Kitabı oku: «Le magasin d'antiquités. Tome I», sayfa 7
Dans cet instant critique, miss Cheggs se montra pour son frère une alliée énergique et utile. Sans se borner à témoigner par des sourires méprisants le dédain qu'elle éprouvait pour les prouesses de M. Swiveller, elle trouva moyen de glisser à l'oreille de miss Sophie quelques mots de sympathique condoléance de lui voir un cavalier si ridicule; déclarant qu'elle tremblait qu'il ne prît envie à Alick de tomber sur ce personnage et de passer sur lui sa colère: miss Sophie n'avait qu'à voir combien l'amour et la fureur brillaient dans les yeux dudit Alick; et en effet ces passions, nous devons le dire, débordaient de ses yeux jusque sur son nez auquel elles donnaient un éclat rubicond.
«Il faut que vous dansiez maintenant avec miss Cheggs,» dit Sophie à Dick Swiveller après avoir dansé elle-même deux fois avec M. Cheggs, en ayant l'air d'encourager fortement ses galanteries. Elle ajouta: «C'est une aimable personne, et son frère est un homme charmant.
– Charmant! murmura Dick. Vous pourriez dire aussi charmé, à en juger par la manière dont il regarde de ce côté.»
Ici miss Jane, à qui l'on avait fait sa leçon, intervint avec ses longues boucles de cheveux et glissa quelques mots à l'oreille de sa soeur pour lui faire remarquer l'air de jalousie de M. Cheggs.
«Lui, jaloux!.. s'écria Swiveller. J'admire son impudence.
– Son impudence?.. répéta miss Jane en secouant la tête. Prenez garde qu'il ne vous entende; car vous pourriez en avoir du regret.
– Oh! Jane, je vous en prie… dit miss Sophie.
– Allons donc! reprit la soeur; pourquoi M. Cheggs ne serait-il pas jaloux, si cela lui plaît? J'aime bien cela vraiment! M. Cheggs a autant le droit d'être jaloux que qui que ce soit ici, et peut-être bientôt en aura-t-il plus le droit encore qu'il ne l'a en ce moment. Vous, Sophie, vous en savez quelque chose!»
Quoique ce plan, concerté entre Sophie et sa soeur, s'appuyât sur les meilleures intentions et eût pour objet de décider enfin M. Swiveller à se déclarer, il échoua complètement. Car miss Jane étant une de ces jeunes filles qui sont prématurément aigres et acariâtres, donna à son intervention une importance si déplacée que Richard se retira de mauvaise humeur, abandonnant sa maîtresse à M. Cheggs, et lançant à celui-ci un regard de défi auquel le jardinier répondit avec indignation.
«Est-ce que vous avez à me parler, monsieur? lui demanda M. Cheggs le suivant dans un coin. Ayez la complaisance de sourire, monsieur, afin qu'on ne soupçonne rien… Est-ce que vous voulez me parler, monsieur?»
Swiveller regarda avec un sourire dédaigneux les pieds de M. Cheggs; puis ses chevilles, puis son tibia, puis son genou, et ainsi graduellement le long de la jambe droite, jusqu'à ce qu'il arrivât au gilet; là il alla de bouton en bouton jusqu'à ce qu'il atteignît le menton; puis, passant juste au milieu du nez, il s'arrêta aux yeux, et alors il dit brusquement:
«Non, monsieur.
– Hum! fit M. Cheggs jetant un coup d'oeil par-dessus son épaule; ayez la bonté de sourire encore un peu, monsieur… Peut-être désirez-vous me parler, monsieur?
– Non, monsieur; du tout.
– Peut-être, monsieur, n'avez-vous rien à me dire en ce moment,» ajouta M. Cheggs en appuyant sur ces derniers mots.
Ici Richard Swiveller détacha ses yeux du visage de M. Cheggs et fit descendre son regard du nez, du gilet et de la jambe droite de son rival jusqu'à ses pieds, qu'il parut considérer avec soin; après quoi il releva ses yeux, suivit en remontant la ligne de la jambe gauche, celle du gilet, et, revenu en plein visage de Cheggs, il répondit:
«Non, monsieur; rien du tout.
– Vraiment, monsieur? Je suis charmé d'apprendre cela. Je suppose, monsieur, que vous savez où me trouver dans le cas où vous auriez quelque chose à me dire?
– Il ne me sera pas difficile de le demander quand j'aurai besoin de le savoir.
– C'est bien; nous n'avons rien de plus à nous dire, je pense, monsieur.
– Rien de plus, monsieur.»
Ainsi se termina ce terrible dialogue d'où les deux interlocuteurs se retirèrent fronçant également le sourcil. M. Cheggs s'empressa d'offrir la main à miss Sophie, tandis que M. Swiveller s'asseyait tout morose dans un coin.
Tout près de là étaient assises mistress Wackles et miss Mélissa occupées à regarder la danse. Miss Cheggs s'avança vers elles pendant que son cavalier était engagé dans un pas, et jeta quelques remarques qui furent du fiel et de l'absinthe pour le coeur de Richard Swiveller. Sur une couple de mauvais tabourets se tenaient tant bien que mal deux des élèves de l'externat, cherchant un encouragement à leur gaieté dans les yeux de mistress et miss Wackles; or, en voyant mistress Wackles sourire et miss Wackles sourire aussi, les deux fillettes crurent devoir, pour se mettre dans leurs bonnes grâces, sourire également: pour reconnaître cette attention, la vieille dame prit un air sévère et leur dit que, si elles osaient se permettre encore pareille impertinence, elles seraient immédiatement reconduites chez elles. L'une des deux élèves, qui était d'une nature timide et d'un tempérament nerveux, ne put réprimer ses larmes devant cette menace rigoureuse; et pour cette offense toutes deux furent aussitôt renvoyées, ce qui porta la terreur dans l'âme de toutes les élèves.
Cependant miss Cheggs dit en s'approchant davantage: «J'ai de bonnes nouvelles à vous apprendre. Vous savez ce qu'Alick a dit à Sophie? Sur ma parole, la chose est sérieuse, c'est clair.
– Qu'est-ce qu'il a donc dit, ma chère? demanda mistress Wackles.
– Toute sorte de choses; vous ne sauriez vous imaginer comme il a parlé franchement.»
Richard jugea qu'il n'était pas nécessaire pour lui d'en entendre plus long. Il profita d'un temps d'arrêt dans la danse, et du moment où M. Cheggs était venu faire sa cour à la vieille dame, et se dirigea la tête haute vers la porte, en affectant soigneusement la plus extrême insouciance lorsqu'il passa près de miss Jane Wackles, qui, dans toute la gloire de ses boucles de cheveux, faisait des frais de coquetterie, utile manière d'employer le temps faute de mieux, avec un vieux gentleman galant, locataire du parloir du rez-de-chaussée. Miss Sophie était assise près de la porte, encore émue et toute confuse des attentions marquées de M. Cheggs; Richard Swiveller s'arrêta un instant pour échanger quelques mots avec elle avant son départ.
«Mon navire est sur la côte et ma chaloupe est à la mer… Mais avant de franchir cette porte, il faut que je t'adresse mes adieux.»
Il accompagna ces paroles d'un regard mélancolique.
«Est-ce que vous partez? demanda miss Sophie se sentant troublée jusqu'au fond du coeur par le succès de sa ruse, mais affectant les dehors de l'indifférence.
– Si je pars!.. répéta Richard avec amertume. Oui, je pars. Eh bien! après?..
– Rien, sinon qu'il n'est pas tard. Mais vous êtes maître après tout de faire ce que vous voulez.
– Plût à Dieu que j'eusse été aussi ma maîtresse et que je n'eusse jamais pensé à vous! Miss Wackles, je vous ai crue sincère, et j'étais heureux dans ma crédulité; mais maintenant je gémis d'avoir connu une jeune fille si belle, il est vrai, mais si trompeuse!..»
Miss Sophie se mordit les lèvres et affecta de regarder avec un vif intérêt M. Cheggs qui, à quelque distance, absorbait à longs traits un verre de limonade.
«Je suis venu ici, dit Richard, oubliant un peu le dessein qui l'avait réellement amené, je suis venu avec le coeur épanoui, dilaté, avec des sentiments conformes à cette disposition. Je sors avec des pensées qui peuvent se concevoir, mais qui ne sauraient s'exprimer; j'emporte la conviction désolante que mes plus chères affections ont reçu ce soir le coup de grâce.
– Assurément, je ne vous comprends pas, monsieur Swiveller, dit miss Sophie, les yeux baissés; je regrette que…
– Des regrets, madame! dit Richard; des regrets, quand vous restez en possession d'un M. Cheggs! Mais je vous souhaite une bonne nuit. En me retirant, je me bornerai à vous faire une petite confidence: il existe une toute jeune fille, qu'on élève à la brochette en ce moment pour moi; elle possède non-seulement de grands charmes, mais encore une grande fortune; elle a prié son plus proche parent de solliciter mon alliance; et, par considération pour plusieurs membres de sa famille, j'y ai consenti. Je suis certain que vous apprendrez avec plaisir ce fait consolant, qu'une jeune et aimable personne n'attend que le moment d'être femme pour s'unir à moi, et se dépêche de grandir chaque jour pour hâter cet heureux moment. J'ai cru devoir vous en dire quelque chose. Il ne me reste plus qu'à m'excuser d'avoir abusé si longtemps de votre attention. Bonsoir.»
«Tout ceci aura d'excellentes conséquences, se dit Richard Swiveller quand il fut rentré chez lui, tout en posant l'éteignoir sur sa chandelle; ainsi, je me lance de coeur et d'âme, tête baissée, avec Fred, dans son projet à l'endroit de la petite Nelly; il sera charmé de me trouver si ardent à le seconder. Demain il saura tout; en attendant, comme il est un peu tard, je vais tâcher de demander au sommeil le baume de mes peines.»
Le baume de ses peines ne se fit pas attendre. Au bout de quelques minutes, Swiveller était endormi, et il rêvait qu'il avait épousé Nelly Trent, qu'il était maître de sa fortune, et que, pour premier acte d'autorité, il avait dévasté et converti en un four à chaux la pépinière de M. Cheggs.
CHAPITRE IX
Dans son entretien confidentiel avec mistress Quilp, Nelly avait à peine laissé entrevoir la profonde tristesse de ses pensées; à peine avait-elle montré l'ombre pesante du nuage qui enveloppait sa maison, et couvrait d'obscurité le foyer domestique. Outre qu'il lui était bien difficile de donner à une personne qui n'était pas complètement instruite de la vie qu'elle menait, une idée exacte de la mélancolie et de la solitude de cette existence, sa crainte de compromettre ou de blesser en quoique ce fût le vieillard auquel elle était si tendrement attachée, l'avait arrêtée même au milieu de l'épanchement de son coeur; aussi Nelly n'avait-elle fait qu'une allusion timide à la cause principale de son trouble et de ses tourments.
Ce qui avait provoqué les larmes de l'enfant, ce n'était pas la monotonie de ses journées privées de variété, et que n'égayait jamais aucune agréable compagnie; ce n'était pas non plus la sombre horreur de ses soirées lugubres et de ses longues nuits solitaires; ce n'était pas l'absence de ces plaisirs faciles et charmants qui font battre les jeunes coeurs; ce n'était pas enfin parce qu'elle ne connaissait de son âge que sa faiblesse et sa sensibilité vive. Mais voir le vieillard accablé sous la pression d'un chagrin secret; observer son état d'inquiétude et d'agitation continuelle; avoir souvent à craindre que sa raison ne fût égarée; lire dans ses paroles et ses regards le commencement d'une folie désespérante; veiller, attendre, écouter jour par jour avec l'idée que ces symptômes devaient se réaliser; se dire que son grand-père et elle ne pouvaient espérer ni un secours ni un conseil de personne, qu'ils étaient seuls sur la terre: telles étaient les causes d'accablement qui eussent certainement enlevé toute force et toute joie même à un être plus avancé en âge; et combien devaient-elles peser plus lourdement sur le coeur d'une enfant qui les avait constamment autour d'elle, et qui était sans cesse entourée des objets d'où renaissaient à tout moment ces pensées!
Aux yeux du vieillard, cependant, Nell était toujours la même. Si, pour un moment, il débarrassait son esprit du fantôme qui l'obsédait sans relâche, il retrouvait aussitôt sa jeune compagne avec le même sourire pour lui, avec les mêmes paroles pleines d'empressement, la même vivacité folâtre, le même amour et la même sollicitude qui, pénétrant profondément dans son esprit, semblaient l'avoir illuminé durant toute sa vie. Le coeur de Nelly était pour le vieillard le livre unique dont il se plaisait à relire la première page, sans songer à la triste histoire qu'il eût trouvée plus loin, s'il avait seulement tourné le feuillet; et, dans cet aveuglement volontaire, il aimait à croire qu'au moins l'enfant était heureuse.
Heureuse!.. elle l'avait été autrefois. Elle avait couru en chantant à travers ces chambres obscures; elle avait, d'un pas gai et léger, côtoyé leurs trésors couverts de poussière, les faisant paraître plus vieux par sa jeunesse, plus noirs et plus sinistres par sa figure brillante et ouverte. Mais maintenant les chambres étaient redevenues plus que jamais froides et ténébreuses; et quand Nelly quittait son petit réduit, pour aller passer de longues et mortelles heures, assise dans l'une de ces tristes pièces, elle devenait elle-même silencieuse et immobile comme les objets inanimés qui l'entouraient, et elle n'avait plus le courage de réveiller avec sa voix les échos enroués par un long silence.
Dans l'une de ces chambres se trouvait une croisée donnant sur la rue. C'est là que l'enfant se tenait assise, seule et pensive, durant bien des soirées, souvent même assez avant dans la nuit. L'impatience n'est jamais plus grande que lorsqu'on veille pour attendre; il n'est donc pas étonnant que, dans ces moments, les idées lugubres vinssent en foule assiéger l'esprit de Nelly.
Elle aimait à se placer en cet endroit à l'heure où tombe le crépuscule du soir, à suivre le mouvement de la foule passant et repassant dans la rue, à observer les gens qui se montraient aux fenêtres des maisons en face d'elle, se demandant si les êtres qu'elle voyait là se sentaient moins seuls à la regarder sur sa chaise, comme c'était pour elle une espèce de compagnie de les voir avancer et relever la tête par leurs croisées. Sur l'un des toits il y avait un amas confus de cheminées: souvent, en les considérant, il lui avait semblé que c'étaient autant de laides figures qui la menaçaient et qui essayaient de darder dans sa chambre leurs yeux curieux; aussi se trouvait-elle satisfaite quand l'obscurité du soir les enveloppait, bien que, d'autre part, elle éprouvât de la tristesse lorsque l'homme du gaz venait allumer les réverbères dans la rue; car alors il était bien tard, et il faisait bien noir. En ce moment, Nelly tournait la tête et parcourait des yeux la pièce où elle se trouvait pour voir si tout y était à la même place, si rien n'avait bougé; puis ramenant son regard sur la rue, parfois elle apercevait un homme passant avec un cercueil sur son dos, et deux ou trois autres le suivant en silence jusqu'à une maison où il y avait quelqu'un de mort. Nelly frissonnait… car ce triste spectacle présentait de nouveau à son souvenir, avec une foule de pensées lugubres et de craintes, l'image des traits altérés et des manières étranges du vieillard. S'il allait mourir!.. si un mal soudain était venu le frapper!.. et qu'il ne dût pas revenir chez lui vivant!.. si, une nuit, il rentrait, l'embrassait et la bénissait comme à l'ordinaire; si, après qu'elle se serait mise au lit, qu'elle se serait endormie, et tandis qu'elle goûterait un sommeil bienfaisant et sourirait peut-être au sein de ses rêves, il se tuait! et si le sang du grand-père coulait… coulait… jusqu'au seuil de la chambre à coucher de sa petite-fille!..
Ces pensées étaient trop terribles pour que Nelly s'y arrêtât. Afin de s'en distraire, elle avait de nouveau recours à la rue, maintenant animée par moins de pas, et de plus en plus sombre et silencieuse. Les boutiques se fermaient, les lumières commençaient à briller aux fenêtres des étages supérieurs, annonçant que les voisins allaient se coucher. Par degrés ces lumières diminuaient ou disparaissaient, remplacées par la veilleuse nocturne. À peu de distance, il y avait encore un magasin attardé qui jetait sur le trottoir une clarté resplendissante, brillante et gaie à voir; mais, lorsqu'à son tour il était fermé et que le gaz y était éteint, l'ombre et le silence régnaient partout, excepté quand retentissait sur le pavé quelque pas égaré, ou bien quand un voisin, en retard sur son heure habituelle, frappait vigoureusement à la porte de sa maison pour éveiller sa famille endormie.
C'est à cette heure de la nuit, et rarement avant, que l'enfant fermait la fenêtre et descendait doucement l'escalier, se figurant la peur dont elle serait frappée si quelqu'une des visions infernales qui souvent passaient à travers ses rêves, prenait un corps lumineux et diaphane pour lui apparaître sur son chemin. Mais toutes ses craintes s'évanouissaient devant une bonne lampe éclairant de sa lumière rassurante l'aspect calme de sa petite chambre à coucher. Après une prière fervente et mêlée de larmes pour le vieillard, pour le retour du repos, de la paix et du bonheur dont ils avaient joui autrefois ensemble, elle posait sa tête sur l'oreiller et se berçait de ses sanglots; souvent, cependant, elle se réveillait en sursaut, bien avant que le jour revînt, pour écouter le bruit de la sonnette, et répondre à l'appel imaginaire qui l'avait tirée de son sommeil.
Une nuit… c'était la troisième depuis la conversation de Nelly avec mistress Quilp, le vieillard, qui, durant toute la journée avait été souffrant et abattu, annonça qu'il ne sortirait pas. À cette nouvelle, les yeux de l'enfant étincelèrent; mais la joie qui les animait s'effaça quand Nelly reporta son regard sur le visage triste et fatigué de son grand-père.
«Deux jours, murmura-t-il, deux jours tout entiers se sont écoulés, et pas de réponse! Nell, que t'a-t-il donc dit?
– Exactement ce que je vous ai rapporté, mon cher grand-papa.
– C'est vrai, dit faiblement le vieillard. Oui… Mais n'importe, répète-le-moi, Nell. Ma tête s'affaiblit. Que t'avait-il donc dit? Qu'il viendrait me voir le lendemain ou le jour suivant… Rien de plus, n'est-ce pas? C'était dans sa lettre.
– Rien de plus. Si vous le vouliez, ne pourrais-je pas y retourner demain matin, grand-père, de très-grand matin? J'irais et serais de retour ici avant le déjeuner.»
Le vieillard secoua la tête, soupira tristement, et, attirant vers lui sa petite-fille:
«Cela serait inutile, ma chérie, complètement inutile. Mais s'il m'abandonne en ce moment… s'il m'abandonne aujourd'hui, quand je pourrais encore, avec son aide, réparer tout le temps et l'argent que j'ai perdus, oublier toute l'agonie d'esprit que j'ai supportée, et qui m'a réduit à l'état où tu me vois… s'il en est ainsi, je suis ruiné, et bien pis que cela!.. je t'aurai ruinée, toi pour qui j'avais tenté cette oeuvre!.. Ah! si nous étions réduits à la mendicité!..
– Si nous y étions réduits?.. dit l'enfant hardiment; soyons mendiants, s'il le faut, pourvu que nous soyons heureux.
– Mendiants… et heureux! dit le vieillard. Pauvre petite!
– Mon cher grand-papa, s'écria Nelly avec une énergie qui brilla sur son visage empourpré, dans sa voix émue et son attitude pleine d'ardeur, non, ce que je dis là n'est pas un enfantillage; mais dussé-je vous paraître plus enfant encore, laissez-moi vous prier d'aller avec moi mendier, ou travailler sur les grandes routes, ou gagner dans la campagne notre chétive existence à la sueur de notre front, plutôt que de continuer la vie que nous menons.
– Nelly!..
– Oui, oui, plutôt que de continuer la vie que nous menons! répéta l'enfant avec un redoublement d'énergie. Si vous avez des chagrins, laissez-moi les connaître et les partager. Si vous dépérissez à vue d'oeil, si chaque jour vous devenez plus pâle et plus faible, laissez-moi vous soigner et vous servir de garde- malade. Si vous êtes pauvre, soyons pauvres ensemble, mais que je reste avec vous! Que je n'aie pas à voir en vous un tel changement sans en pouvoir deviner la cause; sinon, mon coeur se brisera et je mourrai. Mon cher grand-papa, quittons ce lieu si triste, et allons demander notre pain de porte en porte, le long de notre route!»
Le vieillard couvrit son visage de ses mains, et le cacha contre le coussin du fauteuil où il était couché.
«Soyons mendiants, dit la jeune fille en passant un de ses bras autour du cou du vieillard; je n'ai pas peur que nous manquions du nécessaire, je suis sûre qu'il ne nous manquera pas. Allons de campagne en campagne; nous dormirons dans les champs, sous les arbres; ne songeons plus à l'argent ni à rien qui puisse nous attrister, mais reposons la nuit; le jour, ayons au visage le soleil et le grand air, et remercions Dieu ensemble. Ne mettons plus le pied dans des chambres sombres, n'habitons plus une maison mélancolique, errons plutôt çà et là partout où il nous plaira. Quand vous serez fatigué, vous vous arrêterez pour vous délasser dans le lieu le plus agréable que nous pourrons trouver, et moi, pendant ce temps, j'irai demander l'aumône pour nous deux.»
La voix de l'enfant s'éteignit dans les sanglots, en même temps que Nelly laissa tomber sa tête sur le cou du vieillard. Elle ne pleurait pas seule.
Ces paroles ne devaient pas être entendues par d'autres oreilles, cette scène n'était pas faite pour d'autres yeux. Et cependant il y avait là des yeux et des oreilles qui prenaient un intérêt avide à tout ce qui se passait: ce n'était rien moins que les oreilles et les yeux de M. Daniel Quilp, qui, étant entré sans être aperçu, au moment où l'enfant s'était mise à côté du vieillard, se donna bien de garde, sans doute par des motifs de la plus pure délicatesse, d'interrompre la conversation, et se tint immobile avec son regard fixe et son ricanement habituel. Cependant, comme il est assez fatigant de rester debout pour un gentleman qui a beaucoup marché, le nain, d'ailleurs, étant de ces gens qui se mettent à l'aise partout comme chez eux, il ne tarda pas à jeter les yeux sur un fauteuil où il grimpa avec une rare agilité, se perchant sur le dossier et les pieds posés sur le coussin. Dans cette attitude il se trouvait parfaitement à l'aise pour voir et entendre, et, en même temps, il avait le plaisir de satisfaire cette espèce d'instinct animal qu'il possédait en toute occasion, et qui lui faisait exécuter des exercices fantasques, de véritables tours de singe. Il s'assit donc de la sorte, une jambe retroussée négligemment par-dessus l'autre, son menton appuyé sur la paume de sa main, la tête tournée légèrement, et sa laide figure empreinte d'une grimace de plaisir. Voilà comment il était quand le vieillard, ayant par hasard regardé de ce côté, l'aperçut, à son grand étonnement.
À l'aspect de cette agréable figure, l'enfant ne put retenir un cri inarticulé. Elle et le vieillard, ne sachant que dire et doutant à demi de la réalité de cette apparition, la contemplaient avec embarras. Sans être le moins du monde déconcerté par cette réception, Daniel Quilp garda la même attitude, se bornant à faire avec la tête deux ou trois signes de condescendance. Enfin le vieillard prononça le nom de Quilp, à qui il demanda par où il était venu.
«Par la porte, répondit le nain élevant son pouce au-dessus le son épaule; je ne suis pas encore tout à fait assez petit pour passer à travers le trou de la serrure. Ma foi, je voudrais l'être. Voisin, j'ai besoin de causer avec vous, en particulier, tous deux seuls et sans témoins. Au revoir, petite Nelly.»
Nelly consulta du regard son grand-père, qui lui fit signe de se retirer, et l'embrassa sur la joue.
«Ah! dit le nain faisant claquer ses lèvres, quel bon baiser… juste sur la pommette vermeille de la joue! Quel baiser excellent!»
La jeune fille, en entendant une pareille remarque, n'en fut que plus empressée de sortir. Quilp la suivit d'un regard d'admiration; et dès qu'elle eut fermé la porte, il complimenta le vieillard sur les charmes de Nelly.
«Quel petit bouton de rose, frais, fleuri et modeste!.. hein, voisin? s'écria Quilp caressant une de ses courtes jambes et clignant des yeux; que votre petite Nelly est avenante, rosée et faite pour plaire!..»
Le vieillard ne répondit que par un sourire contraint; intérieurement il ressentait le plus vif, le plus insupportable déplaisir. Cette disposition n'échappa point à Quilp, qui trouvait sa jouissance à torturer soit le vieillard, soit toute autre victime.
«Oui, elle est charmante, reprit-il, parlant d'une voix lente comme s'il était absorbé par son sujet, si petite, si rondelette, si bien modelée, si jolie, avec des veines si bleues et une peau si transparente, des pieds si mignons et des manières si engageantes!.. Mais, Dieu me pardonne! vous avez mal aux nerfs? Qu'y a-t-il donc, voisin? Je vous jure, continua le nain en descendant du dossier et s'asseyant sur le fauteuil avec une gravité de mouvements bien différente de la rapidité qu'il avait mise à escalader ce meuble, je vous jure que je ne me doutais pas qu'un vieux sang pût être si prompt et si inflammable. Je le croyais inerte dans son cours et froid; certainement c'est là la règle, mais il faut que le vôtre, voisin, soit en révolution.
– Je le pense,» dit le vieillard en gémissant.
Il pressa sa tête de ses deux mains et ajouta:
«Je sens là une fièvre brûlante… Je sens de temps à autre quelque chose que je crains de nommer.»
Le nain ne prononça pas une parole, mais il suivait de l'oeil son interlocuteur qui parcourait la chambre dans tous les sens, et finit par aller se rasseoir. Là le vieillard resta d'abord la tête baissée sur sa poitrine; puis, se levant tout à coup, il dit:
«Une bonne fois, une fois pour toutes, m'avez-vous apporté de l'argent?
– Non! répondit Quilp.
– Eh bien! dit le vieillard crispant ses mains avec désespoir et levant les yeux au ciel, l'enfant et moi nous sommes perdus!
– Voisin, lui dit Quilp le regardant froidement et frappant à plusieurs reprises sur la table pour fixer son attention vagabonde, je serai sincère avec vous; je jouerai plus franchement que vous n'avez joué quand vous teniez les cartes et ne m'en montriez que le revers. Vous n'avez plus de secret pour moi.»
Le vieillard le considéra tout tremblant.
«Vous êtes surpris!.. dit le nain, cela peut se concevoir. Non, vous n'avez plus de secret pour moi. Je sais maintenant que tous les prêts, toutes les avances et ces suppléments de fonds que vous m'avez tirés passaient à… Dirai-je le mot?
– Dites-le, s'il vous convient.
– À la table de jeu où vous alliez chaque nuit! Voilà le moyen précieux imaginé par vous pour faire fortune; le voilà! Voilà cette source secrète, mais certaine, de richesse, où tout mon argent se fût engouffré, si j'avais été aussi fou que vous le pensiez; voilà votre inépuisable mine d'or, votre Eldorado! hein?
– Oui, s'écria le vieillard avec des yeux étincelants, c'était et c'est la vérité; je le soutiendrai jusqu'à la mort.
– Se peut-il que j'aie été la dupe d'un stupide coureur de brelans! dit Quilp en abaissant sur lui un regard de mépris.
– Je ne suis pas un coureur de brelans!.. cria le vieillard avec énergie. Je prends le ciel à témoin que jamais je n'ai joué pour gagner dans mon propre intérêt; que jamais je n'ai joué par passion pour le jeu. À chaque coup que je risquais, je me répétais tout bas le nom de l'orpheline et j'invoquais la bénédiction de Dieu sur le coup de dé qui allait décider de notre sort… Mais Dieu ne m'a jamais béni! Qui donc fait-il prospérer? Les gens contre lesquels je jouais: des hommes adonnés à la dissipation, au plaisir, à la débauche, prodiguant l'or à mal faire, encourageant le vice et les excès. Voilà les hommes qu'auraient dépouillés nos gains, ces gains que, jusqu'au dernier liard, je destinais à une jeune fille innocente dont ils auraient adouci l'existence et assuré le bonheur. Et eux, au contraire, que cherchaient-ils? Des moyens de corruption et de désordre misérable. Dites-moi qui, dans une cause telle que la mienne, n'eût pas espéré. Qui n'eût pas espéré comme moi?
– Quand avez-vous commencé cette carrière de folie? demanda Quilp, dont l'humeur railleuse fut dominée un moment par le chagrin farouche du vieillard.
– Quand j'ai commencé?.. répondit ce dernier passant sa main le long de ses sourcils. Quand j'ai commencé?.. Cela ne fut, cela ne pouvait être qu'au jour où je m'aperçus combien peu j'avais amassé, combien il fallait de temps pour amasser quelque chose, et, comme à mon âge, le cercle de mes derniers jours était circonscrit; au jour où je songeai qu'il me faudrait abandonner l'enfant à la dure pitié du monde avec des ressources à peine suffisantes pour lui épargner les angoisses extrêmes de la pauvreté. Ah! c'est alors que j'ai commencé!
– Est-ce après que vous m'eûtes chargé de faire passer la mer à votre délicieux petit-fils?
– Ce fut peu de temps après. J'y avais pensé longtemps; durant des mois entiers mon sommeil fut tout plein de cette idée. Alors je commençai. Je ne trouvais pas de plaisir à jouer, je n'en attendais aucun. Qu'est-ce que j'y ai gagné, sinon des jours d'anxiété, des nuits d'insomnie, sinon la perte de la santé et de la tranquillité d'âme? Qu'y ai-je gagné? la langueur et le chagrin.
– Oui, d'abord vous avez perdu vos ressources, puis vous êtes venu à moi. Tandis que je vous croyais en train de faire fortune, comme vous vous en vantiez, vous travailliez à vous transformer en un vil mendiant!.. Et c'est comme cela que je me trouve avoir dans mon portefeuille toutes les reconnaissances successives que vous m'avez griffonnées, avec un droit d'expropriation de votre fortune et de vos biens, dit Quilp debout, regardant tout autour de lui comme pour s'assurer qu'on n'avait distrait aucune valeur.
«Mais, ajouta-t-il, est-ce que vous n'avez jamais gagné?
– Jamais. Non, jamais je n'ai couvert mes pertes.
– Je croyais, dit le nain d'un air moqueur, que si un homme jouait assez longtemps, il était sûr de finir par gagner; ou, en mettant les choses au pis, de sortir du jeu sans perte.
– Et c'est la vérité, s'écria le vieillard échappant tout à coup à son état d'accablement pour passer au plus violent paroxysme; c'est la vérité; je l'ai éprouvé dès le premier jour; je l'ai constamment reconnu; j'ai vu cela; je ne l'ai jamais mieux ressenti qu'en ce moment. Quilp, ces trois dernières nuits j'ai rêvé que je gagnais une somme considérable… Ce rêve, je n'avais jamais pu le faire, malgré tout mon désir et tous mes efforts. Ne m'abandonnez pas au moment où cette chance s'offre à moi. Je n'ai de ressource qu'en vous; accordez-moi quelque assistance; que par vous je puisse tenter ce dernier moyen d'espérance.»