Kitabı oku: «Le magasin d'antiquités. Tome I», sayfa 24
– Où M. Swiveller siégera-t-il? demanda Quilp en tournant, les yeux de tous côtés.
– Nous achèterons pour lui un autre tabouret, monsieur, répondit Brass. Nous ne prévoyions pas que nous dussions avoir un gentleman avec nous, jusqu'au jour où vous avez eu la bonté de nous y engager; et notre mobilier n'est pas considérable. Nous verrons à nous procurer un nouveau siège, monsieur. En attendant, si M. Swiveller veut prendre le mien et s'exercer la main à faire une belle copie de cette signification, comme je dois sortir et rester dehors toute la matinée…
– Venez avec moi, dit Quilp. J'ai à vous entretenir de quelques affaires. Avez-vous un peu de temps à perdre?
– Est-ce que c'est perdre du temps que de l'employer à sortir avec vous, monsieur? Vous plaisantez, monsieur, vous plaisantez! s'écria l'homme de loi en prenant son chapeau. Je suis prêt, monsieur, tout à fait prêt. Il faudrait que je fusse bien occupé pour n'avoir pas le temps de sortir avec vous. Il n'est pas donné à tout le monde, monsieur, de pouvoir jouir et profiter de la conversation de M. Quilp.»
Le nain lança un regard sarcastique à son ami au coeur d'airain, et, avec une petite toux sèche, il tourna sur ses talons pour dire adieu à miss Sally. Après cet adieu, galant du côté de Quilp, très-froid et cérémonieux du côté de miss Sally, il fit un signe de tête à Dick Swiveller, et se retira avec le procureur.
Dick était resté penché sur son pupitre dans un véritable état de stupéfaction, contemplant fixement la belle Sally, comme si c'était un animal curieux, unique en son espèce. Le nain, quand il fut dans la rue, monta de nouveau sur le rebord de la croisée, et jeta dans l'intérieur de l'étude un coup d'oeil accompagné d'une grimace, comme un homme qui regarde des oiseaux dans une cage. Dick tourna les yeux vers lui, mais sans avoir l'air de le reconnaître; et longtemps après qu'il eut disparu, le jeune homme contemplait encore miss Sally Brass; cloué à sa place, il ne voyait pas autre chose, il ne pensait pas à autre chose.
Pendant ce temps, miss Brass, plongée dans son état de frais et déboursés, etc., ne s'occupait nullement de Dick, mais elle griffonnait en faisant craquer sa plume, traçant les caractères avec un plaisir évident, et travaillant à toute vapeur. Dick avait poursuivi le cours de sa contemplation qui tantôt se portait sur la robe verte, tantôt sur la coiffure brune, tantôt sur le visage, et tantôt sur la plume à la course rapide. Il était devenu stupide de perplexité; se demandant comment il pouvait se trouver dans la compagnie d'un monstre si étrange, et si ce n'était pas un rêve dont il aurait bien voulu s'éveiller. Enfin il poussa un profond soupir, et commença lentement à retirer son habit.
M. Swiveller ayant ôté son habit, le plia avec le plus grand soin, sans quitter un instant des yeux miss Sally: alors il revêtit une jaquette bleue à double rang de boutons dorés qui, dans l'origine, lui avait servi pour des parties de plaisir aquatiques, mais que ce matin-là il avait apportée pour son travail de bureau; et toujours contemplant miss Sally, il se laissa tomber en silence sur le siège de M. Brass. Mais là il éprouva une rechute de découragement et de faiblesse, et, appuyant son menton sur sa main, il ouvrit des yeux si grands, si grands, qu'il ne semblait pas possible qu'ils se refermassent jamais.
Quand il eut regardé si longtemps qu'il ne pouvait plus rien voir, Dick détacha ses yeux du bel objet de sa surprise, les porta sur les feuillets du brouillon qu'il avait à copier, plongea sa plume dans l'écritoire et se mit à écrire lentement. Mais il n'avait pas tracé une demi-douzaine de mots, qu'il se pencha sur l'encrier pour y tremper de nouveau sa plume, et leva les yeux… Devant lui se trouvait l'insupportable voile brun, la robe verte, en un mot miss Sally Brass, parée de tous ses charmes, plus effroyable enfin que jamais.
Agacé jusqu'à la folie, M Swiveller commença à ressentir d'étranges sensations, d'horribles désirs d'anéantir cette Sally Brass, de mystérieuses tentations de lui arracher sa coiffure et de voir quel air elle aurait sans cet ornement. Sur la table se trouvait une grande règle, noire et luisante. M. Swiveller la prit et se mit à s'en frotter le nez.
De s'en frotter le nez à l'agiter avec sa main et lui faire faire les évolutions d'un tomahawk, la transition était toute simple et toute naturelle. Dans le cours de ces évolutions il frôla l'écharpe dont les bouts déguenillés flottaient au gré du vent; la règle avance d'un pouce plus prés, et voilà la grande écharpe brune par terre. Pendant ce temps, la belle innocente, bien éloignée de se douter du manège, continuait de travailler, sans lever les yeux.
Dick fut enchanté de ce succès. Eh bien! au moins il pourrait maintenant écrire avec ardeur et persévérance jusqu'à ce qu'il fût épuisé, et alors saisir la règle, l'agiter au-dessus de l'écharpe brune avec l'assurance de la faire tomber à volonté; il pourrait retirer la règle et s'en frotter le nez, quand il croirait que miss Sally aurait la fantaisie de le regarder pour s'en donner à coeur joie et redoubler ses évolutions quand elle serait de nouveau absorbée par sa besogne. Grâce à ces amusements, M. Swiveller calma l'agitation de ses sentiments, et finit par manier moins souvent la règle; il put même bientôt écrire de suite une demi-douzaine de lignes, sans revenir à ces interruptions: c'était une grande victoire.
CHAPITRE XXXIV
Au bout d'un certain temps, c'est-à-dire après deux heures environ d'un travail assidu, miss Brass arriva au terme de sa tâche: ce qu'elle constata en essuyant sa plume sur sa robe verte et en prenant une pincée de tabac dans une petite boite ronde en étain qu'elle portait dans sa poche. Munie de ce rafraîchissement modéré, qui ne blessait en rien les règles de la Société de tempérance, elle se leva, lia ses papiers en dossier avec un ruban de coton rouge, et, plaçant le tout sous son bras, elle sortit de l'étude.
À peine M. Swiveller avait-il quitté son tabouret et s'était-il mis à danser en hurlant comme un sauvage, heureux de se sentir seul, qu'il fut troublé dans ce joyeux exercice. La porte s'était rouverte; la tête de miss Sally venait de reparaître.
«Je sors, dit miss Brass.
– Très-bien, madame, répondit Richard. Et que ce ne soit pas moi qui vous fasse rentrer plus tôt, madame, ajouta-t-il intérieurement.
– Si quelqu'un vient à l'étude, prenez-en note et dites que le monsieur qu'on demande est absent pour le moment.
– Je n'y manquerai pas, madame.
– Je ne serai pas longtemps, ajouta-t-elle en se retirant.
– Et je le regrette, madame, dit M. Swiveller quand elle eut refermé la porte J'espère bien que vous serez retenue pour quelque cause imprévue. Si vous pouviez vous faire écraser en route, madame, pas bien fort, seulement un petit peu, ce serait tant mieux.»
Prononçant avec un grand sérieux ces paroles bienveillantes, M. Swiveller s'assit dans le fauteuil des clients et s'y abandonna à ses réflexions. Puis il fit quelques tours en long et en large et revint au fauteuil.
«Je suis donc le clerc de Brass! dit-il. Le clerc de Brass, moi. Et aussi le clerc de la soeur de Brass, clerc d'un dragon femelle! Parfait, parfait! Qu'est-ce que je serai après? Serai-je un forçat avec un chapeau de feutre et un vêtement gris, courant le long d'un dock avec mon numéro bien brodé sur mon uniforme, et l'ordre de la Jarretière à ma jambe, avec un foulard attaché sur la cheville du pied pour la garantir contre les écorchures? Est-ce là ce que je serai? À moins que ce ne soit un sort trop distingué. Mais c'est égal, il faut toujours commencer par faire ce qui vous passe par la tête.»
Comme il était parfaitement seul, nous devons présumer que M. Swiveller adressait ces réflexions soit à lui-même, soit à son sort ou à sa destinée; le sort et la destinée que les demi-dieux d'Homère ont l'habitude d'accuser, comme vous savez, avec aigreur et de poursuivre de leurs sarcasmes lorsqu'ils se trouvent dans des situations désagréables. Il est même probable que M. Swiveller avait en cela l'intention d'imiter les demi-dieux de l'Iliade, car il adressait comme eux sa tirade au plafond, image du ciel que le sort et la destinée, ces personnages immatériels, sont censés habiter, excepté pourtant au théâtre, où ils se tiennent dans la région du lustre.
Après un silence pensif, M. Swiveller reprit ainsi, en énumérant l'une après l'autre, sur ses doigts, les diverses circonstances:
«Quilp m'offre cette place et me dit qu'il peut me l'assurer. J'aurais gagé tout ce qu'on aurait voulu que Fred n'entendrait pas de cette oreille-là; et c'est lui qui, à mon profond étonnement, pousse Quilp et me presse d'accepter… Fatalité numéro un. Ma tante de province me coupe les vivres, elle m'écrit une lettre affectueuse pour m'annoncer qu'elle a fait un testament nouveau, et qu'elle m'y déshérite… Fatalité numéro deux. Plus d'argent, pas de crédit, rien à attendre de Fred qui semble avoir tourné tout d'un coup; ordre de quitter mon ancien appartement… Troisième, quatrième, cinquième, sixième fatalités! Sous le poids de tant de fatalités, quel homme peut être considéré comme disposant de son libre arbitre? Ce n'est pas à un homme à se mettre lui-même le pied sur la gorge. Si sa destinée le jette à bas, à la bonne heure, il faut bien qu'il se résigne, en attendant que sa destinée le relève! Je suis content que la mienne ait pris sur elle toute la responsabilité; je n'ai rien à y voir, je me défends de toute complicité avec elle; j'ai le droit de me mettre au-dessus de cela. Ainsi, mon gaillard, ajouta M. Swiveller, prenant congé du plafond avec un geste significatif, allons, et voyons lequel de nous deux, de moi ou du sort, se lassera le premier!»
Laissant là le sujet de sa décadence avec ces réflexions qui ne manquaient certainement pas de profondeur et qu'il n'est pas rare de rencontrer dans certains traités de philosophie morale, M. Swiveller mit de côté le désespoir pour prendre l'humeur sans souci d'un clerc irresponsable.
Comme pour se donner un maintien dégagé, ce qu'on appelle de l'aplomb, il se mit à examiner l'étude plus en détail qu'il n'avait encore eu le temps de le faire; il sonda la boîte à perruque, feuilleta les livres, scruta la bouteille à l'encre; il farfouilla dans les papiers, grava quelques emblèmes sur la table avec la lame acérée du canif de M. Brass, et écrivit son nom à l'intérieur du seau à charbon qui était en bois. Ayant, par ces formalités, pris possession en règle de ses fonctions de clerc, il ouvrit la fenêtre et s'y appuya nonchalamment jusqu'à ce qu'un marchand de bière ambulant vînt à passer. Il lui commanda de poser sur le rebord son plateau et de lui servir une pinte de porter doux qu'il but sur place et paya aussitôt, avec la pensée de jeter les bases d'un crédit futur et de préparer les choses à cet effet sans perdre une minute. M. Swiveller reçut coup sur coup trois ou quatre petits saute-ruisseaux, porteurs de commissions d'affaires de la part de trois ou quatre procureurs, confrères de M. Brass: il les reçut et les renvoya d'un air qui sentait la connaissance approfondie du métier, à peu près de l'air qu'aurait pris un clown de pantomime pour jouer ce rôle sur la scène. Après quoi, il retourna à son siège et s'exerça la main à faire à la plume des caricatures de miss Brass, en sifflant gaiement tout ce temps-là.
Tandis qu'il se livrait à cette distraction, une voiture s'arrêta près de la porte, et bientôt un double coup de marteau retentit. Comme ce n'était pas l'affaire de M. Swiveller, puisqu'on ne tirait pas la sonnette de l'étude, il continua de se livrer à sa distraction avec un calme parfait, bien qu'il eût lieu de penser que, excepté lui, il n'y avait pas une âme pour répondre dans la maison.
En ceci cependant il se trompait: car les coups de marteau s'étant réitérés avec une impatience de plus en plus grande, la porte s'ouvrit, quelqu'un monta lourdement l'escalier et entra dans la chambre du premier. M. Swiveller s'émerveillait en se demandant si ce n'était pas une autre miss Brass, une soeur jumelle du dragon, quand on frappa à la porte de l'étude.
«Entrez! dit Richard. Pas de cérémonies. La place ne sera bientôt plus tenable, si j'ai encore plus de chalands. Entrez!
– Voulez-vous venir, s'il vous plaît, dit une voix faible et dolente qu'on entendit dans le couloir, pour montrer l'appartement.»
Dick se pencha par-dessus la table et aperçut une petite jeune fille, vraie traîneuse de savates, avec un sale et grossier tablier et une bavette qui ne laissaient voir de sa personne que son visage et ses pieds. Elle avait l'air d'être serrée dans une boîte à violon.
«Qui êtes-vous?» demanda Dick.
À quoi elle répondit simplement:
«Oh! voulez-vous venir, s'il vous plaît, pour montrer l'appartement?»
Jamais peut-être on n'avait vu une enfant qui dans son air et ses manières ressemblât plus à une vieille. Elle devait, selon toute vraisemblance, avoir travaillé depuis le berceau. Elle avait l'air d'avoir aussi peur de Dick qu'elle lui causait elle-même d'étonnement.
«Je n'ai rien de commun avec l'appartement, dit M. Swiveller.
Dites-leur de repasser.
– Oh! voulez-vous venir, s'il vous plaît, pour montrer l'appartement, répliqua la jeune fille. C'est dix-huit schellings par semaine; nous fournissons le linge et la vaisselle; le nettoyage des bottes et des habits est en sus; en hiver, le feu est de quinze sous par jour.
– Pourquoi ne montrez-vous pas l'appartement vous-même? vous paraissez bien au courant.
– Miss Sally a dit qu'il ne faut pas que je le montre, parce que si l'on voyait combien je suis petite, on craindrait de n'être pas bien servi.
– Est-ce qu'ils ne finiront pas par voir que vous êtes petite?
– Oui, mais on aura toujours loué pour une quinzaine, répondit la jeune fille avec un regard malin; et les gens n'aiment pas à se déranger une fois qu'ils sont établis quelque part.
– Le raisonnement est curieux, dit Richard en se levant. Ah çà! qu'est-ce que vous êtes ici? la cuisinière?
– Oui, je fais la cuisine. Je suis aussi femme de chambre. Je fais tout l'ouvrage de la maison.
– Je suppose cependant, pensa M. Swiveller, que Brass, le dragon et moi, nous faisons la plus sale partie de la besogne.»
Et il eût sans doute donné un plus libre cours à ses pensées, dans la disposition de doute et d'hésitation où il se trouvait, si la jeune fille n'avait continué à le presser, et si certains coups mystérieux appliqués avec force sur le mur du couloir et sur les marches de l'escalier n'avaient témoigné de l'impatience qu'éprouvait le visiteur. En conséquence, Richard Swiveller, fichant une plume derrière chaque oreille, et en mettant une autre dans sa bouche comme une marque de sa haute importance et de son zèle à remplir ses fonctions, s'élança au dehors pour voir le gentleman qui attendait, et pour entrer en arrangement avec lui.
Il fut quelque peu surpris de découvrir que les coups violents qu'il avait entendus étaient produits par la malle du gentleman, laquelle était en train de gravir l'escalier sous les efforts réunis de son propriétaire et du cocher: or, la tâche n'était pas facile; car, d'une part, l'escalier était roide, et de l'autre, la malle, très-pesamment chargée, était bien large deux fois comme l'escalier. Les deux hommes, se heurtant l'un l'autre, appuyant de toutes leurs forces, poussaient la malle le plus ferme et le plus vite possible dans toutes sortes d'angles impraticables d'où il n'y avait pas moyen de se tirer; pour ce motif suffisant, M. Swiveller les suivit lentement par derrière en protestant à chaque étage contre cette manière de prendre d'assaut la maison de M. Sampson Brass.
À ces remontrances le gentleman ne répondait pas un mot mais lorsque enfin sa malle fut parvenue dans la chambre à coucher, il s'assit dessus et essuya avec son mouchoir son front chauve et son visage. Il avait très-chaud, et certes il y avait bien de quoi; car sans compter l'exercice violent qu'il avait pris en faisant gravir l'escalier à sa malle, il était tout emmitouflé dans des vêtements d'hiver, bien que durant toute la journée le thermomètre eût marqué dix-neuf degrés à l'ombre.
«Je pense, monsieur, dit Richard Swiveller retirant sa plume de sa bouche, que vous désirez voir cet appartement. Un très-bel appartement, monsieur. On y jouit sans interruption de la vue de… de la rue et au delà, et il est situé à une minute de… du coin de la rue. Dans le voisinage immédiat, monsieur, on trouve d'excellent porter, et d'autres agréments accessoires à l'avenant.
– Quel prix? dit le gentleman.
– Vingt-cinq francs par semaine, répondit Richard, enchérissant sur les conditions de loyer que lui avait indiquées la servante.
– Je le prends.
– Les bottes et les habits sont à part; et l'hiver, le feu coûte…
– Je consens à tout.
– On ne le loue pas à moins de deux semaines, dit Richard; c'est…
– Deux semaines! s'écria brusquement le gentleman en regardant Swiveller de la tête aux pieds. Deux années. J'y resterai deux années; oui, deux années ici. Tenez, voici deux cent cinquante francs. Le marché est conclu.
– Pardon, dit Richard. Je ne me nomme pas Brass, et…
– Qui vous parle de cela? «Je ne me nomme pas Brass.» Qu'est-ce que ça me fait?
– C'est le nom du maître de la maison.
– J'en suis charmé, répliqua le gentleman. C'est un nom excellent pour un homme de loi. Cocher, vous pouvez partir. Vous aussi, monsieur.»
M. Swiveller était tellement confondu en voyant le gentleman agir d'un air aussi délibéré, qu'il restait là à le contempler avec autant de surprise que lui en avait causé la vue de miss Sally. Quant au gentleman, il ne témoignait pas la moindre émotion: bien plus, il se mit avec un calme parfait à dérouler le châle qui était noué autour de son cou et à tirer ses bottes. Dégagé de cet attirail, il défit successivement les autres parties de son habillement, les plia les unes après les autres et les rangea en ordre sur sa malle. Alors il abaissa les jalousies, ferma les rideaux, monta sa montre, toujours avec la même lenteur méthodique.
«Emportez le billet de deux cent cinquante francs, dit-il en avançant la tête hors des rideaux, et que personne ne vienne me déranger avant que j'aie sonné.»
Les rideaux se refermèrent, et au bout d'un instant on entendit ronfler le gentleman.
«Voilà bien sans contredit une maison étrange, surnaturelle, se dit M. Swiveller en retournant dans l'étude avec le billet à la main. Des dragons femelles à la besogne, agissant comme des légistes de profession; des cuisinières de trois pieds de haut sortant mystérieusement de dessous terre; des étrangers qui entrent sans gêne et vont sans permission se coucher dans votre lit, à midi. Si par hasard c'était un de ces hommes merveilleux dont on parte de temps à autre, et s'il s'était mis au lit pour deux ans, je serais dans une drôle de position! C'est ma destinée cependant, et j'espère que Brass sera content. Ma foi! s'il ne l'est pas, j'en suis bien fâché. Ce n'est point mon affaire; je m'en lave les mains.»
CHAPITRE XXXV
En rentrant chez lui, M. Brass reçut le rapport de son clerc avec beaucoup de satisfaction, et se mit à examiner soigneusement le billet de deux cent cinquante francs. Il résulta de cet examen que le billet était bien en effet du gouverneur de la Compagnie de la banque d'Angleterre, en bonne et due forme, ce qui accrut considérablement la joie de M. Brass. Cela le mit dans un tel débordement de libéralité et de condescendance, que, dans la plénitude de son coeur, il invita M. Swiveller à partager avec lui un bol de punch, vers cette époque reculée et indéfinie qu'on appelle vulgairement «un de ces jours,» et qu'il lui fit de beaux compliments sur l'aptitude rare pour les affaires qu'il avait montrée dès son premier jour d'exercice.
C'était, chez M. Brass, une maxime favorite, que l'habitude de faire des compliments tient la langue d'un homme souple et moelleuse comme un ressort bien huilé, sans coûter un sou de dépense. Et, comme ce membre utile ne doit jamais se rouiller ou craquer en tournant sur ses gonds lorsqu'il appartient à un homme de loi, chez qui, au contraire, il doit être toujours dispos et délié, M. Brass ne négligeait aucune occasion de s'entretenir la langue par des discours flatteurs et des expressions élogieuses. Il en avait même tellement contracté l'habitude, que, si l'on ne pouvait exactement dire qu'il avait la langue au bout des doigts, on pouvait du moins certainement dire qu'il l'avait partout, excepté pourtant au visage; car son visage ayant, comme nous l'avons déjà fait connaître, un aspect refrogné et repoussant, ne pouvait pas s'adoucir avec la même facilité, et restait désagréable en dépit des discours les plus gracieux: c'était un phare donné par la nature pour éclairer ceux qui naviguent à travers les bancs et les récifs du monde, ou plutôt à travers le périlleux détroit de la loi, et pour les avertir d'aborder à des ports moins perfides et de chercher fortune ailleurs.
Tandis que tour à tour M. Brass accablait son clerc de compliments et examinait le billet de deux cent cinquante francs, miss Sally, qui venait de rentrer, montrait une certaine émotion qui n'était pas d'un caractère fort agréable; car, habituée par la pratique constante de la chicane à fixer sa pensée sur les petits gains et la rapine, et à aiguiser sans cesse sa finesse naturelle, elle ne fut pas médiocrement contrariée d'apprendre que le gentleman eût si facilement obtenu le logement.
«En voyant, dit-elle, qu'il s'était mis dans la tête de l'avoir, on eût dû pour le moins doubler ou tripler le prix habituel; et, plus il pressait, plus M. Swiveller eût dû renchérir les conditions.»
Mais ni la satisfaction de M. Brass ni le mécontentement de miss Sally n'eurent le pouvoir d'exercer la moindre impression sur le jeune homme, qui, rejetant sur sa malheureuse destinée la responsabilité de l'événement comme de tout ce qui pourrait advenir plus tard, était entièrement calme et résigné, préparé pleinement à accepter le mal, et indifférent au bien, en vrai philosophe qu'il était.
Le lendemain, c'est-à-dire le deuxième jour d'exercice pour M. Swiveller, M. Brass l'accueillit amicalement et lui dit:
«Bonjour, monsieur Richard; Sally vous a trouvé un tabouret d'occasion, monsieur, hier au soir, dans White Chapel. C'est une femme rare pour les marchés, je puis vous l'assurer, monsieur Richard. Vous verrez que ce tabouret est de première qualité, monsieur, vous pouvez m'en croire.
– Il a l'air un peu détraqué, dit Richard; il suffît de le voir pour en juger.
– Vous trouverez que c'est un siège fort agréable, répliqua M. Brass; vous pouvez en être certain. Il a été acheté dans la rue qui fait face à l'hôpital. Comme il s'y trouvait depuis un mois ou deux, il est resté à la poussière et a été hâlé par le soleil; mais voilà tout.
– J'espère qu'il n'aura pas recueilli de miasmes de fièvre, dit Richard en s'asseyant d'un air mécontent entre M. Brass et la chaste Sally. Tiens, il a un pied plus long que les autres.
– Nous y mettrons une cale, dit M. Brass en riant. Ah! ah! ah! nous y mettrons une cale, monsieur; ce sera pour ma soeur une occasion nouvelle d'aller pour nous au marché. Miss Brass, M. Richard est le…
– Voulez-vous bien vous taire!» interrompit celle qui était l'agréable objet de ces observations.
Et, regardant par-dessus ses papiers, elle continua: «Comment voulez-vous que je travaille, si vous ne cessez de jacasser?
– Quel drôle de corps vous faites! répondit le procureur. Parfois vous ne voulez que causer; dans un autre moment, vous ne voulez que travailler: on ne sait jamais de quelle humeur on vous trouvera.
– Je suis en humeur de travailler aujourd'hui, dit miss Sally; ainsi, ne me dérangez pas, s'il vous plaît. Et ne le dérangez pas non plus de sa besogne, ajouta-t-elle en montrant Richard du bout de sa plume. Il n'en fera pas plus qu'il ne faut, n'ayez pas peur.»
M. Brass avait évidemment bonne envie de lancer à sa soeur une verte réplique; mais il en fut détourné par des considérations de timidité ou de prudence, et se borna à murmurer des mots isolés comme «aggravation: vagabond,» sans désigner personne par ces mots, mais en les jetant d'inspiration, comme s'ils se rattachaient à quelque idée abstraite qui lui fût venue à l'esprit.
Tous trois après cela se mirent à écrire longtemps en silence, un silence si profond, que M. Swiveller, qui avait besoin d'une certaine excitation pour travailler, s'endormit à plusieurs reprises, et écrivit, les yeux fermés, des mots étranges en caractères inconnus. Tout à coup, miss Sally rompit la monotonie qui régnait dans l'étude en ouvrant sa petite boîte de métal, où elle prit une pincée de tabac qu'elle aspira bruyamment, et en disant que c'était la faute de M. Richard Swiveller.
«Qu'est-ce qui est de ma faute? demanda Richard.
– Vous savez bien, dit miss Brass, que le locataire n'est pas levé encore; qu'on ne l'a ni vu ni entendu depuis qu'il s'est mis au lit hier dans l'après-midi.
– Eh bien, madame, je suppose qu'il est libre de dormir tranquillement tout son soûl, ou plutôt tout son comptant pour ses deux cent cinquante francs.
– Ah! je commence à croire qu'il ne se réveillera jamais.
– C'est une circonstance remarquable, dit Brass mettant de côté sa plume; oui, une circonstance remarquable. Monsieur Richard, si l'on venait à trouver ce gentleman pendu à la colonne du lit, ou si quelque autre accident désagréable de ce genre se produisait, vous voudrez bien vous rappeler, monsieur Richard, que ce billet de deux cent cinquante francs vous avait été remis comme à-compte sur le payement d'un loyer de deux ans? Gravez cela dans votre esprit, monsieur Richard; vous ferez bien d'en prendre note, monsieur, dans le cas où vous seriez appelé comme témoin.»
M. Swiveller prit une grande feuille de papier ministre, et, avec un air de profonde gravité, il commença à écrire une petite note dans un coin.
«On ne saurait jamais prendre trop de précautions, dit M. Brass. Il y a tant de méchanceté dans le monde, tant de méchanceté! Le gentleman vous a-t-il dit, monsieur… Mais, pour le moment, laissons cela, monsieur; achevez d'abord votre note.»
Dick obéit et tendit le papier à M. Brass, qui avait quitté son siège et marchait de long en large dans l'étude.
«Ah! ah! voilà la note? dit M. Brass jetant les yeux sur le papier. Très-bien. Maintenant, monsieur Richard, le gentleman vous a-t-il dit autre chose?
– Non.
– Êtes-vous sûr, monsieur Richard, dit le procureur d'un ton solennel, que le gentleman n'ait rien dit?
– Pas un mot, que je sache, monsieur.
– Pensez-y encore, monsieur. Dans la position que j'occupe, et comme membre honorable du corps légal, c'est-à-dire du premier corps de ce pays, monsieur, ou de tout autre pays, ou de toutes les planètes qui brillent au-dessus de nous la nuit et sont censées être habitées, il est de mon devoir, monsieur, comme membre honorable de ce corps, de n'omettre vis-à-vis de vous aucune question majeure dans une affaire de cette délicatesse et de cette importance. Monsieur, le gentleman qui vous a loué hier, dans l'après-midi, notre premier étage, et qui a apporté une malle pesante… une malle pesante, ne vous a-t-il rien dit de plus que ce qui est consigné dans cette note?
– Allons, voyons, pas de bêtise,» dit miss Sally.
Dick la regarda, puis il regarda Brass, puis il regarda de nouveau miss Sally, et il répéta enfin: «Non.
– Pouh! pouh! Le diable m'emporte! monsieur Richard, vous êtes bien simple! s'écria Brass avec un sourire. Le gentleman n'a-t-il rien dit au sujet de sa malle?
– C'est cela… c'est bien cela…dit miss Sally, faisant un signe de tête à son frère pour lui donner son approbation.
– A-t-il dit, par exemple, ajouta Brass avec une sorte d'aisance et de bonhomie (je n'affirme pas qu'il ait rien dit de semblable, songez-y bien; je veux seulement vous en rafraîchir la mémoire), a-t il dit, par exemple, qu'il était étranger à Londres; qu'il n'était ni en humeur ni en état de fournir aucun renseignement; qu'il jugeait que nous avions le droit d'en exiger, et que, dans le cas où quelque chose lui arriverait, à un moment quelconque, il désirait que ses effets fussent par provision considérés comme m'appartenant, pour me dédommager un peu de l'embarras et de l'ennui que j'aurais à éprouver; en un mot, ajouta Brass d'un ton encore plus doucereux, en l'acceptant comme locataire en mon nom, pendant mon absence, n'avez-vous pas entendu traiter à ces conditions?
– Certainement non, répondit Richard.
– Eh bien! alors, s'écria Brass en lui lançant du haut de ses sourcils froncés un regard de reproche, je suis d'avis que vous vous êtes mépris sur votre vocation, et que vous ne serez jamais un homme de loi.
– Vous ne le serez jamais, quand bien même vous vivriez mille ans.» ajouta miss Sally.
Sur quoi le frère et la soeur prirent chacun une pincée de tabac dans la petite boite de métal et l'aspirèrent bruyamment, puis ils retombèrent dans leurs méditations soucieuses.
Il ne se passa rien de mémorable jusqu'au dîner de M. Swiveller. C'était à trois heures; mais il semblait au pauvre clerc qu'il y avait au moins trois semaines qu'il l'attendait. Au premier son de l'horloge, Richard s'éclipsa. Au dernier coup de cinq heures il reparut, et l'étude se parfuma, comme par enchantement, d'une odeur de genièvre et d'écorce de citron.
– Monsieur Richard, dit Brass, cet homme n'est pas levé encore.
Rien ne peut l'éveiller. Que faut-il faire, monsieur?
– Moi, je le laisserais dormir tout du long, répondit Richard.
– Dormir tout du long! s'écria Brass, quand il dort depuis vingt- six heures! Nous avons remué par-dessus sa tête, à l'étage supérieur, toutes sortes de coffres et de meubles; nous avons frappé à double carillon à la porte de la rue; nous avons plusieurs fois fait dégringoler l'escalier à la servante (elle n'est pas bien lourde, et cet exercice ne lui est pas mauvais), mais rien n'a réussi à éveiller cet homme.»
Dick suggéra une idée.
«Peut-être, en prenant une échelle et l'appliquant à la fenêtre du premier étage…
– Oui, mais il y a un contrevent, dit Brass; d'ailleurs, tout le voisinage serait en rumeur.»