Kitabı oku: «Le magasin d'antiquités. Tome I», sayfa 8
Le nain haussa les épaules et secoua la tête.
«Voyez, Quilp, mon bon et généreux Quilp, dit encore le vieillard tirant d'une main tremblante quelques morceaux de papier de sa poche et pressant le bras du nain, voyez seulement. Regardez, je vous prie, ces chiffres… C'est le fruit de longs calculs et d'une pénible expérience. Je dois absolument gagner; il ne me faut plus qu'un petit secours… quelques livres, quarante livres, mon cher Quilp!..
– Le dernier prêt a été de soixante-dix, et il est parti en une nuit.
– Je le reconnais, répondit le vieillard; mais la chance m'était tout à fait contraire et mon heure n'était pas encore venue. Voyez, Quilp, voyez!.. s'écria-t-il, tremblant tellement que les papiers dans sa main étaient agités comme par le vent. Ayez pitié de cette orpheline. Si j'étais seul, je pourrais mourir satisfait. Peut-être même eussé-je prévenu les coups du sort qui est si injuste, favorisant dans leur splendeur les orgueilleux et les heureux de ce monde, et abandonnant les pauvres et les affligés qui l'invoquent dans leur désespoir. Mais tout ce que j'ai fait je l'ai fait pour elle. C'est de vous seul que j'attends notre salut… Assistez-moi… Je vous implore pour elle et non pour moi!
– Je regrette qu'un rendez-vous d'affaires m'appelle dans la Cité, dit Quilp interrogeant sa montre avec un sang-froid parfait; sinon, j'eusse aimé à vous consacrer une demi-heure pour vous voir tout à fait remis.
– Non, Quilp, bon Quilp, dit le vieillard d'un ton convulsif en le saisissant par ses habits; que de fois vous et moi nous avons parlé de sa pauvre mère! C'est cela peut-être qui m'a tant inspiré la crainte de voir ma Nelly livrée à la misère. Ne soyez pas insensible pour moi, prenez tout ceci en considération. Vous gagnerez beaucoup avec moi. Oh! de grâce, accordez-moi l'argent dont j'ai besoin pour réaliser cette dernière espérance!
– En vérité je ne le puis, répondit Quilp d'un accent de politesse inaccoutumée chez lui. Je vous dirai, et ce fait est remarquable, car il prouve que les plus fins peuvent être parfois attrapés, que vous avez tellement abusé de ma confiance par le genre de vie parcimonieuse que vous meniez seul avec Nelly…
– Oui, je gardais tout pour tenter la fortune, pour assurer un avenir plus éclatant à mon enfant.
– Fort bien, fort bien, je comprends, mais, je le répète, vous m'avez tellement abusé par vos dehors sordides, par la réputation de richesse dont vous jouissiez, par vos assurances réitérées, que vous me donneriez pour mes avances un intérêt triple, quadruple même, que j'eusse continué, même aujourd'hui, à faire des sacrifices en me contentant de votre simple billet, si je n'avais eu tout à coup une révélation inattendue sur le mystère de votre vie secrète.
– Qui vous a instruit? s'écria le vieillard désespéré. Qui, malgré mes précautions, a pu me trahir? Le nom! le nom de cette personne!»
Le rusé nain, pensant à part lui que s'il nommait l'enfant ce serait mettre le vieillard sur la trace de l'artifice dont il s'était servi, et qu'il valait mieux n'en rien dire puisqu'il n'avait rien à y gagner, réfléchit un moment, puis demanda:
«Qui soupçonnez-vous?
– C'est Kit, sans doute; ce ne peut être que Kit!.. il m'aura espionné, et vous, vous l'aurez gagné!
– Comment avez-vous pu vous en douter? dit le nain en affectant la commisération. Eh bien! oui, c'est Kit. Pauvre Kit!»
En disant ces mots, il inclina la tête d'une manière tout amicale et prit congé du vieillard. Quand il fut dehors, à quelques pas de la boutique, il s'arrêta, et ricanant avec un plaisir indicible:
«Pauvre Kit! murmura-t-il. J'y songe, c'est lui qui a dit que j'étais le nain le plus laid qu'on pût montrer pour un penny Ha! ha! ha! pauvre Kit!»
Et, en parlant ainsi, il s'en alla comme il était venu, le visage épanoui de joie.
CHAPITRE X
Si Daniel Quilp s'était glissé comme une ombre dans la maison du vieillard, s'il en était sorti de même, il n'avait pourtant pas échappé à tous les yeux. En face, sous une voûte ténébreuse menant à l'un des passages qui partaient de la rue, se tenait en observation un individu aposté en ce lieu depuis le commencement de la soirée et qui y était resté sans perdre patience, le dos appuyé contre le mur, comme un homme qui a longtemps à attendre, et qui en a l'habitude. Résigné à ce rôle patient, il se bornait à changer de pose d'heure en heure.
Ce flâneur intrépide ne prenait pas garde le moins du monde aux gens qui passaient et n'attirait pas davantage leur attention. Constamment ses yeux étaient fixés sur un seul et même objet (la fenêtre auprès de laquelle l'enfant venait ordinairement s'asseoir). Si un moment il détournait son regard, c'était pour consulter le cadran d'une boutique voisine, et ensuite il le ramenait avec plus de fixité encore sur la vieille maison du marchand d'antiquités.
Nous devons faire remarquer que ce mystérieux personnage ne paraissait ressentir aucune fatigue et n'en montra nullement tant qu'il resta à attendre comme une sentinelle vigilante. Mais à mesure que l'heure s'avançait, il donna des signes de surprise et d'inquiétude, interrogeant tour à tour plus fréquemment le cadran et avec moins d'espoir la fenêtre. Enfin d'envieux volets vinrent lui cacher le cadran, quand on ferma la boutique; mais en même temps onze heures du soir sonnèrent à l'horloge d'une église, et puis le quart. Alors il parut convaincu qu'il était inutile de demeurer davantage en ce lieu. Cependant, cette certitude paraissait lui être pénible, et il ne pouvait se décider à s'éloigner, il semblait hésiter à partir. Et non-seulement il s'en allait lentement, mais encore il se retournait souvent pour regarder la fenêtre, s'arrêtant tout à coup avec un mouvement brusque, lorsqu'un bruit imaginaire, ou une lueur changeante dans la lumière de la chambre pouvait lui faire supposer que le châssis s'était soulevé. Enfin, il dut abandonner toute espérance pour cette nuit, et, pour être plus sûr d'y renoncer, il prit rapidement sa course, ne se hasardant plus à jeter les yeux en arrière, de peur d'être ramené irrésistiblement vers l'objet de ses désirs.
Sans ralentir le pas, sans prendre le temps de respirer, notre mystérieux personnage se lança à travers un grand nombre de ruelles et de rues étroites, jusqu'à ce qu'enfin il parvînt à un petit square: là il marcha plus lentement et, arrivé à une modeste maison où l'on voyait de la lumière à une fenêtre, il souleva le loquet de la porte et entra.
«Bonté du ciel! qui est là?.. s'écria une femme qui se retourna vivement. Ah! c'est vous, Kit?
– Oui, mère, c'est moi.
– Mon Dieu! comme vous semblez fatigué!
– Mon vieux maître n'est pas sorti cette nuit, et alors elle ne s'est pas mise à sa fenêtre.»
Après cette courte réponse, il s'assit près du feu, l'air triste et contrarié.
La chambre où cette scène avait lieu offrait le tableau d'un intérieur extrêmement modeste, pauvre même, mais dont la pauvreté était rachetée par ce confort que la propreté et l'ordre peuvent entretenir dans le logis le plus misérable. Bien qu'il fût tard, comme l'indiquait le coucou qui marquait les heures, la pauvre femme était encore activement occupée à repasser du linge. Non loin du foyer, un jeune enfant dormait dans son berceau; un autre gros enfant, âgé à peine de deux ou trois ans, très-éveillé, ayant un étroit serre-tête, une robe de nuit trop courte pour son corps, était assis dans un panier à linge, et, se tenant droit comme un I, il promenait par-dessus le bord ses yeux tout grands ouverts, ayant bien l'air de s'être promis de ne plus jamais dormir: et, comme il avait déjà refusé de se coucher et qu'il avait fallu le transporter de son lit naturel dans ce panier, son humeur volontaire ne laissait pas que de promettre de l'agrément à ses parents et à ses amis. C'était une drôle de petite famille, Kit, la mère et les enfants, tous taillés sur le même patron.
Kit se sentait disposé à la mauvaise humeur, ainsi qu'il peut arriver au meilleur d'entre nous. Mais il contempla tour à tour le jeune enfant qui dormait profondément, puis l'autre petit frère dans son panier à linge, et enfin la mère qui, depuis le matin, avait été à la besogne sans se plaindre; il se dit alors qu'il serait bien mieux, bien plus filial, de se montrer doux et pacifique. Ainsi il se mit à balancer le berceau avec son pied et adressa une grimace au petit rebelle dans son panier à linge. Il eut bientôt repris toute sa bonne humeur, et se sentit redevenir causeur et communicatif.
«Ah! ma mère, dit-il en ouvrant son couteau et se jetant sur un gros morceau de pain et de viande qu'elle lui avait apprêté il y avait longtemps; que vous êtes bonne! Il n'y en a pas beaucoup comme vous, allez!
– J'espère, Kit, qu'il y en a beaucoup d'autres meilleures que moi, répondit mistress Nubbles; et que s'il n'y en a pas, il doit y en avoir, comme dit notre pasteur, à la chapelle.
– Avec ça qu'il s'y connaît! s'écria dédaigneusement Kit. Attendez donc qu'il soit veuf, qu'il travaille comme vous, qu'il gagne aussi peu à la sueur de son front, et soit cependant aussi résigné, et alors j'irai lui demander quelle heure il est, à une demi-seconde près.
– Allons, dit mistress Nubiles glissant sur ce sujet, votre bière est là, par terre, près du garde-feu.
– Je la vois, dit le fils, prenant le pot de porter; merci, ma mère chérie. À la santé du pasteur, si cela vous plaît. Je ne lui veux pas de mal, à ce cher homme!
– Ne me disiez-vous pas que votre maître n'était point sorti cette nuit? demanda mistress Nubbles.
– Oui, malheureusement.
– Heureusement plutôt, puisque miss Nelly ne sera pas restée seule.
– Ah! oui, je l'avais oublié. Je disais «malheureusement,» parce que j'ai attendu depuis huit heures sans apercevoir miss Nelly.
– Que dirait-elle, s'écria la mère interrompant son travail et promenant son regard autour d'elle, si elle savait que chaque nuit, lorsque, la pauvrette, elle se tient seule, assise à cette fenêtre, vous êtes là, veillant au milieu de la rue, de peur que rien de fâcheux ne lui arrive, et que jamais vous ne quittez votre poste et ne revenez vous coucher, quelle que soit votre fatigue, avant le moment où vous pensez qu'elle peut reposer tranquillement?
– Que m'importe ce qu'elle dirait? répliqua le jeune homme, dont le visage se couvrit de rougeur; jamais elle n'en saura rien: par conséquent, jamais elle n'en pourra rien dire.»
Mistress Nubbles se remit à repasser durant quelques minutes, puis, en allant prendre au feu un autre fer, elle regarda son fils à la dérobée, tandis qu'elle frottait ce fer sur une planchette et l'essuyait avec un torchon; mais elle se tut jusqu'à ce qu'elle fût revenue à sa table. Là, levant le fer et l'approchant plus près de sa joue que je n'aurais voulu m'y hasarder, pour en éprouver la chaleur, elle adressa à son fils ces paroles accompagnées d'un sourire:
«Je sais bien, moi, ce que les autres en pourraient dire, Kit!
– Des absurdités!.. interrompit celui-ci, pressentant ce qui allait suivre.
– Pas tout à fait. On pourrait dire que vous êtes devenu amoureux d'elle. Ma foi! on ne s'en gênerait pas.»
Kit ne put que répondre assez gauchement en haussant les épaules et en formant avec ses bras et ses jambes diverses figures étranges auxquelles s'associèrent les contractions nerveuses de son visage. Ne trouvant pas, cependant, dans cette pantomime le secours qu'il en attendait, il mordit dans le pain et la viande une énorme bouchée, but un grand coup de porter, s'étouffant volontairement par ce moyen artificiel et tâchant de faire ainsi une diversion.
Au bout de quelques instants de silence, la mère revint en ces termes à la question:
«Parlons sérieusement, Kit. J'avais d'abord voulu plaisanter. Oui, je crois comme vous que ce que vous faites est bon et utile, et je crois aussi que personne ne doit en rien savoir, quoiqu'un jour, je l'espère, Nelly doive l'apprendre, et je suis sûre qu'elle vous en serait bien reconnaissante. C'est une chose cruelle d'enfermer ainsi cette enfant. Je ne m'étonne pas si votre vieux maître se cache de vous pour agir de la sorte.
– Oh! par exemple! il ne croit pas agir cruellement… sinon, il ne le ferait pas pour tout l'or et l'argent du monde. Non, non!.. Je le connais bien!
– Alors, pourquoi le fait-il, et d'où vient qu'il se cache de vous?
– Je l'ignore. Mais s'il ne s'était pas tant efforcé de me dérober sa conduite, je ne m'en serais pas douté; car si la curiosité m'a pris de savoir ce qu'il y avait là-dessous, c'est qu'il me faisait partir dès la nuit venue et me renvoyait beaucoup plus tôt qu'autrefois. Écoutez!.. écoutez!.. qu'est-ce que c'est?
– Un passant.
– Non, c'est quelqu'un qui vient ici… dit le jeune homme prêtant l'oreille; on marche à pas précipités. S'il était sorti depuis que je me suis éloigné!.. et que le feu eût pris à la maison!..»
Kit voulut s'élancer; mais les idées sinistres qu'il avait conçues l'avaient comme paralysé. Le bruit des pas se rapprocha; la porte fut vivement ouverte: l'enfant elle-même, pâle, essoufflée, couverte à peine de quelques vêtements en désordre, se précipita dans la chambre.
«Miss Nelly!.. Qu'y a-t-il? s'écrièrent à la fois la mère et le fils.
– Je ne puis rester ici qu'un seul moment, dit-elle; mon grand- père est très-malade… Je l'ai trouvé évanoui sur le carreau.
– Je cours chercher un médecin!.. s'écria Kit saisissant son chapeau sans bords; j'y vais! j'y vais!
– Non, non! c'est inutile… Il y a déjà un médecin auprès de lui. D'ailleurs, on ne veut plus de vous. Ne venez plus jamais à la maison!..
– Comment?.. cria Kit.
– Jamais, jamais!.. Ne m'interrogez pas là-dessus, car je ne sais rien. Je vous en prie, ne me demandez pas pourquoi; je vous en prie, ne soyez pas fâché contre moi, je n'y suis pour rien. Soyez-en sûr.»
Kit la contempla avec de grands yeux; il ouvrit et ferma la bouche bien des fois, mais sans réussir à articuler une seule parole.
«Il est dans le délire… À tout instant il se plaint de vous. J'ignore ce que vous lui avez fait, mais j'espère que ce n'est pas quelque chose de mal.
– Ce que je lui ai fait!.. moi!
– Il répète sans cesse que vous êtes la cause de tout son malheur, continua l'enfant les larmes aux yeux; il prononce votre nom avec des imprécations. Le médecin a dit que si vous veniez, votre vue le ferait mourir. Ne revenez donc plus à la maison. Je me suis hâtée de vous en donner avis. J'ai pensé qu'il valait mieux que vous apprissiez cela par moi que par un étranger. Ah! Kit, qu'avez-vous donc fait? vous en qui j'avais tant de confiance, vous qui étiez presque mon seul ami!»
Le malheureux Kit attachait sur sa jeune maîtresse un regard de plus en plus hébété; ses yeux s'étaient démesurément ouverts; mais ses lèvres ne pouvaient former aucun son…
– J'ai apporté ce qui vous est dû pour votre semaine, reprit l'enfant en posant quelque argent sur la table; et… et quelque chose de plus…»
S'adressant alors à la mère:
«Kit a toujours été bien bon pour moi, bien obligeant. J'espère qu'il regrettera ce qui s'est passé, qu'il se conduira ailleurs comme il faut et qu'il n'aura pas trop de chagrin. C'est pour moi quelque chose de bien pénible de me séparer ainsi de lui, mais il n'y a pas de remède. Il faut que cela soit. Adieu!»
Les yeux baignés de larmes, le visage tout bouleversé par suite de la triste scène qu'elle avait laissée chez elle, du coup terrible qu'elle avait reçu, de la commission qu'elle avait dû accomplir, enfin de mille peines, de mille sentiments affectueux qui se croisaient dans son coeur, l'enfant se précipita vers la porte, et disparut aussi rapidement qu'elle était venue.
La pauvre femme, qui n'avait aucun motif pour douter de son fils, et qui n'avait au contraire que des raisons de croire à son honneur et à sa sincérité, était cependant restée interdite en voyant qu'il n'avait pas trouvé un mot pour se défendre. Des idées de folie amoureuse, d'inconduite, d'indélicatesse, traversèrent son esprit et lui enlevèrent le courage d'interroger son fils; elle se rappela ces absences nocturnes qu'il avait expliquées si étrangement et leur attribua quelque motif illicite. Épouvantée, elle se jeta sur un siège en joignant convulsivement les mains et pleurant avec amertume. Kit ne fit pourtant aucun effort pour la consoler, et il resta comme égaré. En ce moment, le petit enfant qui était dans le berceau s'éveilla et se mit à crier; celui qui était dans le panier à linge tomba sur le dos avec le panier par- dessus lui et disparut; la mère n'en pleura encore que plus fort et n'en berça que plus vite le petit réveillé, tandis que Kit, insensible à tout ce tumulte, à tout ce mouvement, restait plongé dans son état de complète stupéfaction.
CHAPITRE XI
Le calme et la solitude ne devaient plus régner sous le toit qui abritait l'enfant. Dès le lendemain matin, le vieillard était en proie à une fièvre furieuse, accompagnée de délire; sous le coup de ce désordre de ses facultés, il resta plusieurs semaines entre la vie et la mort. Il y avait bonne garde autour de lui; mais les gardiens étaient des étrangers, de ces gens pour qui les soins de ce genre sont un commerce, qui en font le but de leur avidité, et qui, dans les moments d'intervalle que leur laissait la surveillance du vieillard, se réjouissant de compagnie, comme une horrible troupe de spectres, mangeaient, buvaient, faisaient bombance: car la maladie et la mort sont leurs dieux domestiques.
Au milieu de ce bruit, de cette affluence produite par un malheur, Nelly était plus seule qu'elle ne l'avait jamais été; seule avec sa pensée, seule dans son dévouement envers celui qui se consumait sur son lit de douleur, seule avec son chagrin sincère, avec sa tendresse sans calcul. Jour et nuit, elle se tenait au chevet de ce malade qui ne connaissait pas son état; elle allait au-devant de tous ses besoins, elle l'entendait l'appeler sans cesse par son nom, et sans cesse exprimer l'anxiété qu'elle lui inspirait et qui dominait les divagations de la fièvre.
La maison ne devait pas leur appartenir plus longtemps. Il semblait dépendre du bon plaisir de M. Quilp que le malade restât ou non dans sa chambre même. À peine le vieillard s'était-il alité, que le nain prit possession en règle du local et de tout ce qui s'y trouvait, en vertu de pouvoirs légaux que l'on n'avait pas prévus, mais que personne ne songea à mettre en doute. Ayant assuré ce point important, avec l'aide d'un homme de loi qu'il avait amené à cet effet, M. Quilp procéda à son installation dans la maison, où il garda près de lui son affidé, pour défendre ses droits contre tout venant. Il prit donc en ce lieu ses quartiers à son aise, aussi largement qu'il lui plut.
Ainsi il s'établit dans l'arrière-magasin, après avoir eu soin d'abord de couper court à toute affaire de négoce en fermant la boutique. Parmi les vieux meubles, il choisit pour son usage particulier le fauteuil le plus beau et le plus confortable, et pour son ami un autre fauteuil aussi affreux qu'incommode; il les fit porter dans la pièce qu'il s'était réservée, et se plaça fièrement dans son siège de parade. Cette partie de la maison était fort éloignée de la chambre du vieillard: cependant M. Quilp jugea qu'il serait prudent, comme précaution hygiénique contre la contagion de la fièvre et comme moyen salutaire de fumigation, non-seulement de fumer lui-même sans relâche, mais de forcer son ami légal à en faire autant. En outre, il envoya par exprès, au débarcadère, chercher le jeune homme aux culbutes: celui-ci, qui accourut en toute hâte, reçut l'ordre de s'asseoir sur un troisième siège auprès de la porte, de fumer continuellement dans une grosse pipe que le nain avait préparée à son intention, et défense expresse lui fut faite de la retirer de ses lèvres, fût-ce une seule minute, sous quelque prétexte que ce fût. Ces dispositions terminées, M. Quilp promena autour de lui en riant un regard d'ironique satisfaction, s'applaudissant d'avoir introduit ce qu'il appelait du confort dans la maison.
Le coadjuteur, qui portait l'harmonieux nom de Brass, avait deux raisons puissantes pour ne pas juger aussi favorablement ces dispositions: la première, c'est qu'il ne pouvait réussir à se poser convenablement dans son fauteuil à la fois dur, anguleux, glissant et renversé; la seconde, c'est que la fumée de tabac lui avait toujours causé des étourdissements et des nausées. Mais, comme il était dans la dépendance de M. Quilp, et qu'il lui importait énormément de conserver la protection du nain, il s'efforçait de sourire, pour témoigner de sa docilité, avec la meilleure grâce possible.
Ce Brass était un procureur de Bevis-Marks, à Londres. Sa réputation était assez équivoque. Grand et maigre, il avait le nez fait en forme de loupe, le front bombé, les yeux enfoncés et les cheveux d'un roux fortement accusé. Il portait un long surtout noir, tombant presque jusqu'à ses chevilles, une culotte courte noire, des souliers très-hauts et des bas de coton d'un gris bleu. Ses manières étaient rampantes, mais sa voix rude; et ses plus gracieux sourires étaient si rebutants, qu'on eût souhaité plutôt de le voir grondeur et refrogné pour qu'il fût moins désagréable.
De temps en temps, Quilp examinait son compagnon, et remarquant avec quelle répugnance ce dernier regardait sa pipe, qu'il tressaillait quand, par hasard, il avalait de la fumée, et qu'il avait soin de chasser le nuage avec dégoût, notre nain ne se sentait pas de joie, et se frottait les mains en signe d'allégresse.
Puis, se tournant vers le jeune commis:
«Chien que vous êtes! fumez donc; bourrez votre pipe et fumez vite, jusqu'à la dernière bouffée; sinon, je mettrai au feu le bout du tuyau et je vous en appliquerai la cire fondue toute rouge sur la langue!»
Heureusement pour lui, le jeune garçon était rompu à cet exercice, et il eût fumé au besoin un four à chaux si on lui en avait fait la politesse. Aussi se borna-t-il à marmotter quelque défi entre les dents contre son maître, mais il n'en fit pas moins ce que celui-ci lui avait ordonné.
«N'est-ce pas, Brass, dit Quilp, n'est-ce pas que c'est bon, que c'est doux, que c'est embaumé, et que vous êtes heureux comme le Grand Turc?»
M. Brass pensa qu'à cet égard le bonheur du Grand Turc n'était guère digne d'envie; mais il eut soin de répondre que c'était une chose excellente, et que, pour sa part, il pensait comme ce potentat.
«C'est le bon moyen de chasser la fièvre, dit Quilp; c'est le moyen de conjurer tous les maux de la vie: ne cessons donc pas de fumer tout le temps que nous resterons ici. Vous, chien que vous êtes! fumez vite, ou je vous ferai avaler votre pipe!
– Est-ce que nous resterons longtemps ici, monsieur Quilp? demanda le procureur après que le nain eut donné à son commis cette gracieuse admonestation.
– Nous y resterons, je suppose, jusqu'à ce que le vieux malade qui est là-haut soit mort.
– Hé! hé! hé! fit M. Brass. Oh! très-bien! très-bien!
– Fumez donc! cria Quilp. Pas de repos! Vous pouvez bien parler en fumant. Il ne faut pas perdre de temps.
– Hé! hé! hé! fit de nouveau M. Brass, mais mollement, en portant de nouveau à ses lèvres l'odieuse pipe. Mais s'il arrivait que le malade allât mieux, monsieur Quilp?
– Nous attendrons jusque-là, pas davantage.
– Quelle bonté à vous, monsieur, d'attendre jusque-là!.. Il y a des gens, monsieur, qui auraient tout vendu, tout déménagé, oui! au jour même où la loi le leur permettait. Il y a des gens qui eussent eu la dureté du caillou et l'insensibilité du marbre. Il y a des gens qui…
– Il y a des gens qui s'épargneraient la peine de jaboter comme un perroquet, ainsi que vous le faites.
– Hé! hé! hé! dit Brass. Toujours fin et spirituel!..»
La sentinelle, qui fumait à la porte, intervint en ce moment, et hurla, sans déposer la pipe:
«V'là la fille qui vient!
– Qui ça, chien? dit Quilp.
– La fille donc!.. Êtes-vous sourd?
– Oh! dit Quilp respirant avec délices comme s'il humait son potage, nous avons, vous et moi, un compte à régler ensemble; j'ai pour vous, mon jeune ami, bonne provision de horions et d'égratignures. Eh bien! Nelly, ma poulette, mon diamant, comment va-t-il?
– Très-mal, répondit l'enfant en pleurant.
– La gentille petite Nell!.. s'écria Quilp.
– Charmante, monsieur, charmante, dit Brass, tout à fait charmante!
– Vient-elle se mettre sur les genoux de Quilp? dit le nain d'un ton qu'il croyait rendre agréable, ou bien va-t-elle se coucher dans sa petite chambre? Qu'est-ce qu'elle préfère, cette pauvre Nelly?
– Comme il sait prendre les enfants!.. murmura Brass échangeant une sorte de confidence avec le plafond. Ma parole d'honneur, c'est plaisir que de l'entendre!
– Je ne viens pas du tout ici pour y rester, répondit timidement Nelly. J'ai besoin seulement d'emporter quelques objets de cette chambre; et puis… et puis je n'y reviendrai plus.
– C'est pourtant une jolie petite chambre!.. dit le nain en y jetant les yeux au moment où Nelly y pénétrait. Un vrai bosquet!.. Est-il bien sûr que vous ne vous en servirez plus? Est-il bien sûr que vous n'y reviendrez plus, Nelly?
– Non, répliqua l'enfant s'enfuyant avec les menus objets de toilette qu'elle était venue chercher; jamais! jamais!
– C'est une vraie sensitive, dit Quilp la suivant du regard. Cela fait peine… tiens! Voilà un lit qui va à ma taille. Je crois bien que je m'accommoderai de la petite chambre.»
Encouragé dans son idée par M. Brass, qui ne pouvait manquer d'applaudir à tout ce que disait le nain, maître Quilp se mit en devoir d'exécuter son dessein en s'étendant de son long sur le lit avec sa pipe à la bouche, agitant ses jambes en tout sens et fumant avec énergie. Comme M. Brass admirait ce tableau, et que le lit était doux et confortable, M. Quilp se détermina à s'en servir la nuit pour y reposer, le jour pour s'en faire un divan, et, sans perdre de temps, il y resta en fumant sa pipe. Quant au procureur, qui se sentait tout étourdi et troublé dans ses idées, – c'était l'effet du tabac sur son système nerveux, – il saisit ce moment pour aller prendre, au dehors, une provision d'air qui lui permît de revenir en meilleur état. Pressé par le nain malicieux de fumer derechef, il tomba engourdi sur le canapé, où il dormit jusqu'au lendemain matin.
Tels furent les premiers actes de M. Quilp en prenant possession de sa nouvelle propriété. Durant quelques jours, le soin de ses affaires ne lui permit pas de se livrer à ses méchancetés favorites, car tout son temps se trouva rempli par le minutieux inventaire qu'il fit, de concert avec M. Brass, de ce que la maison contenait, et par la nécessité d'aller vaquer au dehors à ses autres occupations, ce qui heureusement lui demandait plusieurs heures par jour. Mais comme sa cupidité et sa méfiance étaient en jeu, notre nain ne passait jamais une nuit hors de la maison; et comme, à mesure que le temps s'écoulait, Quilp éprouvait une plus vive impatience de voir la maladie du vieillard arriver à un résultat, soit bon, soit mauvais, il commença à faire entendre des murmures et des exclamations assez vives.
Nell ne cherchait qu'à se soustraire aux avances que lui faisait Quilp pour entrer en conversation avec elle; le son de sa voix suffisait pour la mettre en fuite, et elle ne redoutait pas moins les sourires du procureur que les grimaces de Quilp. Elle vivait dans une continuelle appréhension de rencontrer sur l'escalier l'un ou l'autre, si elle avait à sortir de la chambre de son grand-père: aussi ne la quittait-elle guère avant la nuit, quand le silence l'encourageait à s'aventurer au dehors pour aller respirer un peu d'air plus pur dans quelque chambre vide.
Une nuit, elle s'était glissée jusqu'à sa fenêtre favorite et s'y était assise, pleine de chagrin, car la journée avait été mauvaise pour le vieillard. Elle crut entendre une voix dans la rue prononcer son nom; et, s'avançant pour regarder, elle reconnut Kit, dont les efforts, pour fixer son attention, avaient réussi à la tirer de ses réflexions pénibles.
«Miss Nell!.. dit le jeune homme à voix basse.
– Eh bien! répondit l'enfant, se demandant si elle devait avoir désormais rien de commun avec le coupable supposé, mais entraînée pourtant vers son ancien favori; que désirez-vous?
– Voilà longtemps que je veux vous dire un mot; mais les gens qui sont en bas m'ont repoussé sans me permettre de vous voir. Vous ne croyez pas, je l'espère, miss, que j'aie mérité d'être chassé comme je l'ai été?..
– Je dois le croire, au contraire; autrement, pourquoi mon grand- père serait-il si fort en colère contre vous?
– J'ignore pourquoi. Je suis certain de n'avoir jamais rien fait pour vous mécontenter ni l'un ni l'autre. Je puis le dire hardiment, la tête haute et le coeur tranquille. Et penser qu'on me ferme la porte au nez quand je viens seulement demander comment va mon vieux maître!..
– On ne m'avait pas dit cela!.. s'écria l'enfant. En vérité, je ne le savais pas. Je suis bien fâchée qu'on vous ait traité de la sorte.
– Je vous remercie, miss. Ça me fait du bien d'entendre ce que vous me dites. Je le disais bien que ce n'était pas vous qui commandiez ça.
– Oh! oui, vous aviez raison, dit vivement l'enfant.
– Miss Nell, continua le jeune homme se rapprochant de la fenêtre et baissant la voix, il y a de nouveaux maîtres en bas. C'est un changement pour vous.
– C'est bien vrai!
– Et pour lui aussi… quand il se portera mieux! ajouta Kit en dirigeant son regard vers la chambre du malade.
– S'il guérit!.. murmura Nelly, qui ne put retenir ses larmes.
– Oh! il guérira, il guérira! Je suis sûr qu'il guérira! Il ne faut pas vous laisser abattre, miss Nell. Je vous en prie, ne vous laissez pas abattre.»
Ces quelques mots d'encouragement et de consolation étaient jetés naïvement et n'avaient pas grande autorité, mais ils n'en émurent pas moins profondément Nelly, dont les larmes redoublèrent.
«Sûrement il guérira, dit le jeune homme, qui ajouta d'un ton triste: Si vous ne vous abattez pas, si vous ne tombez pas malade à votre tour, ce qui l'accablerait et le tuerait au moment où il serait pour se rétablir. S'il guérit, dites-lui une bonne parole, une parole d'amitié pour moi, miss Nell.
– On m'a recommandé de ne pas même prononcer votre nom devant lui, d'ici à longtemps; je n'ose le faire. Et quand je le pourrais, à quoi vous servirait une bonne parole, Kit?.. À peine aurons-nous du pain à manger.