Kitabı oku: «Le magasin d'antiquités, Tome II», sayfa 19
CHAPITRE XXVI
Ce n'était pas à tort que l'agent de justice avait annoncé à Kit, en guise de consolation, que le jugement de sa petite affaire aurait lieu à Old-Bailey et ne se ferait sans doute pas attendre longtemps. Au bout de huit jours, la session s'ouvrit. Le lendemain, le grand jury déclara qu'il y avait lieu à suivre contre Christophe Nubbles pour crime de félonie; et deux jours après cette déclaration, le prévenu était appelé à comparaître pour répondre devant le tribunal sur la question de culpabilité ou de non-culpabilité comme ayant, ledit Christophe, saisi et dérobé traîtreusement dans le domicile et l'étude du nommé Sampson Brass, gentleman, un billet de banque de cinq livres sterling provenant du gouverneur et de la compagnie de la banque d'Angleterre, contrairement aux statuts établis et en vigueur sur la matière, comme aussi à la paix de notre souverain maître le roi, et à la dignité de sa couronne.
Quand la question lui fut posée, Christophe Nubbles répondit d'une voix basse et tremblante, qu'il n'était pas coupable. Ceux qui ont l'habitude de former sur les apparences des jugements précipités et qui eussent voulu que Christophe, s'il était innocent, parlât à voix haute et ferme, purent remarquer à quel point l'emprisonnement et l'anxiété abattent les coeurs les plus résolus: un homme qui est resté étroitement enfermé, ne fût-ce que dix à onze jours, à ne voir que des murs de moellon et tout au plus quelques visages de pierre, se sentira naturellement déconcerté et même effrayé en entrant tout à coup dans une grande salle pleine de bruit et de mouvement.: sans compter que l'aspect de personnages avec des perruques est beaucoup plus effrayant pour beaucoup de gens que celui de têtes coiffées de leurs cheveux naturels. Si l'on ajoute à ces considérations l'émotion que Kit dut éprouver en voyant les deux MM. Garland et le petit notaire, pâles et le visage rempli d'anxiété, personne ne s'étonnera qu'il fût déconcerté et qu'il ne se sentît pas du tout à son aise.
Bien que depuis son emprisonnement il n'eût reçu la visite ni d'aucun des MM. Garland ni de M. Witherden, cependant on lui avait donné à entendre qu'ils avaient fait choix pour lui d'un avocat. Lorsqu'un des gentlemen en perruque se leva et dit: «Milord, je me présente ici pour le prisonnier,» Kit fit un salut; et lorsqu'un autre gentleman, également en perruque, se leva à son tour et dit: «Milord, je me présente contre lui,» Kit devint tout tremblant, et salua aussi cet avocat. Mais je suis sûr qu'au fond de l'âme il espérait bien que son gentleman à lui allait faire voir à l'autre gentleman son béjaune, et ne tarderait pas à le renvoyer tout penaud.
L'avocat qui plaidait contre Kit fut appelé à parler le premier: il était malheureusement dans les dispositions les plus heureuses, car il venait justement, dans la dernière affaire jugée, d'obtenir à peu près l'acquittement d'un jeune étourdi qui avait eu le malheur d'assassiner son père. Aussi il avait la parole en main, et il en usa joliment, comme vous pouvez croire. Il prévint les jurés que, s'ils acquittaient le prévenu, ils devaient s'attendre à éprouver autant de remords cuisants et de tortures morales que les jurés précédents en eussent ressenti s'ils avaient condamné l'autre accusé. Après avoir exposé amplement l'affaire, après avoir dit que jamais il n'en avait vu de pire espèce, il s'arrêta un instant, comme un homme qui a quelque chose de terrible à leur communiquer. «Je suis informé, dit-il, qu'un effort sera tenté par mon honorable ami (et il se tourna en le désignant vers le conseil de Kit) pour invalider la déposition des témoins irréprochables que je vais appeler devant vous, messieurs; mais j'ai l'espoir et la confiance que mon honorable ami montrera plus de respect et de vénération pour le caractère du plaignant. Jamais il n'y eut, je le sais, plus digne membre de cette digne profession à laquelle il appartient. Messieurs les jurés connaissent-ils Bevis-Marks, et, s'ils connaissent Bevis-Marks, comme j'ose l'affirmer en leur nom, connaissent-ils les hautes illustrations historiques qui se rattachent à ce lieu si remarquable? Pourraient-ils croire qu'un homme tel que M. Brass pût résider dans un lieu comme Bevis-Marks, et n'être pas un coeur vertueux, un esprit élevé?»
Après avoir ressassé cet argument vigoureux, l'avocat ajouta, en manière de conclusion, qu'insister sur un fait si bien apprécié déjà par MM. les jurés, serait faire injure à leur intelligence, et en conséquence il appela tout d'abord Sampson Brass au banc des témoins.
M. Brass se présente. Il est vif et frais. Il salue le juge en homme qui a eu déjà le plaisir de le voir et qui espère bien avoir conservé son estime depuis leur dernière entrevue, croise ses bras et regarde son avocat comme pour dire: «Me voici. Je suis plein de preuves jusqu'à la gorge. Un petit coup seulement sur la bonde, et je vais déborder?» L'avocat se met aussitôt à la besogne, mais avec une grande réserve, tirant peu à peu les preuves pour en faire ressortir la netteté et l'éclat aux yeux de tous les assistants. Alors le conseil de Kit provoque un contre- interrogatoire; mais il ne peut rien tirer du procureur qui soit utile à la cause de son client. Après avoir subi un grand nombre de longues questions auxquelles il ne fait que de courtes réponses, M. Sampson Brass descend du banc dans toute sa gloire.
Sarah lui succède. Elle est jusqu'à un certain point d'humeur coulante avec l'avocat de M. Brass, mais très-rétive avec celui de l'accusé. En résumé, l'avocat de Kit ne peut obtenir d'elle que la répétition de ce qu'elle a déjà énoncé, seulement cette fois en termes plus violents contre son client; aussi un peu confus, s'empresse-t-il de la renvoyer. Alors l'avocat de M. Brass appelle Richard Swiveller: Richard Swiveller paraît.
On a secrètement averti l'avocat de M. Brass que ce témoin éprouve des dispositions favorables au prisonnier; et, à dire vrai, il n'est pas fâché de le savoir, car ledit avocat passe pour être très-fort dans l'art de coller son homme, comme on dit vulgairement. En conséquence, il commence par requérir l'huissier de s'assurer si le témoin a baisé l'évangile, puis il se met à entreprendre Richard des pieds et des mains, des dents et des griffes.
Quand celui-ci a fini sa déposition dans laquelle il a mis une contrainte visible et trahi son désir de la rendre le moins défavorable possible à l'accusé:
«Monsieur Swiveller, dit l'avocat de Brass, où avez-vous, s'il vous plaît, dîné hier?
– Où j'ai dîné hier?
– Oui, monsieur; où avez-vous dîné hier? Était-ce près d'ici, monsieur?
– Oh! certainement… Oui… Tout près d'ici.
– Certainement… Oui… Tout près d'ici, répète l'avocat de M. Brass en jetant de côté un regard à la cour. Et il ajoute: Vous étiez seul, monsieur?
– Plaît-il, monsieur?.. dit M. Swiveller qui n'a pas saisi la question.
– Si vous étiez seul, monsieur? répète d'une voix de tonnerre l'avocat de M. Brass. Avez-vous dîné seul? N'avez-vous pas traité quelqu'un, monsieur? Parlez.
– Oh! certainement si; si, j'ai traité quelqu'un, dit M. Swiveller avec un sourire.
– Ayez la honte, monsieur, de vous départir d'une légèreté très- déplacée devant le tribunal, quoique peut-être vous ayez quelque raison de vous féliciter d'y être seulement en qualité de témoin.»
Et en disant cela l'avocat donne à entendre par un signe de tête que la place légitime de M. Swiveller serait plutôt au banc des accusés.
«Veuillez m'écouter attentivement. Hier vous étiez près d'ici, attendant pour savoir si le procès serait appelé. Vous avez dîné de l'autre côté de la rue. Vous avez traité quelqu'un. Maintenant, ce quelqu'un n'était-il pas le frère du prisonnier ici présent?»
M. Swiveller se met en devoir de fournir des explications.
«Oui ou non, monsieur? crie l'avocat de Brass.
– Mais permettez-moi…
– Oui ou non, monsieur?
– Eh bien, oui, mais…
– Vous voyez bien! s'écrie l'avocat l'arrêtant net. Un joli témoin, ma foi!»
L'avocat de M. Brass s'assied. L'avocat de Kit, ne sachant pas de quoi il s'agit, n'ose insister sur l'incident. Richard Swiveller se retire abasourdi. Le juge, les jurés, les spectateurs, tout le monde se le représente en idée, faisant quelque orgie avec un sacripant aux épaisses moustaches, un jeune dissolu de six pieds de haut pour le moins. La réalité, c'est le petit Jacob avec ses mollets au grand air et sa taille enveloppée d'un châle. Personne ne sait la vérité, tout le monde est dupe d'un mensonge, et cela grâce au talent de l'avocat de M. Brass!
Les témoins à décharge sont appelés ensuite. C'est ici que brille de nouveau l'avocat du procureur. Il appert que M. Garland n'a pas eu de renseignements précis sur Kit, qu'il n'en a demandé qu'à la mère même du jeune homme, et que celui-ci a été renvoyé par son premier maître pour cause inconnue, «En, vérité, monsieur Garland, dit l'avocat de M. Brass, c'est être à votre âge, et j'affaiblis l'expression, singulièrement imprudent.» Cette conviction est partagée par le jury qui déclare Kit coupable. On emmène le prisonnier sans écouter ses humbles protestations d'innocence. Les spectateurs se pressent à leurs places avec un redoublement d'attention, car on doit entendre dans l'affaire suivante plusieurs femmes qui déposeront comme témoins, et le bruit court que l'avocat de M. Brass sera très-amusant dans le débat contradictoire qu'il leur fera subir vis-à-vis de l'accusé.
La mère de Kit, pauvre femme! attend en bas de la prison à la grille du parloir. Elle est accompagnée de la mère de Barbe, âme excellente! qui ne sait que pleurer en tenant le petit enfant. Triste entrevue que celle de Kit et des visiteuses! Le guichetier amateur de journaux leur a tout dit. Il ne pense pas que Kit soit transporté pour la vie, parce qu'il peut encore prouver ses bons antécédents, ce qui ne manquera pas de lui être utile.
«Je m'étonne, dit le guichetier, qu'il ait commis ce vol.
– Il ne l'a jamais commis! s'écrie mistress Nubbles.
– Bien, bien, je ne veux pas vous contredire; mais qu'il l'ait commis ou non, c'est tout un.»
La mère de Kit passe sa main à travers les barreaux qu'elle secoue. Dieu seul et ceux auxquels il a donné une semblable tendresse savent avec quel désespoir Kit lui recommande d'avoir bon courage et, sous prétexte de se faire présenter les enfants pour les embrasser encore, il prie à demi-voix la mère de Barbe de ramener mistress Nubbles au logis.
«Des amis se lèveront pour nous défendre, ma mère, j'en suis bien sûr, dit Kit. Si ce n'est pas aujourd'hui, ce sera bientôt Mon innocence ressortira, ma mère, et je serai renvoyé absous: je m'y attends. Ayez soin un jour d'apprendre à Jacob et au petit tout ce qu'il en était, car s'ils pensaient que j'aie jamais pu être un malhonnête homme, s'ils le pensaient quand ils seront devenus assez grands pour comprendre les choses, mon coeur se briserait à cette idée, fussé-je à des milliers de milles d'ici. Oh! ne se trouvera-t-il pas ici un homme compatissant pour soutenir ma mère!..»
La main de mistress Nubbles quitte celle du prisonnier; la pauvre créature tombe à la renverse, privée de ses sens. Tout à coup Richard Swiveller parait; il s'approche vivement, écarte les assistants, saisit non sans peine mistress Nubbles, l'emporte sur un bras, à la manière des ravisseurs de théâtre, fait un signe amical à Kit, ordonne à la mère de Barbe de le suivre, et gagne rapidement un fiacre qui l'attendait à la porte.
Il reconduisit mistress Nubbles à son domicile. Nul ne sait combien d'incroyables absurdités il débita en route avec sa manie de citer des ballades et des poésies de toute sorte. Après avoir attendu que la mère de Kit fût complètement revenue de son évanouissement, il partit, mais comme il n'avait pas d'argent pour payer la voiture, il se fit transporter pompeusement dans Bevis- Marks, commandant au cocher de rester devant la porte de M. Brass tandis qu'il entrerait dans cette maison pour «changer.» Car, c'était un samedi soir, jour de paye.
«Monsieur Richard!.. Eh! bonjour!» s'écria joyeusement le procureur.
Si d'abord l'affaire de Kit lui avait semblé monstrueuse, cette fois Richard ne put s'empêcher de soupçonner son aimable patron d'y avoir joué un vilain rôle. Peut-être le sentiment sérieux éprouvé en ce moment par ce jeune homme d'un caractère léger, provenait-il surtout de la triste scène à laquelle il avait assisté: quelle qu'en fût la source, ce sentiment le dominait; aussi se borna-t-il à dire brièvement le motif qui l'amenait.
«De l'argent!.. s'écria Brass en tirant sa bourse. Ah! ah!.. Certainement, monsieur Richard, certainement, monsieur. Il faut bien que tout le monde vive. Pouvez-vous me rendre sur un billet de banque de cinq livres?
– Non, répondit sèchement Dick.
– Ah! tenez, voici justement la somme. Cela sera plus tôt fait.
Vous êtes venu à propos. Monsieur Richard…»
Dick, qui déjà avait gagné la porte, se retourna à l'appel de son nom.
«Vous n'aurez pas besoin de vous déranger pour revenir ici, monsieur.
– Hein?
– C'est comme cela, monsieur Richard, dit Brass en plongeant ses mains dans ses poches et se balançant à droite et à gauche sur son tabouret. Il est certain qu'un homme de votre mérite, monsieur, perd complètement son temps, son avenir en restant dans notre sphère aride et desséchante. C'est une pénible, ennuyeuse, énervante besogne. Moi, je pense que le théâtre, ou l'armée, monsieur Richard, ou quelque emploi supérieur dans le commerce patenté des liquides, c'est là seulement ce qui convient au génie d'un homme tel que vous. J'espère que vous reviendrez nous voir de temps en temps. Sally en sera enchantée certainement. Elle regrette infiniment de vous perdre, monsieur; mais la conscience de son devoir envers la société la soutiendra. C'est une créature extraordinaire, monsieur! Vous trouverez votre compte d'argent bien exact. Il y a eu un carreau cassé, mais je n'ai pas voulu en faire déduction. «Toutes les fois qu'on se sépare de ses amis, monsieur Richard, il faut qu'on s'en sépare au moins d'une manière libérale.» J'aime cet axiome de la sagesse plus que je ne puis vous dire.»
Swiveller ne répondit pas un seul mot. Mais rentrant pour reprendre sa jaquette de canotier, il la roula en une espèce de boule très-serrée, et regarda fixement le procureur comme s'il eût voulu lui lancer ce paquet au visage. Cependant il se contenta de mettre le vêtement sous son bras, et sortit de l'étude en gardant un profond silence. À peine avait-il fermé la porte, qu'il la rouvrit; il resta sur le seuil à regarder encore quelques minutes M. Brass avec la même gravité majestueuse; et faisant un dernier signe de tête, il disparut lentement et glissa comme un fantôme.
Il paya le cocher et s'éloigna dans Bevis-Marks en ruminant de grands projets pour consoler la mère de Kit, et rendre service à Kit lui-même.
Mais la vie des jeunes gens voués, comme Richard Swiveller, au plaisir, est extrêmement précaire. L'excitation que son esprit avait subie depuis une quinzaine de jours, jointe au travail intérieur qu'avaient dû produire plusieurs années d'excès bachiques, agit tout à coup sur lui de la manière la plus violente. Dans la nuit même il tomba dangereusement malade, et dès le lendemain il était en proie à une fièvre ardente.
CHAPITRE XXVII
Richard Swiveller se retournait en tous sens dans son lit brûlant et incommode: tourmenté par une soif dévorante que rien ne pouvait apaiser; sans pouvoir trouver aucune position qui lui procurât un moment de calme ou de bien-être; se perdant à travers un dédale de pensées qui se pressaient sans trêve ni relâche; pas une image consolante, pas une voix amie près de lui! Livré à un accablement continuel, il avait beau changer de place ses membres épuisés par la fièvre, il n'y trouvait aucun soulagement; il avait beau lancer dans les divagations les plus variées son esprit en délire, il était toujours dominé par une anxiété sombre. Il sentait derrière lui quelque chose d'inachevé qui poursuivait ses rêves. Il voyait devant lui des obstacles insurmontables, obsédé par une préoccupation qu'il ne pouvait parvenir à repousser, mais qui assiégeait son esprit en désordre, auquel elle se représentait tantôt sous une forme, tantôt sous une autre. Toujours une vision funèbre et voilée d'ombre; toujours le même fantôme, quelque apparence qu'il prit, affreux et sombre comme la conscience du mal, qui lui faisait du sommeil une torture horrible. Telles étaient les souffrances et les angoisses de la maladie cruelle qui peu à peu consumait, épuisait l'infortuné, jusqu'à ce qu'enfin, lorsqu'il lui semblait avoir combattu, avoir lutté corps à corps, s'être vu saisi et entraîné vers l'abîme par des démons, il tomba dans un sommeil profond, un sommeil sans rêves.
À son réveil, il eut une sensation de repos bienfaisant, plus réparateur encore que le sommeil; il commença par degrés à se rappeler quelque chose de ses souffrances passées, à se souvenir de la longue nuit qui s'était écoulée, à se demander s'il n'avait pas deux ou trois fois passé par le délire. Dans le cours de ces réflexions, il lui arriva d'étendre la main; il fut surpris de la sentir si lourde, et en même temps de la voir si maigre et si transparente. Au sein de la sensation vague et heureuse qu'il éprouvait, sans s'attacher à définir la cause de ce changement, il demeurait livré à une sorte de sommeil lucide, quand une toux légère attira son attention. Il se demanda avec un certain doute si c'est que la nuit dernière il avait oublié de fermer sa porte, et fut tout stupéfait de voir qu'il avait un compagnon de chambre. Il n'avait pas assez de force encore pour enchaîner ses idées; et à son insu, dans un reste de somnolence, il attacha son regard sur quelques raies vertes qui sillonnaient son couvre-pied: elles lui représentaient des pièces de frais gazon, tandis que le fond jaune de l'étoffe produisait à ses yeux comme des allées sablées qui lui ouvraient une longue perspective de jardins bien entretenus.
Il errait en imagination sur ces terrasses, il s'y était même égaré lorsqu'il entendit tousser encore. À ce bruit, le sentiment de la réalité renaît; les allées de gazon de ses jardins imaginaires redeviennent les raies vertes du couvre-pied. Il se soulève un peu sur son lit, et écartant d'une main le rideau, il regarde hors de l'alcôve.
C'était bien toujours sa même chambre, éclairée en ce moment par une chandelle; mais avec quel profond étonnement il voit toutes ces bouteilles, tous ces bols, tous ces linges exposés au feu, tous les objets enfin qu'on rencontre dans la chambre d'un malade! Tout était propre et net, mais cette chambre était bien différente de ce que Richard l'avait laissée quand il s'était mis au lit. Une fraîche senteur d'herbes et de vinaigre remplissait l'atmosphère; le plancher était arrosé; le… Eh! quoi, la marquise!.. Oui, la marquise assise à table et jouant toute seule au cribbage. Elle était là, appliquée à son jeu, toussant parfois tout bas comme si elle craignait d'éveiller M. Swiveller, taillant les cartes, coupant, distribuant, jouant, comptant, marquant, s'acquittant enfin de toutes les opérations du cribbage, comme si elle n'eût jamais fait autre chose depuis sa naissance.
M. Swiveller resta quelque temps à la contempler; puis laissant retomber le rideau, il posa de nouveau sa tête sur l'oreiller.
«Je fais un rêve, pensa-t-il, c'est évident. Quand je me suis mis au lit, mes mains n'étaient pas faites de coquilles d'oeufs; et maintenant je puis parfaitement voir à travers. Si ce n'est pas un rêve, je me serai réveillé par aventure en pleine Arabie, dans le pays des Mille et une Nuits et non pas à Londres. Mais il n'y a pas de doute que je suis endormi.»
Ici la petite servante eut un nouvel accès de toux.
«Prodigieux! pensa Richard. Jamais je n'avais rêvé d'une toux réelle, comme celle-là». Au reste, j'ignore si j'ai jamais rêvé de toux ou d'éternuement. Peut-être est-ce dans la philosophie des songes un article dont on ne rêve pas. Une autre toux!.. Une autre!.. Décidément, c'est un peu fort pour un rêve.»
Afin de se fixer lui-même sur la réalité des choses, M. Swiveller, après réflexion, se pinça le bras.
«Voilà qui est encore plus étrange! pensa-t-il. Quand je me suis mis au lit, j'étais plutôt gras que maigre, et maintenant je n'ai plus que la peau sur les os. Il faut que je passe un nouvel examen…»
Le résultat de cette dernière inspection de la chambre fut de convaincre Swiveller que les objets dont il se voyait entouré étaient bien réels, et qu'il les contemplait sans aucun doute avec des yeux éveillés.
«Alors, se dit-il, je vois ce que c'est: c'est une nuit des contes arabes. Je suis à Damas ou bien au grand Caire. La marquise est un Génie; elle aura fait avec un autre Génie un pari, à qui montrerait le plus beau jeune homme du monde, le plus digne de devenir l'époux de la princesse de la Chine; elle m'a transporté avec ma chambre pour me soumettre à la comparaison. Peut-être, ajouta-t-il en se tournant languissamment sur son oreiller et regardant du côté de la ruelle, peut-être la princesse est-elle encore là… Non, elle est partie.»
Cette explication ne lui suffisait pas, car toute satisfaisante qu'elle lui paraissait, elle était enveloppée de doute et de mystère. Aussi, M. Swiveller prit-il le parti de relever le rideau, bien déterminé cette fois à saisir la première occasion favorable pour adresser la parole à sa compagne. Cette occasion se présenta bientôt d'elle-même. La marquise donna les cartes, retourna un valet et oublia de marquer. Sur quoi, Richard dit le plus haut qu'il lui fut possible:
«Deux points au talon!»
La marquise fit un bond et frappa des mains.
«Toujours une nuit d'Arabie, rien de plus sûr, pensa M. Swiveller; les Génies frappent toujours des mains au lieu de tirer la sonnette. Voilà qu'elle appelle deux mille esclaves noirs portant sur leur tête des jarres pleines de joyaux.»
Elle avait frappé des mains, mais c'était de joie: car aussitôt elle commença à rire, puis elle se mit à pleurer, déclarant, non pas en beaux termes arabes, mais tout simplement en anglais familier, qu'elle était si heureuse qu'elle ne savait plus où elle en était:
«Marquise, dit Richard devenu pensif, veuillez, je vous prie, vous approcher. Avant tout, ayez la bonté de m'apprendre où je pourrai retrouver ma voix; puis, ce qu'est devenue ma chair?»
La marquise se contenta de secouer tristement la tête, et elle pleura de nouveau; là-dessus, M. Swiveller, qui était très-faible, sentit ses yeux mouillés aussi.
«Je commence à croire, d'après votre attitude et aussi d'après tout ce que je vois, marquise, dit Richard après une pause et en souriant d'une lèvre tremblante, que j'ai été malade.
– Si vous l'avez été!.. répondit la petite servante en s'essuyant les yeux. Et comme vous avez eu le délire!
– Oh! marquise… j'ai donc été bien malade?
– En danger de mort. Je n'espérais pas que vous guérissiez. Dieu soit loué! vous voilà guéri!»
Swiveller resta longtemps silencieux. Puis, il commença à parler et demanda combien de jours avait duré sa maladie.
«Il y aura demain trois semaines, répondit la petite servante.
– Trois… quoi?
– Semaines! reprit la marquise enflant sa voix; trois longues et lentes semaines.»
La simple pensée d'avoir été réduit à une telle extrémité fit retomber Richard dans un nouveau silence. Il s'étendit sur le dos tout de son long. La marquise, ayant arrangé ses draps pour qu'il fût mieux couché et trouvant qu'il avait les mains et le front moins brûlants, découverte qui la remplit de joie, en pleura un peu plus fort, et se mit alors en devoir de préparer le thé et de faire griller des rôties bien minces.
Pendant ce temps, Swiveller la contemplait avec reconnaissance, étonné de voir comme elle s'était complètement identifiée au ménage, et faisait remonter l'origine de ces soins à Sally Brass, que dans le fond de sa pensée il ne pouvait assez remercier. Quand la marquise eut achevé de faire les rôties, elle étendit un linge bien propre sur un plateau, et servit à Swiveller quelques tartines croustillantes et un grand bol de thé faible avec lequel, suivant l'ordonnance du docteur, dit-elle, il pouvait se rafraîchir maintenant qu'il était éveillé. Elle plaça des oreillers derrière lui pour lui soutenir la tête, peut-être pas avec l'habileté d'une garde-malade expérimentée, mais certainement avec des soins plus affectueux. Une ineffable satisfaction se peignit dans ses regards, tandis que le pauvre convalescent, s'arrêtant parfois pour lui serrer la main, prenait son modeste repas avec un appétit et un plaisir que les meilleures friandises du monde n'eussent jamais provoqués dans d'autres circonstances. Ayant ensuite tout nettoyé et bien rangé tout avec ordre autour de lui, elle s'assit à table pour prendre le thé à son tour.
«Marquise, dit M. Swiveller, comment va Sally?»
La petite servante fit une moue pleine d'embarras et de bouderie, en même temps qu'elle secoua la tête.
«Eh bien! est-ce qu'il y a longtemps que vous ne l'avez vue?
– Vue? s'écria-t-elle. Dieu merci, je me suis sauvée de chez elle.»
Richard, en entendant cela, se laissa aussitôt retomber tout de son long, position où il resta environ cinq minutes. Il se remit ensuite par degrés sur son séant et demanda:
«Et où demeurez-vous, marquise?
– Où je demeure? s'écria-t-elle. Ici!
– Oh!» murmura-t-il.
Et il retomba en arrière aussi brusquement que s'il eût reçu un coup de feu. Il resta ainsi, sans mouvement et sans parole, jusqu'à ce que la marquise eût achevé son repas, remis tout en place et balayé. Alors il la pria d'approcher une chaise de son lit; et, bien appuyé de nouveau sur ses oreillers, il reprit ainsi la conversation:
«Comme cela, vous vous êtes enfuie?
– Oui… dit la marquise, et ils m'ont avisée.
– Ils vous ont…? Je vous demande pardon, qu'est-ce qu'ils ont fait?
– Ils m'ont avisée, vous savez? avisée dans les journaux.
– Ah! oui… Ils ont publié un avis pour vous retrouver.»
La petite servante fit une inclination de tête et cligna des yeux. Ses pauvres yeux! les veillées et les larmes les avaient tellement rougis, que la muse tragique elle-même dont ce n'est pas le métier aurait eu, je crois, meilleure grâce à cligner de l'oeil. Dick fut frappé de cette idée.
«Dites-moi, ajouta-t-il, comment se fait-il que vous ayez pensé à venir ici?
– Mais vous sentez, répondit la marquise; vous parti, je n'avais plus d'ami; car le locataire n'était pas revenu, et j'ignorais où je pourrais vous trouver l'un ou l'autre. Mais un matin, comme j'étais…
– Au trou de la serrure? dit Swiveller pour la tirer d'embarras.
– Tout juste, répondit-elle en baissant la tête. Comme j'étais au trou de la serrure de l'étude où vous m'avez trouvée, vous savez, j'entendis une femme dire qu'elle demeurait ici, et qu'elle était la maîtresse de la maison où vous étiez logé, que vous étiez tombé dangereusement malade, et demander s'il n'y avait personne qui voulût venir vous soigner. M. Brass dit: «Ce n'est pas mon affaire.» Miss Sally dit: «C'est un drôle de corps, mais cela ne me regarde pas.» La femme s'en alla indignée, et ferma la porte rudement, je vous en réponds. Cette nuit-là même, je m'enfuis; je vins ici, je dis aux gens de cette maison que vous étiez mon frère, ils me crurent, et depuis je suis restée auprès de vous.
– Cette pauvre petite marquise! s'écria Dick. Elle s'est tuée de fatigue!
– Non, dit-elle, pas du tout. Ne vous inquiétez pas de moi. Je me trouve bien de m'asseoir dans un de ces fauteuils et, Dieu merci, j'y ai souvent fait un somme. Mais, si vous aviez pu voir comme vous vous efforciez de sauter par la fenêtre, si vous aviez pu entendre comme vous chantiez sans cesse, comme vous faisiez de grands discours, vous ne le croiriez pas encore. Oh! que je suis heureuse que vous soyez mieux, monsieur Viverer!..
– Oui, Viverer, dit Richard devenu pensif. Je suis vivant, en effet; mais c'est bien grâce à elle. Je soupçonne fort, marquise, que sans vous je serais mort.»
En disant cela, M. Swiveller saisit de nouveau la main de la petite servante: faible et triste comme il l'était, il n'eût pas manqué, en voulant lui exprimer ses remercîments, de se rendre les yeux aussi rouges que l'étaient ceux de la jeune fille: mais celle-ci coupa net à l'émotion en forçant Richard à s'étendre dans son lit et le pressant de se tenir en repos.
«Le docteur, dit-elle, a recommandé que vous soyez bien tranquille, et qu'on ne vous fasse pas de bruit. Allons, faites un somme; nous causerons ensuite. Je resterai assise auprès de vous. Fermez vos yeux, vous vous endormirez peut-être. Cela vous fera du bien, essayez.»
La marquise tira alors une petite table contre le lit, s'assit auprès, et avec l'adresse d'une vingtaine de pharmaciens se mit en devoir de préparer des boissons rafraîchissantes. Quant à Richard, fatigué comme il l'était, il ne tarda pas à s'endormir. Au bout de quelque temps il se réveilla et demanda quelle heure il était.
«Juste six heures et demie,» répondit la marquise en l'aidant à se remettre sur son séant.
Richard appuya la main sur son front et se tourna tout à coup, comme s'il venait de lui passer une idée subite par la tête.
«Marquise, dit-il, qu'est devenu Kit?
– Il a été condamné à je ne sais combien d'années de déportation.
– Est-il parti?.. et sa mère?.. que fait-elle?.. qu'est-elle devenue?»
La petite garde-malade secoua la tête et répondit qu'elle n'en savait rien du tout.
«Mais, ajouta-t-elle, si vous vouliez me promettre de rester tranquille, et de ne pas vous donner encore une rechute, je vous conterais… Mais non, pas à présent.
– Si, si, contez toujours… cela me distraira.
– Oh! non, je suis sûre du contraire, répondit la petite servante, d'un air effaré. Attendez que vous soyez mieux portant, et alors je vous raconterai tout.»
Dick attacha sur sa petite amie un regard pressant. Ses yeux agrandis et creusés par la maladie prirent une expression telle, que la jeune fille en fut épouvantée; elle le supplia de ne plus songer à cela. Mais le peu de mots qu'elle avait prononcés n'avaient pas seulement piqué la curiosité de Richard; ils avaient fait naître en lui de sérieuses inquiétudes. Aussi la pressa-t-il de tout lui dire, quelque fâcheuses que pussent être les nouvelles.