Kitabı oku: «Les grandes espérances», sayfa 14
CHAPITRE XXI
Je jetai les yeux sur M. Wemmick, tout en marchant à côté de lui, pour voir à quoi il ressemblait en plein jour. Je trouvai que c'était un homme sec, plutôt court que grand, ayant une figure de bois, carrée, dont les traits semblaient avoir été dégrossis au moyen d'un ciseau ébréché, il y avait quelques endroits qui auraient formé des fossettes si l'instrument eût été plus fin et la matière plus délicate, mais qui, de fait, n'étaient que des échancrures: le ciseau avait tenté trois ou quatre de ces embellissements sur son nez, mais il les avait abandonnés sans faire le moindre effort pour les parachever. Je jugeai qu'il devait être célibataire, d'après l'état éraillé de son linge, et il semblait avoir supporté bien des pertes, car il portait au moins quatre anneaux de deuil, sans compter une broche représentant une dame et un saule pleureur devant une tombe surmontée d'une urne. Je remarquai aussi que plusieurs anneaux et un certain nombre de cachets pendaient à sa chaîne de montre, comme s'il eût été surchargé de souvenirs d'amis qui n'étaient plus. Il avait des yeux brillants, petits, perçants et noirs, des lèvres minces et entr'ouvertes, et avec cela, selon mon estimation, il devait avoir de quarante à cinquante ans.
«Ainsi donc vous n'êtes encore jamais venu à Londres? me dit M. Wemmick.
– Non, dis-je.
– J'ai moi-même été autrefois aussi neuf que vous ici, dit M. Wemmick, c'est une drôle de chose à penser aujourd'hui.
– Vous connaissez bien tout Londres, maintenant?
– Mais oui, dit M. Wemmick, je sais comment tout s'y passe.
– C'est donc un bien mauvais lieu? demandai-je plutôt pour dire quelque chose que pour me renseigner.
– Vous pouvez être floué, volé et assassiné à Londres; mais il y a partout des gens qui vous en feraient autant.
– Il y a peut-être quelque vieille rancune entre vous et ces gens-là? dis-je pour adoucir un peu cette dernière phrase.
– Oh! je ne connais pas les vieilles rancunes, repartit M. Wemmick. Il n'y a guère de vieille rancune quand il n'y a rien à y gagner.
– C'est encore pire.
– Vous croyez cela? reprit M. Wemmick.
– Ma foi, je ne dis pas non.»
Il portait son chapeau sur le derrière de la tête et regardait droit devant lui, tout en marchant avec indifférence dans les rues comme s'il n'y avait rien qui pût attirer son attention. Sa bouche était ouverte comme le trou d'une boîte aux lettres, et il avait l'air de sourire machinalement. Nous étions déjà en haut d'Holborn Hill, avant que j'eusse pu me rendre compte qu'il ne souriait pas du tout, et que ce n'était qu'un mouvement mécanique.
«Savez-vous où demeure M. Mathieu Pocket? demandai-je.
Oui, dit-il, à Hammersmith, à l'ouest de Londres.
Est-ce loin?
Assez… à peu près cinq milles.
Le connaissez-vous?
Mais vous êtes un véritable juge d'instruction, dit M. Wemmick en me regardant d'un air approbateur, oui, je le connais… je le connais!..»
Il y avait une espèce de demi-dénégation dans la manière dont il prononça ces mots qui m'oppressa, et je jetai un regard de côté sur le bloc de sa tête dans l'espoir d'y trouver quelque signe atténuant un peu le texte quand il m'avertit que nous étions arrivés à l'Hôtel Barnard. Mon oppression ne diminua pas à cette nouvelle, car j'avais supposé que cet établissement était un hôtel tenu par M. Barnard, auprès duquel le Cochon bleu de notre ville n'était qu'un simple cabaret. Cependant, je trouvai que Barnard n'était qu'un esprit sans corps, ou; si vous préférez, une fiction, et son hôtel le plus triste assemblage de constructions mesquines qu'on ait jamais entassées dans un coin humide pour y loger un club de matous.
Nous entrâmes dans cet asile par une porte à guichet, et nous tombâmes, par un passage de communication, dans un mélancolique petit jardin carré, qui me fit l'effet d'un cimetière sans sépulture ni tombeaux. Je crus voir qu'il y avait dans ce lieu les plus affreux arbres, les plus affreux pierrots, les plus affreux chats et les plus affreuses maisons, au nombre d'une demi-douzaine à peu près, que j'eusse jamais vus. Je m'aperçus que les fenêtres de cette suite de chambres, qui divisaient ces maisons, avaient à chaque étage des jalousies délabrées, des rideaux déchirés, des pots à fleurs desséchés, des carreaux brisés, des amas de poussière et de misérables haillons, pendant que les écriteaux: À LOUER – À LOUER – À LOUER – À LOUER, se penchaient sur moi en dehors des chambres vides, comme si de nouveaux infortunés ne pouvaient se résoudre à les occuper, et que la vengeance de l'âme de Barnard devait être lentement apaisée par le suicide successif des occupants actuels et par leur enterrement non sanctifié. Un linceul, dégoûtant de suie et de fumée, enveloppait cette création abandonnée de Barnard. Voilà tout ce qui frappait la vue aussi loin qu'elle pouvait s'étendre, tandis que la pourriture sèche et la pourriture humide et toutes les pourritures muettes qui existaient de la cave au grenier, également négligés, la mauvaise odeur des rats et des souris, des punaises et des remises qu'on avait sous la main, s'adressaient à mon sens olfactif et semblaient gémir à mes oreilles:
«Voilà la Mixture de Barnard, essayez-en.»
Cela réalisait si peu la première de mes grandes espérances, que je jetai un regard de désappointement sur M. Wemmick.
«Ah! dit-il en se méprenant, cette retraite vous rappelle la campagne; c'est comme à moi.»
Il me conduisit par un coin en haut d'un escalier qui me parut s'effondrer lentement sous la poussière dont il était encombré; de sorte qu'au premier jour les locataires de l'étage supérieur, en sortant de chez eux, pouvaient se trouver dans l'impossibilité de descendre. Sur l'une des portes, on lisait: M. POCKET JUNIOR, et écrit à la main, sur la boîte aux lettres: va bientôt rentrer.
«Il ne pensait sans doute pas que vous seriez arrivé si matin, dit M. Wemmick. Vous n'avez plus besoin de moi?
– Non, je vous remercie, dis-je.
– Comme c'est moi qui tiens la caisse, dit M. Wemmick, il est probable que nous nous verrons assez souvent. Bonjour!
– Bonjour!
J'avançai la main, et M. Wemmick commença par la regarder, comme s'il croyait que je lui demandais quelque chose, puis il me regarda, et dit en se reprenant:
«Oh! certainement oui… vous avez donc l'habitude de donner des poignées de main?»
J'étais quelque peu confus, en pensant que cela n'était plus de mode à Londres; mais je répondis que oui.
«J'en ai si peu l'habitude maintenant, dit M. Wemmick; cependant, croyez que je suis bien aise de faire votre connaissance. Bonjour.»
Quand nous nous fûmes serré les mains et qu'il fut parti, j'ouvris la fenêtre donnant sur l'escalier, et je manquai d'avoir la tête coupée, car les cordes de la poulie étaient pourries et la fenêtre retomba comme une guillotine5. Heureusement cela fut si prompt que je n'avais pas eu le temps de passer ma tête au dehors. Après avoir échappé à cet accident, je me contentai de prendre une idée confuse de l'hôtel à travers la fenêtre incrustée de poussière, regardant tristement dehors, et me disant que décidément Londres était une ville infiniment trop vantée.
L'idée que M. Pocket junior se faisait du mot «bientôt», n'était certes pas la mienne, car j'étais devenu presque fou, à force de regarder dehors, et j'avais écrit, avec mon doigt, mon nom plusieurs fois sur la poussière de chacun des carreaux de la fenêtre avant d'entendre le moindre bruit de pas dans l'escalier. Peu à peu cependant, parut devant moi le chapeau, puis la tête, la cravate, le gilet, le pantalon et les bottes d'un gentleman à peu près semblable à moi. Il portait sous chacun de ses bras un sac en papier et un pot de fraises dans une main. Il était tout essoufflé.
«Monsieur Pip? dit-il.
– Monsieur Pocket? dis-je.
– Mon cher! s'écria-t-il, je suis excessivement fâché, mais j'ai appris qu'il arrivait à midi une diligence de votre pays, et j'ai pensé que vous prendriez celle-là. La vérité, c'est que je suis sorti pour vous, non pas que je vous donne cela pour excuse, mais j'ai pensé qu'arrivant de la campagne, vous seriez bien aise de goûter un petit fruit après votre dîner, et je suis allé moi-même au marché de Covent Garden pour en avoir de bons.»
Pour une raison à moi connue, j'éprouvais la même impression que si mes yeux allaient me sortir de la tête; je le remerciai de son attention intempestive, et je me demandais si c'était un rêve.
«Mon Dieu! dit M. Pocket junior, cette porte est si dure…»
Comme il allait mettre les fraises en marmelade, en se débattant avec la porte, et laisser tomber les sacs en papier qui étaient sous son bras, je le priai de me permettre de les tenir. Il me les confia avec un agréable sourire; puis il se battit derechef avec la porte comme si c'eût été une bête féroce; elle céda si subitement, qu'il fut rejeté sur moi, et que moi, je fus rejeté sur la porte d'en face. Nous éclatâmes de rire tous deux.
Mais je sentais encore davantage mes yeux sortir de ma tête, et j'étais de plus en plus convaincu que tout cela était un rêve.
«Entrez donc, je vous prie, dit M. Pocket junior, permettez-moi de vous montrer le chemin. C'est un peu dénudé ici, mais j'espère que vous vous y conviendrez jusqu'à lundi. Mon père a pensé que vous préféreriez passer la soirée de demain avec moi plutôt qu'avec lui, et si vous avez envie de faire une petite promenade dans Londres, je serai certainement très heureux de vous faire voir la ville. Quant à notre table, vous ne la trouverez pas mauvaise, j'espère; car elle sera servie par le restaurant de la maison, et (est-il nécessaire de le dire) à vos frais. Telles sont les recommandations de M. Jaggers. Quant à notre logement, il n'est pas splendide, parce que j'ai mon pain à gagner et mon père n'a rien à me donner; d'ailleurs je ne serais pas disposé à rien recevoir de lui, en admettant qu'il pût me donner quelque chose. Ceci est notre salon, juste autant de chaises, de tables, de tapis, etc., qu'on a pu en détourner de la maison. Vous n'avez pas à me remercier pour le linge de table, les cuillers, les fourchettes, parce que je les fais venir pour vous du restaurant. Ceci est ma petite chambre à coucher; c'est un peu moisi, mais tout ce qui a appartenu à la maison Barnard est moisi. Ceci est votre chambre, les meubles ont été loués exprès pour vous; j'espère qu'ils vous suffiront. Si vous avez besoin de quelque chose, je vous le procurerai. Ces chambres sont retirées, et nous y serons seuls; mais nous ne nous battrons pas, j'ose le dire. Mais, mon Dieu! pardonnez-moi, vous tenez les fruits depuis tout ce temps; passez-moi ces paquets, je vous prie, je suis vraiment honteux…»
Pendant que j'étais placé devant M. Pocket junior, occupé à lui redonner les paquets, une… deux… je vis dans ses yeux le même étonnement que je savais être dans les miens, et il dit en se reculant:
«Que Dieu me bénisse! vous êtes le jeune garçon que j'ai trouvé rôdant…
– Et vous, dis-je, vous êtes le jeune homme pâle de la brasserie!»
CHAPITRE XXII
Le jeune homme pâle et moi, nous restâmes en contemplation l'un devant l'autre, dans la chambre de l'Hôtel Barnard, jusqu'au moment où nous partîmes d'un grand éclat de rire.
«Est-il possible!.. Est-ce bien vous? dit-il.
– Est-il possible! Est-ce bien vous?» dis-je.
Et puis nous nous contemplâmes de nouveau, et de nouveau nous nous remîmes à éclater de rire.
«Eh bien! dit le jeune homme pâle en avançant sa main d'un air de bonne humeur, c'est fini, j'espère, et vous serez assez magnanime pour me pardonner de vous avoir battu comme je l'ai fait?»
Je compris à ce discours que M. Herbert Pocket (car Herbert était le prénom du jeune homme pâle), confondait encore l'intention et l'exécution; mais je fis une réponse modeste, et nous nous serrâmes chaleureusement les mains.
«Vous n'étiez pas encore en bonne passe de fortune à cette époque? dit Herbert Pocket.
– Non, répondis-je.
– Non, répéta-t-il, j'ai appris que c'était arrivé tout dernièrement. Je cherchais moi-même quelque bonne occasion de faire fortune à ce moment.
– En vérité?
– Oui, miss Havisham m'avait envoyé chercher pour voir si elle pourrait me prendre en affection, mais elle ne l'a pas pu… ou dans tous les cas elle ne l'a pas fait.»
Je crus poli de remarquer que j'en étais très étonné.
«C'est une preuve de son mauvais goût! dit Herbert en riant; mais c'est un fait. Oui, elle m'avait envoyé chercher pour une visite d'essai, et si j'étais sorti avec succès de cette épreuve, je suppose qu'on aurait pourvu à mes besoins; peut-être aurais-je été le… comme vous voudrez l'appeler, d'Estelle.
– Qu'est-ce que cela?» demandai-je tout à coup avec gravité.
Il était occupé à arranger ses fruits sur une assiette, tout en parlant; c'est probablement ce qui détournait son attention, et avait été cause que le vrai mot ne lui était pas venu.
«Fiancé! reprit-il, promis… engagé… comme vous voudrez, ou tout autre mot de cette sorte.
– Comment avez-vous supporté votre désappointement? demandai-je.
– Bah! dit-il, ça m'était bien égal. C'est une sauvage.
– Miss Havisham? dis-je.
– Je ne dis pas cela pour elle: c'est d'Estelle que je voulais parler. Cette fille est dure, hautaine et capricieuse au dernier point; elle a été élevée par miss Havisham pour exercer sa vengeance sur tout le sexe masculin.
– Quel est son degré de parenté avec miss Havisham?
– Elle ne lui est pas parente, dit-il; mais miss Havisham l'a adoptée.
– Pourquoi se vengerait-elle sur tout le sexe masculin? comment cela?..
– Comment, monsieur Pip, dit-il, ne le savez-vous pas?
– Non, dis-je.
– Mon Dieu! mais c'est toute une histoire, nous la garderons pour le dîner. Et maintenant, permettez-moi de vous faire une question. Comment étiez-vous venu là le jour que vous savez?»
Je le lui dis, et il m'écouta avec attention jusqu'à ce que j'eusse fini; puis il se mit à rire de nouveau, et il me demanda si j'en avais souffert dans la suite. Je ne lui fis pas la même question, car ma conviction sur ce point était parfaitement établie.
«M. Jaggers est votre tuteur, à ce que je vois, continua-t-il.
– Oui.
– Vous savez qu'il est l'homme d'affaires et l'avoué de miss Havisham, et qu'il a sa confiance quand nul autre ne l'a?»
Ceci m'amenait, je le sentais, sur un terrain dangereux. Je répondis, avec une contrainte que je n'essayai pas de déguiser, que j'avais vu M. Jaggers chez miss Havisham le jour même de notre combat; mais que c'était la seule fois, et que je croyais qu'il n'avait, lui, aucun souvenir de m'avoir jamais vu.
«Il a eu l'obligeance de proposer mon père pour être votre précepteur, et il est venu le voir à ce sujet. Sans doute il avait connu mon père par ses rapports avec miss Havisham. Mon père est le cousin de miss Havisham, non pas que cela implique des relations très suivies entre eux, car il n'est qu'un bien mauvais courtisan, et il ne cherche pas à se faire bien voir d'elle.»
Herbert Pocket avait des manières franches et faciles qui étaient très séduisantes. Je n'avais jamais vu personne alors, et je n'ai jamais vu personne depuis qui exprimât plus fortement, tant par la voix que par le regard, une incapacité naturelle de faire quoi que ce soit de vil ou de dissimulé. Il y avait quelque chose de merveilleusement confiant dans tout son air, et, en même temps, quelque chose me disait tout bas qu'il ne réussirait jamais et qu'il ne serait jamais riche. Je ne sais pas comment cela se faisait. J'eus cette conviction absolue dès le premier jour de notre rencontre et avant de nous mettre à table; mais je ne saurais définir par quels moyens.
C'était toujours un jeune homme pâle; il avait dans toute sa personne une certaine langueur acquise, qu'on découvrait même au milieu de sa belle humeur et de sa gaieté, et qui ne semblait pas indiquer une nature vigoureuse. Son visage n'était pas beau, mais il était mieux que beau, car il était extrêmement gai et affable. Son corps était un peu gauche, comme dans le temps où mes poings avaient pris avec lui les libertés qu'on connaît; mais il semblait de ceux qui doivent toujours paraître légers et jeunes. Les confections locales de M. Trabb l'auraient-elles habillé plus gracieusement que moi? C'est une question. Mais ce dont je suis certain, c'est qu'il portait ses habits, quelque peu vieux, beaucoup mieux que je ne portais les miens, qui étaient tout neufs.
Comme il se montrait très expansif, je sentis que pour des gens de nos âges la réserve de ma part serait peu convenable en retour. Je lui racontai donc ma petite histoire, en répétant à plusieurs reprises, et avec force, qu'il m'était interdit de rechercher quel était mon bienfaiteur. Je lui dis un peu plus tard, qu'ayant été élevé en forgeron de campagne, et ne connaissant que fort peu les usages de la politesse, je considèrerais comme une grande bonté de sa part qu'il voulût bien m'avertir à demi-mot toutes les fois qu'il me verrait sur le point de faire quelque sottise.
«Avec plaisir, dit-il, bien que je puisse prédire que vous n'aurez pas besoin d'être averti souvent. J'aime à croire que nous serons souvent ensemble, et je serais bien aise de bannir sur-le-champ toute espèce de contrainte entre nous. Vous plaît-il de m'accorder la faveur de commencer dès à présent à m'appeler par mon nom de baptême, Herbert?»
Je le remerciai, en disant que je ne demandais pas mieux et, en échange, je l'informai que mon nom de baptême était Philip.
«Je ne donne pas dans Philip, dit-il en souriant, cela sonne mal et me rappelle l'enfant de la fable du syllabaire, qui est un paresseux et tombe dans une mare, ou bien qui est si gras qu'il ne peut ouvrir les yeux et par conséquent rien voir, ou si avare qu'il enferme ses gâteaux jusqu'à ce que les souris les mangent, ou si déterminé, qu'il va dénicher des oiseaux et est mangé par des ours, qui vivent très près dans le voisinage. Je vais vous dire ce qui me conviendrait. Nous sommes en bonne harmonie, et vous avez été forgeron, rappelez-vous le… Cela vous serait-il égal?..
– Tout ce que vous me proposerez me sera égal, répondis-je; mais je ne vous comprends pas.
– Vous serait-il égal que je vous appelasse Haendel? Il y a un charmant morceau de musique de Haendel, intitulé l'Harmonieux forgeron.
– J'aimerais beaucoup ce nom.
– Alors, mon cher Haendel, dit-il en se retournant comme la porte s'ouvrait, voici le dîner, et je dois vous prier de prendre le haut de la table, parce que c'est vous qui m'offrez à dîner.»
Je ne voulus rien entendre à ce sujet. En conséquence, il prit le haut de la table et je me mis en face de lui. C'était un excellent petit dîner, qui alors me parut un véritable festin de Lord Maire; il avait d'autant plus de valeur, qu'il était mangé dans des circonstances particulières, car il n'y avait pas de vieilles gens avec nous, et nous avions Londres tout autour de nous; mais ce plaisir était encore augmenté par un certain laisser aller bohème qui présidait au banquet; car, tandis que la table était, comme l'aurait pu dire M. Pumblechook, le temple du luxe, étant entièrement fournie par le restaurant, l'encadrement de la pièce où nous nous tenions était comparativement mesquin, et avait une apparence peu appétissante. J'étonnais le garçon par mes habitudes excentriques et vagabondes de mettre les couverts sur le plancher, où il se précipitait après eux, le beurre fondu sur le fauteuil, le pain sur les rayons des livres, le fromage dans le panier à charbon, et la volaille bouillie dans le lit de la chambre voisine, où je trouvai encore le soir, en me mettant au lit, beaucoup de son persil et de son beurre, dans un état de congélation des moins gracieux: tout cela rendit la fête délicieuse, et, quand le garçon n'était pas là pour me surveiller, mon plaisir était sans mélange.
Nous étions déjà avancés dans notre dîner, quand je rappelai à Herbert sa promesse de me parler de miss Havisham.
«C'est vrai, reprit-il, je vais m'acquitter tout de suite. Permettez-moi de commencer, Haendel, par vous faire observer qu'à Londres, on n'a pas l'habitude de mettre son couteau dans sa bouche, par crainte d'accident, et que, bien que la fourchette soit réservée pour cet usage, il ne faut pas la faire entrer plus loin qu'il est nécessaire. C'est à peine digne d'être remarqué, mais il vaut mieux faire comme tout le monde. J'ajouterai qu'on ne tient pas sa cuiller sur sa main, mais dessous. Cela a un double avantage, vous arriverez plus facilement à la bouche, ce qui, après tout, est l'objet principal, et vous épargnez, dans une infinité de cas, à votre épaule droite, l'attitude qu'on prend en ouvrant des huîtres.»
Il me fit ces observations amicales d'une manière si enjouée, que nous en rîmes tous les deux, et qu'à peine cela me fit-il rougir.
«Maintenant, continua-t-il, parlons de miss Havisham. Miss Havisham, vous devez le savoir, a été une enfant gâtée. Sa mère mourut qu'elle n'était encore qu'une enfant, et son père ne sut rien lui refuser. Son père était gentleman campagnard, et, de plus, il était brasseur. Je ne sais pourquoi il est très bien vu d'être brasseur dans cette partie du globe, mais il est incontestable que, tandis que vous ne pouvez convenablement être gentleman et faire du pain, vous pouvez être aussi gentleman que n'importe qui et faire de la bière, vous voyez cela tous les jours.
– Cependant un gentleman ne peut tenir un café, n'est-ce pas? dis-je.
– Non, sous aucun prétexte, répondit Herbert; mais un café peut retenir un gentleman. Eh bien! donc, M. Havisham était très riche et très fier, et sa fille était de même.
– Miss Havisham était fille unique? hasardai-je.
– Attendez un peu, j'y arrive. Non, elle n'était pas fille unique. Elle avait un frère consanguin. Son père s'était remarié secrètement… avec sa cuisinière, je pense.
– Je croyais qu'il était fier? dis-je.
– Mon bon Haendel, certes, oui, il l'était. Il épousa sa seconde femme secrètement, parce qu'il était fier, et peu de temps après elle mourut. Quand elle fut morte, il avoua à sa fille, à ce que je crois, ce qu'il avait fait; alors le fils devint membre de la famille et demeura dans la maison que vous avez vue. En grandissant, ce fils devint turbulent, extravagant, désobéissant; en un mot, un mauvais garnement. Enfin, son père le déshérita; mais il se radoucit à son lit de mort, et le laissa dans une bonne position, moins bonne cependant que celle de miss Havisham… Prenez un verre de vin, et excusez-moi de vous dire que la société n'exige pas que nous vidions si stoïquement et si consciencieusement notre verre, et que nous tournions son fond sens dessus dessous, en appuyant ses bords sur notre nez.»
Dans l'extrême attention que j'apportais à son récit, je m'étais laissé aller à commettre cette inconvenance. Je le remerciai en m'excusant:
«Pas du tout,» me dit-il.
Et il continua.
«Miss Havisham était donc une héritière, et, comme vous pouvez le supposer, elle était fort recherchée comme un bon parti. Son frère consanguin avait de nouveau une fortune suffisante; mais ses dettes d'un côté, de nouvelles folies de l'autre, l'eurent bientôt dissipée une seconde fois. Il y avait une plus grande différence de manière d'être, entre lui et elle, qu'il n'y en avait entre lui et son père, et on suppose qu'il nourrissait contre elle une haine mortelle, parce qu'elle avait cherché à augmenter la colère du père. J'arrive maintenant à la partie cruelle de l'histoire, m'arrêtant seulement, mon cher Haendel, pour vous faire remarquer qu'une serviette ne peut entrer dans un verre.»
Il me serait tout à fait impossible de dire pourquoi j'essayais de faire entrer la mienne dans mon verre: tout ce que je sais, c'est que je me surpris faisant, avec une persévérance digne d'une meilleure cause, des efforts inouïs pour la comprimer dans ces étroites limites. Je le remerciai de nouveau en m'excusant, et de nouveau avec la même bonne humeur, il me dit:
«Pas du tout, je vous assure.»
Et il reprit:
«Alors apparut dans le monde, c'est-à-dire aux courses, dans les bals publics, ou n'importe où il vous plaira un certain monsieur qui fit la cour à miss Havisham. Je ne l'ai jamais vu, car il y a vingt-cinq ans que ce que je vous raconte est arrivé, bien avant que vous et moi ne fussions au monde, Haendel; mais j'ai entendu mon père dire que c'était un homme élégant, et justement l'homme qu'il fallait pour plaire à miss Havisham. Mais ce que mon père affirmait le plus fortement, c'est que sans prévention et sans ignorance, on ne pouvait le prendre pour un véritable gentleman; mon père avait pour principe qu'un homme qui n'est pas vraiment gentleman par le cœur, n'a jamais été, depuis que le monde existe, un vrai gentleman par les manières. Il disait aussi qu'aucun vernis ne peut cacher le grain du bois, et que plus on met de vernis dessus, plus le grain devient apparent. Très bien! Cet homme serra de près miss Havisham, et fit semblant de lui être très dévoué. Je crois que jusqu'à ce moment, elle n'avait pas montré beaucoup de sensibilité, mais tout ce qu'elle en possédait se montra certainement alors. Elle l'aima passionnément. Il n'y a pas de doute qu'elle l'idolâtrât. Il exerçait une si forte influence sur son affection par sa conduite rusée, qu'il en obtint de fortes sommes d'argent et l'amena à racheter à son frère sa part de la brasserie, que son père lui avait laissé par faiblesse, à un prix énorme, et en lui faisant prendre l'engagement, que lorsqu'il serait son mari, il gérerait de tout. Votre tuteur ne faisait pas partie, à cette époque, des conseils de miss Havisham, et elle était trop hautaine et trop éprise pour se laisser conseiller par quelqu'un. Ses parents étaient pauvres et intrigants, à l'exception de mon père. Il était assez pauvre, mais il n'était ni avide, ni jaloux, et c'était le seul qui fût indépendant parmi eux. Il l'avertit qu'elle faisait trop pour cet homme, et qu'elle se mettait trop complètement à sa merci. Elle saisit la première occasion qui se présenta d'ordonner à mon père de sortir de sa présence et de sa maison, et mon père ne l'a jamais revue depuis.»
À ce moment du récit de mon convive je me rappelai que miss Havisham avait dit: «Mathieu viendra me voir à la fin, quand je serai étendue morte sur cette table,» et je demandai à Herbert si son père était réellement si fâché contre elle.
«Ce n'est pas cela, dit-il, mais elle l'a accusé, en présence de son prétendu, d'être désappointé d'avoir perdu tout espoir de faire ses affaires en la flattant; et s'il y allait maintenant, cela paraîtrait vrai, à lui comme à elle. Revenons à ce prétendu pour en finir avec lui. Le jour du mariage fut fixé, les habits de noce achetés, le voyage qui devait suivre la noce projeté, les gens de la noce invités, le jour arriva, mais non pas le fiancé: il lui écrivit une lettre…
– Qu'elle reçut, m'écriai-je, au moment où elle s'habillait pour la cérémonie… à neuf heures moins vingt minutes…
– À cette heure et à ces minutes, dit Herbert en faisant un signe de tête affirmatif, heures et minutes auxquelles elle arrêta ensuite toutes les pendules. Ce qui, au fond de tout cela, fit manquer le mariage, je ne vous le dirai pas parce que je ne le sais pas… Quand elle se releva d'une forte maladie qu'elle fit, elle laissa tomber toute la maison dans l'état de délabrement où vous l'avez vue et elle n'a jamais regardé depuis la lumière du soleil.
– Est-ce là toute l'histoire? demandai-je après quelque réflexion.
– C'est tout ce que j'en sais, et encore je n'en sais autant que parce que j'ai rassemblé moi-même tous ces détails, car mon père évite toujours d'en parler, et même lorsque miss Havisham m'invita à aller chez elle, il ne me dit que ce qui était absolument nécessaire pour moi de savoir. Mais il y a une chose que j'ai oubliée: on a supposé que l'homme dans lequel elle avait si mal placé sa confiance a agi, dans toute cette affaire, de connivence avec son frère; que c'était une intrigue ourdie entre eux et dont ils devaient se partager les bénéfices.
– Je suis surpris alors qu'il ne l'ait pas épousée pour s'emparer de toute la fortune, dis-je.
– Peut-être était-il déjà marié, et cette cruelle mystification peut avoir fait partie du plan de son frère, dit Herbert; mais faites attention que je n'en suis pas sûr du tout.
– Que sont devenus ces deux hommes? demandai-je après avoir réfléchi un instant.
– Ils sont tombés dans une dégradation et une honte plus profonde encore si c'est possible; puis la ruine est venue.
– Vivent-ils encore?
– Je ne sais pas.
– Vous disiez tout à l'heure qu'Estelle n'était pas parente de miss Havisham, mais seulement adoptée par elle. Quand a-t-elle été adoptée?
Herbert leva les épaules.
«Il y a toujours eu une Estelle depuis que j'ai entendu parler de miss Havisham. Je ne sais rien de plus. Et maintenant, Haendel, dit-il en laissant là l'histoire, il y a entre nous une parfaite entente: vous savez tout ce que je sais sur miss Havisham.
– Et vous aussi, repartis-je, vous savez tout ce que je sais.
– Je le crois. Ainsi donc il ne peut y avoir entre vous et moi ni rivalité ni brouille, et quant à la condition attachée à votre fortune que vous ne devez pas chercher à savoir à qui vous la devez, vous pouvez compter que cette corde ne sera ni touchée ni même effleurée par moi, ni par aucun des miens.»
En vérité, il dit cela avec une telle délicatesse, que je sentis qu'il n'y aurait plus à revenir sur ce sujet, bien que je dusse rester sous le toit de son père pendant des années. Et pourtant il y avait dans ses paroles tant d'intention, que je sentis qu'il comprenait aussi parfaitement que je le comprenais moi-même, que miss Havisham était ma bienfaitrice.
Je n'avais pas songé tout d'abord qu'il avait amené la conversation sur ce sujet pour en finir une fois pour toutes et rendre notre position nette; mais après cet entretien nous fûmes si à l'aise et de si bonne humeur, que je m'aperçus alors que telle avait été son intention. Nous étions très gais et très accorts, et je lui demandai, tout en causant, ce qu'il faisait. Il me répondit:
«Je suis capitaliste assureur de navires.»
Je suppose qu'il vit mon regard errer autour de la chambre à la recherche de quelque chose qui rappelât la navigation ou le capital, car il ajouta:
«Dans la Cité.»