furent partis, et en me regardant avec un attendrissement qui rendait ses yeux plus rouges encore qu'à l'ordinaire, et donnait à ses cheveux les attitudes les plus bizarres, je ne vous demande pas pardon de venir vous parler d'affaires: je sais tout l'intérêt que vous prenez à celles-ci, et cela pourra d'ailleurs apporter quelque diversion à votre douleur. Mon cher ami, j'espère que vous n'êtes pas trop fatigué?
– Je suis tout prêt, lui dis-je après un moment de silence. C'est à ma tante qu'il faut penser d'abord. Vous savez tout le mal qu'elle s'est donné?