Kitabı oku: «Le magasin d'antiquités, Tome II», sayfa 9
Dans cette aimable disposition d'esprit, il soulagea son estomac et sa haine en bavant une assez notable quantité d'eau-de-vie; puis, changeant de quartier, il se retira dans un cabaret infime, d'où il établit dans l'ombre tous les moyens d'enquête possibles, afin d'arriver à la découverte du vieillard et de sa petite-fille. Mais tout effort resta inutile. Pas la moindre trace, pas le moindre indice qui pût le mettre sur la voie. Les fugitifs avaient quitté la ville pendant la nuit; personne ne les avait vus s'éloigner; nul ne les avait rencontrés sur leur chemin; pas un conducteur de diligence, de charrette ou de fourgon n'avait aperçu de voyageurs répondant à leur signalement; pas une âme en un mot qui eût passé près d'eux ni entendu parler d'eux. Convaincu que pour le moment toute tentative de ce genre était infructueuse, il confia le soin de son affaire à deux ou trois drôles auxquels il promit une forte récompense dans le cas où ils lui feraient parvenir quelque renseignement, et il s'en retourna à Londres par la diligence du lendemain.
En montant sur l'impériale, M. Quilp eut la satisfaction de voir que la mère de Kit était seule dans l'intérieur de la voiture. Durant tout le voyage, il mit à profit cette circonstance pour s'amuser et s'égayer, la situation d'isolement où se trouvait la pauvre femme permettant au malicieux nain de lui causer toutes sortes d'ennuis et d'épouvantes. Ainsi il se tenait penché, suspendu sur un des bords de la voiture au risque de se rompre le cou, et dardait à l'intérieur ses gros yeux à fleur de tête qui semblaient d'autant plus horribles à mistress Nubbles que Quilp avait la tête renversée. Si elle changeait de portière, il se transportait du même côté. Quand on s'arrêtait pour relayer, il sautait lestement à terre et présentait son visage à la glace en louchant affreusement. Cet ingénieux système de tortures produisit sur la victime un tel effet, que mistress Nubbles ne put s'empêcher de croire que M. Quilp, vrai représentant du diable, s'était incarné ce pouvoir de l'enfer si souvent et si vigoureusement attaqué dans les prêches du Petit-Béthel, et que c'était pour la punir du péché qu'elle avait commis le jour du théâtre d'Astley et des huîtres, qu'il s'amusait à la lutiner et à la tourmenter.
Instruit d'avance par une lettre du retour prochain de mistress Nubbles, Kit attendait sa mère au bureau de la diligence, grande fut sa surprise quand il aperçut la figure bien connue de Quilp qui regardait par-dessus l'épaule du conducteur comme un démon familier, invisible à tout autre oeil qu'au sien.
«Comment vous portez-vous, Christophe? croassa le nain du haut de son impériale. Tout va bien, Christophe. Votre mère est là dedans.
– Par quel hasard est-il là, ma mère? dit Kit à demi-voix.
– J'ignore pourquoi ni comment, mon cher enfant, répondit mistress Nubbles en descendant de voiture à l'aide du bras de son fils; mais toute la sainte journée il n'a cessé de me terrifier à m'en faire perdre les sens.
– En vérité?.. s'écria Kit.
– C'est au point que vous ne voudriez pas le croire, répliqua sa mère. Mais ne lui dites pas un mot; car réellement je ne sais pas si c'est un homme. Chut! ne vous tournez pas comme si je vous parlais de lui… Justement, il vient de se mettre sous le plein rayon de la lanterne de la diligence pour me faire ses yeux louches et effrayants!..»
Nonobstant la prière maternelle, Kit se tourna vivement pour regarder.
Mais M. Quilp tenait déjà tranquillement ses yeux levés vers les étoiles, et paraissait absorbé par la contemplation des corps célestes.
«Oh! l'artificieuse créature!.. s'écria mistress Nubbles. Mais venez. Pour tout au monde ne lui parlez pas.
– Si, ma mère, si, je veux lui parler. Quelle faiblesse!.. Dites donc, monsieur…»
M. Quilp affecta de tressaillir et de regarder autour de lui en souriant.
«Voulez-vous bien laisser ma mère tranquille, s'il vous plaît? dit Kit. Comment osez-vous tourmenter une pauvre femme seule comme elle, et la rendre triste et malheureuse, quand elle a déjà bien assez de motifs pour l'être sans vous!.. N'êtes-vous pas honteux de votre conduite, petit monstre?..
– Monstre!.. répéta Quilp avec un sourire et d'une voix de ventriloque. (Le nain le plus affreux qu'on ait jamais montré pour un sou à la foire.) Monstre!.. ah!
– Si à l'avenir vous agissez envers elle avec cette impudence, reprit Kit en plaçant sur son dos le carton de sa mère, je vous le dis et vous le répète, monsieur Quilp, je ne le souffrirai pas. Vous n'avez pas le droit d'agir ainsi; vous savez bien que nous ne vous avons jamais fait de mal. Ce n'est pas la première fois; et si jamais vous la tourmentez ou l'effrayez encore, vous m'obligerez… et j'en aurais regret à cause de votre taille… vous m'obligerez à vous corriger.»
Quilp ne répliqua rien; mais, s'approchant de Kit assez près pour lui darder un regard à deux ou trois pouces du visage, il le contempla fixement, recula à courte distance sans détourner les yeux, s'approcha de nouveau, recula encore, et renouvela ce manège une demi-douzaine de fois, comme les têtes qui apparaissent et disparaissent dans les expériences de fantasmagorie. Kit se tenait ferme, s'attendant à une prochaine attaque; mais, voyant que toutes ces démonstrations n'aboutissaient à rien de sérieux, il fit claquer ses doigts et se retira, entraîné le plus vite possible par sa mère qui, même en écoutant les chères nouvelles du petit Jacob et du poupon, ne pouvait s'empêcher de tourner la tête avec anxiété pour voir si Quilp ne les suivait pas.
CHAPITRE XII
La mère de Kit eût pu s'épargner la peine de regarder si souvent derrière elle; car rien n'était plus loin de la pensée de M. Quilp que de songer à les poursuivre, elle et son fils, ou de renouveler la querelle sur laquelle ils s'étaient séparés.
Il s'en alla droit son chemin, sifflant de temps à autre quelque bribe de chansonnette; et, avec un visage parfaitement tranquille et composé, il se dirigea allègrement vers son logis. En route il évoquait l'idée des inquiétudes, des terreurs de mistress Quilp qui, n'ayant pas reçu la moindre nouvelle de lui depuis trois grands jours et deux nuits, et n'ayant pas eu préalablement avis de son départ, était sans doute en ce moment dans une mortelle anxiété, en proie au plus vif chagrin.
Cette gracieuse perspective était si bien d'accord avec les goûts du nain, et si agréable pour lui, que, tout en marchant, il en riait à coeur joie jusqu'à en avoir les larmes aux yeux. De plus en plus joyeux, quand il atteignit la rue voisine de sa demeure, il exprima son plaisir par un cri rauque qui n'effraya pas médiocrement un passant paisible qui marchait devant lui sans s'attendre à cette surprise. Nouvelle jouissance pour Quilp, et qui augmenta d'autant sa satisfaction.
Telle était l'heureuse disposition d'esprit de M. Quilp lorsqu'il atteignit Tower-Hill. Là, s'étant arrêté à regarder la croisée de son logis, il la trouva plus splendidement éclairée qu'il n'est d'usage dans une maison en deuil. Il s'approcha plus près encore, écouta attentivement et put entendre plusieurs voix se livrant à une conversation animée, et dans le nombre il reconnut, outre celles de sa femme et de sa belle-mère, des organes masculins.
«Ah! s'écria le nain jaloux, qu'est-ce que c'est que ça?.. Est-ce qu'elles reçoivent des visites en mon absence?»
Une toux étouffée qui venait de l'intérieur fut la réponse qu'il reçut.
M. Quilp chercha dans ses poches son passe-partout; mais il l'avait oublié. Il n'avait d'autre ressource que de frapper à la porte.
«Il y a de la lumière dans le couloir, se dit-il en mettant son oeil au trou de la serrure. Frappons un léger coup; et avec votre permission, madame, je vais vous prendre à l'improviste. Holà!..»
Il appliqua à la porte un tout petit coup avec précaution: pas de réponse. Mais, ayant de nouveau fait jouer le marteau sans plus de bruit, il vit s'ouvrir tout doucement la porte et aperçut le jeune gardien de son débarcadère. D'une main, il le saisit au collet; de l'autre, il le traîna jusqu'au milieu de la rue.
«Vous m'étranglez, maître, murmura le jeune garçon, lâchez-moi, s'il vous plaît.
– Qui est-ce qui est là-haut, chien que vous êtes? dit Quilp sur le même ton. Parlez, et parlez bas, ou je vous étranglerai pour tout de bon.»
Le jeune garçon ne put qu'indiquer la fenêtre, et répondre par un rire étouffé, mais qui exprimait si bien une gaieté folle, que M. Quilp furieux prit de nouveau le malheureux à la gorge, et il allait mettre sa menace à exécution ou peu s'en faut, si le jeune garçon ne s'était adroitement débarrassé de l'étreinte du nain pour se jeter derrière le réverbère voisin: là M. Quilp, après de vains efforts pour l'attraper par les cheveux, fut obligé de parlementer.
«Voulez-vous bien me répondre? dit-il. Qu'est-ce qu'on fait là haut?
– Vous ne me laissez pas parler! dit l'autre. Ils… ah! ah! ah! pensent que vous… êtes mort. Ah! ah! ah!
– Mort! s'écria Quilp avec un rire féroce. Oh! que non. Le pensent-ils en effet? Le pensent-ils réellement, chien que vous êtes!
– Ils pensent que vous êtes noyé, répondit le jeune garçon, dont la nature malicieuse avait une grande affinité avec celle de son maître. La dernière fois qu'on vous a vu, c'est au bord du débarcadère, et l'on pensait que vous étiez tombé à l'eau. Ah! ah! ah!
Le plaisir d'espionner son monde dans ce délicieux concours de circonstances et de causer un désappointement général en reparaissant vivant et très-vivant, procura à Quilp une sensation plus douce que n'eût pu le faire le meilleur coup de fortune. Il n'était pas moins réjoui maintenant que son joyeux compagnon: tous deux restèrent quelques instants à grimacer, à souffler comme des cachalots, à secouer la tête l'un en face de l'autre, de chaque côté du poteau, comme une incomparable paire de magots de la Chine.
«Pas un mot, dit Quilp s'avançant vers la porte sur la pointe du pied. Pas un son! même d'une planche qui crie ou d'un faux pas dans une toile d'araignée. Noyé!.. eh! eh! mistress Quilp!.. noyé!»
En parlant ainsi, il souffla la chandelle, défit ses souliers, et se mit en devoir de gravir l'escalier, laissant son jeune ami enchanté, tout entier au délice de faire ses culbutes dans la rue.
La chambre à coucher donnant sur l'escalier n'était pas fermée; M. Quilp se glissa dans cette pièce et s'établit derrière la porte qui la faisait communiquer au salon. Or, comme elle était entre- bâillée afin de laisser l'air circuler et qu'elle avait en outre une fente assez commode dont le nain s'était maintes fois servi utilement pour espionner et qu'il avait même élargie avec son couteau à cet effet, non-seulement il put tout entendre, mais il put voir distinctement tout ce qui se passait.
L'oeil appliqué à cette fente propice, il vit M. Brass assis à une table où se trouvaient, outre plumes, encre et papier, la cave à liqueurs, sa propre cave avec son propre rhum de la Jamaïque réservé jusqu'ici pour lui seul! puis de l'eau chaude, d'odorants citrons, des morceaux de sucre, tout ce qu'il fallait enfin pour composer un grog délicieux. Avec tous ces matériaux de choix, maître Sampson, qui était loin de méconnaître leurs justes droits à son attention, avait composé un grand verre de punch aux vapeurs brûlantes; en ce moment même il était en train de délayer le breuvage avec une cuiller à thé et y attachait un regard dans lequel une faible expression de regret était dominée par un rayon de douce et agréable jouissance. À la même table et appuyée sur ses deux coudes se trouvait mistress Jiniwin: elle n'avait plus besoin de prélever en cachette quelques cuillerées sur le punch d'autrui; elle buvait à larges gorgées dans son verre à elle; tandis qua sa fille, qui n'avait pas positivement de cendres sur la tête ni un sac de toile sur les épaules, mais bien une tenue décente et un certain air de chagrin, était à demi couchée dans un fauteuil et adoucissait sa peine en acceptant de temps à autre un peu de ce breuvage bienfaisant. Il y avait là encore deux bateliers-côtiers qui tenaient des dragues et autres instruments de leur métier: le plaisir qu'ils avaient à boire, leur nez naturellement rouge, leur face enluminée, leur air joyeux, leur présence en un mot, augmentaient, bien loin de le diminuer, l'air de gaieté et de confort qui faisait le vrai caractère de la réunion.
«Si je pouvais empoisonner le punch de cette chère vieille dame, se dit Quilp, je mourrais heureux!
– Ah! dit M. Brass rompant le silence et levant ses yeux au plafond avec un soupir, qui sait s'il ne nous regarde pas d'en haut! Qui sait s'il ne nous contemple pas de… du lieu quelconque où il peut être, et s'il n'a pas les yeux fixés sur nous! Ô mon Dieu!»
Ici M. Brass fit une pause pour boire la moitié de son verre de punch; puis il reprit ainsi en secouant la tête avec un sourire triste, mais sans perdre de vue l'autre moitié de son verre:
«Il me semble en vérité que j'aperçois ses yeux qui étincellent dans le miroir de cette liqueur. Ah! quand pourrons-nous le revoir ainsi? Jamais, jamais! Ce que c'est que de nous! une minute avant, nous sommes ici, ajouta-t-il en élevant son grand verre à la hauteur de son visage; et la minute d'après, nous sommes là…» Il goûta le contenu, puis, se frappant avec un geste emphatique un peu au-dessous de la poitrine, il s'écria: «Oui, nous sommes dans la tombe silencieuse. Et penser que me voilà ici à boire son rhum!.. Tout cela me semble un rêve!»
Pour s'assurer sans doute de la réalité de sa position, M. Brass tendit, tout en parlant, son verre à mistress Jiniwin afin qu'elle l'emplit; et se tournant vers les deux bateliers:
«Alors les recherches ont été tout à fait infructueuses?
– Tout à fait, mon maître. Mais je crois bien que si son corps est porté quelque part, ça sera pour sûr du côté de Grinidge1, à la marée basse… Est-ce pas, camarade?»
L'autre gentleman fit un signe d'assentiment et ajouta que le corps était attendu à l'hôpital où quelques pensionnaires ne seraient point fâchés de le voir arriver.
«Alors il ne nous reste plus qu'à nous résigner, dit M. Brass, qu'à nous résigner. Ce serait une consolation que d'avoir son corps, une triste consolation.
– Oh! certainement oui, dit vivement mistress Jiniwin; si nous l'avions, au moins n'aurions-nous plus de doutes.»
Sampson Brass reprit sa plume.
«Occupons-nous, dit-il, de l'avis et du signalement à publier. Il y a pour nous un plaisir mélancolique à rappeler ses traits. Nous en étions restés aux jambes…
– Jambes torses, dit mistress Jiniwin.
– Pensez-vous qu'elles fussent torses? dit Brass d'un air confidentiel. Il me semble les voir encore marchant très-écartées dans la rue en pantalon de nankin un peu court sans sous-pieds. Ah! dans quelle vallée de larmes nous vivons! Décidément mettrons- nous torses?
– Je pense qu'elles l'étaient un peu, dit mistress Quilp avec un sanglot.
– Jambes torses, dit Brass écrivant et parlant à la fois, la tête grosse, le buste court, les jambes torses.
– Très-torses! dit mistress Jiniwin.
– Non, madame, non, ne mettons pas «très-torses,» dit Brass avec l'expression d'un pieux respect. N'insistons pas sur les imperfections physiques du défunt. Il est en un lieu, madame, où il ne sera plus question de ses jambes. Contentons-nous de mettre torses, madame.
– Je m'imaginais que vous demandiez l'exacte vérité, dit la belle-mère. Voilà tout.
– Dieu vous bénisse comme je vous aime! murmura Quilp. Allons, voilà qu'elle y retourne… Toujours du punch!
– Le soin qui nous occupe, dit l'homme de loi posant sa plume et vidant son verre, me remet involontairement sous les yeux le fantôme du père d'Hamlet. Oui, je me figure voir le défunt avec le costume qu'il portait tous les jours, son habit, son gilet, ses souliers, ses bas, son pantalon, son chapeau, son esprit et sa verve, son éloquence et son parapluie; tout cela se présente à moi comme autant d'images de ma jeunesse, son linge!.. dit encore M. Brass avec un doux sourire qu'il adressa à la muraille, son linge qui toujours était d'une couleur particulière, car c'était un de ses caprices, une singulière fantaisie; ah! comme il me semble le voir encore!
– Continuez donc le signalement, monsieur, dit mistress Jiniwin avec impatience; cela vaudrait bien mieux.
– C'est vrai, madame, c'est vrai, s'écria M. Brass. Le chagrin ne doit pas engourdir nos facultés, madame. Voulez-vous m'en verser encore une goutte, s'il vous plaît? Nous en étions à son nez…
– Nez plat, dit mistress Jiniwin.
– Aquilin!.. cria Quilp passant sa tête à travers la porte et touchant de sa main le bout de son nez. Aquilin, sorcière que vous êtes! Le voyez-vous? appelez-vous ça un nez plat? Osez-vous l'appeler ainsi, hein?
– Oh! magnifique! magnifique! acclama le procureur par la simple force de l'habitude. Parfait!.. Comme il est spirituel!.. Quel homme remarquable! quel homme extraordinaire! et quel art il possède pour surprendre les gens!»
Quilp ne prit point garde à ces compliments, ni à l'air décontenancé et terrifié que Brass montrait de plus en plus, ni aux cris que poussaient sa belle-mère qui se sauva hors de la chambre, et sa femme qui tomba évanouie. L'oeil fixé sur Sampson Brass, il alla droit vers la table; commençant par le verre du procureur, il en avala le contenu, puis il fit régulièrement le tour de la table jusqu'à ce qu'il eût bu les deux autres verres; ensuite il mit sous son bras sa cave à liqueurs sans cesser de dévisager Brass avec son regard étrange.
– Je ne suis pas encore mort, Sampson, dit-il. Non, pas encore!
– Oh! c'est charmant! s'écria Brass reprenant un peu d'aplomb. Ah! ah! ah! C'est charmant! Il n'y a pas un homme au monde qui se fût ainsi tiré d'affaire. C'était une position difficile. Mais il a un tel flux de bonne humeur, un flux si prodigieux!..
– Bonsoir, dit le nain avec un geste expressif.
– Bonsoir, monsieur, bonsoir, s'écria le procureur en se retirant à reculons. Quelle heureuse, oh! oui, quelle bienheureuse surprise! Ah! ah! ah! Délicieux! vraiment délicieux!»
Le nain attendit que le bruit des exclamations de M. Brass se perdît dans l'éloignement, car M. Brass n'avait pas cessé de les continuer à haute voix tout en descendant l'escalier. Il s'avança alors vers les deux bateliers qui étaient restés immobiles dans une sorte d'étonnement stupide.
«N'avez-vous pas, messieurs, dit-il en tenant avec une grande politesse la porte ouverte, sondé la rivière toute la journée?
– Oui monsieur, et hier aussi.
– Pardieu! vous vous êtes donné là bien de la peine. Je vous prie de considérer comme à vous tout ce que vous trouverez sur… sur le corps du noyé. Bonsoir.»
Les deux hommes s'entre-regardèrent; mais sans s'amuser à discuter sur le point en litige, ils se glissèrent hors de la chambre. Après avoir fait si vite maison nette, Quilp ferma les portes; et tenant toujours précieusement sa cave à liqueurs, en levant les épaules et se croisant les bras, il resta à considérer sa femme évanouie, semblable à un cauchemar qui vient de peser sur la poitrine du patient endormi.
CHAPITRE XIII
D'ordinaire, les discussions conjugales ont lieu entre les parties intéressées sous la forme d'un dialogue auquel la dame prend part au moins pour la moitié. Chez M. et mistress Quilp cependant il y avait, sous ce rapport, exception à la règle générale. Les observations réciproques se réduisaient à un long monologue du mari; peut-être la femme trouvait-elle à y introduire quelques courtes supplications, mais qui ne s'étendaient pas au delà d'une syllabe jetée à intervalles éloignés, d'une voix basse et soumise. Sans la circonstance présente, mistress Quilp dut attendre longtemps avant de risquer même cette humble défense; revenue de son évanouissement, elle s'assit en silence, et tout en pleurant écouta avec docilité les reproches de son seigneur et maître.
Ces reproches, M. Quilp les proférait avec tant de volubilité et de violence et en tordant tellement ses membres et sa figure, que sa femme, tout accoutumée qu'elle était à l'attitude de son mari dans ces scènes d'intérieur, se sentit épouvantée et presque hors d'elle. Mais le rhum de la Jamaïque et la satisfaction d'avoir causé un tel mécompte refroidirent par degrés l'emportement de M. Quilp; et du paroxysme ardent et sauvage auquel elle s'était élevée, sa fureur descendit lentement à un état goguenard de raillerie joviale où elle ne s'épargna pas.
«Ainsi, dit Quilp, vous pensiez que j'étais mort et parti pour toujours? Vous croyiez être veuve, hein?.. Ah! ah! ah! coquine que vous êtes!
– Vraiment, Quilp, répondit-elle, je suis très-fâchée…
– Qui en doute? s'écria le nain. Vous très-fâchée! Assurément vous l'êtes. Qui doute que vous soyez très-fâchée?
– Je ne suis pas fâchée que vous soyez revenu à la maison, vivant et bien portant; mais je suis fâchée d'avoir été amenée à concevoir l'idée de votre mort. Je me réjouis de vous voir, Quilp; vrai, je m'en réjouis.»
En réalité, mistress Quilp semblait beaucoup plus contente de revoir son mari qu'on n'eût pu s'y attendre, et elle lui témoigna pour son heureux retour un intérêt sur lequel, tout bien considéré, il n'eût pas dû compter. Cependant Quilp ne s'en montra pas autrement ému, si ce n'est qu'il venait lui faire claquer ses doigts tout près des yeux avec des grimaces de triomphe et de dérision.
«Comment avez-vous pu aller si loin sans me dire un mot ou me donner de vos nouvelles? demanda la pauvre petite femme en sanglotant. Comment avez-vous pu être si cruel, Quilp?
– Comment j'ai pu être si cruel, si cruel? s'écria le nain. Parce que c'était mon idée. C'est encore mon idée. Je serai cruel si cela me plaît. Je vais repartir.
– Oh! non.
– Si fait. Je vais repartir. Je sors d'ici à l'instant. Mon projet est de m'en aller vivre là où la fantaisie m'en prendra, à mon débarcadère, à mon comptoir, et de faire le garçon. Vous étiez veuve par anticipation… Goddam! eh bien! moi, je vais, à partir d'aujourd'hui, me faire célibataire.
– Vous ne parlez pas sérieusement, Quilp!.. dit la jeune femme en pleurant.
– Je vous dis, ajouta le nain s'exaltant à l'idée de son projet, que je vivrai en garçon, en vrai sans-souci; j'aurai à mon comptoir mon logement de garçon, et approchez-en si vous l'osez. Ne vous imaginez pas que je ne pourrai point fondre sur vous à des heures inattendues; car je vous épierai, j'irai et viendrai comme une taupe ou une belette. Tom Scott!.. Où est-il, ce Tom Scott?
– Je suis ici, monsieur, cria le jeune garçon au moment où Quilp ouvrait la croisée.
– Attendez, chien que vous êtes!.. Vous allez avoir à porter la valise d'un célibataire. Faites-moi ma malle, mistress Quilp. Frappez chez la chère vieille dame pour qu'elle vienne vous aider, frappez ferme. Holà! holà!»
En jetant ces exclamations, M. Quilp s'empara du tisonnier, et, courant vers la porte du cabinet où couchait la bonne dame, il y heurta violemment jusqu'à ce qu'elle s'éveillât dans une terreur inexprimable. Elle pensait pour le moins que son aimable gendre avait l'intention de la tuer, afin de lui faire expier la critique de ses jambes. Sous cette idée qui la dominait, elle ne fut pas plutôt éveillée, qu'elle se mit à jeter des cris perçants, et elle se fût précipitée par la fenêtre si sa fille ne s'était hâtée de la détromper en invoquant son assistance. Un peu rassurée en apprenant quel genre de service on attendait d'elle, mistress Jiniwin parut en camisole de flanelle. La mère et la fille, toutes deux tremblantes de peur et de froid, car la nuit était très- avancée, exécutèrent les ordres de M. Quilp en gardant un silence respectueux. L'excentrique gentleman eut soin de prolonger le plus possible ses préparatifs pour le plus grand bien des pauvres femmes; il surveillait l'arrangement de sa garde-robe; après y avoir ajouté, de ses propres mains, une assiette, un couteau, une fourchette, une cuiller, une tasse à thé avec la soucoupe et divers autres petits ustensiles de cette nature, il boucla les courroies de sa valise qu'il mit sur son épaule et sortit sans prononcer un mot, avec sa cave à liqueurs, qu'il n'avait pas déposée un seul instant, étroitement serrée sous son bras. En arrivant dans la rue, il remit le fardeau le plus lourd aux soins de Tom Scott, but une goutte à même la bouteille pour se donner du montant, et en ayant assené un bon coup sur la tête du jeune garçon comme pour lui donner un arrière-goût de la liqueur, le nain se rendit d'un pas rapide à son débarcadère, où il arriva entre trois et quatre heures du matin.
«Voilà un bon petit coin! dit Quilp lorsqu'il eut gagné à tâtons sa baraque de bois et ouvert la porte avec une clef qu'il avait sur lui; un bon petit coin!.. Vous m'éveillerez à huit heures, chien que vous êtes!»
Sans autre adieu, sans autre explication, il saisit sa valise, ferma la porte sur son serviteur, grimpa sur son comptoir, et s'étant roulé comme un hérisson dans une vieille couverture de bateau, il ne tarda pas à s'endormir.
Le matin, à l'heure convenue, Tom Scott l'éveilla. Ce ne fut pas sans peine, après toutes les fatigues que le nain avait eues à supporter. Quilp lui ordonna de faire du feu sur la plage avec quelques débris de charpente vermoulue, et de lui préparer du café pour son déjeuner. En outre, afin de rendre son repas plus confortable, il remit au jeune garçon quelque menue monnaie pour servir à l'achat de petits pains chauds, de beurre, de sucre, de harengs de Yarmouth et autres articles de ménage; si bien qu'au bout de peu d'instants s'élevait la fumée d'un déjeuner savoureux. Grâce à ces mots appétissants, le nain se régala à coeur joie; et enchanté de cette façon de vivre libre et bohémienne, à laquelle il avait songé souvent et qui lui offrait, partout où il voudrait la mener, une douce indépendance de tous devoirs conjugaux et un bon moyen pour tenir mistress Quilp et sa mère dans un état continuel d'agitation et d'alarme, il s'occupa d'arranger sa retraite et de se la rendre commode et agréable.
Dans cette pensée, il se rendit à un marché voisin où l'on vendait des équipements maritimes; il acheta un hamac d'occasion qu'il accrocha, comme l'eût fait un marin, au plafond du comptoir. Il fit placer aussi dans cette cabine moisie un vieux poêle de navire, avec un tuyau rouillé qui était destiné à conduire la fumée hors du toit; et lorsqu'enfin toutes ces dispositions furent terminées, il contempla cet aménagement avec un ineffable plaisir.
«Je me suis fait une habitation rustique, comme Robinson Crusoé, dit-il en lorgnant son oeuvre; j'ai choisi un lieu solitaire, retiré, espèce d'île déserte où je pourrai être en quelque sorte seul quand j'en aurai besoin, et à l'abri des yeux et des oreilles de tout espion. Personne près de moi, si ce n'est des rats, et les rats sont de bons compagnons, bien discrets. Je vais être au milieu de ce monde-là aussi heureux que le poisson dans l'eau. Pourtant je vais voir si je ne trouve pas un rat qui ressemble à Christophe, celui-là je l'empoisonnerai. Ah! ah! ah! Mais songeons à nos affaires… les affaires!.. Il ne faut pas que le plaisir fasse oublier les affaires, et voilà déjà la matinée avancée!..»
Il ordonna ensuite à Tom Scott d'attendre son retour et de ne point s'amuser à se tenir sur la tête, ou à faire des culbutes, ou à marcher sur les mains, sous peine de recevoir une ample correction; puis il se jeta dans un bateau et traversa le fleuve. Arrivé à l'autre bord, il gagna à pied la maison de Bewis Marks, où M. Swiveller faisait son agréable résidence. Ce gentleman était justement seul à dîner dans son étude poudreuse.
«Dick, dit le nain en montrant sa tête à la porte, mon agneau, mon élève, la prunelle de mes yeux, holà! hé!
– Tiens, c'est vous? répondit M. Swiveller. Comment allez-vous?
– Et comment va Richard? comment va cette crème des clercs?
– Une crème bien sure, monsieur, et qui commence à tourner à l'aigre.
– Qu'est-ce que c'est? dit le nain en s'avançant. Sally aurait- elle été méchante? De toutes les jeunes égrillardes de sa force, je n'en connais pas une comme elle, hé, Dick!
– Certainement non, répliqua M. Swiveller, continuant son repas avec une grande gravité; elle n'a pas sa pareille. Sally est le sphinx de la vie domestique.
– Vous paraissez découragé? dit Quilp en s'asseyant. Voyons, qu'y a-t-il?
– Le droit ne me convient pas, répondit Richard. C'est trop aride; et puis on est trop tenu. J'ai pensé plus d'une fois à me sauver.
– Bah! dit le nain. Où iriez-vous, Dick?
– Je l'ignore. Du côté de Highgate, je suppose. Peut-être les cloches sonneraient-elles: «Viens, Swiveller, lord maire de Londres.» Le prénom de Wittington était Dick, comme le mien, vous savez? Seulement, je voudrais qu'on ne le donnât pas aussi à tous les chats.»
Quilp regarda son interlocuteur avec des yeux dilatés par une expression comique de curiosité, et il attendit patiemment que l'autre s'expliquât. Mais M. Swiveller ne paraissait nullement pressé de fournir des explications. Il dîna longuement en gardant un profond silence; puis enfin il repoussa son assiette, se rejeta en arrière sur le dossier de sa chaise, se croisa les bras et se mit à contempler tristement le feu, où quelques bouts de cigares fumaient tout seuls pour leur propre compte, répandant une forte odeur de tabac.
«Peut-être accepteriez-vous un morceau de gâteau? dit Richard se tournant enfin vers le nain. Il doit être de votre goût, puisque c'est votre oeuvre.
– Que voulez-vous dire?» demanda Quilp.
M. Swiveller répondit en tirant de sa poche un petit paquet graisseux qu'il ouvrit avec précaution, et il exhiba du papier d'enveloppe un morceau de plum-pudding très-indigeste, à en juger par l'apparence, et bordé d'une croûte de sucre épaisse au moins d'un pouce et demi.
«Qu'est-ce que vous dites de cela? demanda M. Swiveller.
– On dirait un gâteau de fiancée, répondit le nain en grimaçant.
– Et de qui croyez-vous que vienne ce gâteau? demanda M. Swiveller qui s'en frottait le nez avec un calme effrayant. De qui?
– Ne serait-ce pas…
– Oui, elle-même. Vous n'avez pas besoin de rappeler son nom. Ce nom, d'ailleurs, n'est plus le sien. Maintenant, son nom c'est Cheggs, Sophie Cheggs! … Cependant je l'aimais.