Kitabı oku: «Le magasin d'antiquités. Tome I», sayfa 23
CHAPITRE XXXII
En apprenant qu'elle avait été menacée des étrivières et de la pénitence publique, Mme Jarley éprouva une fureur indescriptible. La véritable, l'unique Jarley, être exposée au mépris de la foule, être huée par les enfants et insultée par les policemen! Elle, qui faisait les délices de la grande et de la petite noblesse, être dépouillée d'un chapeau que la femme d'un lord-maire se fût honorée de porter et exposée en chemise comme un exemple de mortification humiliante! Et c'était une miss Monflathers qui avait l'audace de la menacer de cette peine dégradante, qui ferait honte à l'imagination la plus perverse!»
«En vérité, s'écria mistress Jarley dans l'explosion de sa colère et ne se dissimulant pas l'insuffisance de ses moyens de vengeance, quand je pense à cela, il y a de quoi se faire athée!..»
Mais au lieu d'adopter cette vengeance extrême, Mme Jarley, après réflexion, tira la bouteille suspecte; elle fit poser des verres sur son tambour favori, s'assit sur une chaise derrière le tambour, appela ses gens autour d'elle, et leur raconta plusieurs fois mot à mot l'affront qu'elle avait reçu. Après quoi, elle leur ordonna, d'une sorte d'accent désespéré, de boire; tantôt elle riait, tantôt elle pleurait, tantôt elle prenait elle-même une petite goutte, puis elle riait et pleurait à la fois, et reprenait deux gouttes: par degrés la digne femme en arriva à rire davantage et à pleurer moins, jusqu'à ce qu'enfin elle ne put assez rire aux dépens de miss Monflathers qui, d'odieuse qu'elle était, ne lui parut plus tout bonnement qu'un modèle achevé d'absurdité et de ridicule.
«Car enfin qu'est-ce qui a le dernier de nous deux, après tout? demanda Mme Jarley. Tout cela c'est du bavardage; elle dit qu'elle me fera donner les étrivières: qu'est-ce qui m'empêche de la menacer aussi des étrivières? ce serait encore bien plus drôle. Allons, il n'y a pas de quoi fouetter un chat.»
Étant arrivée à cette heureuse disposition d'esprit, grâce surtout à certaines interjections jetées çà et là par M. Georges en guise de consolation, Mme Jarley n'épargna pas à Nelly des paroles de réconfort, et lui demanda comme une faveur personnelle de ne plus penser à miss Monflathers que pour en rire toute sa vie vivante.
C'est ainsi que se termina, chez Mme Jarley, cet accès de colère qui s'apaisa longtemps avant le coucher du soleil. Cependant les tourments de Nelly étaient d'une nature plus grave, et les assauts qu'ils livraient à sa tranquillité ne pouvaient pas être aussi facilement réprimés.
Le soir même, comme elle le redoutait, son grand-père se glissa dehors; il ne revint qu'au milieu de la nuit. Accablée par ces pensées, fatiguée de corps et d'esprit, elle était seule, assise dans un coin, et veillait en comptant les minutes jusqu'au moment où il arriva sans un sou, harassé, attristé, mais toujours sous l'empire de sa passion dominante.
«Donne-moi de l'argent, dit-il d'un ton farouche, comme ils allaient se coucher. J'ai besoin d'argent, Nell. Un jour, je te le rendrai avec un riche intérêt; mais tout l'argent qui tombe dans tes mains doit m'appartenir: ce n'est pas pour moi que je le réclame, mais je veux m'en servir pour toi. Rappelle-toi cela, Nell, je veux m'en servir pour toi!..»
Que pouvait faire l'enfant, sachant ce qu'elle savait, sinon de lui remettre chaque sou de son petit gain, de peur qu'il ne fût tenté de voler leur bienfaitrice? Si elle s'avisait de révéler la vérité, elle avait peur qu'on ne le traitât en aliéné; si elle ne lui procurait pas d'argent, il s'en procurerait lui-même. D'un autre côté, en lui en fournissant, elle nourrissait le feu qui le dévorait, et l'empêchait peut-être de se guérir de sa manie. Partagée entre ces réflexions, épuisée par le poids d'un chagrin qu'elle n'osait avouer, torturée par d'innombrables craintes durant les absences du vieillard, redoutant également son éloignement et son retour, elle vit les couleurs de la santé s'effacer de ses joues, ses yeux perdre leur éclat, son coeur se briser tous les jours. Ses peines d'autrefois étaient revenues, avec un surcroît de nouvelles agitations et de nouveaux doutes: le jour, elles assiégeaient son esprit; la nuit, elles voltigeaient sur son chevet, elles la persécutaient dans ses rêves.
Au milieu de son affliction, il était naturel que l'enfant aimât à se rappeler souvent l'image de la jeune fille dont elle n'avait eu que le temps d'entrevoir la bienveillance généreuse, mais dont la sympathie, exprimée dans une action rapide, était restée dans sa mémoire avec la douceur d'une amitié d'enfance. Elle se disait fréquemment que son coeur serait bien allégé, si elle avait une telle amie à qui elle pût confier ses chagrins; que, si même elle pouvait seulement entendre cette voix, elle se sentirait plus heureuse. Alors elle souhaitait d'être quelque chose de plus convenable, d'être moins pauvre, d'être dans une condition moins humble, d'avoir le courage d'adresser la parole à miss Edwards, sans avoir à craindre d'être repoussée: mais, en y songeant, elle sentait quelle immense distance les séparait, et elle n'avait plus d'espérance que la jeune demoiselle pensât encore à elle.
L'époque des vacances était arrivée pour les maisons d'éducation. Les élèves étaient rentrées dans leurs familles. On disait que miss Monflathers faisait les charmes de Londres et ravageait les coeurs des gentlemen entre deux âges: mais on ne disait rien de miss Edwards. Était-elle retournée chez elle, avait-elle seulement un chez elle? Était-elle restée à la pension? Personne n'en disait rien. Mais un soir, comme Nelly revenait d'une promenade solitaire, elle passa justement devant l'auberge où s'arrêtaient les diligences, au moment où il en arrivait une: or, Nelly aperçut la belle demoiselle dont elle se souvenait si bien, et qui s'était élancée pour embrasser une jeune fille qu'on aidait à descendre de l'impériale.
C'était la soeur de miss Edwards, sa petite soeur, beaucoup plus jeune que Nelly, une soeur qu'elle n'avait pas vue depuis cinq ans. Pour la faire venir quelques jours seulement, miss Edwards avait dû pendant longtemps économiser ses modestes ressources. Nelly sentit en quelque sorte son coeur se briser, quand elle fut témoin de leurs embrassements. Elles s'écartèrent un peu de la foule qui se pressait autour de la voiture; là, elles s'embrassèrent de nouveau, entremêlant leurs caresses joyeuses de larmes et de sanglots. Leur costume simple et distingué, le long trajet que la plus jeune soeur avait accompli toute seule, leur agitation, leur bonheur, les larmes qu'elles versaient; il y avait là dedans toute une histoire pleine d'intérêt.
Elles se remirent au bout de quelques instants et s'éloignèrent, en se tenant par la main, ou plutôt en se serrant l'une contre l'autre.
«Bien sûr, vous êtes heureuse, ma soeur? dit la plus jeune, au moment où elles passaient devant l'endroit où Nelly s'était arrêtée.
– Tout à fait heureuse, répondit miss Edwards.
– Mais, l'êtes-vous toujours?.. Ah! ma soeur, pourquoi détournez-vous votre visage?»
Nelly ne put s'empêcher de les suivre à une courte distance. Elles se rendirent à la maison d'une vieille bonne, chez qui miss Edwards avait loué pour sa soeur une chambre.
«Je viendrai vous voir chaque matin de bonne heure, dit miss Edwards, et nous passerons ensemble toute la journée.
– Pourquoi pas aussi le soir? Chère soeur, est-ce qu'on vous en voudrait pour cela?..»
D'où vient que, cette nuit-là, les yeux de la petite Nelly se mouillèrent de larmes comme ceux des deux soeurs? D'où vient qu'elle sentit de la joie en son coeur pour les avoir rencontrées, et qu'elle éprouva de la tristesse à la pensée qu'elles seraient bientôt forcées de se séparer? Gardons-nous de croire que cette sympathie eût été éveillée par aucune idée personnelle et que Nelly, à son insu, se fût reportée au souvenir de ses propres peines: mais, bien plutôt remercions Dieu de ce que les innocentes joies d'autrui peuvent nous émouvoir fortement, et de ce que même dans notre nature déchue il y a une source d'émotion pure qui doit être estimée dans le ciel!
À la brillante clarté du matin, mais plus souvent à la douce lueur du soir, Nelly, respectant les courtes et heureuses entrevues des deux soeurs, trop courtes pour lui permettre de s'approcher et de risquer un mot de remerciaient, bien qu'elle en brûlât d'envie, Nelly les suivait à quelque distance dans leurs promenades au hasard, s'arrêtant lorsqu'elles s'arrêtaient, s'asseyant sur le gazon quand elles s'asseyaient, se levant quand elles se levaient, et trouvant une compagnie et un véritable charme à se sentir si près d'elles.
Leur promenade du soir avait lieu habituellement au bord d'une rivière. Là aussi, chaque soir, venait Nelly, sans que les deux soeurs pensassent à elle, sans qu'elles l'aperçussent. Mais il lui semblait que c'étaient ses amies, ses confidentes, et qu'avec elles son fardeau était devenu plus léger, plus facile à porter; qu'elle pouvait unir ses chagrins aux leurs, et que toutes trois se donnaient une consolation mutuelle. Sans doute, c'était une faiblesse d'imagination, la pensée enfantine d'une jeune fille solitaire; mais les soirs succédaient aux soirs, et les deux soeurs venaient toujours au même lieu, et Nelly les y suivait toujours avec un coeur attendri et soulagé.
Un soir, au retour, elle fut effrayée d'apprendre que Mme Jarley avait donné l'ordre d'annoncer que la magnifique collection n'avait plus à rester qu'un seul jour dans la ville. En conséquence de cette menace, car toutes les annonces relatives aux plaisirs du public sont connues pour être d'une exactitude irrévocable, l'exhibition devait être close le lendemain.
«Nous allons donc partir immédiatement, madame? demanda Nelly.
– Regardez ceci, mon enfant, répondit Mme Jarley. Voilà la réponse à votre question.»
En parlant ainsi, Mme Jarley lui montra un autre tableau sur lequel il était dit que, par suite du grand nombre de visiteurs et de la quantité considérable de personnes contrariées de n'avoir pu entrer pour voir les figures de cire, l'exhibition serait prolongée jusqu'à la fin de la semaine, et que la réouverture aurait lieu le lendemain.
«À présent, dit Mme Jarley, que les institutions sont en vacances et que la curiosité des principaux amateurs est épuisée, nous avons affaire au public général, et celui-là a besoin d'être stimulé.»
Le lendemain, à midi, Mme Jarley en personne s'établit derrière une table richement ornée, entourée des figures remarquables dont nous avons fait mention plus haut, et elle ordonna que les portes fussent ouvertes toutes grandes au public éclairé et intelligent. Mais les recettes du premier jour ne furent pas brillantes, d'autant plus que la masse du public, tout en montrant un vif intérêt pour Mme Jarley personnellement et les satellites de cire qu'il lui était permis de contempler pour rien, ne se laissait aller par aucune amorce à payer cinquante centimes par tête. Ainsi, bien qu'une grande quantité de monde continuât de regarder, à l'entrée, les figures qui y étaient groupées; bien que les curieux stationnassent en ce lieu avec une remarquable persévérance, une heure au moins, pour entendre jouer l'orgue de Barbarie et pour lire les affiches; et bien que ces amateurs fussent assez bons pour recommander à leurs amis de patronner l'exhibition de la même manière, de sorte que l'entrée était régulièrement bloquée par la moitié de la population de la ville qui ne quittait ce poste que pour être relevée par l'autre moitié, il se trouva que la caisse n'en fut pas plus riche, ni la perspective plus encourageante pour l'établissement.
Dans cet état de déchéance de l'art classique sur la place, Mme Jarley recourut à des efforts extraordinaires afin de stimuler le goût du public et d'aiguiser sa curiosité. Certain mécanisme placé dans le corps de la religieuse qui se trouvait exposée en avant, tout près de la porte, fut nettoyé, monté et mis en mouvement, de sorte que ce personnage remuait la tête tout le long du jour, comme un paralytique, à la grande admiration d'un barbier du coin, ivrogne, mais bon protestant, qui considérais ces mouvements paralytiques comme l'emblème de la dégradation produite sur l'esprit humain par les rites de l'Église romaine, et développait ce thème avec autant d'éloquence que de moralité. Les deux charretiers passaient constamment de la salle d'exhibition au dehors, sous des costumes différents, criant très-haut qu'ils n'avaient rien vu dans leur vie qui fût plus admirable que ce spectacle, et pressant les auditeurs, avec les larmes aux yeux, de ne pas se refuser un si beau plaisir. Mme Jarley, assise au bureau, fit sonner des pièces d'argent depuis midi jusqu'au soir; elle criait d'une voix solennelle à la foule de remarquer que le prix d'admission n'était que de cinquante centimes, et que le départ de la collection entière, destinée à faire une tournée parmi les têtes couronnées de l'Europe, était positivement fixé à la semaine suivante, jour pour jour.
«Ainsi, dépêchez-vous, il est temps, voilà le moment, disait Mme Jarley en terminant chacun de ces appels. Rappelez-vous que c'est l'extraordinaire collection de Jarley, composée de plus de cent figures, et que cette collection est unique dans le monde, toutes les autres ne sont qu'attrape et déception. Dépêchez-vous, il est temps, voilà le moment!..»
CHAPITRE XXXIII
Comme l'enchaînement de ce récit veut que nous ayons à nous occuper de temps en temps de quelques-uns des faits qui se rapportent à la vie domestique de M. Sampson Brass, et comme nous ne saurions, pour cet objet, trouver une place plus commode que celle-ci, le narrateur va prendre le lecteur par la main et le mener dans l'espace, pour lui faire franchir un plus grand intervalle que ne firent don Cléophas-Leandro-Perez Zambullo et son démon familier à travers cette agréable région, et pour s'abattre sans façon avec lui sur le trottoir de Bewis Marks.
C'est une petite et sombre maison, que celle de M. Sampson Brass, devant laquelle vont s'arrêter les intrépides aéronautes.
À la fenêtre du parloir de cette petite maison, fenêtre placée si bas près du trottoir, que le passant qui longe le mur risque de frotter avec sa manche les vitres obscures et de leur rendre service à ses dépens, car elles sont fort sales; à ladite fenêtre pendait de travers un rideau de laine verte fanée, tout noir, tout décoloré par le soleil, et tellement usé par ses longs services, qu'il semblait moins destiné à cacher la vue de cette chambre sombre qu'à servir de transparent pour en laisser étudier à l'aise les détails. Il est vrai qu'il n'y avait pas grand'chose à y contempler. Une table rachitique où s'étalaient avec ostentation de misérables liasses de papiers jaunis et usés à force d'avoir été portés dans la poche; deux tabourets placés face à face aux côtés opposés de ce meuble détraqué; au coin du foyer, un traître de vieux fauteuil boiteux qui, entre ses bras vermoulus, avait retenu plus d'un client pour aider à le dépouiller bel et bien; en outre, une boîte à perruque, d'occasion, servant de réceptacle à des blancs seings, à des assignations ou autres pièces de procédure, depuis longtemps l'unique contenu de la tête qui appartenait à la perruque à qui appartenait la boîte elle-même; deux ou trois livres de pratique usuelle; une bouteille à l'encre, une poudrière, un vieux balai à cheminée, un tapis en lambeaux, mais tenant encore par les bords aux pointes fidèles avec une ténacité désespérée: telles étaient, avec les lambris jaunes des murailles, le plafond noirci par la fumée et couvert de poussière et de toiles d'araignée, les principales décorations du cabinet de M. Sampson Brass.
Mais cette peinture ne se rapporte qu'à la nature morte; elle n'a pas plus d'importance que la plaque fixée sur la porte avec ces mots: Brass, procureur, ni que l'écriteau attaché au marteau: Premier étage à louer pour un monsieur seul. Le cabinet offrait habituellement deux spécimens de nature vivante beaucoup plus étroitement liés à notre récit, et qui auront pour nos lecteurs un intérêt bien plus vif, bien plus intime.
L'un était M. Brass lui-même, qu'on a vu déjà figurer dans ce livre; l'autre était son clerc, son assesseur, son secrétaire, son confident, son conseiller, son démon d'intrigue, son auxiliaire habile à faire monter le chiffre des frais, miss Brass, en un mot, espèce d'amazone ès lois, à qui il convient de consacrer une courte description.
Miss Sally Brass était une personne de trente-cinq ans environ. Sa figure était maigre et osseuse. Elle avait un air résolu, qui non- seulement comprimait les douces émotions de l'amour et tenait à distance les admirateurs, mais qui était fait plutôt pour imprimer un sentiment voisin de la terreur dans le coeur de tous les étrangers mâles assez heureux pour l'approcher. Ses traits étaient exactement ceux de son frère Sampson: ressemblance si complète, que, si sa pudeur virginale et le décorum de son sexe avaient permis à miss Brass de mettre par badinage les habits de son frère, et d'aller, vêtue de la sorte, s'asseoir à côté de lui, il eût été difficile, même au plus vieil ami de la famille, de décider lequel des deux était Sampson ou Sally; d'autant plus que la demoiselle portait au-dessus de la lèvre supérieure certaines rousseurs qui, jointes à l'illusion produite par le costume masculin, auraient pu être prises pour une moustache couleur carotte. Selon toute probabilité, ce n'était pas autre chose que les cils qui s'étaient trompés de place, les yeux de miss Brass étant complètement dépourvus de pareilles futilités. Sous le rapport du teint, miss Brass était blême, d'un blanc sale; mais cette blancheur était agréablement relevée par l'éclat florissant qui couvrait l'extrême bout de son nez moqueur. Sa voix était d'un timbre sonore et d'un riche volume; quiconque l'avait entendue une fois ne pouvait plus l'oublier. Son costume habituel consistait en une robe verte, d'une nuance à peu près semblable à celle du rideau de l'étude, serrée à la taille et se terminant au cou, derrière lequel elle était attachée par un bouton large et massif. Trouvant sans doute que la simplicité et le naturel sont l'âme de l'élégance, miss Brass ne portait ni collerette ni fichu, excepté sur sa tête, invariablement ornée d'une écharpe de gaze brune, semblable à l'aile du vampire fabuleux, et qui, prenant toutes les formes qu'il lui plaisait, formait une coiffure commode et gracieuse.
Telle était miss Brass sous le rapport du physique. Au moral, elle avait un tour d'esprit solide et vigoureux. Depuis sa plus tendre jeunesse, elle s'était consacrée avec une ardeur peu commune à l'étude des lois; n'étendant pas ses spéculations sur leur vol d'aigle, assez rare du reste, mais les suivant d'un oeil attentif à travers le dédale d'astuce et les zigzags d'anguille qu'elles affectionnent d'ordinaire. Elle ne s'était pas bornée, comme bien des personnes d'une grande intelligence, à la simple théorie, pour s'arrêter juste où l'utilité pratique commence: bien au contraire, elle savait grossoyer, faire de belles copies, remplir avec soin les vides des pièces imprimées, s'acquitter enfin de toutes les fonctions d'une étude, y compris l'art de gratter une feuille de parchemin et de tailler une plume. Il est difficile de comprendre comment, avec tant de qualités réunies, elle était restée miss Brass: mais soit qu'elle eût bronzé son coeur contre tous les hommes en général, soit que ceux qui eussent pu la rechercher et obtenir sa main fussent effrayés à l'idée que, grâce à sa connaissance des lois, elle possédait sur le bout du doigt les articles qui établissent ce qu'on appelle familièrement une action en rupture de mariage, toujours est-il certain qu'elle était encore demoiselle, et continuait d'occuper chaque jour son vieux tabouret célibataire en face de celui de son frère Sampson. Il est également certain qu'entre ces deux tabourets bien des gens étaient restés sur le carreau.
Un matin, M. Sampson Brass, assis sur son tabouret, copiait une pièce de procédure, plongeant avec ardeur sa plume dans le coeur du papier, comme si c'eût été le coeur même de la partie adverse; de son côté, miss Sally Brass, assise sur son tabouret également, taillait une plume pour transcrire un petit exploit, ce qui était son occupation favorite. Depuis longtemps ils gardaient le silence. Ce fut miss Brass oui le rompit en ces termes:
«Aurez-vous bientôt fini, Sammy?»
Car, sur ses lèvres douces et féminines, le nom de Sampson s'était transformé en Sammy; c'est ainsi qu'elle donnait de la grâce à toute chose.
«Non, répondit le frère; j'aurais fini si vous m'aviez aidé en temps utile.
– C'est cela! s'écria miss Sally, vous avez besoin de moi, n'est- ce pas? quand vous allez prendre un clerc!
– Est-ce pour mon plaisir, ou par ma propre volonté, que je vais prendre un clerc, coquine, querelleuse que vous êtes! dit M. Brass en mettant sa plume dans sa bouche et faisant la grimace à sa soeur. Pourquoi me reprochez-vous de prendre un clerc?»
Ici nous ferons observer, de peur qu'on ne s'étonne d'entendre M. Brass appeler coquine une dame comme il faut, qu'il était tellement habitué à la voir remplir auprès de lui des fonctions viriles, qu'il s'était peu à peu accoutumé à lui parler comme à un homme. Sentiment et usage réciproques, du reste; car non-seulement il arrivait souvent à M. Brass d'appeler miss Brass une coquine, et même de placer une autre épithète devant celle de coquine; mais miss Brass trouvait cela tout naturel, et n'en était pas plus émue que ne l'est une autre femme quand on l'appelle mon ange.
«Pourquoi me tourmentez-vous encore au sujet de ce clerc, après m'en avoir déjà parlé trois heures hier au soir? répéta M. Brass grimaçant de nouveau, avec sa plume entre les dents, comme un chien qui ronge un os en grognant. Est-ce ma faute, à moi?
– Tout ce que je sais, dit miss Sally avec un sourire sec (elle n'avait pas de plus grand plaisir que de mettre son frère, en colère), ce que je sais, c'est que si chaque client qui vous arrive nous force à prendre un clerc, que cela nous soit utile ou non, vous feriez mieux d'abandonner les affaires, de vous faire rayer du rôle, et de liquider le plus tôt possible.
– Est-ce que nous possédons un autre client tel que lui? dit Brass. Avons-nous un autre client tel que lui, voyons? Répondez à cela!
– Comment l'entendez-vous? Est-ce pour la figure?
– Pour la figure! répéta Sampson Brass avec un ricanement amer, en se levant pour prendre le livre des assignations et frottant vivement ses manches. Voyez ceci: Daniel Quilp, esquire… Daniel Quilp, esquire… Daniel Quilp, esquire, … tout du long. Faut-il que je renonce à une pratique comme celle-là, ou bien que je prenne le clerc qu'il me recommande en me disant: «C'est l'homme qu'il vous faut.» Hein?»
Miss Sally ne daigna point répliquer; elle sourit de nouveau et continua sa besogne.
«Mais je sais ce qu'il en est, reprit M. Brass après quelques moments de silence. Vous craignez de ne plus avoir autant que par le passé la main aux affaires. Croyez-vous que je ne m'en aperçoive pas?
– Vos affaires n'iraient pas loin sans moi, je pense, répondit la soeur d'un ton d'importance. Tenez, au lieu de me provoquer sottement comme cela, vous feriez mieux de songer à continuer votre besogne.»
Sampson Brass, qui au fond du coeur redoutait sa soeur, se remit à écrire en boudant, ce qui ne le dispensa pas de l'entendre.
«Si j'avais décidé, ajouta-t-elle, que le clerc ne viendrait pas, vous savez bien qu'il ne pourrait pas venir; par conséquent, ne dites point de sottises.»
M. Brass accueillit cette observation avec une douceur exemplaire; seulement, il fit remarquer à voix basse qu'il n'aimait pas ce genre de plaisanterie, et qu'il saurait un gré infini à miss Sally de vouloir bien s'abstenir de le tourmenter. À quoi miss Sally répliqua qu'elle avait du goût pour cet amusement, et qu'elle n'avait nullement l'intention de se refuser ce petit plaisir.
Comme M. Brass ne paraissait pas se soucier d'envenimer les choses en continuant sur ce sujet, tous deux remirent pacifiquement leur plume en mouvement, et la discussion en resta là.
Tandis qu'ils fonctionnaient à qui mieux mieux, la fenêtre fut tout à coup interceptée, comme si quelqu'un venait de s'y coller. M. Brass et miss Sally levaient les yeux pour reconnaître la cause de cette obscurité soudaine, lorsque le châssis fut lestement soulevé du dehors, et Quilp y passa sa tête.
«Holà! dit-il en se tenant sur la pointe du pied au bord de la fenêtre et plongeant ses regards dans la chambre, y a-t-il quelqu'un à la boutique? Y a-t-il ici quelque gibier du diable? Y a-t-il un Brass à vendre? hein!
– Ah! ah! ah! fit l'homme de loi avec une hilarité forcée Oh! parfait! parfait! parfait! Quel homme excentrique! D'honneur, quelle humeur charmante!
– N'est-ce pas là ma chère Sally? croassa le nain en lançant une oeillade à la belle miss Brass. N'est-ce pas là la Justice, moins son bandeau sur les yeux, son épée et ses balances? N'est-ce pas là le bras redoutable de la Loi? N'est-ce pas là la vierge de Bevis?
– Quelle étonnante verve d'esprit! s'écria Brass. Sur ma parole, c'est extraordinaire!
– Ouvrez la porte, dit Quilp. Je vous ai amené mon homme C'est le clerc qu'il vous faut, un phénix, l'as d'atout, quoi! Dépêchez- vous d'ouvrir la porte, ou bien s'il y a près d'ici un autre homme de loi, et si par hasard il est à sa fenêtre, il va vous le voler.»
Il est probable que la perte du phénix des clercs, même en faveur du confrère, d'un rival, n'eût que très-médiocrement affligé le coeur de M. Brass; toutefois, simulant un grand empressement, il se leva de son siège, alla à la porte, l'ouvrit, et introduisit son client qui tenait par la main M. Richard Swiveller en personne.
«La voici! s'écria Quilp, s'arrêtant court au seuil de la porte et levant les sourcils, tandis qu'il regardait miss Sally, – la voici, cette femme que j'eusse dû épouser, – voici la belle Sarah, voici la femme qui possède tous les charmes de son sexe sans avoir une seule de ses faiblesses. O Sally! Sally!»
À cette amoureuse déclaration, miss Brass répondit brièvement:
«Vous m'ennuyez.
– Oh! dit Quilp, son coeur est aussi dur que le métal dont elle porte le nom11. Elle devrait bien le changer en monnaie de billon, fondre l'airain en pièces de deux sous, et prendre un autre nom!
– Finissez vos bêtises, monsieur Quilp, finissez, repartit miss Sally avec un sourire maussade. N'êtes-vous pas honteux de faire toutes vos parades devant un jeune homme qui ne nous connaît pas?
– Ce jeune étranger, dit Quilp, faisant passer Dick Swiveller sur le premier plan, est trop délicat lui-même pour ne pas me comprendre. C'est M. Swiveller, mon ami intime, un gentleman de bonne famille et d'un grand avenir, mais qui, ayant eu le malheur de commettre des folies de jeunesse, s'estime heureux de remplir quelque temps les fonctions de clerc, fonctions humbles ailleurs, mais ici très-dignes d'envie. Quelle délicieuse atmosphère il va respirer!»
Si M. Quilp parlait au figuré et voulait donner à entendre que l'air respiré par miss Sally Brass était rendu plus pur et plus serein par cette douce créature, il avait sans doute de bonnes raisons pour tenir ce langage. Mais s'il parlait dans un sens littéral de la délicieuse atmosphère de l'étude de M. Brass, il est certain qu'en effet ce lieu avait un fumet particulier, un goût de renfermé et d'humidité. Ce n'était pas seulement la forte odeur des vieux habits apportés là souvent pour être exposés en vente à Duke's Place et à Houndsditch, il y avait encore une odeur décidée de rats, de souris et de moisissure. Peut-être cependant quelques doutes s'étaient-ils élevés dans l'esprit de M. Swiveller sur la réalité de cette pure et délicieuse atmosphère; car il renâcla deux ou trois fois, et regarda d'un air d'incrédulité le nain qui ricanait.
«M. Swiveller, dit Quilp, étant habitué dans sa pratique de l'agriculture à semer de la folle avoine, juge prudemment, miss Sally, qu'après tout il vaut mieux avoir la moitié d'une croûte à ronger que de n'avoir pas de pain du tout. Il juge prudemment que c'est quelque chose aussi que de sortir d'embarras; en conséquence; il accepte les offres de votre frère Brass, M. Swiveller est donc à vous dès ce moment.
– Je suis enchanté, monsieur, dit M. Brass, vraiment enchanté. M. Swiveller, monsieur, est heureux d'avoir votre amitié. Vous devez être fier, monsieur, d'avoir l'amitié de M. Quilp.»
Dick murmura quelques mots comme pour dire qu'il n'avait jamais manqué d'amis ni d'une bouteille à leur offrir, et il risqua son allusion favorite à «l'aile de l'amitié qui jamais ne mue comme les plumes d'un oiseau.» Mais toutes ses facultés parurent absorbées par la contemplation de miss Sally Brass, il ne pouvait détacher d'elle son regard morne et stupéfait. Jugez si le nain était aux anges! Quant à la divine miss Sally elle-même, elle frotta ses mains comme un homme, et fit quelques tours dans l'étude, sa plume derrière l'oreille.
«Je suppose, dit le nain se tournant vivement vers son ami légal, que M. Swiveller va entrer immédiatement en fonctions. C'est aujourd'hui lundi matin.
– Immédiatement, si cela vous convient, monsieur, répondit Brass.
– Miss Sally lui enseignera le droit, la délicieuse étude du droit; elle sera son guide, son amie, sa compagne, son code, son Blackstone, son Coke, son Littleton, en un mot son manuel du jeune étudiant en droit.
– Quelle éloquence! dit Brass, comme un homme absorbé, en contemplant les toits des maisons vis-à-vis, et en plongeant les mains dans ses poches; quelle extraordinaire abondance de langage! C'est vraiment magnifique!
– Avec miss Sally, continua Quilp, et avec les riantes fictions de la loi, ses jours s'écouleront comme des minutes. Ces charmantes inspirations des poëtes tels que Cujas et Barthole, aussitôt qu'elles vont faire lever pour lui leur première aurore, lui ouvriront un monde nouveau pour élargir son esprit et élever son coeur.
– Oh! admirable, admirable! s'écria Brass. Ad-mi-ra-ble en vérité! C'est une jouissance que de l'entendre!