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Kitabı oku: «David Copperfield – Tome II», sayfa 34

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«En vérité! monsieur, dit M. Chillip après m'avoir examiné, la tête toujours penchée du même côté. Quoi! c'est monsieur Copperfield? Eh bien, monsieur, je crois que je vous aurais reconnu, si j'avais pris la liberté de vous regarder de plus près. Vous ressemblez beaucoup à votre pauvre père, monsieur.

– Je n'ai jamais eu le bonheur de voir mon père, lui répondis-je.

– C'est vrai, monsieur, dit M. Chillip du ton le plus doux. Et c'est un grand malheur sous tous les rapports. Nous n'ignorons pas votre renommée dans ce petit coin du monde, monsieur, ajouta M. Chillip en secouant de nouveau tout doucement sa petite tête. Vous devez avoir là, monsieur (en se tapant sur le front), une grande excitation en jeu; je suis sûr que vous trouvez ce genre d'occupation bien fatigant, n'est-ce pas?

– Où demeurez-vous, maintenant? lui dis-je en m'asseyant près de lui.

– Je me suis établi à quelques milles de Bury-Saint-Edmunds, dit M. Chillip. Mistress Chillip a hérité d'une petite terre dans les environs, d'après le testament de son père; je m'y suis installé, et j'y fais assez bien mes affaires, comme vous serez bien aise de l'apprendre. Ma fille est une grande personne, monsieur, dit M. Chillip en secouant de nouveau sa petite tête; sa mère a été obligée de défaire deux plis de sa robe la semaine dernière. Ce que c'est! comme le temps passe!»

Comme le petit homme portait à ses lèvres son verre vide, en faisant cette réflexion, je lui proposai de le faire remplir et d'en demander un pour moi, afin de lui tenir compagnie.

«C'est plus que je n'ai l'habitude d'en prendre, monsieur, reprit- il avec sa lenteur accoutumée, mais je ne puis me refuser le plaisir de votre conversation. Il me semble que ce n'est qu'hier que j'ai eu l'honneur de vous soigner pendant votre rougeole. Vous vous en êtes parfaitement tiré, monsieur.»

Je le remerciai de ce compliment, et je demandai deux verres de bichof, qu'on nous apporta bientôt.

«Quel excès! dit M. Chillip; mais comment résister à une fortune si extraordinaire? Vous n'avez pas d'enfant, monsieur?»

Je secouai la tête.

«Je savais que vous aviez fait une perte, il y a quelque temps, monsieur, dit M. Chillip. Je l'ai appris de la soeur de votre beau-père; un caractère bien décidé, monsieur!

– Mais oui, fièrement décidé, répondis-je. Où l'avez-vous vue, monsieur Chillip?

– Ne savez-vous pas, monsieur, reprit M. Chillip avec son plus affable sourire, que votre beau-père est redevenu mon proche voisin?

– Je n'en savais rien.

– Mais oui vraiment, monsieur. Il a épousé une jeune personne de ce pays, qui avait une jolie petite fortune, la pauvre femme! Mais votre tête? monsieur. Ne trouvez-vous pas que votre genre de travail doit vous fatiguer beaucoup le cerveau? reprit-il en me regardant d'un air d'admiration.»

Je ne répondis pas à cette question, et j'en revins aux Murdstone.

«Je savais qu'il s'était remarié. Est-ce que vous êtes le médecin de la maison?

– Pas régulièrement. Mais ils m'ont fait appeler quelquefois, répondit-il. La bosse de la fermeté est terriblement développée chez M. Murdstone et chez sa soeur, monsieur!»

Je répondis par un regard si expressif que M. Chillip, grâce à cet encouragement et au bichof tout ensemble, imprima à sa tête deux ou trois mouvements saccadés et répéta d'un air pensif:

«Ah! mon Dieu! ce temps-là est déjà bien loin de nous, monsieur Copperfield!

– Le frère et la soeur continuent leur manière de vivre? lui dis- je.

– Ah! monsieur, répondit M. Chillip, un médecin va beaucoup dans l'intérieur des familles, il ne doit, par conséquent, avoir des yeux ou des oreilles que pour ce qui concerne sa profession; mais pourtant, je dois le dire, monsieur, ils sont très-sévères pour cette vie, comme pour l'autre.

– Oh! l'autre saura bien se passer de leur concours, j'aime à le croire, répondis-je; mais que font-ils de celle-ci?»

M. Chillip secoua la tête, remua son bichof, et en but une petite gorgée.

«C'était une charmante femme, monsieur! dit-il d'un ton de compassion.

– La nouvelle mistress Murdstone?

– Charmante, monsieur, dit M. Chillip, aussi aimable que possible! L'opinion de mistress Chillip, c'est qu'on lui a changé le caractère depuis son mariage, et qu'elle est à peu près folle de chagrin. Les dames, continua-t-il d'un rire craintif, les dames ont l'esprit d'observation, monsieur.

– Je suppose qu'ils ont voulu la soumettre et la rompre à leur détestable humeur. Que Dieu lui vienne en aide! Et elle s'est donc laissé faire?

– Mais, monsieur, il y a eu d'abord de violentes querelles, je puis vous l'assurer, dit M. Chillip, mais maintenant ce n'est plus que l'ombre d'elle-même. Oserais-je, monsieur, vous dire en confidence que, depuis que la soeur s'en est mêlée, ils ont réduit à eux deux la pauvre femme à un état voisin de l'imbécillité?»

Je lui dis que je n'avais pas de peine à le croire.

«Je n'hésite pas à dire, continua M. Chillip, prenant une nouvelle gorgée de bichof pour se donner du courage, de vous à moi, monsieur, que sa mère en est morte. Leur tyrannie, leur humeur sombre, leurs persécutions ont rendu mistress Murdstone presque imbécile. Avant son mariage, monsieur, c'était une jeune femme qui avait beaucoup d'entrain; ils l'ont abrutie avec leur austérité sinistre. Ils la suivent partout, plutôt comme des gardiens d'aliénés, que comme mari et belle-soeur. C'est ce que me disait mistress Chillip, pas plus tard que la semaine dernière. Et je vous assure, monsieur, que les dames ont l'esprit d'observation: mistress Chillip surtout.

– Et a-t-il toujours la prétention de donner à cette humeur lugubre, le nom… cela me coûte à dire… le nom de religion?

– Patience, monsieur; n'anticipons pas, dit M. Chillip, dont les paupières enluminées attestaient l'effet du stimulant inaccoutumé où il puisait tant de hardiesse. Une des remarques les plus frappantes de mistress Chillip, une remarque qui m'a électrisé, continua-t-il de son ton le plus lent, c'est que M. Murdstone met sa propre image sur un piédestal, et qu'il appelle ça la nature divine. Quand mistress Chillip m'a fait cette remarque, monsieur, j'ai manqué d'en tomber à la renverse: il ne s'en fallait pas de cela! Oh! oui! les dames ont l'esprit d'observation, monsieur.

– D'observation intuitive! lui dis-je, à sa grande satisfaction.

– Je sois bien heureux, monsieur, de vous voir corroborer mon opinion, reprit-il. Il ne m'arrive pas souvent, je vous assure, de me hasarder à en exprimer une en ce qui ne touche point à ma profession. M. Murdstone fait parfois des discours en public, et on dit… en un mot, monsieur, j'ai entendu dire à mistress Chillip, que plus il vient de tyranniser sa femme avec méchanceté, plus il se montre féroce dans sa doctrine religieuse.

– Je crois que mistress Chillip a parfaitement raison.

– Mistress Chillip va jusqu'à dire, continua le plus doux des hommes, encouragé par mon assentiment, que ce qu'ils appellent faussement leur religion n'est qu'un prétexte pour se livrer hardiment à toute leur mauvaise humeur et à leur arrogance. Et savez-vous, monsieur, continua-t-il en penchant doucement sa tête d'un côté, que je ne trouve dans le Nouveau Testament rien qui puisse autoriser M. et miss Murdstone à une pareille rigueur?

– Ni moi non plus.

– En attendant, monsieur, dit M. Chillip, ils se font détester, et comme ils ne se gênent pas pour condamner au feu éternel, de leur autorité privée, quiconque les déteste, nous avons horriblement de damnés dans notre voisinage! Cependant, comme le dit mistress Chillip, monsieur, ils en sont bien punis eux-mêmes et à toute heure: ils subissent le supplice de Prométhée, monsieur; ils se dévorent le coeur, et, comme il ne vaut rien, ça ne doit pas être régalant. Mais maintenant, monsieur, parlons un peu de votre cerveau, si vous voulez bien me permettre d'y revenir. Ne l'exposez-vous pas souvent à un peu trop d'excitation, monsieur?»

Dans l'état d'excitation où M. Chillip avait mis son propre cerveau par ses libations répétées, je n'eus pas beaucoup de peine à ramener son attention de ce sujet à ses propres affaires, dont il me parla, pendant une demi-heure, avec loquacité, me donnant à entendre, entre autres détails intimes, que, s'il était en ce moment même au café de Gray's-inn, c'était pour déposer, devant une commission d'enquête, sur l'état d'un malade dont le cerveau s'était dérangé par suite de l'abus des liquides.

«Et je vous assure, monsieur, que dans ces occasions-là, je suis extrêmement agité. Je ne pourrais pas supporter d'être tracassé. Il n'en faudrait pas davantage pour me mettre hors des gonds. Savez-vous qu'il m'a fallu du temps pour me remettre des manières de cette dame si farouche, la nuit où vous êtes né, monsieur Copperfield?»

Je lui dis que je partais justement le lendemain matin pour aller voir ma tante, ce terrible dragon dont il avait eu si grand'peur; que, s'il la connaissait mieux, il saurait que c'était la plus affectueuse et la meilleure des femmes. La seule supposition qu'il put jamais la revoir parut le terrifier. Il répondit, avec un pâle sourire:» Vraiment, monsieur? vraiment?» et demanda presque immédiatement un bougeoir pour aller se coucher, comme s'il ne se sentait pas en sûreté partout ailleurs, il ne chancelait pas précisément en montant l'escalier, mais je crois que son pouls, généralement si calme, devait avoir ce soir-là deux ou trois pulsations de plus encore à la minute que le jour où ma tante, dans le paroxysme de son désappointement, lui avait jeté son chapeau à la tête.

À minuit, j'allai aussi me coucher, extrêmement fatigué; le lendemain je pris la diligence de Douvres.

J'arrivai sain et sauf dans le vieux salon de ma tante où je tombai comme la foudre pendant qu'elle prenait le thé (à propos elle s'était mise à porter des lunettes), et je fus reçu à bras ouverts, avec des larmes de joie par elle, par M. Dick, et par ma chère vieille Peggotty, maintenant femme de charge dans la maison. Lorsque nous pûmes causer un peu tranquillement, je racontai à ma tante mon entrevue avec M. Chillip, et la terreur qu'elle lui inspirait encore aujourd'hui, ce qui la divertit extrêmement. Peggotty et elle se mirent à en dire long sur le second mari de ma mère, et «cet assassin femelle qu'il appelle sa soeur,» car je crois qu'il n'y a au monde ni arrêt de parlement, ni pénalité judiciaire qui eût pu décider ma tante à donner à cette femme un nom de baptême, ou de famille, ou de n'importe quoi.

CHAPITRE XXX
Agnès

Nous causâmes en tête-à-tête, ma tante et moi, fort avant dans la nuit. Elle me raconta que les émigrants n'envoyaient pas en Angleterre une seule lettre qui ne respirât l'espérance et le contentement, que M. Micawber avait déjà fait passer plusieurs fois de petites sommes d'argent pour faire honneur à ses échéances pécuniaires, comme cela se devait d'homme à homme; que Jeannette, qui était rentrée au service de ma tante lors de son retour à Douvres, avait fini par renoncer à son antipathie contre le sexe masculin en épousant un riche tavernier, et que ma tante avait apposé son sceau à ce grand principe en aidant et assistant la mariée; qu'elle avait même honoré la cérémonie de sa présence. Voilà quelques-uns des points sur lesquels roula notre conversation; au reste, elle m'en avait déjà entretenu dans ses lettres avec plus ou moins de détails. M. Dick ne fut pas non plus oublié. Ma tante me dit qu'il s'occupait à copier tout ce qui lui tombait sous la main, et que, par ce semblant de travail, il était parvenu à maintenir le roi Charles Ier à une distance respectueuse; qu'elle était bien heureuse de le voir libre et satisfait, au lieu de languir dans un état de contrainte monotone, et qu'enfin (conclusion qui n'était pas nouvelle!) il n'y avait qu'elle qui eût jamais su tout ce qu'il valait.

«Et maintenant, Trot, me dit-elle en me caressant la main, tandis que nous étions assis près du feu, suivant notre ancienne habitude, quand est-ce que vous allez à Canterbury?

– Je vais me procurer un cheval, et j'irai demain matin, ma tante, à moins que vous ne vouliez venir avec moi?

– Non! me dit ma tante de son ton bref, je compte rester où je suis.

– En ce cas, lui répondis-je, j'irai à cheval. Je n'aurais pas traversé aujourd'hui Canterbury sans m'arrêter, si c'eût été pour aller voir toute autre personne que vous.»

Elle en était charmée au fond, mais elle me répondit: «Bah, Trot, mes vieux os auraient bien pu attendre encore jusqu'à demain.» Et elle passa encore sa main sur la mienne, tandis que je regardais le feu en rêvant.

Oui, en rêvant! car je ne pouvais me sentir si près d'Agnès sans éprouver, dans toute leur vivacité, les regrets qui m'avaient si longtemps préoccupé. Peut-être étaient-ils adoucis par la pensée que cette leçon m'était bien due pour ne pas l'avoir prévenue dans le temps où j'avais tout l'avenir devant moi; mais ce n'en étaient pas moins des regrets. J'entendais encore la voix de ma tante me répéter ce qu'aujourd'hui je pouvais mieux comprendre: «Oh! Trot, aveugle, aveugle, aveugle!»

Nous gardâmes le silence pendant quelques minutes. Quand je levai les yeux, je vis qu'elle m'observait attentivement. Peut-être avait-elle suivi le fil de mes pensées, moins difficile à suivre à présent que lorsque mon esprit s'obstinait dans son aveuglement.

«Vous trouverez son père avec des cheveux blancs, dit ma tante, mais il est bien mieux sous tout autre rapport: c'est un homme renouvelé. Il n'applique plus aujourd'hui sa pauvre petite mesure, étroite et bornée, à toutes les joies, à tous les chagrins de la vie humaine. Croyez-moi, mon enfant, il faut que tous les sentiments se soient bien rapetissés chez un homme pour qu'on puisse les mesurer à cette aune.

– Oui vraiment, lui répondis-je.

– Quant à elle, vous la trouverez, continua ma tante, aussi belle, aussi bonne, aussi tendre, aussi désintéressée que par le passé. Si je connaissais un plus bel éloge, Trot, je ne craindrais pas de le lui donner.»

Il n'y avait point en effet de plus bel éloge pour elle, ni de plus amer reproche pour moi! Oh! par quelle fatalité m'étais-je ainsi égaré!

«Si elle instruit les jeunes filles qui l'entourent à lui ressembler, dit ma tante, et ses yeux se remplirent de larmes, Dieu sait que ce sera une vie bien employée! Heureuse d'être utile, comme elle le disait un jour! Comment pourrait-elle être autrement?

– Agnès a-t-elle rencontré un… Je pensais tout haut, plutôt que je ne parlais.

– Un… qui? quoi? dit vivement ma tante.

– Un homme qui l'aime?

– À la douzaine! s'écria ma tante avec une sorte d'orgueil indigné. Elle aurait pu se marier vingt fois, mon cher ami, depuis que vous êtes parti.

– Certainement! dis-je, certainement. Mais a-t-elle trouvé un homme digne d'elle? car Agnès ne saurait en aimer un autre.»

Ma tante resta silencieuse un instant, le menton appuyé sur sa main. Puis levant lentement les yeux:

«Je soupçonne, dit-elle, qu'elle a de l'attachement pour quelqu'un, Trot.

– Et elle est payée de retour? lui dis-je.

– Trot, reprit gravement ma tante, je ne puis vous le dire. Je n'ai même pas le droit de vous affirmer ce que je viens de vous dire-là. Elle ne me l'a jamais confié, je ne fais que le soupçonner.»

Elle me regardait d'un air si inquiet (je la voyais même trembler) que je sentis alors, plus que jamais, qu'elle avait pénétré au fond de ma pensée. Je fis un appel à toutes les résolutions que j'avais formées, pendant tant de jours et tant de nuits de lutte contre mon propre coeur.

«Si cela était, dis-je, et j'espère que cela est…

– Je ne dis pas que cela soit, dit brusquement ma tante. Il ne faut pas vous en fier à mes soupçons. Il faut au contraire les tenir secrets. Ce n'est peut-être qu'une idée. Je n'ai pas le droit d'en rien dire.

– Si cela était, répétai-je, Agnès me le dirait un jour. Une soeur à laquelle j'ai montré tant de confiance, ma tante, ne me refusera pas la sienne.»

Ma tante détourna les yeux aussi lentement qu'elle les avait portés sur moi, et les cacha dans ses mains d'un air pensif. Peu à peu elle mit son autre main sur mon épaule, et nous restâmes ainsi près l'un de l'autre, songeant au passé, sans échanger une seule parole, jusqu'au moment de nous retirer.

Je partis le lendemain matin de bonne heure pour le lieu où j'avais passé le temps bien reculé de mes études. Je ne puis dire que je fusse heureux de penser que c'était une victoire que je remportais sur moi-même, ni même de la perspective de revoir bientôt son visage bien-aimé.

J'eus bientôt en effet parcouru cette route que je connaissais si bien, et traversé ces rues paisibles où chaque pierre m'était aussi familière qu'un livre de classe à un écolier. Je me rendis à pied jusqu'à la vieille maison, puis je m'éloignai: j'avais le coeur trop plein pour me décider à entrer. Je revins, et je vis en passant la fenêtre basse de la petite tourelle où Uriah Heep, puis M. Micawber, travaillaient naguère: c'était maintenant un petit salon; il n'y avait plus de bureau. Du reste, la vieille maison avait le même aspect propre et soigné que lorsque je l'avais vue pour la première fois. Je priai la petite servante qui vint m'ouvrir de dire à miss Wickfield qu'un monsieur demandait à la voir, de la part d'un ami qui était en voyage sur le continent: elle me fit monter par le vieil escalier (m'avertissant de prendre garde aux marches que je connaissais mieux qu'elle): j'entrai dans le salon; rien n'y était changé. Les livres que nous lisions ensemble, Agnès et moi, étaient à la même place; je revis, sur le même coin de la table, le pupitre où tant de fois j'avais travaillé. Tous les petits changements que les Heep avaient introduits de nouveau dans la maison, avaient été changés à leur tour. Chaque chose était dans le même état que dans ce temps de bonheur qui n'était plus.

Je me mis contre une fenêtre, je regardai les maisons de l'autre côté de la rue, me rappelant combien de fois je les avais examinées les jours de pluie, quand j'étais venu m'établir à Canterbury; toutes les suppositions que je m'amusais à faire sur les gens qui se montraient aux fenêtres, la curiosité que je mettais à les suivre montant et descendant les escaliers, tandis que les femmes faisaient retentir les clic-clac de leurs patins sur le trottoir, et que la pluie maussade fouettait le pavé, ou débordait là-bas des égouts voisins sur la chaussée. Je me souvenais que je plaignais de tout mon coeur les piétons que je voyais arriver le soir à la brune tout trempés, et traînant la jambe avec leurs paquets sur le dos au bout d'un bâton. Tous ces souvenirs étaient encore si frais dans ma mémoire, que je sentais une odeur de terre humide, de feuilles et de ronces mouillées, jusqu'au souffle du vent qui m'avait dépité moi-même pendant mon pénible voyage.

Le bruit de la petite porte qui s'ouvrait dans la boiserie me fit tressaillir, je me retournai. Son beau et calme regard rencontra le mien. Elle s'arrêta et mit sa main sur son coeur; je la saisis dans mes bras.

«Agnès! mon amie! j'ai eu tort d'arriver ainsi à l'improviste.

– Non, non! Je suis si contente de vous voir, Trotwood!

– Chère Agnès, c'est moi qui suis heureux de vous retrouver encore!»

Je la pressai sur mon coeur, et pendant un moment nous gardâmes tous deux le silence. Puis nous nous assîmes à côté l'un de l'autre, et je vis sur ce visage angélique l'expression de joie et d'affection dont je rêvais, le jour et la nuit, depuis des années.

Elle était si naïve, elle était si belle, elle était si bonne, je lui devais tant, je l'aimais tant, que je ne pouvais exprimer ce que je sentais. J'essayai de la bénir, j'essayai de la remercier, j'essayai de lui dire (comme je l'avais souvent fait dans mes lettres) toute l'influence qu'elle avait sur moi, mais non: mes efforts étaient vains. Ma joie et mon amour restaient muets.

Avec sa douce tranquillité, elle calma mon agitation; elle me ramena au souvenir du moment de notre séparation; elle me parla d'Émilie, qu'elle avait été voir en secret plusieurs fois; elle me parla d'une manière touchante du tombeau de Dora. Avec l'instinct toujours juste que lui donnait son noble coeur, elle toucha si doucement et si délicatement les cordes douloureuses de ma mémoire que pas une d'elles ne manqua de répondre à son appel harmonieux, et moi, je prêtais l'oreille à cette triste et lointaine mélodie, sans souffrir des souvenirs qu'elle éveillait dans mon âme. Et comment en aurais-je pu souffrir, lorsque le sien les dominait tous et planait comme les ailes de mon bon ange sur ma vie!

«Et vous, Agnès, dis-je enfin. Parlez-moi de vous. Vous ne m'avez encore presque rien dit de ce que vous faites.

– Et qu'aurais-je à vous dire? reprit-elle avec son radieux sourire. Mon père est bien. Vous nous retrouvez ici tranquilles dans notre vieille maison qui nous a été rendue; nos inquiétudes sont dissipées; vous savez cela, cher Trotwood, et alors vous savez tout.

– Tout, Agnès?»

Elle me regarda, non sans un peu d'étonnement et d'émotion.

«Il n'y a rien de plus, ma soeur? lui dis-je.»

Elle pâlit, puis rougit, et pâlit de nouveau. Elle sourit avec une calme tristesse, à ce que je crus voir, et secoua la tête.

J'avais cherché à la mettre sur le sujet dont m'avait parlé ma tante; car quelque douloureuse que dût être pour moi cette confidence, je voulais y soumettre mon coeur et remplir mon devoir vis-à-vis d'Agnès. Mais je vis qu'elle se troublait, et je n'insistai pas.

«Vous avez beaucoup à faire, chère Agnès?

– Avec mes élèves?» dit-elle en relevant la tête; elle avait repris sa sérénité habituelle.

«Oui. C'est bien pénible, n'est-ce pas?

– La peine en est si douce, reprit-elle, que je serais presque ingrate de lui donner ce nom.

– Rien de ce qui est bien ne vous semble difficile, répliquai- je.»

Elle pâlit de nouveau, et, de nouveau, comme elle baissait la tête, je revis ce triste sourire.

«Vous allez attendre pour voir mon père, dit-elle gaiement, et vous passerez la journée avec nous. Peut-être même voudrez-vous bien coucher dans votre ancienne chambre? Elle porte toujours votre nom.»

Cela m'était impossible, j'avais promis à ma tante de revenir le soir, mais je serais heureux, lui dis-je, de passer la journée avec eux.

«J'ai quelque chose à faire pour le moment, dit Agnès, mais voilà vos anciens livres, Trotwood, et notre ancienne musique.

– Je revois même les anciennes fleurs, dis-je en regardant autour de moi; ou du moins les espèces que vous aimiez autrefois.

– J'ai trouvé du plaisir, reprit Agnès en souriant, à conserver tout ici pendant votre absence, dans le même état que lorsque nous étions des enfants. Nous étions si heureux alors!

– Oh! oui, Dieu m'en est témoin!

– Et tout ce qui me rappelait mon frère, dit Agnès en tournant vers moi ses yeux affectueux, m'a tenu douce compagnie. Jusqu'à cette miniature de panier, dit-elle en me montrant celui qui pendait à sa ceinture, tout plein de clefs, il me semble, quand je l'entends résonner, qu'il me chante un air de notre jeunesse.»

Elle sourit et sortit par la porte qu'elle avait ouverte en entrant.

C'était à moi à conserver avec un soin religieux cette affection de soeur. C'était tout ce qui me restait, et c'était un trésor. Si une fois j'ébranlais cette sainte confiance en voulant la dénaturer, elle était perdue à tout jamais et ne saurait renaître. Je pris la ferme résolution de n'en point courir le risque. Plus je l'aimais, plus j'étais intéressé à ne point m'oublier un moment.

Je me promenai dans les rues, je revis mon ancien ennemi le boucher, aujourd'hui devenu constable, avec le bâton, signe honorable de son autorité, pendu dans sa boutique: j'allai voir l'endroit où je l'avais combattu; et là je méditai sur miss Shepherd, et sur l'aînée des miss Jorkins, et sur toutes mes frivoles passions, amours ou haines de cette époque. Rien ne semblait avoir survécu qu'Agnès, mon étoile toujours plus brillante et plus élevée dans le ciel.

Quand je revins, M. Wickfield était rentré; il avait loué à deux milles environ de la ville un jardin où il allait travailler presque tous les jours. Je le trouvai tel que ma tante me l'avait décrit. Nous dînâmes en compagnie de cinq ou six petites filles; il avait l'air de n'être plus que l'ombre du beau portrait qu'on voyait sur la muraille.

La tranquillité et la paix qui régnaient jadis dans cette paisible demeure, et dont j'avais gardé un si profond souvenir, y étaient revenues. Quand le dîner fut terminé, M. Wickfield ne prenant plus le vin du dessert, et moi refusant d'en prendre comme lui, nous remontâmes tous. Agnès et ses petites élèves se mirent à chanter, à jouer et à travailler ensemble. Après le thé les enfants nous quittèrent, et nous restâmes tous trois ensemble, à causer du passé.

«J'y trouve bien des sources de regret, de profond regret et de remords, Trotwood, dit M. Wickfield, en secouant sa tête blanchie; vous ne le savez que trop. Mais avec tout cela je serais bien fâché d'en effacer le souvenir, lors même que ce serait en mon pouvoir.»

Je pouvais aisément le croire: Agnès était à côté de lui!

«J'anéantirais en même temps, continua-t-il, celui de la patience, du dévouement, de la fidélité, de l'amour de mon enfant, et cela, je ne veux pas l'oublier, non, pas même pour parvenir à m'oublier moi-même.

– Je vous comprends, monsieur, lui dis-je doucement. Je la vénère. J'y ai toujours pensé… toujours, avec vénération.

– Mais personne ne sait, pas même vous, reprit-il, tout ce qu'elle a fait, tout ce qu'elle a supporté, tout ce qu'elle a souffert. Mon Agnès!»

Elle avait mis sa main sur le bras de son père comme pour l'arrêter, et elle était pâle, bien pâle.

«Allons! allons!» dit-il, avec un soupir, en repoussant évidemment le souvenir d'un chagrin que sa fille avait eu à supporter, qu'elle supportait peut-être même encore (je pensai à ce que m'avait dit ma tante), Trotwood, je ne vous ai jamais parlé de sa mère. Quelqu'un vous en a-t-il parlé?

– Non, monsieur.

– Il n'y a pas beaucoup à en dire… bien qu'elle ait eu beaucoup à souffrir. Elle m'a épousé contre la volonté de son père, qui l'a reniée. Elle l'a supplié de lui pardonner, avant la naissance de mon Agnès. C'était un homme très-dur, et la mère était morte depuis longtemps. Il a rejeté sa prière. Il lui a brisé le coeur.»

Agnès s'appuya sur l'épaule de son père et lui passa doucement les bras autour du cou.

«C'était un coeur doux et tendre, dit-il, il l'a brisé, je savais combien c'était une nature frêle et délicate. Nul ne le pouvait savoir aussi bien que moi. Elle m'aimait beaucoup, mais elle n'a jamais été heureuse. Elle a toujours souffert en secret de ce coup douloureux, et quand son père la repoussa pour la dernière fois, elle était faible et malade… elle languit, puis elle mourut. Elle me laissa Agnès qui n'avait que quinze jours encore, et les cheveux gris que vous vous rappelez m'avoir vus déjà la première fois que vous êtes venu ici.»

Il embrassa sa fille.

«Mon amour pour mon enfant était un amour plein de tristesse, car mon âme tout entière était malade. Mais à quoi bon vous parler de moi? C'est de sa mère et d'elle que je voulais vous parler, Trotwood. Je n'ai pas besoin de vous dire ce que j'ai été ni ce que je suis encore, vous le devinerez bien; je le sais. Quant à Agnès, je n'ai que faire aussi de vous dire ce qu'elle est; mais j'ai toujours retrouvé en elle quelque chose de l'histoire de sa pauvre mère; et c'est pour cela que je vous en parle ce soir, à présent que nous sommes de nouveau réunis, après de si grands changements. J'ai fini.»

Il baissa la tête, elle pencha vers lui son visage d'ange, qui prit, avec ses caresses filiales, un caractère plus pathétique encore après ce récit. Une scène si touchante était bien faite pour fixer d'une façon toute particulière dans ma mémoire le souvenir de cette soirée, la première de notre réunion.

Agnès se leva, et, s'approchant doucement de son piano, elle se mit à jouer quelques-uns des anciens airs que nous avions si souvent écoutés au même endroit.

«Avez-vous le projet de voyager encore?» me demanda Agnès, tandis que j'étais debout à côté d'elle.

– Qu'en pense ma soeur?

– J'espère que non.

– Alors, je n'en ai plus le projet, Agnès.

– Puisque vous me consultez, Trotwood, je vous dirai que mon avis est que vous n'en devez rien faire, reprit-elle doucement. «Votre réputation croissante et vos succès vous encouragent à continuer; et lors même que je pourrais me passer de mon frère, continua-t- elle en fixant ses yeux sur moi, peut-être le temps, plus exigeant, réclame-t-il de vous une vie plus active.»

– Ce que je suis? c'est votre oeuvre, Agnès; c'est à vous d'en juger.

– Mon oeuvre, Trotwood?

– Oui, Agnès, mon amie! lui dis-je en me penchant vers elle, j'ai voulu vous dire, aujourd'hui, en vous revoyant, quelque chose qui n'a pas cessé d'être dans mon coeur depuis la mort de Dora. Vous rappelez-vous que vous êtes venue me trouver dans notre petit salon, et que vous m'avez montré le ciel, Agnès?

– Oh, Trotwood! reprit-elle, les yeux pleins de larmes. Elle était si aimante, si naïve, si jeune! Pourrais-je jamais l'oublier?

– Telle que vous m'êtes apparue alors, ma soeur, telle vous avez toujours été pour moi. Je me le suis dit bien des fois depuis ce jour. Vous m'avez toujours montré le ciel, Agnès; vous m'avez toujours conduit vers un but meilleur; vous m'avez toujours guidé vers un monde plus élevé.»

Elle secoua la tête en silence; à travers ses larmes, je revis encore le doux et triste sourire.

«Et je vous en suis si reconnaissant, Agnès, si obligé éternellement, que je n'ai pas de nom pour l'affection que je vous porte. Je veux que vous sachiez, et pourtant je ne sais comment vous le dire, que toute ma vie je croirai en vous, et me laisserai guider par vous, comme je l'ai fait au milieu des ténèbres qui ont fui loin de moi. Quoi qu'il arrive, quelques nouveaux liens que vous puissiez former, quelques changements qui puissent survenir entre nous, je vous suivrai toujours des yeux, je croirai en vous et je vous aimerai comme je le fais aujourd'hui, et comme je l'ai toujours fait. Vous serez, comme vous l'avez toujours été, ma consolation et mon appui. Jusqu'au jour de ma mort, ma soeur chérie, je vous verrai toujours devant moi, me montrant le ciel!»

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 eylül 2017
Hacim:
670 s. 1 illüstrasyon
Tercüman:
Telif hakkı:
Public Domain
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