Kitabı oku: «Le magasin d'antiquités, Tome II», sayfa 8
CHAPITRE X
Il faut maintenant nous élancer rapidement sur les traces de la mère de Kit et du gentleman, de peur qu'on n'adresse à cette histoire le reproche de manquer de suite et de laisser les personnages dans des situations douteuses et incertaines. La mère de Kit et le gentleman allaient grand train dans la chaise de poste à quatre chevaux, dont nous avons raconté le départ lorsqu'elle s'éloigna de la maison du notaire, ne tardant pas à laisser la ville derrière elle et à faire jaillir les étincelles du pavé de la grande route.
La bonne femme n'était pas médiocrement embarrassée de la nouveauté de sa situation. En outre, elle éprouvait certaines appréhensions maternelles à l'endroit du petit Jacob, ou du poupon, ou de tous deux peut-être. Elle craignait, par exemple, qu'ils ne tombassent dans le feu ou ne dégringolassent du haut de l'escalier, ou ne fussent pris entre les portes, ou qu'ils ne s'échauffassent la gorge en essayant de calmer leur soif au goulot des théières: ces préoccupations lui faisaient garder un silence pénible. Quand elle promenait ses regards à travers la glace sur les gardiens de barrière, les conducteurs d'omnibus et autres, elle éprouvait le sentiment de la dignité de sa nouvelle position, à peu près comme on voit dans les obsèques solennelles ces pleureurs qui, sans être autrement affligés de la perte du défunt, tout en saluant par la portière les gens de leur connaissance, se sentent en conscience obligés de conserver une gravité décente et un air d'indifférence pour tout ce qu'ils aperçoivent.
Au reste, pour demeurer calme en la compagnie du gentleman, il eût fallu être doué de nerfs d'acier. Avec cet homme toujours en mouvement, jamais la voiture n'était fermée, jamais les chevaux ne marchaient assez vite. Il ne pouvait rester dans la même position plus de deux minutes, il remuait continuellement ses bras et ses jambes, levant les châssis puis les laissant retomber avec violence, mettant la tête à la portière pour l'en retirer et l'y remettre un instant après. Il avait aussi dans sa poche une boîte à allumettes, de forme mystérieuse et inconnue; et pour s'assurer si la mère de Kit tenait les yeux fermés, cric, crac, cric, voilà que le gentleman consultait sa montre à la clarté d'une allumette, laissant les étincelles tomber sur la paille comme s'il n'eût pas songé au danger de brûler tout vif avec la bonne dame, avant que les postillons pussent arrêter les chevaux. Si l'on faisait halte pour le relais, aussitôt il s'élançait hors de la voiture sans qu'on eût le temps de baisser le marchepied, se ruait dans la cour de l'auberge comme un pétard enflammé, tirant sa montre sous le réverbère, oubliant de la consulter et la tirant de nouveau; en un mot, faisant tant d'extravagances, que la mère de Kit finissait presque par avoir peur de lui. Quand les chevaux étaient attelés, il se jetait dans la voiture avec l'agilité d'un arlequin, et avant que la chaise de poste eût parcouru un mille, sa montre et sa boîte à allumettes recommençaient leur train, si bien que la mère de Kit était éveillée encore une fois sans espoir de pouvoir fermer l'oeil de tout ce relais.
«Comment vous trouvez-vous? demandait le gentleman se tournant brusquement vers elle, après chacun de ces manèges répétés.
– Parfaitement bien, monsieur, je vous remercie.
– Ne vous manque-t-il rien? Avez-vous froid?
– Je suis un peu frileuse, monsieur, répondit la mère de Kit.
– Je le savais! s'écria le gentleman baissant une des glaces de devant. Elle aurait besoin d'un petit grog! C'est bien naturel. Comment ai-je pu oublier cela? Hé! postillon, vous arrêterez à la plus prochaine auberge, et vous demanderez qu'on apporte un verre d'eau chaude et d'eau-de-vie.»
Vainement la mère de Kit s'épuisait à protester qu'elle n'avait aucun besoin de ce genre. Le gentleman était inexorable; et toutes les fois qu'il ne savait plus quel autre cours donner à sa pétulance, il finissait invariablement par se rappeler et par conclure que la mère de Kit avait besoin d'un petit grog.
Ce fut de cette manière qu'ils voyagèrent jusqu'à près de minuit. Ils s'arrêtèrent alors pour souper. À ce repas, le gentleman demanda tout ce qu'il y avait dans la maison; et parce que la mère de Kit ne pouvait manger de tout à la fois ni tout manger, il se mit en tête qu'elle devait être malade.
«Vous êtes triste, dit le gentleman qui ne faisait lui-même que se promener autour de la chambre. Je vois bien ce qui vous préoccupe, madame. Vous êtes triste.
– Vous êtes trop bon, monsieur; je ne suis pas triste.
– Je sais que vous l'êtes. J'en suis sûr. J'arrache brusquement cette pauvre femme du sein de sa famille, et je m'étonne de la voir devenir de plus en plus triste! Je suis gentil! Combien d'enfants avez-vous, madame?
– Deux, monsieur, sans compter Kit.
– Des garçons, madame?
– Oui, monsieur.
– Sont-ils baptisés?
– Jusqu'à présent ils n'ont été qu'ondoyés, monsieur.
– Je serai le parrain de l'un d'eux. Souvenez-vous-en, s'il vous plaît, madame. Vous auriez peut-être besoin de vin chaud, madame?
– Je n'en pourrais boire une goutte, monsieur.
– Vous en avez besoin, dit le gentleman. Je vois que vous en avez besoin. J'aurais dû y songer d'abord.»
Aussitôt courant à la sonnette et demandant du vin chaud avec autant de précipitation que si l'on eût appelé, à l'instant même, au secours d'une personne asphyxiée ou noyée, le gentleman fit avaler à la mère de Kit une rasade de ce breuvage à une si haute température, que mistress Nubbles en eut les larmes aux yeux; puis il l'entraîna de nouveau vers la chaise de poste, où, sans doute par l'effet de cet agréable sédatif, elle ne tarda pas à devenir insensible à l'agitation perpétuelle de son compagnon de voyage et s'endormit presque tout de suite. Les heureux effets du remède ne furent point de nature passagère; car, bien que la distance fût plus considérable, le voyage plus long que le gentleman ne l'avait prévu, la mère de Kit ne s'éveilla pas avant qu'il fît grand jour et que les roues de la voiture retentissent sur le pavé d'une ville.
«Nous voici arrivés!.. cria le gentleman baissant toutes les glaces. Droit aux figures de cire, postillon.»
Le postillon qui était sur le cheval de brancard toucha le bord de son chapeau et fit jouer ses éperons de manière à imprimer à l'attelage une allure brillante. Les quatre chevaux partirent au grand galop, et parcoururent les rues avec un fracas qui attira aux portes et aux fenêtres les bonnes gens stupéfaits, et domina même le timbre des horloges publiques comme elles sonnaient huit heures et demie. La voiture s'arrêta devant une porte autour de laquelle une certaine quantité de personnes étaient réunies en groupe.
«Qu'est-ce que c'est?.. dit le gentleman mettant sa tête hors de la portière. Qu'est-ce qu'il y a ici?
– Une noce, monsieur, une noce! crièrent plusieurs voix, hourra!»
Le gentleman, tout hors de lui en se voyant au centre de ce rassemblement bruyant, descendit avec l'aide d'un des postillons, et présenta la main à la mère de Kit. À l'aspect de mistress Nubbles, la populace s'écria:
«Encore un mariage!» et se mit à hurler et à sauter de joie.
«Le monde est devenu fou, je pense,» dit le gentleman traversant le flot populaire avec celle qu'on lui prêtait pour fiancée. Il ajouta:
«Restez derrière, s'il vous plaît, et laissez-moi frapper.»
Tout ce qui fait du bruit a le don de plaire à la foule. Une vingtaine de mains sales se tendirent à l'envi et frappèrent pour le gentleman, rarement fut-il donné à un simple marteau de porte de produire un bruit aussi discordant que celui-ci. Après avoir rendu ces services volontaires, la foule se retira modestement un peu en arrière, préférant laisser au gentleman seul la responsabilité du tapage.
Un homme qui avait un gros bouquet blanc à sa boutonnière, ouvrit la porte et regarda d'un air impassible le gentleman en lui disant:
«Eh bien! monsieur, qu'est-ce que vous voulez?
– Qui est-ce qui se marie ici, mon ami? demanda le gentleman.
– C'est moi.
– Vous!.. et qui diable épousez-vous?
– De quel droit me faites-vous cette question? répliqua le fiancé en le regardant de la tête aux pieds.
– De quel droit!.. s'écria le gentleman pressant avec plus de force contre son bras celui de mistress Nubbles, car la bonne femme semblait ne songer qu'à s'échapper. D'un droit que vous ne soupçonnez guère. Songez-y bien, braves gens, si ce particulier a épousé une mineure…
– Fi! fi! cela ne peut avoir lieu.
– Où est l'enfant que vous avez ici, mon brave ami? Elle s'appelle Nelly; où est-elle?»
Comme il émettait cette question, à laquelle se joignit la mère de Kit, on entendit partir d'une chambre voisine une sorte de cri perçant, et aussitôt une grosse dame tout habillée de blanc accourut vers la porte et vint s'appuyer sur le bras de son fiancé.
«Où est-elle? dit la dame, m'apportez-vous de ses nouvelles?
Qu'est-elle devenue?»
Le gentleman se retourna et considéra d'un air de sinistre appréhension, de désappointement et d'incrédulité les traits de l'ex-mistress Jarley, mariée de ce matin même au philosophe Georges. Jugez de l'éternelle rage et de l'irrémédiable désespoir de M. Slum, le poëte! Enfin le gentleman balbutia:
«C'est à vous qu'il faut demander où elle est? Qu'est-ce que vous voulez dire?
– Oh! monsieur, s'écria la fiancée, si vous venez ici avec l'intention de lui faire du bien, que n'êtes-vous venu il y a une semaine!
– Elle n'est pas… morte? dit le gentleman qui était devenu très-pâle.
– Non, monsieur, oh! non, ce n'est pas ça.
– Dieu soit loué!.. dit-il d'une voix étouffée. Permettez-moi d'entrer.»
Mistress Jarley et Georges s'écartèrent pour le recevoir chez eux. Quand le gentleman et la mère de Kit furent entrés, la porte se referma immédiatement.
«Vous voyez en moi, braves gens, dit le gentleman en se tournant vers le nouveau couple, un homme qui tient aux deux personnes qu'il cherche plus qu'à sa propre vie. Elles ne me reconnaîtraient pas. Mes traits leur sont étrangers; mais si elles sont ici, ou si l'une d'elles s'y trouve, prenez avec vous cette brave femme, et qu'elles puissent la voir d'abord, car elles la connaissent toutes deux. Si vous refusez de me les montrer par suite d'une fausse tendresse ou d'une crainte inutile, vous pourrez juger de mes intentions lorsqu'elle reconnaîtra cette femme pour une vieille amie, dévouée à leurs intérêts.
– Je l'avais toujours dit! s'écria la fiancée. Je savais bien que ce n'était pas une enfant ordinaire!.. Hélas! monsieur, nous ne possédons aucun moyen de vous assister; car tout ce que nous pouvions faire nous l'avons vainement essayé déjà.»
En même temps Georges et mistress Jarley racontèrent au gentleman, dans les plus grands détails et sans la moindre réserve, tout ce qui était à leur connaissance au sujet de Nelly et de son grand- père, depuis leur première rencontre jusqu'au jour où ils avaient disparu subitement Ils ajoutèrent, et c'était l'exacte vérité:
«Nous avons fait tous les efforts possibles pour retrouver leurs traces, mais nous n'y avons pas réussi. D'abord, nous fûmes très- alarmés pour leur sûreté, de même que nous redoutions les soupçons auxquels pouvait les exposer leur brusque départ. Nous arrêtâmes notre pensée sur la faiblesse d'esprit du vieillard, sur l'inquiétude que l'enfant avait toujours témoignée quand son grand-père était absent, sur la société qu'on supposait qu'il recherchait, et sur la consomption qui peu à peu s'était emparée d'elle et qui la minait au physique comme au moral. Que dans la nuit elle ait perdu la trace du vieillard et que, sachant ou bien se doutant de quel côté il s'était dirigé, elle ait couru à sa poursuite, ou qu'ils aient quitté la maison ensemble, voilà ce qu'il nous est impossible de savoir au juste. Mais nous croyons pouvoir affirmer qu'il n'y a que peu d'espoir d'entendre jamais parler d'eux, et qu'il ne faut pas compter sur leur retour, que leur fuite soit venue du fait du vieillard ou de celui de l'enfant.»
Le gentleman avait écouté tous ces détails de l'air d'un homme accablé par le chagrin et trompé dans son attente. Des larmes lui vinrent aux yeux quand on parla du grand-père, et il parut éprouver une affliction profonde.
Pour ne pas trop étendre cette partie de notre récit, et afin d'abréger cette longue histoire, disons en peu de mots qu'avant la fin même de l'entrevue le gentleman parut comprendre qu'il en avait assez entendu pour être convaincu de la sincérité de ces renseignements, et qu'il s'efforça de faire agréer aux deux mariés une marque de sa reconnaissance pour la bienveillance qu'ils avaient témoignée à l'enfant sans ressources; mais l'un et l'autre refusèrent d'accepter ce présent. À la fin, l'heureux couple partit avec force cahots dans la caravane pour aller passer sa lune de miel en excursions champêtres, tandis que le gentleman et la mère de Kit se tenaient tristement devant la portière de leur voiture.
«Où allons-nous, monsieur? demanda le postillon.
– Menez-moi, dit le gentleman, au D…»
Il ne voulait certainement pas dire: «à l'auberge;» mais il substitua ce mot par respect pour la mère de Kit, et ils se rendirent à l'auberge.
Déjà le bruit s'était répandu au dehors que la petite jeune fille qui montrait les figures de cire était l'enfant d'une grande famille, à laquelle on l'avait soustraite dès son bas âge, et qui venait seulement de retrouver ses traces. L'opinion publique se divisait sur la question de savoir si c'était la fille d'un prince, ou d'un duc, ou d'un comte, ou d'un vicomte, ou d'un baron; mais on était unanimement d'accord sur le fait principal, et l'on s'accordait à reconnaître le gentleman pour son père. Chacun s'avança pour jeter sur lui un regard, bien qu'on ne pût voir que le bout de son noble nez, pendant qu'il s'éloignait dans sa chaise de poste à quatre chevaux, accablé sous le poids de sa douleur.
Que n'eût-il pas donné pour savoir (et que de chagrin cela ne lui eût-il pas épargné,) qu'en ce moment même l'enfant et son grand- père étaient assis sous le porche d'une vieille église, attendant patiemment le retour du maître d'école!
CHAPITRE XI
Les rumeurs populaires au sujet du gentleman et de sa mission, en passant de bouche en bouche, et en prenant de plus en plus le caractère du merveilleux à mesure qu'elles circulaient de bouche en bouche, car les rumeurs populaires, à l'opposé de la pierre roulante du proverbe, amassent plus de mousse à proportion qu'on les colporte çà et là, attirèrent, comme à un spectacle agréable, attrayant, digne de la plus vive admiration, une foule considérable à la porte de l'auberge où descendit l'étranger. On vit se presser aussitôt en cet endroit quantité de flâneurs qui, trouvant, il est vrai, leur curiosité à bout d'emploi, par suite de la fermeture de l'exhibition des figures de cire et de l'achèvement des cérémonies nuptiales, considéraient l'arrivée du gentleman tout au moins comme un bienfait de la Providence, et la saluaient avec les démonstrations de la plus vive allégresse.
Bien loin de s'associer à la joie générale, le gentleman, au contraire, avec l'air triste et affaissé d'un homme qui ne veut que méditer en silence et à l'écart sur l'objet de son chagrin, mit pied à terre, et présenta la main à la mère de Kit avec une politesse sombre, qui fit une profonde impression sur les assistants. Puis il donna le bras à mistress Nubbles, et la conduisit dans la maison, tandis que plusieurs garçons s'empressaient de courir devant eux en éclaireurs, pour leur frayer le chemin et leur montrer la salle toute prête à les recevoir.
«Une chambre! dit le gentleman. Près d'ici, s'il se peut.
– C'est tout près d'ici, monsieur; venez de ce coté, s'il vous plaît.
– Celle-ci convient-elle au gentleman? dit une voix en même temps qu'une petite porte latérale contiguë à l'escalier du puits s'ouvrait vivement, et qu'une tête en sortait pour en faire les honneurs. Vous y serez très-bien. Vous y serez le bienvenu, comme les fleurs en mai, et, en hiver, la bûche de Noël. Voulez-vous accepter cette chambre, monsieur? Faites-moi l'honneur d'y entrer. Accordez-moi cette faveur, je vous prie.
– C'est trop de bonté!.. s'écria la mère de Kit toute confondue de surprise. Qui se serait attendu à cela?»
N'avait-elle pas, en effet, de justes motifs pour être étonnée, en voyant que la personne qui faisait cette gracieuse invitation n'était autre que Daniel Quilp? La petite porte par laquelle il avait passé sa tête attenait au garde-manger de l'auberge. Il était là à faire des courbettes avec une politesse grotesque, aussi à son aise que s'il eût fait les honneurs de sa propre maison; il empestait de sa présence les gigots de mouton et les poulets rôtis; on aurait dit le mauvais génie des caves sorti de dessous terre pour se livrer à quelque oeuvre malfaisante.
«Voulez-vous me faire cet honneur? répéta Quilp.
– J'aime mieux être seul, répondit le gentleman.
– Oh!» dit Quilp.
Et, en même temps, il se rejeta dans la chambre d'un seul bond en refermant sur lui la porte comme les petits bonshommes des horloges flamandes, au moment où l'heure sonne.
«Comment se fait-il, monsieur, murmura la mère de Kit, que pas plus tard qu'hier au soir, je l'aie laissé au Petit-Béthel?..
– Vraiment!.. dit le gentleman. Garçon, quand ce voyageur est-il arrivé ici?
– Ce matin, monsieur, par la voiture de nuit.
– Hum!.. Et où va-t-il?
– Je ne pourrais pas vous le dire, monsieur. Quand la femme de chambre lui a demandé s'il désirait un lit, il a commencé par lui faire des grimaces, puis il a voulu l'embrasser.
– Dites-lui de venir ici. Avertissez-le que je serais bien aise d'échanger quelques mots avec lui. Priez-le de venir tout de suite, vous entendez?»
Le garçon ouvrit de grands yeux en recevant cet ordre; car, non- seulement le gentleman n'avait pas témoigné moins d'étonnement que la mère de Kit à la vue du nain; mais, comme il ne le craignait nullement, il ne s'était pas occupé le moins du monde de dissimuler le dégoût et la répugnance qu'il lui inspirait. Le garçon alla exécuter la commission, et reparut presque aussitôt, amenant le nain demandé.
«Votre serviteur, monsieur, dit Quilp. J'ai rencontré à mi-chemin votre messager. Je pensais bien que vous me permettriez de venir vous faire mes compliments. J'espère que vous allez bien. J'espère que vous allez très-bien.»
Ici il y eut une petite pause. Les yeux à demi fermés et le visage incliné, le nain attendait une réponse. Faute d'en recevoir une, il se tourna vers mistress Nubbles, qui était pour lui une plus ancienne et plus intime connaissance.
«La mère de Christophe! s'écria-t-il. Cette chère dame! cette digne femme, si heureusement bénie du ciel dans son honnête fils! Comment va la mère de Christophe? Le changement d'air et de lieu l'a-t-il fatiguée? Et la petite famille? et Christophe? sont-ils en bon état? sont-ils florissants? Deviennent-ils de bons citoyens, eh?»
Faisant gravir à sa voix une sorte d'échelle musicale à mesure qu'il posait ces questions, M. Quilp termina la gamme par un cri aigu, et reprit cet air essoufflé qui lui était habituel, et qui, feint ou naturel, avait également pour effet de bannir toute expression de son visage, et de le rendre parfaitement impassible, autant que cela pouvait lui être utile pour dissimuler sa pensée.
«Monsieur Quilp,» dit le gentleman.
Le nain porta la main à sa grande oreille pendante, pour témoigner, en apparence, la plus grande attention.
«Nous nous sommes déjà rencontrés tous deux?
– Certainement, s'écria Quilp en agitant la tête. Oh! certainement oui, monsieur. Un tel honneur!.. Oui, deux fois, maman Christophe, deux fois. Un tel plaisir ne saurait s'oublier si vite, assurément!..
– Vous pouvez vous souvenir que le jour où, en arrivant à Londres, je trouvai vide et déserte la maison où je me rendais, je vous fus adressé par quelques voisins, et courus à votre recherche sans prendre le temps de me reposer ou de me rafraîchir.
– Oui, quelle précipitation, et cependant quelle allure ferme et vigoureuse! dit Quilp se parlant à lui-même, à l'instar de son ami M. Sampson Brass.
– Je vous trouvai, reprit le gentleman, je vous trouvai en pleine possession, de la manière la plus étrange, de tout ce qui avait appartenu si récemment encore à un autre; et cet autre, qui, jusqu'au moment où vous mîtes le pied chez lui, passait pour riche, avait été réduit tout à coup à la misère et expulsé de sa maison.
– Nous avons des témoins pour répondre de nos actes, mon cher monsieur, dit Quilp. Nous avons nos témoins. Ne dites pas non plus qu'il a été expulsé. Il est parti de sa propre volonté, il a disparu dans la nuit, monsieur.
– Qu'importe! s'écria le gentleman avec emportement. Il était parti.
– Oui, il était parti, dit Quilp toujours avec son calme révoltant. Nul doute qu'il ne fût parti. La seule question, c'était de savoir pour quel endroit. Et c'est encore une question.
– Maintenant, dit le gentleman en le regardant d'un air sévère, que dois-je penser de vous qui, n'ayant voulu me donner aucun renseignement, bien plus, ayant su vous retourner si bien et vous abriter sous toutes sortes de ruses, de tromperies et de paroles évasives, venez aujourd'hui épier nos pas?
– Moi, vous épier! cria Quilp.
– Ne le faites-vous pas? répliqua le gentleman arrivé au plus haut point d'exaspération. N'étiez-vous pas, il y a quelques heures, à soixante milles d'ici, dans la chapelle où cette bonne femme a l'habitude de dire ses prières?
– Elle y était aussi, je pense, dit Quilp qui avait repris son sang-froid accoutumé. Je pourrais dire, moi, si je me laissais emporter aussi, que c'est vous qui épiez mes pas. Oui, j'étais dans la chapelle. Eh bien, après? J'ai lu dans les livres qu'il est d'usage pour les pèlerins d'aller à une chapelle avant de se mettre en voyage pour solliciter du ciel un heureux retour. Et cela fait honneur à leur sagesse! Les voyages sont trop périlleux, principalement sur l'impériale. Les roues se détachent, les chevaux prennent le mors aux dents, les conducteurs mènent trop vite, les diligences versent. Je vais toujours à la chapelle avant de me mettre en route. En pareille occasion, c'est toujours par là que je finis mes préparatifs; voilà la vérité.»
Il ne fallait pas une grande pénétration pour deviner que Quilp mentait de gaieté de coeur, quoique l'expression qu'il donnait à son visage, à sa voix et à ses gestes, eût pu faire croire à quelque innocent qu'il était prêt à défendre la vérité au péril de sa vie avec la fermeté calme d'un martyr.
«En vérité, il y a de quoi faire tourner la tête, dit le malheureux gentleman; voyons, dites-moi, n'avez-vous pas, pour un motif particulier, cherché à deviner mes projets? Ne savez-vous pas quel but m'attirait ici, et, si vous le savez, ne pouvez-vous pas me fournir quelque lumière?
– Vous me croyez donc sorcier, monsieur, dit Quilp en haussant les épaules; mais si je l'étais, je me dirais à moi-même ma bonne aventure pour faire fortune.
– Allons! c'est bon! nous nous sommes dit, je le vois, tout ce que nous avions à nous dire, répliqua le gentleman qui se jeta avec impatience sur un sofa. Je vous prie de nous laisser.
– Volontiers, répondit Quilp, très-volontiers. Maman Christophe, ma chère âme, portez-vous bien. Bon voyage, monsieur… pour votre retour… Hem!»
En achevant ces paroles d'adieu avec une grimace indescriptible et qui semblait composée de tout ce que l'homme et le singe peuvent imaginer de contorsions les plus hideuses, le nain battit lentement en retraite et ferma la porte derrière lui.
«Oh! oh! se dit-il quand il eut regagné sa chambre et qu'il se fut assis dans un fauteuil, les poings appuyés sur la hanche. Oh! oh! c'est donc comme cela, mon cher ami? En vé – ri – té?»
Poussant dans sa joie immodérée des éclats de rire étouffés et compensant la gêne qu'il avait dû s'imposer récemment par le déploiement de toutes les variétés possibles de laideur sur sa face, M. Quilp se tordit dans son fauteuil tout en frottant sa jambe gauche et tomba dans certaine méditation dont il est nécessaire de présenter ici la substance.
D'abord il passa en revue les circonstances qui l'avaient amené à se rendre en ce lieu. Peu de mots suffiront pour les exposer.
S'étant présenté la veille au soir à l'étude de M. Sampson Brass, en l'absence de ce gentleman et de sa docte soeur, il était tombé sur M. Swiveller qui, en ce moment, était occupé à arroser d'un verre de grog au gin l'aride poussière du droit qui lui desséchait le gosier et à détremper, comme on dit, son argile mortelle à longs traits. Mais comme en thèse générale l'argile, quand elle est trop mouillée, perd toute consistance et s'amollit tellement qu'elle n'est plus propre à recevoir aucune empreinte, et perd en même temps la force et la solidité de son caractère, ainsi l'argile de M. Swiveller, ayant absorbé une quantité considérable de liquide, était aussi arrivée à cet état de mollesse et d'inconsistance où les diverses idées qui venaient s'y imprimer ne tardaient pas à perdre leur contour distinct et à s'amalgamer les unes avec les autres; et, chose singulière quoique trop certaine, il n'est pas rare que dans cette situation l'argile humaine se prévale par-dessus tout de sa rare prudence et de sa sagacité. M. Swiveller, dans cette situation, se plaisait plus que personne à se reconnaître ces qualités. Il partit de là pour dire qu'il avait fait d'étranges découvertes sur le gentleman qui logeait au- dessus, découvertes qu'il avait résolu d'enfouir dans le plus profond de son coeur; ni tortures, ni caresses ne pourraient jamais le déterminer à les révéler.
M. Quilp approuva hautement cette résolution; en même temps, il s'était assis pour pousser M. Swiveller et lui soutirer d'autres renseignements. Il apprit bientôt de lui qu'on avait vu le gentleman en conférence avec Kit. Tel était le secret que jamais il ne devait divulguer.
Muni de ces renseignements, M. Quilp fut amené à supposer tout d'abord que ledit locataire devait être la même personne qui était venue le trouver déjà; et, s'étant assuré par d'autres questions que ce soupçon était fondé, il en conclut qu'en se mettant en rapport avec Kit, le gentleman avait pour but de retrouver les traces du vieillard et de l'enfant. Brûlant du désir curieux de savoir ce que tout cela voulait dire, il résolut de serrer de près la mère de Kit, qui lui semblait la personne la moins capable de résister à ses artifices et par conséquent la plus propre à se laisser dérober les révélations qu'il convoitait. Prenant donc brusquement congé de M. Swiveller, il courut chez mistress Nubbles. La bonne femme était absente. Il s'informa auprès d'un voisin, comme fit Kit lui-même peu de temps après; on lui enseigna la chapelle, où il se rendit aussitôt pour happer la mère de Kit à la fin du service.
Il n'y avait pas un quart d'heure qu'il était assis dans la chapelle où, les regards pieusement attachés au plafond, il jouissait intérieurement, comme d'une bonne plaisanterie, de sa présence en ce lieu, lorsque Kit lui-même apparut. Avec ses yeux de lynx, un instant suffit au nain pour reconnaître qu'il y avait anguille sous roche. Absorbé en apparence, comme nous l'avons dit, et feignant d'être plongé dans une méditation profonde, Quilp étudiait les moindres mouvements de Kit; et quand celui-ci se fut retiré avec sa famille, le nain sortit vivement après lui. Enfin, il suivit Kit et mistress Nubbles jusqu'à la maison du notaire, où il apprit d'un des postillons dans quelle ville devait se rendre la chaise de poste. Sachant qu'une diligence qui faisait rapidement le service de nuit partait pour cette même ville à l'heure même, et que le bureau n'était qu'à deux pas, il y courut sans autre cérémonie et s'installa sur l'impériale. Plusieurs fois, pendant la nuit, la diligence dépassa la chaise de poste, plusieurs fois aussi la chaise de poste dépassa la diligence, selon que leurs haltes étaient plus ou moins longues et leur vitesse moins régulière; finalement, les deux voitures entrèrent en ville au même moment. Quilp, sans perdre de vue la chaise de poste, se mêla à la foule: il apprit l'objet du voyage du gentleman et ses mécomptes; une fois nanti de ces renseignements, il s'éloigna à la hâte et gagna l'auberge avant le gentleman; c'est là, qu'après avoir eu avec lui l'entretien que nous avons rapporté plus haut, il s'était enfermé dans sa petite chambre où il passait rapidement en revue toutes ces circonstances étranges.
«Ah! c'est comme ça? mon ami, se dit-il en mordant avidement ses ongles. On me suspecte, on me met de côté; et c'est Kit, n'est-ce pas? qui est l'agent confidentiel. En ce cas, je crains bien d'avoir à lui régler son compte.»
Il réfléchit un moment, puis ajouta:
«Si ce matin nous avions trouvé le vieux et l'enfant, j'étais prêt à faire valoir d'assez jolis titres. Quelle bonne aubaine c'eût été pour moi! Sans ces cafards, ces hypocrites, ce garçon et sa mère, j'eusse aussi facilement enveloppé dans mon filet ce farouche gentleman que mon vieil ami, notre ami commun, ah! ah! ah! et la potelée, la fraîche Nelly. Au pis aller, c'est encore une affaire d'or et qu'il ne faut pas perdre. Retrouvons d'abord les fugitifs, puis nous aviserons… au moyen de vous débarrasser d'un peu du superflu de votre numéraire, mon cher monsieur, tant qu'il y aura des barreaux de prison, des verrous et des serrures pour tenir en sûreté votre ami, ou parent, n'importe. Je hais décidément tous ces gens vertueux! s'écria le nain en avalant une gorgée d'eau-de-vie et faisant claquer ses lèvres. Oui! je les hais tous en général et chacun en particulier!..»
Et ce n'étaient pas là des fanfaronnades creuses et vaines; c'était bien l'aveu réfléchi de ses sentiments réels. Car M. Quilp, qui n'aimait personne, en était venu peu à peu à détester tous ceux qui de près ou de loin tenaient à son client ruiné: le vieillard lui-même le premier, parce qu'il avait su le tromper et déjouer sa vigilance; l'enfant, parce qu'elle était l'objet de la commisération et des timides reproches de mistress Quilp; le gentleman, à cause de l'aversion qu'il lui témoignait ouvertement; Kit et sa mère, mortellement, pour les motifs déjà connus. Joignez-y ce sentiment général d'opposition, qui s'unissait étroitement à son désir dévorant de s'enrichir au milieu de ces circonstances équivoques, et voilà pourquoi Daniel Quilp les détestait tous en général et chacun en particulier.