Kitabı oku: «Le magasin d'antiquités. Tome I», sayfa 6
CHAPITRE VII
«Fred, disait M. Swiveller, rappelez-vous la vieille ballade populaire: Loin de moi soucis fâcheux. Éventons, pour la rendre plus vive, la flamme de l'hilarité du bout de l'aile de l'amitié, et faisons circuler le vin rosé.»
Le logis de Richard Swiveller était situé dans le voisinage de Drury-Lane et, outre ce que cette position offrait d'agréable, il avait l'avantage de se trouver au-dessus d'un débit de tabac; si bien que Richard pouvait en tout temps se procurer les douceurs rafraîchissantes de l'éternuement, rien qu'en allant sur son escalier, et jouir ainsi d'une tabatière permanente qui ne lui coûtait ni soins ni dépense. C'était dans ce logis que Swiveller avait cité de mémoire, pour consoler son ami et le relever de son abattement, un de ses souvenirs lyriques. Or, il n'est pas sans intérêt ni sans utilité de faire remarquer que ces quelques paroles tenaient doublement du langage figuré et du caractère poétique de Swiveller. Ainsi, le vin rosé n'était qu'un emblème, la réalité était un verre contenant du grog froid au gin, et qu'on remplissait, au fur et à mesure, avec une bouteille et une cruche posées sur la table. Faute d'autre verre, les deux amis se passaient tour à tour celui-là ce qu'on peut avouer sans honte, Swiveller étant logé en garçon. Par une fiction également plaisante, il mettait toujours au pluriel, dans la conversation, sa chambre unique. Lorsque cette chambre était vacante, le marchand de tabac l'avait annoncée sur son volet sous le titre pompeux «d'appartements pour une seule personne;» et Swiveller, fidèle à cette idée, n'avait jamais manqué de dire: «Mes chambres, mes appartements, mes salons,» ouvrant un espace illimité à l'imagination de ses auditeurs et la faisant s'égarer à son gré dans une longue suite de vastes salons, pour peu que cela lui fît plaisir.
Dans ce débordement de son esprit inventif, Swiveller s'appuyait sur un meuble équivoque. C'était en apparence un corps de bibliothèque, en réalité une couchette qui occupait dans la chambre une place en évidence et semblait pouvoir défier tout soupçon et tromper tout examen. Bien certainement, pendant le jour, Swiveller aurait juré que c'était une bibliothèque et pas autre chose; il oubliait volontiers qu'il y eût un lit là-dessous, niait catégoriquement l'existence des couvertures et chassait dédaigneusement les traversins de sa pensée. Pas un mot, même avec ses amis les plus intimes, sur l'usage réel de ce meuble, pas le moindre aveu sur son service de nuit, pas une allusion à ses propriétés particulières. Une foi implicite dans cette déception, tel était le premier article de son symbole. Pour être l'ami de Swiveller, il fallait rejeter toute preuve évidente, toute raison, toute observation, et croire aveuglément à son corps de bibliothèque. C'était son faible, sa manie, et il y tenait.
«Fred, reprit Swiveller, s'apercevant que sa citation poétique n'avait produit aucun effet; passez-moi le vin rosé.»
Le jeune Trent poussa de son côté le verre avec un mouvement d'impatience, et retomba dans l'attitude chagrine d'où on l'avait tiré contre son gré.
«Mon cher Fred, dit son ami, tout en remuant le mélange liquide, je veux vous donner un petit avis approprié à la circonstance. Voici le mois de mai qui…
– Au diable! interrompit l'autre, vous m'excédez, vous me tuez avec votre babil. Comment pouvez-vous être gai dans l'état où nous sommes?
– Eh! quoi, monsieur Trent! répliqua Dick, il y a un proverbe qui dit que gaieté n'empêche pas sagesse. Il existe des gens qui peuvent être gais sans pouvoir être sages, d'autres qui peuvent être sages (ou pensent pouvoir l'être) et qui ne sauraient être gais. J'appartiens à la première classe. Si le proverbe est bon, je pense qu'il vaut mieux en prendre la moitié que de n'en prendre rien; et, en tout cas, j'aime mieux être gai sans être sage, que de n'être, comme vous, ni l'un ni l'autre.
– Bah!.. murmura Trent d'un air contrarié.
– À la bonne heure!.. Chez les gens bien élevés je ne crois pas qu'un mot de cette sorte soit jamais adressé à un gentleman dans ses propres appartements; mais cela m'est égal, faites comme chez vous, ne vous gênez pas.»
Il ajouta, entre ses dents, par manière d'observation, que son ami paraissait un peu de mauvaise humeur, termina le verre de vin rosé et se mit en devoir d'en apprêter un autre; après l'avoir préalablement dégusté avec délices, il proposa un toast à une compagnie imaginaire, et dit d'un ton d'emphase:
«Messieurs, permettez-moi de souhaiter mille succès à l'ancienne famille des Swiveller, et bonne chance en particulier à M. Richard; M. Richard, messieurs, continua Dick d'un ton pathétique, qui dépense tout son argent pour ses amis et qui en est récompensé par un bah! pour la peine… (Applaudissements sur les bancs.)
– Dick, dit Trent, qui revint s'asseoir après avoir fait deux ou trois tours dans la chambre, voulez-vous consentir à causer sérieusement pendant quelques minutes, si je vous offre un moyen de vous enrichir sans peine?
– Vous m'en avez offert souvent, et qu'en est-il advenu? Mes poches sont toujours vides.
– Avant peu, reprit Trent en étendant son bras sur la table, je veux que vous me teniez un autre langage. Écoutez bien le nouveau plan. Vous avez vu ma soeur Nell?
– Eh bien?
– Elle est jolie, n'est-ce pas?
– Oui certes, et je dois même dire qu'il n'y a pas un grand air de famille entre elle et vous.
– Est-elle jolie? répéta Frédéric impatienté.
– Oui, jolie et très-jolie. Mais enfin?..
– Je vais vous le dire. Il y a un fait certain: c'est que le vieux et moi nous sommes à couteaux tirés et resterons ainsi jusqu'à la fin de notre vie; je n'ai rien à attendre de lui. Vous voyez bien cela, je suppose?
– Une chauve-souris le verrait en plein midi, dit Swiveller.
– Il est un autre fait également certain: c'est que ma soeur seule aura l'argent que, d'après les premières promesses de ce vieux grippe-sou, que Dieu confonde! je m'attendais à partager avec elle. N'est-il pas vrai?
– C'est vrai, à moins que la manière dont je lui ai exposé les choses n'ait produit une impression profonde sur son esprit; ce qui serait possible. J'y ai mis de l'éloquence: «Ici, disais-je, il y a un bon grand-père,» C'était fort, je crois, c'était tout à fait amical et naturel. En avez-vous été frappé?
– Il n'en a toujours pas été frappé, lui; par conséquent, inutile de discuter là-dessus. Voyons, continuons: Nelly a près de quatorze ans…
– Elle est charmante pour son âge, quoique petite, ajouta Swiveller entre parenthèse.
– Si vous voulez que je continue de parler, prêtez-moi une minute d'attention, dit Frédéric Trent, dépité du faible intérêt que son ami paraissait prendre à la conversation. J'arrive au fait.
– Arrivez.
– Cette enfant est capable d'éprouver des affections vives, et, élevée comme elle l'a été, elle peut facilement, à son âge, subir des influences. Si une fois je l'ai dans ma main, je parviendrai, avec quelque peu de séduction et de menaces, à la plier à ma volonté. Pour ne pas battre le buisson, autrement dit pour ne pas perdre le temps en paroles inutiles (et les avantages du plan que j'ai formé demanderaient pour être exposés toute une semaine), qui vous empêche d'épouser Nelly?»
Tandis que son ami entamait ce discours avec autant d'énergie que d'ardeur, Richard Swiveller était resté tranquille, les yeux fixés sur le bord de son verre; mais il n'eut pas plutôt entendu les derniers mots, qu'il témoigna une profonde consternation et ne put pousser que ce monosyllabe:
«Quoi?
– Je dis: Qui vous empêche de l'épouser? répéta l'autre avec une fermeté d'accent dont il avait depuis longtemps fait l'épreuve sur son compagnon.
– Mais vous m'avez dit aussi en même temps qu'elle n'a pas encore quatorze ans!
– Assurément je ne songe pas à la marier en ce moment, répliqua le frère d'un ton contrarié. Dans deux, trois ou quatre ans, à la bonne heure. Le vieux vous semble-t-il devoir vivre plus longtemps que cela?
– Il ne me fait pas cet effet, répondit Richard en secouant la tête; mais ces vieilles gens, il ne faut pas s'y fier, Fred. J'ai dans le Dorsetshire une vieille tante qui était, disait-elle, au moment de mourir quand je n'avais que huit ans, et elle n'a pas encore tenu parole. Ces vieux sont si endurcis, si immoraux, si malins! Tenez, Fred, à moins qu'il n'y ait dans les familles des apoplexies héréditaires, et même, dans ce cas, les chances sont égales pour ou contre, je vous dis qu'il ne faut pas s'y fier.
– Mettons les choses au pis, reprit Trent avec la même fermeté et en fixant les yeux sur son ami; je suppose que mon grand-père continue de vivre…
– Sans doute; et voilà le hic!
– Je suppose qu'il continue de vivre. Eh bien! je déterminerai, ou, si ce mot est plus explicite, je forcerai Nell à contracter un mariage secret avec vous. Que vous semble de ce moyen?
– Il me semble que je vois là une famille et pas de revenu pour la nourrir, dit Richard après un moment de réflexion.
– Je vous dis, reprit Frédéric avec une chaleur croissante qui, soit réelle soit jouée, n'en agissait pas moins sur l'esprit de son ami; je vous dis que le vieux ne vit que pour Nelly; je vous dis que toute son énergie, toutes ses pensées sont pour elle; qu'il ne la déshériterait pas plus si elle venait à lui désobéir qu'il ne me ferait son héritier si je m'abaissais à lui donner toutes les marques de soumission et de vertu. Pour voir cela, il suffit d'avoir des yeux, et de ne pas les fermer à l'évidence.
– Je ne suis pas éloigné de vous croire.
– Vous feriez mieux de dire que vous en êtes sûr comme moi. Mais écoutez. Afin de mieux amener le vieux à vous pardonner, il faudrait feindre une rupture complète entre nous, une haine à mort; établissons ce faux semblant, et je gage que le vieux s'y laissera facilement prendre. Quant à Nelly, vous savez ce qu'on dit de la goutte d'eau qui, en tombant toujours à la même place, finit par user la pierre. Vous pouvez vous fier à moi en ce qui la concerne. Ainsi, que le vieux vive ou meure, qu'adviendra-t-il en tout cas? Que vous serez l'unique héritier de toute la fortune de cet opulent Harpagon, d'une fortune que nous dépenserons ensemble, et que vous, vous y gagnerez par-dessus le marché une jeune et jolie femme.
– Mais est-il bien sûr qu'il soit riche?
– Certainement. N'avez-vous pas recueilli les paroles qu'il a laissées tomber l'autre jour en notre présence? Certainement! Gardez-vous d'en douter.»
Il serait superflu et fatigant de suivre cette conversation dans tous ses détours pleins d'artifice, et de montrer comment peu à peu le coeur de Richard Swiveller fut gagné aux projets de Frédéric. Qu'il nous suffise de dire que la vanité, l'intérêt, la pauvreté et toutes les considérations qui agissent sur un prodigue se réunirent pour séduire Richard et l'entraîner vers la proposition faite en sa faveur; quand bien même il n'y eût pas eu beaucoup de raisons pour cela, la faiblesse habituelle de son caractère eût été un motif déterminant pour emporter la balance. Depuis longtemps son ami avait pris sur lui un ascendant qui s'était exercé cruellement d'abord aux dépens de la bourse et de l'avenir du malheureux Dick, et qui avait continué de rester aussi complet, aussi absolu, quoique Dick eût à souffrir de l'influence des vices de son compagnon, et que neuf fois sur dix, il parût jouer le rôle d'un dangereux tentateur lorsqu'en réalité il n'était que son instrument, un esprit léger, une tête vide, un véritable étourdi.
Les motifs qui, dans cette occasion, dirigeaient Frédéric étaient un peu trop profonds pour que Richard Swiveller pût les deviner ou les comprendre; mais nous les laisserons se développer eux-mêmes. Ce n'est pas le moment de les faire paraître au jour. La négociation se termina d'un accord parfait. Swiveller était en train de déclarer, avec son langage fleuri, qu'il n'avait pas d'objection insurmontable pour épouser une personne abondamment pourvue d'argent et de biens meubles, qui voudrait bien de lui, quand il fut interrompu par un coup frappé à la porte. Il dut s'écrier, selon l'usage:
«Entrez!»
La porte s'ouvrit, mais ne laissa entrer qu'un bras couvert de mousse de savon, avec une forte odeur de tabac. L'odeur de tabac monta du débit par l'escalier; et quant au bras savonneux, il appartenait à une servante qui, occupée en ce moment à laver l'escalier, venait de le tirer d'un seau d'eau chaude pour prendre une lettre qu'elle présenta de sa propre main, criant bien haut avec cette aptitude particulière qu'ont les gens de sa classe à métamorphoser les noms, que c'était pour «monsieur Swivelling.»
Dick pâlit et parut embarrassé à la vue de l'adresse, mais plus encore quand il eut lu le contenu.
«Voilà, dit-il, l'inconvénient de plaire aux femmes. Il est facile de parler comme nous l'avons fait tout à l'heure; mais je ne songeais plus à elle.
– Elle? qui ça? demanda Trent.
– Sophie Wackles.
– Quelle Sophie?
– C'est le rêve de mon imagination, répondit Swiveller, humant une large gorgée du «vin rosé» et regardant gravement son ami: une personne ravissante, divine. Vous la connaissez.
– En effet, je me la rappelle, dit Frédéric avec insouciance. Que vous veut-elle?
– Eh bien, monsieur, entre miss Sophie Wackles et l'humble individu qui a l'honneur d'être avec vous, il s'est établi un sentiment aussi ardent que tendre, sentiment de la nature la plus honorable et la plus poétique. La déesse Diane, monsieur, qui appelle ses nymphes à la chasse, n'est pas, j'ose le dire, plus scrupuleuse dans sa conduite que Sophie Wackles.
– Voulez-vous me faire croire qu'il y ait rien de réel dans vos paroles? demanda son ami. Vous ne voulez sans doute pas dire que vous lui avez fait la cour?
– La cour, si; des promesses, non. Ce qui me rassure, c'est qu'on ne pourrait intenter contre moi aucune poursuite pour rétractation de promesse. Je ne me suis jamais compromis jusqu'à lui écrire.
– Que vous demande-t-elle dans cette lettre?
– C'est pour me rappeler, Fred, une petite soirée qui a lieu aujourd'hui même; une réunion de vingt personnes, c'est-à-dire de deux cents jolis orteils en tout qui vont se démener gentiment dans la danse, en supposant que les messieurs et les dames invités apportent leur contingent naturel. Il faut que j'y aille, ne fût- ce que pour entamer la rupture. Je m'y engage, n'ayez pas peur. Je ne serais pas fâché de savoir si c'est Sophie elle-même qui a remis cette lettre. Si c'est elle, elle-même, qui ne se doutait guère de cet obstacle à son bonheur, c'est une chose vraiment touchante.»
Pour résoudre la question, Swiveller appela la servante. Il apprit que miss Sophie Wackles avait en effet remis la lettre à cette fille de sa propre main, qu'elle était venue accompagnée, pour le décorum sans doute, de sa plus jeune soeur; qu'on lui avait dit que M. Swiveller était chez lui, et qu'on l'avait engagée à monter; mais que, choquée on ne peut plus par cette proposition inconvenante, elle avait déclaré qu'elle aimerait mieux mourir. Ce récit remplit Swiveller d'une admiration peu compatible avec les projets qu'il venait d'arrêter. Mais Frédéric n'attacha qu'une importance médiocre à l'attitude de son ami dans cette occasion, sachant bien que, grâce à l'influence qu'il exerçait sur Richard Swiveller, il pourrait mettre son projet à exécution, quand il jugerait le moment opportun.
CHAPITRE VIII
L'affaire étant ainsi arrangée, Swiveller sentit, à des avertissements intérieurs, que l'heure de son dîner approchait, et, de peur de compromettre sa santé par une trop longue abstinence, il envoya au plus proche restaurant demander immédiatement un renfort de boeuf bouilli et de choux verts pour deux. Le restaurateur, édifié par expérience sur sa pratique, refusa net, en répondant, comme un grossier qu'il était, que si M. Swiveller voulait du boeuf, il eût la complaisance de venir à la maison le manger sur place, en ayant soin d'apporter, pour le remettre avant le bénédicité, le montant de certain petit compte que depuis longtemps il avait négligé de solder. Sans se laisser décourager par cette rebuffade, mais au contraire se sentant plus que jamais en verve d'appétit, Swiveller envoya de nouveau chez un autre restaurateur qui demeurait plus loin. Il eut soin de faire dire par son messager que, s'il s'adressait à un établissement aussi éloigné, c'était non-seulement à cause de la haute réputation, de la popularité que la qualité de son boeuf avait acquise à cette maison, mais encore parce que le précédent fournisseur du gentleman, le traiteur inflexible, donnait de la viande tellement dure qu'elle était indigne de servir de nourriture à des gens comme il faut, et même à toute créature humaine. L'excellent effet de cette démarche politique fut démontré par l'arrivée presque immédiate d'une petite pyramide culinaire en étain, dont l'architecture curieuse était composée de plats recouverts: le boeuf bouilli en formait la base, et un pot de bière écumante en était le couronnement. Lorsque l'on eut décomposé cet édifice, ses différentes parties constitutives présentaient tous les éléments désirés d'un repas appétissant, auquel Swiveller et son ami se mirent joyeusement en devoir de faire largement honneur.
«Puissions-nous, s'écria Richard en piquant sa fourchette dans les flancs d'une grosse pomme de terre rissolée, puissions-nous ne jamais connaître de pire moment que celui-ci! J'aime cette manière d'envoyer les pommes de terre avec leur peau; il y a quelque chose d'agréable à tirer ce tubercule de son élément natif, si je puis employer cette expression, et c'est un plaisir que ne connaissent pas les riches et les puissants de ce monde. Ah! l'homme ici-bas a besoin de bien peu de chose, et il n'en a pas longtemps besoin! Comme c'est vrai cela… après dîner!
– J'espère que le restaurateur a besoin de peu de chose, dit Frédéric; et j'espère aussi pour lui que ce peu de chose, il n'en aura pas besoin longtemps. Je ne vous crois pas en état de payer la dépense.
– Je vais passer chez ce restaurateur et je réglerai avec lui, répondit Swiveller en clignant de l'oeil d'une manière significative. Le garçon n'a aucun recours contre nous: voilà les provisions consommées, Fred; tout est absorbé.»
De fait, le garçon parut s'accommoder de cette vérité; car, lorsqu'il revint chercher les plats et les assiettes vides, et que Swiveller lui dit d'un ton d'insouciante dignité qu'il passerait bientôt chez son maître pour régler, le garçon montra d'abord quelque trouble et marmotta entre ses dents quelques mots, comme: «Payement au comptant, pas de crédit,» et autres balivernes; mais, après tout, il se résigna facilement et demanda seulement à quelle heure il plairait à monsieur de venir payer, disant que, comme il était personnellement responsable pour le boeuf, les légumes, etc., il fallait qu'il se trouvât là. Swiveller, après s'être donné l'air de calculer mentalement ses nombreux engagements d'un bout à l'autre, répondit qu'il serait au restaurant entre six heures moins deux minutes et six heures sept. Le garçon dut sortir avec cette garantie peu rassurante; alors Swiveller tira de sa poche un carnet tout graisseux et y traça une marque.
«C'est sans doute pour vous rappeler le traiteur, dit Trent en ricanant, dans le cas où vous pourriez l'oublier par mégarde?
– Non, Fred, répondit gravement Richard en continuant d'écrire comme un homme très-affairé; ce n'est pas tout à fait cela. Je note dans ce petit livre les noms des rues où il m'est interdit de passer, tant que les boutiques en sont ouvertes. Notre dîner d'aujourd'hui me ferme Long-Acre. La semaine dernière, j'ai acheté une paire de bottes dans Great-Queen-Street, et je ne puis plus aller par là. Maintenant, si je veux me rendre au Strand, il n'y a plus pour moi qu'un chemin, et encore faudra-t-il que je me le ferme en y achetant ce soir une paire de gants. Toutes les issues sont si bien bouchées que si, d'ici à un mois, ma tante ne m'envoie de l'argent, je serai forcé d'aller m'établir à trois ou quatre milles de Londres pour pouvoir circuler avec sécurité.
– Mais ne craignez-vous pas qu'à la longue elle ne se fatigue?
– J'espère que non; cependant le nombre de lettres que j'ai à lui écrire d'ordinaire pour l'attendrir est de six, et cette fois nous ne lui en avons pas envoyé moins de huit sans obtenir aucun effet. Demain matin, je lui écrirai de nouveau. Je compte faire beaucoup de pâtés et arroser ma lettre de larmes que je verserai du flacon à l'essence de poivre pour leur donner un air plus sombre et plus pénitent. «Ma chère tante, je suis dans un état d'esprit tel, que je sais à peine ce que j'écris. – Un pâté. – Si vous pouviez me voir en ce moment versant des pleurs amers sur les fautes de mon passé!.. – Poivrière. – Quand j'y pense, ma main tremble…» – Encore un pâté. – Ma foi, si cela ne produit rien, tout est fini.»
En parlant ainsi, Swiveller avait achevé de tracer sa note; il replaça le crayon dans son petit étui et ferma le carnet d'un air parfaitement calme et sérieux. Frédéric songea alors qu'il avait un engagement qui l'appelait dehors, et laissa Richard en compagnie du vin rosé et de ses méditations sur miss Sophie Wackles.
«C'est un peu subit, se dit Richard, secouant la tête avec un regard profond et jetant en désordre des lambeaux de poésies à travers ses réflexions, comme de la vile prose, habitude qu'on lui connaît: si le coeur de l'homme est accablé de crainte, ce brouillard se dissipe quand miss Wackles apparaît: miss Wackles, cette délicieuse créature!.. C'est la rose vermeille qui éclôt sous les rayons de juin. On ne peut nier qu'elle ne soit aussi, comme une douce mélodie jouée sur un instrument harmonieux. C'est réellement un peu subit. Assurément, il n'est pas urgent de rompre immédiatement avec elle, à cause de la petite soeur de Fred; mais il vaut mieux ne pas aller trop loin. Si je dois lui battre froid, il sera bon de le faire tout de suite. Il y aurait lieu à une action judiciaire pour rupture de promesse, premier point. Sophie pourra trouver un autre mari, second point. Il est probable que… Non, cela n'est pas probable; mais, en tout cas, il vaut mieux se tenir sur ses gardes.»
Cette chance, qu'il n'avait pas développée et sur laquelle il s'était arrêté tout court, c'était la possibilité, qu'il ne cherchait pas à se dissimuler à lui-même, qu'il ne fût pas encore parfaitement à l'épreuve des charmes de miss Wackles et la crainte que, s'il venait à lier son sort à celui de cette jeune fille dans un moment d'abandon, il ne s'enlevât à lui-même le moyen de poursuivre le beau plan d'avenir qu'il avait accueilli avec tant de chaleur de la bouche de son ami. Toutes ces raisons réunies le décidèrent à chercher querelle à miss Wackles sans perdre de temps et à la planter là sous un prétexte en l'air de jalousie mal fondée. Fixé sur ce point important, il fit passer plusieurs fois le verre de sa droite à sa gauche, et de sa gauche à sa droite, avec une assez notable dextérité, pour se mettre en état de remplir son rôle en homme prudent; puis, après avoir donné quelques soins à sa toilette, il sortit et se dirigea vers le lien poétisé par le charmant objet de ses méditations.
C'était à Chelsea. Miss Sophie Wackles y demeurait avec sa mère, qui était veuve, et deux soeurs; elles tenaient ensemble un modeste externat pour les petites filles: ce qu'indiquait aux passants un cadre ovale placé au-dessus d'une fenêtre du premier étage et où on lisait au milieu de magnifiques parafes: Pensionnat de jeunes demoiselles. Le fait prenait chaque matin plus de certitude encore lorsque, de neuf heures et demie à dix, on voyait arriver quelque enfant d'âge encore tendre, élève isolée et solitaire qui, se posant sur le décrottoir et se levant sur la pointe de ses pieds, faisait de pénibles efforts pour atteindre le marteau avec son abécédaire. Voici comment étaient réparties dans cet établissement les diverses fonctions des institutrices: grammaire anglaise, composition, géographie, exercice gymnastique des haltères, par miss Mélissa Wackles; écriture, arithmétique, danse, musique, arts d'agrément en général, par miss Sophie Wackles; travaux d'aiguille, modèles sur le canevas pour apprendre à marquer, par miss Jane Wackles; punitions corporelles, pain sec et autres châtiments et tortures composant le département de la terreur, par mistress Wackles. Miss Mélissa était la fille aînée; miss Sophie, la cadette, et miss Jane la dernière. Miss Mélissa avait vu trente-cinq printemps, ou à peu près, et elle s'acheminait vers l'automne; miss Sophie était une jeune fille de vingt ans, fraîche, avenante et gaie; quant à miss Jane, à peine comptait-elle seize années. Mistress Wackles était une personne de soixante ans, excellente peut-être, mais d'humeur acariâtre.
C'est vers ce «pensionnat de jeunes demoiselles» que Richard Swiveller se dirigeait en toute hâte avec des projets hostiles au repos de la belle Sophie. Celle-ci, vêtue de blanc comme une vierge, et n'ayant pour tout ornement qu'une rose rouge, reçut le jeune homme à son arrivée, au milieu de dispositions fort élégantes, pour ne pas dire brillantes. Ainsi, le salon avait été décoré de ces petits pots de fleurs qui d'ordinaire étaient placés sur le bord extérieur de la croisée, à moins qu'on ne les mît dans la cour du sous-sol, quand il faisait trop de vent. Ainsi on avait invité à embellir la fête de leur présence quelques-unes des élèves de l'externat. Ainsi encore miss Jane Wackles, pour disposer en boucles ses cheveux qui n'y étaient point accoutumés, avait gardé sa tête, toute la journée précédente, étroitement serrée dans une grande affiche de théâtre, dont elle avait composé ses papillotes jaunes: joignez à tant de frais la politesse solennelle et le port majestueux de la vieille dame et de sa fille aînée. Swiveller s'aperçut bien qu'il y avait dans tout cela de l'extraordinaire, mais il ne fut pas impressionné.
Le fait est, et, comme on ne saurait disputer des goûts (un goût aussi étrange que celui-ci peut être cité sans qu'on nous accuse d'invention méchamment préméditée), le fait est que ni mistress Wackles, ni sa fille aînée, n'avaient jamais vu d'un oeil favorable les assiduités de M. Swiveller; elles avaient coutume de le traiter sans conséquence «comme un jeune homme léger,» et elles soupiraient et secouaient la tête en signe de fâcheux augure toutes les fois que son nom venait à être prononcé devant elles. Miss Sophie elle-même, qui jugeait que la conduite de M. Swiveller, vis-à-vis d'elle, avait ce caractère vague et dilatoire qui n'annonce point des intentions matrimoniales bien déterminées, avait fini par désirer fortement une conclusion dans un sens ou dans l'autre. Elle avait donc consenti enfin à opposer à Richard un jardinier pépiniériste qui se déclarerait sur le moindre encouragement; et, comme cette occasion avait été choisie dans ce but, on concevra aisément que Sophie appelât de tous ses voeux la présence de Swiveller à la réunion, et que même elle lui eût écrit pour cela et porté la lettre dont nous avons parlé. «S'il a, disait mistress Wackles à sa fille aînée, quelques espérances ou quelque moyen d'entretenir convenablement une femme, il nous les fera connaître maintenant ou jamais. – S'il m'aime réellement, pensait de son côté Sophie, il faudra bien qu'il me le dise ce soir.»
Mais comme Swiveller ne savait absolument rien de ce qui se faisait, se disait, se pensait à la maison, il n'en était pas le moins du monde troublé. Il cherchait dans son esprit quelle était la meilleure manière de devenir jaloux; et il aurait souhaité intérieurement que Sophie fût, pour cette occasion seulement, bien moins jolie que d'habitude, ou même qu'elle fût sa propre soeur, ce qui eût aussi bien servi ses projets. Les invités entrèrent en ce moment, et parmi eux se trouvait M. Cheggs, le jardinier. M. Cheggs avait eu soin de ne pas se présenter seul et sans appui; mais, en homme prudent, il avait amené sa soeur miss Cheggs, qui prit chaleureusement les mains de Sophie, l'embrassa sur les deux joues et lui dit: «J'espère que nous n'arrivons pas trop tôt.
– Assurément non, répondit Sophie.
– Oh! ma chère, ajouta miss Cheggs du même ton, j'ai été si tourmentée, si ennuyée! C'est un miracle si nous n'avons pas été ici à quatre heures de l'après-midi. Alick était horriblement impatient de vous voir. Croiriez-vous qu'il était tout habillé avant le dîner, et que depuis il n'a cessé d'aller regarder à chaque instant la pendule pour m'ennuyer de ses instances!.. Aussi tout cela c'est votre faute, méchante!»
Cette confidence publique fit rougir miss Sophie. M. Cheggs, qui, de sa nature, était fort timide devant les dames, rougit également; et la mère et les soeurs de miss Sophie, pour épargner à M. Cheggs l'embarras de rougir davantage, lui prodiguèrent les politesses et les attentions. Richard Swiveller se trouva abandonné à lui-même. C'était tout ce qu'il souhaitait, un bon motif pour paraître fondé en droit et en raison dans sa future colère; mais, précisément au moment où il tenait ce motif fondé en droit et en raison, qu'il était venu chercher tout exprès, sans avoir l'espérance d'y réussir, Richard se sentit très-sérieusement en colère et s'étonna de l'impudence de ce diable de Cheggs.
Cependant M. Swiveller avait engagé miss Sophie pour le premier quadrille: notez qu'on avait proscrit rigoureusement les contredanses, comme n'étant pas d'assez bon genre. Ici c'était un premier avantage sur son rival qui, assis tristement dans un coin, contemplait la forme ravissante de la jeune fille passant avec grâce à travers les méandres de la danse. Mais ce ne fut pas là le seul triomphe que Swiveller remporta sur le jardinier; car, pour montrer à la famille quel homme on avait négligé d'abord, et sans doute aussi sous l'influence de ses précédentes libations, il se livra à des hauts faits d'agilité si brillants, et accomplit tant de pirouettes et d'entrechats, qu'il remplit de surprise la société tout entière, et, qu'en particulier, un grand monsieur, qui dansait avec une toute petite écolière, resta comme pétrifié d'étonnement et d'admiration. Mistress Wackles elle-même oublia un moment de gourmander trois enfants qui se permettaient de s'amuser, et elle ne put s'empêcher de penser que ce serait un honneur pour la famille de posséder un semblable danseur.