Kitabı oku: «Le magasin d'antiquités. Tome I», sayfa 11
CHAPITRE XIV
Comme Kit pouvait aisément s'imaginer que la maison du vieillard se trouvait sur son chemin, vu que son chemin était partout et nulle part, il se sentit entraîné à la contempler une fois encore en passant, et il se fit une nécessité rigoureuse et comme un devoir pénible de ce qui n'était qu'un désir qu'il ne pouvait s'empêcher de satisfaire. Il n'est pas rare de voir des hommes, bien au-dessus de Christophe Nubbles par la naissance et l'éducation, transformer leurs goûts en obligations rigoureuses, dans des questions moins innocentes, et se faire un grand mérite de l'abnégation avec laquelle ils se sont satisfaits. Cette fois, Kit n'avait aucune précaution à prendre; il n'avait, pas non plus à craindre d'être arrêté par un nouveau combat contre le commis de Daniel Quilp. La maison était complètement déserte, la poussière et l'ombre semblaient l'avoir envahie comme si elle était restée inhabitée depuis plusieurs mois. Un gros cadenas fermait la porte; des lambeaux d'étoffes fanées et de rideaux pendaient tristement aux fenêtres supérieures à demi fermées, et les ouvertures pratiquées dans les volets des fenêtres d'en bas ne laissaient voir que les ténèbres qui régnaient à l'intérieur. Quelques-uns des carreaux de la croisée, près de laquelle Kit avait si souvent fait le guet, avaient été brisés dans le déménagement précipité de la matinée, et cette chambre où Nelly venait rêver autrefois paraissait plus qu'aucune autre abandonnée et mélancolique. Une troupe de polissons avait pris possession des marches de la porte: les uns jouaient avec le marteau et écoutaient avec un plaisir mêlé d'effroi le bruit sourd qu'il produisait dans la maison dévastée; les autres, groupés autour du trou de la serrure, guettaient, moitié en riant et moitié sérieusement le revenant que déjà l'imagination évoquait du sein de cette obscurité récente, grâce au mystère qui avait couvert les derniers habitants de la maison. Cette maison, la seule qui fût fermée et sans vie au milieu de l'agitation et du bruit de la rue, offrait un tableau de désolation; et Kit, se rappelant l'excellent feu qui, jadis, y brillait en hiver, et le rire franc qui alors faisait retentir la petite chambre, s'éloigna à la hâte, rempli de chagrin.
Rendons au pauvre Kit la justice de déclarer que son esprit n'avait nullement le tour sentimental, et qu'il n'avait peut-être pas de toute sa vie entendu prononcer cet adjectif. C'était seulement un bon garçon reconnaissant, qui n'avait ni grâces ni belles manières; par conséquent, au lieu de retourner chez lui dans son chagrin pour battre les enfants et dire des injures à sa mère, comme le feraient nos gens bien éduqués qui, lorsqu'ils sont mécontents, voudraient voir aussi tout le monde malheureux, Kit se contenta de penser à donner le plus possible de bien-être à sa famille.
Bon Dieu! qu'il y avait donc de beaux messieurs chevauchant de tous côtés, mais qu'il y en avait peu qui eussent besoin de donner leurs chevaux à garder! Un brave spéculateur de la Cité, ou bien un membre de quelque commission de statistique du parlement aurait pu calculer, à une fraction près, d'après tous les cavaliers qui galopaient, quelle somme produiraient en un an, dans la ville de Londres, les chevaux qu'on donnerait à garder. Et, sans nul doute, cette somme n'eût pas été méprisable, si la vingtième partie seulement des gentlemen qui n'avaient pas de grooms eût voulu mettre pied à terre; mais ils n'en faisaient rien; et souvent il ne faut qu'une misérable bagatelle comme celle-là pour détruire dans leur base les calculs les plus ingénieux.
Kit marchait droit devant lui, tantôt vite, tantôt tout doucement, ralentissant son pas s'il voyait un cavalier modérer l'allure de son cheval et tourner la tête; ou bien embrassant toute la rue de son regard pénétrant, comme s'il saisissait au loin l'apparition lumineuse d'un cavalier cheminant bien tranquillement à l'ombre, de l'air d'un homme qui à chaque porte promettait de s'arrêter. Mais ils passaient tous l'un après l'autre, sans laisser un penny à gagner après eux. «Je voudrais bien savoir, pensait le jeune homme, si un de ces messieurs, venant à apprendre que nous n'avons rien dans le buffet, ne ferait pas halte tout exprès, et s'il ne feindrait pas d'avoir besoin d'entrer dans une maison, afin de me faire gagner quelque chose.»
Fatigué d'avoir arpenté tant de rues, sans parler de ses désappointements multipliés, il s'était assis sur une marche de porte afin de se reposer un peu, lorsqu'il vit arriver de son côté une petite chaise à quatre roues, aux ressorts grinçants et criards, tirée par un petit poney d'un poil bourru et d'un caractère évidemment indocile, et conduite par un petit vieillard gros et gras, de mine pacifique. Auprès du petit vieillard était assise une petite vieille dame grosse et grasse et pacifique comme lui; le poney allait à sa fantaisie, ne faisant que ce qui lui passait par la tête. Si le vieux monsieur le gourmandait en secouant les rênes, le poney répliquait en secouant sa tête. Il était aisé de comprendre que tout ce qu'on pourrait obtenir du poney, ce serait qu'il voulût bien suivre une rue que son maître avait des raisons particulières de vouloir enfiler; mais il paraissait bien entendu entre eux qu'on laisserait le poney s'y prendre pour cela comme il voudrait, ou qu'on n'en obtiendrait rien.
Comme la voiture passait près de l'endroit où il était assis, Kit regarda si attentivement ce petit équipage, que le vieux monsieur remarqua notre jeune garçon; et Kit s'étant levé avec empressement, chapeau bas, le vieux monsieur ordonna au poney de s'arrêter, ordre auquel le poney se conforma gracieusement, cette partie des devoirs de sa charge lui étant rarement désagréable.
«Je vous demande pardon, monsieur, dit Kit. Je suis fâché que vous vous arrêtiez pour moi. Je voulais seulement vous demander si votre intention était de faire garder votre cheval.
– Je vais dans la rue voisine. Si vous voulez nous y suivre, vous aurez le pourboire.»
Kit le remercia et le suivit tout joyeux. Le poney prit son élan en décrivant un angle aigu pour examiner de près un lampadaire de l'autre côté de la rue, puis il revint par la tangente, de l'autre côté, vers un autre lampadaire qu'il voulait sans doute comparer avec le premier. Ayant satisfait sa curiosité et observé que les deux réverbères étaient de même modèle et de même matière, il fit un temps d'arrêt, sans doute pour se livrer à la méditation qui l'absorbait.
«Voulez-vous bien marcher, monsieur, dit le petit vieillard, ou votre intention est-elle de nous faire rester ici pour manquer notre rendez-vous?»
Le poney resta immobile.
«Oh! méchant Whisker! dit la vieille dame. Fi! fi donc!.. Je suis honteuse de votre conduite!..»
Le poney parut touché de cet appel fait à ses sentiments: car il se remit à trotter, bien qu'avec une certaine humeur boudeuse, et ne s'arrêta plus qu'en arrivant à une porte où se trouvait une plaque de cuivre avec ces mots: WITHERDEN, NOTAIRE. Le vieux monsieur descendit, aida la vieille dame à descendre et tira du coffre, sous le siège, un immense bouquet ressemblant, pour la forme et la dimension, à une large bassinoire, moins le manche. La dame entra dans la maison, d'un air grave et majestueux, suivie de près par le vieux gentleman qui était pied bot.
Ils furent introduits, à ce qu'on put croire au son assourdi de leur voix, dans un parloir donnant sur le devant et qui paraissait être une espèce de bureau. Comme il faisait très-chaud et que la rue était fort tranquille, on avait laissé les fenêtres toutes grandes ouvertes, et il était très-facile d'entendre, à travers les stores vénitiens, ce qui se passait à l'intérieur.
D'abord ce furent de grandes poignées de main, un grand bruit de pieds que suivit apparemment l'offre du bouquet; car une voix, probablement celle de M. Witherden, le notaire, s'écria à plusieurs reprises: «Délicieux!.. Il embaume!..» et un nez, qui devait appartenir au dit personnage, respira l'odeur du bouquet avec un reniflement qui témoignait de son plaisir infini.
«Je l'ai apporté en l'honneur de cette occasion, monsieur, dit la vieille dame.
– Une occasion, certes, madame; une occasion qui m'honore, madame, oui, qui m'honore, répondit M. Witherden. J'ai eu chez moi plus d'un jeune homme, madame, plus d'un jeune homme. Il en est plusieurs qui sont arrivés à la fortune et ont oublié leurs anciens compagnons et amis, madame; il en est d'autres qui, en ce jour, ont l'habitude de venir me voir et me dire: «Monsieur Witherden, les plus heureuses heures que j'ai connues dans ma vie sont celles que j'ai passées dans votre étude, assis sur ce tabouret!» Mais parmi mes clercs, madame, quel qu'ait été mon attachement pour eux, il n'en est aucun dont j'aie jamais auguré aussi bien que de votre fils.
– Oh! cher monsieur, s'écria la vieille dame, vous ne savez pas toute la joie que vous nous faites en nous parlant de la sorte.
– Je dis, madame, ce que je pense d'un honnête homme. Et l'honnête homme est, comme dit le poète, le plus noble ouvrage sorti des mains de Dieu. Je suis complètement de l'avis du poète, madame. Mettez d'un côté les chaînes des Alpes, de l'autre un colibri, il n'est rien, comme chef-d'oeuvre de la création, à comparer à l'honnête homme, ou à l'honnête femme, bien entendu qui dit l'homme dit la femme.
– Tout ce que M. Witherden veut bien dire de moi, reprit alors une petite voix douce, je puis le dire bien mieux encore de lui, assurément.
– C'est une circonstance heureuse, très-heureuse, reprit le notaire, que ce soit aujourd'hui le vingt-huitième anniversaire du jour de sa naissance, et j'espère savoir l'apprécier. J'ai la confiance, mon cher monsieur Garland, que nous aurons lieu de nous féliciter ensemble de cette heureuse rencontre.»
Le vieux monsieur répondit que c'était son plus cher désir. En conséquence, les poignées de main recommencèrent de plus belle; puis le vieillard ajouta:
«Quoi qu'on en puisse dire, j'affirme que jamais fils n'a donné plus de satisfaction à ses parents que notre Abel Garland. Sa mère et moi, nous nous sommes mariés tard, ayant attendu un assez grand nombre d'années, jusqu'à ce que nous fussions dans une bonne position. Quand je pense que le ciel nous a fait la grâce de bénir notre union tardive en nous donnant un fils qui s'est montré toujours soumis et affectueux, c'est pour nous deux, monsieur, une source de bonheur inappréciable.
– Oh! vous avez raison, je n'en doute pas, répliqua le notaire d'un accent sympathique. À la vue d'une telle félicité, je déplore encore plus d'être resté célibataire. Il y avait autrefois une jeune personne, monsieur, la fille d'un armateur des plus honorables… Mais c'est une faiblesse de parler de cela. Chukster, apportez ici le contrat d'apprentissage de M. Abel.
– Vous voyez, monsieur Witherden, dit la vieille dame, qu'Abel n'a pas été élevé comme la plupart des jeunes gens. Il a toujours trouvé son plaisir dans notre société, toujours il a été avec nous. Jamais Abel ne nous a quittés, même pour une seule journée. N'est-il pas vrai, mon ami?
– Jamais, ma chère, excepté quand il alla à Margate, un samedi, avec M. Tomkinley, qui avait été professeur dans cet établissement. Il en revint le lundi; mais, vous vous en souvenez, il fut ensuite très-malade; c'était vraiment un excès de dissipation dont nous avons été punis.
– Il n'en avait pas l'habitude, vous le savez, dit la vieille dame, et il n'était pas de force à le supporter, c'est certain. En outre, il ne trouvait pas de plaisir à se trouver sans nous, et il n'avait personne pour causer avec lui et le distraire.
– C'est la vérité, dit la même petite voix tranquille qu'on avait entendue déjà. J'étais loin de maman, j'étais désolé en songeant que j'avais laissé la mer entre nous!.. Oh! jamais je n'oublierai mon impression quand je pensai que la mer était entre nous!
– C'était bien légitime en pareille circonstance, dit le notaire. Les sentiments de M. Abel faisaient honneur à son caractère, ils font honneur à votre caractère, madame, au caractère de son père, et à la nature humaine. Il ne s'est pas démenti chez moi; c'est le même sentiment qui inspire toujours sa conduite honnête et régulière. Je vais signer le contrat d'apprentissage au bas des articles que M. Chukster certifiera conformes; et, plaçant mon doigt sur ce cachet bleu en losange, je dois faire remarquer à intelligible voix – ne vous effrayez pas, madame, c'est une pure formalité légale, – que je délivre ceci comme mon acte et sous- seing. M. Abel va écrire son nom vis-à-vis de l'autre cachet, en répétant les mêmes paroles cabalistiques, et l'affaire sera faite et parfaite. Ah! ah! ah! Vous voyez! ce n'est pas plus difficile que ça.»
Il y eut quelques moments de silence, sans doute pendant que M. Abel accomplissait les formalités voulues; puis on recommença à se presser les mains et à piétiner; après cela, le bruit des verres se fit entendre, et tout le monde se mit à parler à la fois. Au bout d'un quart d'heure environ, M. Chukster, une plume, sur l'oreille et la face illuminée par le vin, parut au seuil de la porte, et daignant condescendre à appeler Kit, en forme de plaisanterie, «petit coquin,» il lui annonça que les visiteurs allaient sortir.
La compagnie sortit aussitôt. M. Witherden, homme de petite taille, joufflu, rubicond, preste dans son allure et pompeux dans son langage, parut, conduisant la vieille dame avec beaucoup de cérémonie; le père et le fils venaient ensuite, se donnant le bras. M. Abel, qui avait un petit air vieillot, semblait être du même âge que son père; il y avait entre eux une similitude extraordinaire de traits et de physionomie, bien qu'à la vérité M. Abel ne possédât pas encore l'aplomb et la rondeur joviale de M. Garland et qu'il eût au contraire une certaine réserve timide. Mais pour tout le reste, pour le costume tiré à quatre épingles, et même pour le pied bot, le jeune homme et son père étaient taillés sur le même patron.
Lorsqu'il vit sa mère bien installée à sa place et qu'il l'eut aidée à reprendre et mettre en ordre son mantelet et un petit panier qui formait un accessoire indispensable de son équipage, M. Abel s'établit dans un petit siège placé à l'arrière-train et qu'on lui avait évidemment destiné. Là il se mit à sourire tour à tour à tous les assistants, en commençant par mistress Garland et finissant par le poney. Ce ne fut pas chose aisée de faire comprendre au poney qu'il fallait lui repasser les guides par- dessus la tête; enfin l'on y parvint; et le vieux gentleman, s'étant juché sur son siège et ayant pris les rênes en main, chercha dans sa poche une pièce de douze sous pour Kit.
Mais personne ne possédait de pièce de douze sous, ni M. Garland, ni sa femme, ni M. Abel, ni le notaire, ni M. Chukster. Un schelling5, c'était beaucoup trop; mais il n'y avait pas dans cette rue de boutique où l'on pût changer, et M. Garland donna le schelling au jeune homme.
«Tenez, dit-il en plaisantant; je dois revenir ici, à la même heure, lundi prochain; trouvez-vous-y, mon garçon, pour achever de gagner cette pièce.
– Je vous remercie, monsieur, dit Kit; soyez sûr que je n'y manquerai pas.»
Il parlait sérieusement; mais en l'entendant, tout le monde partit d'un éclat de rire, et particulièrement M. Chukster qui, par un véritable hurlement, témoigna du plaisir extraordinaire que lui causait cette plaisanterie. Or, comme le poney, par un pressentiment qu'il retournait au logis ou par détermination particulière de ne pas aller ailleurs – ce qui revenait au même, – était parti d'un pas très-vif, Kit n'eut point le temps de s'expliquer; il dut donc s'en aller de son côté. Après avoir dépensé son petit trésor en achats qu'il jugea utiles à sa famille, sans oublier le millet pour l'oiseau chéri, il précipita sa marche, d'autant plus joyeux de son succès, de sa bonne fortune, qu'il espérait bien que Nell et le vieillard l'auraient devancé à la maison.
CHAPITRE XV
Souvent, tandis que l'orpheline et son grand-père suivaient les rues silencieuses, dans la matinée de leur départ, l'enfant éprouvait un mélange d'espérance et de crainte, lorsque, dans une figure éloignée et que la distance rendait à peine visible, son imagination lui retraçait quelque ressemblance avec le brave Kit. Assurément, elle se fût empressée de lui donner la main et l'eût remercié de ce qu'il lui avait dit dans leur dernière rencontre: et cependant, c'était pour elle une satisfaction de trouver, quand la personne entrevue était plus proche, que ce n'était point lui, mais un étranger. Car, lors même qu'elle n'eût pas eu à redouter l'effet qu'eût produit sur le vieillard l'apparition de Kit, elle sentait qu'un adieu adressé à quelqu'un, et surtout à l'être qui avait été pour elle si bon et si dévoué, était plus qu'elle n'en pouvait supporter. C'était bien assez de laisser derrière elle tant d'objets muets, également insensibles à son affection et à son chagrin! Mais si, dès le début de ce triste voyage, il lui eût fallu prendre congé de son unique ami, son coeur se fût brisé.
D'où vient que nous supportons mieux les douleurs morales d'une séparation que l'émotion physique d'un adieu? D'où vient que nous ne nous sentons pas le courage de prononcer le mot, quand nous avons la force de vivre à distance de ceux que nous aimons? À la veille de longs voyages ou d'une absence de plusieurs années, des amis tendrement unis se sépareront en échangeant le regard accoutumé, la poignée de main habituelle, en convenant d'une dernière entrevue pour le lendemain, tandis que chacun sait bien que ce n'est là qu'un subterfuge, un moyen factice de s'épargner mutuellement la peine de prononcer le mot d'adieu, et que l'entrevue n'aura pas lieu. La possibilité serait-elle donc plus pénible à supporter que la certitude? Car enfin, nous n'évitons pas nos amis mourants; et si nous n'avions pas dit formellement adieu à quelqu'un d'entre eux, de toutes les forces de notre plus tendre affection, ce serait souvent pour nous un sujet d'amertume aussi durable que la vie.
La lumière du matin répandait l'animation sur la ville. Là, où durant la nuit il n'y avait eu qu'ombre sinistre, il y avait maintenant comme un sourire. Les rayons du soleil étincelaient en se jouant sur les croisées de chaque chambre; pénétrant à travers les rideaux et les draperies jusqu'aux yeux des dormeurs, ils éclairaient même les rêves, et donnaient la chasse aux ténèbres de la nuit. Dans leurs volières échauffées, mais encore fermées, encore sombres en partie, les oiseaux sentaient l'aube venir; et, au sein de leurs petites cellules, ils s'agitaient et battaient des ailes. Les souris aux yeux brillants regagnaient leurs étroites retraites, où elles se blottissaient timidement. La chatte du logis, au beau poil lustré, oubliant de poursuivre sa proie, suivait de son oeil clignotant les rayons qui passaient par le trou de la serrure et les fentes de la porte, près de laquelle elle se tenait assise, attendant impatiemment l'instant où elle pourrait se glisser à la dérobée et aller se mettre en espalier au soleil. De plus nobles animaux, confinés dans leurs loges, se tenaient immobiles contre les barreaux, et regardaient, d'un oeil où brillait le souvenir des vieilles forêts, les branches qui s'agitaient et le rayon solaire qui pénétrait par quelque petite croisée; puis ils reprenaient, dans leur course monotone, le chemin dont leur pied captif avait déjà marqué la trace sur le plancher de leur cage, usé par leurs pas impatients; puis, ils s'arrêtaient encore et se mettaient à regarder de nouveau à travers leur grille. Les prisonniers, dans leurs cachots, étendaient leurs membres resserrés par le froid, et maudissaient la pierre humide que le soleil ne venait jamais échauffer. Les fleurs, après leur sommeil de la nuit, ouvraient leurs belles corolles et les tournaient vers le jour. La lumière, âme de la création, était répandue partout, et tout reconnaissait sa loi.
Les deux pèlerins, se pressant souvent la main ou échangeant, soit un sourire, soit un regard amical, poursuivaient leur chemin en silence. Par cette matinée, si éclatante et si belle, il y avait quelque chose de solennel à voir les rues, longues et désertes, véritables corps sans âmes, n'offrant plus que l'image d'un néant uniforme qui les rendait toutes semblables les unes aux autres. À cette heure matinale, tout était si calme et si tranquille, que le peu de pauvres gens qui se croisaient dans les rues semblaient perdus dans ce cadre brillant comme les lampes mourantes qu'on avait laissées brûler, çà et là, noyaient leur lueur impuissante dans les rayons glorieux du soleil.
Nelly et le vieillard n'avaient pas pénétré bien avant dans le labyrinthe de rues qui s'étendaient entre eux et les faubourgs, quand la scène commença à se transformer et le bruit à revenir avec le mouvement. Quelques charrettes isolées, quelques fiacres rompirent le charme; d'autres suivirent; il en vint un plus grand nombre, et enfin ce fut à l'infini. D'abord, c'était une nouveauté de voir s'ouvrir la montre d'un marchand: bientôt, ce fut une rareté d'en voir une seule fermée. La fumée commença à monter doucement du faîte des cheminées; les châssis des croisées furent levés et assujettis; les portes s'ouvrirent; les servantes, ne regardant que leur balai, firent voler d'épais nuages de poussière dans les yeux des passants sans crier gare, ou bien elles écoutaient d'un air mélancolique les laitières qui leur parlaient des foires de campagne, des charrettes remisées sur les places, avec des toiles et des rideaux, tous les attributs de la fête enfin; et, par-dessus le marché, de galants bergers, qu'elles allaient trouver en chemin pour la danse.
Ayant traversé ce quartier, l'enfant et le vieillard entrèrent dans les rues de commerce et de grand trafic, fréquentées par une foule considérable, et où déjà régnait beaucoup d'activité. Le vieillard regarda autour de lui avec un tressaillement plein d'effroi, car c'était précisément l'endroit qu'il avait à coeur de fuir. Il posa un doigt sur sa bouche et entraîna Nelly par des cours étroites et des ruelles tortueuses; il ne parut recouvrer sa tranquillité que lorsqu'ils eurent laissé bien loin ce quartier: souvent il se retournait pour regarder en arrière, disant à demi- voix:
«Le meurtre et le suicide sont blottis dans chacune de ces rues… Ils nous suivront s'ils nous sentent… Nous ne saurions fuir trop vite!»
De ce quartier ils arrivèrent, dans le voisinage, à des habitations éparses, misérables maisons qui, divisées en chambres étroites et ayant leurs croisées rapiécées avec des chiffons et du papier, indiquaient assez qu'elles servaient d'abri à la pauvreté populeuse. Dans les boutiques, on vendait des objets tels que la misère seule pouvait en acheter: les vendeurs et les acheteurs ne valaient pas mieux les uns que les autres. Il y avait d'humbles rues, où l'élégance ruinée essayait, sur un petit théâtre et avec des débris, de faire encore un reste de figure, mais le percepteur des contributions et le créancier savaient bien les déterrer là comme partout ailleurs; et la pauvreté, qui faisait encore un semblant de résistance, était à peine moins hideuse et moins manifeste que celle qui, depuis longtemps résignée, avait abandonné la partie.
Venait ensuite une vaste, vaste étendue, offrant le même caractère, car les humbles goujats qui suivent le camp de l'opulence, viennent planter leurs tentes autour d'elle, de bien loin à la ronde. Une vaste étendue, qui ne faisait guère meilleure mine; des maisons pourries d'humidité, la plupart à louer, beaucoup en construction, beaucoup à moitié déjà en ruine avant d'être construites; des logements de nature à faire hésiter la pitié entre ceux qui les louaient et ceux qui s'y établissaient comme locataires; des enfants mal nourris et à peine vêtus, pullulant dans chaque rue et se vautrant dans la poussière; des mères criardes, traînant avec bruit sur le pavé leurs savates; des pères en haillons, courant avec l'air découragé vers le travail, qui leur donnera peut-être «le pain de la journée,» et peu de chose avec; des tourneuses de cylindre à lessive, des blanchisseuses, des savetiers, des tailleurs, des fabricants de chandelles, exerçant leur industrie dans les parloirs, les cuisines, les arrière-boutiques, jusque dans les galetas, et quelquefois se trouvant tous entassés sous le même toit; des briqueteries bordant des jardins palissades avec des douves de vieilles barriques ou avec des charpentes qu'on a enlevées de maisons incendiées, et qui ont gardé l'empreinte noire et les cicatrices du feu; des monceaux d'herbes marécageuses arrachées des bassins; de l'ortie, du chiendent, des écailles d'huîtres, tout cela entassé en désordre; enfin, de petites chapelles dissidentes, où l'on prêche avec assez d'à-propos sur les misères de la terre, sans avoir besoin d'aller chercher bien loin des exemples, et quantité d'églises neuves du culte épiscopal, érigées avec un peu plus de somptuosité, pour montrer aux gens qui habitent cet enfer le chemin du paradis.
Ces rues finirent par devenir plus disséminées, jusqu'au moment où elles aboutirent à de petits carrés de jardins bordant la route avec mainte habitation d'été, vierge de toute peinture et construite, soit avec de vieilles poutres, soit avec des débris de bateau aussi verts que les grosses tiges de chou qui croissaient en ce lieu; les jointures de ces maisons servaient de couches à des champignons sauvages et elles étaient entaillées de clous. Venaient ensuite, deux par deux, des cottages coquets, ayant par devant un terrain, de côté des bordures serrées de buis, avec d'étroites allées, où jamais un pied ne se hasardait à fouler le sable. Puis, ce fut le cabaret fraîchement peint de vert et blanc, avec les jardins où l'on prend le thé, et un boulingrin, fier de son auge devant laquelle s'arrêtaient les charrettes, puis ce furent des champs; puis quelques maisons isolées, bien situées, avec des pelouses, plusieurs même ayant une loge gardée par un portier et sa femme. À ce panorama succéda une barrière de péage; les champs s'étendirent de nouveau avec leurs arbres et leurs meules de foin; une colline s'éleva, du haut de laquelle le voyageur pouvait, en se retournant, contempler, à travers la fumée, le mirage du vieux Saint-Paul, et voir la croix se découper sur les nuages, si par hasard le jour était pur, et briller au soleil; c'était là que le voyageur, fixant ses yeux sur cette Babel d'où s'élevait le dôme majestueux, jusqu'à ce que son regard eût embrassé l'extrémité de cet amas de briques et de pierres, maintenant à ses pieds, sentait enfin qu'il était délivré de Londres.
Ce fut en un lieu de ce genre, dans une agréable prairie, que s'arrêtèrent le vieillard et son jeune guide, si l'on peut donner le nom de guide à celle qui ignorait où ils allaient. Nelly avait pris la précaution de garnir son panier de quelques tranches de pain et de viande, et ils firent en cet endroit leur frugal déjeuner.
La fraîcheur du matin, le gazouillement des oiseaux, la beauté de l'herbe ondoyante, l'épaisseur des ombrages, les couleurs des fleurs sauvages et les mille parfums, les mille bruits harmonieux qui remplissaient l'air, produisirent sur nos pèlerins une impression profonde et les rendirent heureux. Ah! ce sont de grandes joies pour la plupart d'entre nous, mais surtout pour ceux dont l'existence s'use au sein de la foule ou bien qui passent leur vie isolés, au fond des capitales, comme un seau dans un puits humain. Déjà, avant le départ, l'enfant avait dit ses naïves prières avec plus de ferveur que jamais; mais en présence de cet ensemble vivifiant, ses prières s'échappèrent une seconde fois de ses lèvres. Le vieillard ôta son chapeau les paroles consacrées étaient sorties de sa mémoire, mais il dit Amen, et tous deux se sentirent contents.
Chez eux, il y avait autrefois une planche, un vieil exemplaire de la Marche des pèlerins avec de bizarres dessins. Souvent Nelly était restée des soirées entières à y tenir ses regards attachés, se demandant si tout cela était bien exact, et où pouvaient se trouver ces contrées lointaines avec leurs noms curieux. En se tournant vers le chemin qu'elle venait de suivre, une partie de ce souvenir revint frapper son esprit.
«Mon cher grand-papa, dit-elle, sauf que le lieu où nous sommes est plus agréable et bien autrement bon que celui du livre, s'il présente quelque analogie avec notre voyage je trouve que nous sommes comme les deux chrétiens; nous avons laissé sur ce gazon, pour ne plus les reprendre jamais, les soucis et les peines que nous avions apportés avec nous.
– Non, jamais, jamais nous ne retournerons là-bas, jamais dit le vieillard étendant sa main vers la ville. Toi et moi, ma Nelly, nous en sommes affranchis… Ah! ils ne nous y reprendront plus!
– Êtes-vous fatigué? demanda l'enfant. Êtes-vous sûr que cette longue marche ne vous rendra point malade?
– Je ne suis plus malade, maintenant que nous sommes loin de Londres. Nell, remettons-nous en route. Il faut aller plus loin encore, loin, bien loin. Nous sommes trop près pour nous arrêter et nous reposer. Marchons!»
Il y avait dans le pré une flaque d'eau limpide où Nelly se lava le visage et les mains, et se rafraîchit les pieds avant de poursuivre le voyage. Elle voulut que le vieillard en fît autant; docile à son invitation, il s'assit sur l'herbe: l'enfant le lava avec ses petites mains et procéda à la toilette de son grand-père.
«Ma chérie, disait celui-ci, je ne puis plus me servir moi-même: j'ignore comment je le pouvais autrefois, mais c'est fini. Ne me quitte pas, Nell; dis que tu ne me quitteras pas. Je t'ai toujours aimée. Si je te perdais aussi, mon enfant, je n'aurais plus qu'à mourir.»
Il appuya en gémissant sa tête sur l'épaule de Nelly. Autrefois, et même peu de jours auparavant, Nelly eût été impuissante à retenir ses larmes et elle eût pleuré avec son grand-père: mais en ce moment elle le calma par ses douces et tendres paroles, elle sourit en l'entendant supposer qu'ils pussent jamais se séparer, et tourna cette idée en plaisanterie. Le vieillard rassuré s'endormit en murmurant une chanson comme un petit enfant.