Kitabı oku: «Les grandes espérances», sayfa 15
J'avais une haute idée de la richesse et de l'importance des assureurs maritimes de la Cité, et je commençai à penser avec terreur que j'avais renversé autrefois ce jeune assureur sur le dos, que j'avais noirci son œil entreprenant et fait une entaille à sa tête commerciale. Mais alors, à mon grand soulagement, l'étrange impression qu'Herbert Pocket ne réussirait jamais, et ne serait jamais riche, me revint à l'esprit. Il continua:
«Je ne me contenterai pas à l'avenir d'employer uniquement mes capitaux dans les assurances maritimes; j'achèterai quelques bonnes actions dans les assurances sur la vie, et je me lancerai dans quelque conseil de direction; je ferai aussi quelques petites choses dans les mines, mais rien de tout cela ne m'empêchera de charger quelques milliers de tonnes pour mon propre compte. Je crois que je ferai le commerce, dit-il en se renversant sur sa chaise, avec les Indes Orientales, j'y ferai les soies, les châles, les épices, les teintures, les drogues et les bois précieux. C'est un commerce intéressant.
– Et les profits sont grands? dis-je.
– Énormes!» dit-il.
L'irrésolution me revint, et je commençai à croire qu'il avait encore de plus grandes espérances que les miennes.
«Je crois aussi que je ferai le commerce, dit-il en mettant ses pouces dans les poches de son gilet, avec les Indes Occidentales, pour le sucre, le tabac et le rhum, et aussi avec Ceylan, spécialement pour les dents d'éléphants.
– Il vous faudra un grand nombre de vaisseaux, dis-je.
– Une vraie flotte,» dit-il.
Complètement ébloui par les magnificences de ce programme, je lui demandai dans quelle direction naviguaient le plus grand nombre des vaisseaux qu'il avait assurés.
«Je n'ai pas encore fait une seule assurance, répondit-il, je cherche à me caser.»
Cette occupation semblait en quelque manière plus en rapport avec l'Hôtel Barnard, aussi je dis d'un ton de conviction:
«Ah!.. ah!..
– Oui, je suis dans un bureau d'affaires, et je cherche à me retourner.
– Ce bureau est-il avantageux? demandai-je.
– À qui?.. Voulez-vous dire au jeune homme qui y est? demanda-t-il pour réponse.
– Non, à vous?
– Mais, non, pas à moi…»
Il dit cela de l'air de quelqu'un qui compte avec soin avant d'arrêter une balance.
«Cela ne m'est pas directement avantageux, c'est-à-dire que cela ne me rapporte rien et j'ai à… m'entretenir.»
Certainement l'affaire n'avait pas l'air avantageuse, et je secouai la tête comme pour dire qu'il serait difficile d'amasser un grand capital avec une pareille source de revenu.
«Mais c'est ainsi qu'il faut s'y prendre, dit Herbert Pocket. Vous êtes posé quelque part; c'est le grand point. Vous êtes dans un bureau d'affaires, vous n'avez plus qu'à regarder tout autour de vous ce qui vous conviendra le mieux.»
Je fus frappé d'une chose singulière: c'est que pour chercher des affaires il fallût être dans un bureau; mais je gardai le silence, m'en rapportant complètement à son expérience.
«Alors, continua Herbert, le vrai moment arrive où vous trouvez une occasion; vous la saisissez au passage, vous fondez dessus, vous faites votre capital et vous êtes établi. Quand une fois votre capital est fait, vous n'avez plus rien à faire qu'à l'employer.»
Sa manière de se conduire ressemblait beaucoup à celle qu'il avait tenue dans le jardin le jour de notre rencontre. C'était bien toujours la même chose. Il supportait sa pauvreté comme il avait supporté sa défaite, et il me semblait qu'il prenait maintenant toutes les luttes et tous les coups de la fortune comme il avait pris les miens autrefois. Il était évident qu'il n'avait autour de lui que les choses les plus nécessaires, car tout ce que je remarquais sur la table et dans l'appartement finissait toujours par avoir été apporté pour moi du restaurant ou d'autre part.
Cependant, malgré qu'il s'imaginât avoir fait sa fortune, il s'en faisait si peu accroire, que je lui sus un gré infini de ne pas s'en enorgueillir.
C'était une aimable qualité à ajouter à son charmant naturel, et nous continuâmes à être au mieux. Le soir nous sortîmes pour aller faire un tour dans les rues, et nous entrâmes au théâtre à moitié prix. Le lendemain nous fûmes entendre le service à l'abbaye de Westminster. Dans l'après-midi, nous visitâmes les parcs. Je me demandais qui ferrait tous les chevaux que je rencontrais; j'aurais voulu que ce fût Joe.
Il me semblait, en supputant modérément le temps qui s'était écoulé depuis le dimanche où j'avais quitté Joe et Biddy, qu'il y avait plusieurs mois. L'espace qui nous séparait participa à cette extension, et nos marais se trouvèrent à une distance impossible à évaluer. L'idée que j'aurais pu assister ce même dimanche aux offices de notre vieille église, revêtu de mes vieux habits des jours de fêtes, me semblait une réunion d'impossibilités géographiques et sociales, solaires et lunaires. Pourtant, au milieu des rues de Londres, si encombrées de monde et si brillamment éclairées le soir, j'éprouvais une espèce de remords intime d'avoir relégué si loin la pauvre vieille cuisine du logis; et, dans le silence de la nuit, le pas de quelque maladroit imposteur de portier, rôdant çà et là dans l'Hôtel Barnard sous prétexte de surveillance, tombaient sourdement sur mon cœur.
Le lundi matin, à neuf heures moins un quart, Herbert alla à son bureau pour se faire son rapport à lui-même et prendre l'air de ce même bureau, comme on dit, à ce que je crois toujours, et je l'accompagnai. Il devait en sortir une heure ou deux après, pour me conduire à Hammersmith, et je devais l'attendre dans les environs. Il me sembla que les œufs d'où sortaient les jeunes assureurs étaient incubés dans la poussière et la chaleur, comme les œufs d'autruche, à en juger par les endroits où ces petits géants se rendaient le lundi matin. Le bureau où Herbert tenait ses séances ne me fit pas l'effet d'un bon Observatoire; il était à un second étage sur la cour, d'une apparence très sale, très maussade sous tous les rapports, et avait vue sur un autre second étage également sur la cour, d'où il devait être impossible d'observer bien loin autour de soi.
J'attendis jusqu'à près de midi. J'allai faire un tour à la Bourse; je vis des hommes barbus, assis sous les affiches des vaisseaux en partance, que je pris pour de grands marchands, bien que je ne puisse comprendre pourquoi aucun d'eux ne paraissait avoir sa raison. Quand Herbert vint me rejoindre, nous allâmes déjeuner dans un établissement célèbre, que je vénérai alors beaucoup, mais que je crois aujourd'hui avoir été la superstition la plus abjecte de l'Europe, et où je ne pus m'empêcher de remarquer qu'il y avait beaucoup plus de sauce sur les nappes, sur les couteaux et sur les habits des garçons que dans les plats. Cette collation faite à un prix modéré, eu égard à la graisse qu'on ne nous fit pas payer, nous retournâmes à l'Hôtel Barnard, pour chercher mon petit portemanteau, et nous prîmes ensuite une voiture pour Hammersmith, où nous arrivâmes vers trois heures de l'après-midi. Nous n'avions que peu de chemin à faire pour gagner la maison de M. Pocket. Soulevant le loquet d'une porte, nous entrâmes immédiatement dans un petit jardin donnant sur la rivière, où les enfants de M. Pocket prenaient leurs ébats, et, à moins que je ne me sois abusé sur un point où mes préjugés ou mes intérêts n'étaient pas en jeu, je remarquai que les enfants de M. et Mrs Pocket ne s'élevaient pas, ou n'étaient pas élevés, mais qu'ils se roulaient.
Mrs Pocket était assise sur une chaise de jardin, sous un arbre; elle lisait, les jambes croisées sur une autre chaise de jardin; et les deux servantes de Mrs Pocket se regardaient pendant que les enfants jouaient.
«Maman, dit Herbert, c'est le jeune M. Pip.»
Sur ce, Mrs Pocket me reçut avec une apparence d'aimable dignité.
«Master Alick et miss Jane! cria une des bonnes à deux enfants, si vous courez comme cela contre ces buissons, vous tomberez dans la rivière, et vous vous noierez, et alors que dira votre papa?»
En même temps, cette bonne ramassa le mouchoir de Mrs Pocket, et dit:
«C'est au moins la sixième fois, madame, que vous le laissez tomber!»
Sur quoi Mrs Pocket se mit à rire, et dit:
«Merci, Flopson.»
Puis, s'installant sur une seule chaise, elle continua sa lecture. Son visage prit une expression sérieuse, comme si elle eût lu depuis une semaine; mais, avant qu'elle eût pu lire une demi-douzaine de lignes, elle leva les yeux sur moi, et dit:
«J'espère que votre maman se porte bien?»
Cette demande inattendue me mit dans un tel embarras, que je commençai à dire de la façon la plus absurde du monde, qu'en vérité si une telle personne avait existé, je ne doutais pas qu'elle ne se fût bien portée, qu'elle ne lui en eût été bien obligée, et qu'elle ne lui eût envoyé ses compliments, quand la bonne vint à mon aide.
«Encore!.. dit-elle en ramassant le mouchoir de poche; si ça n'est pas la septième fois!.. Que ferez-vous cette après-midi, madame?»
Mrs Pocket regarda son mouchoir d'un air inexprimable, comme si elle ne l'eût jamais vu; ensuite, en le reconnaissant, elle dit avec un sourire:
«Merci, Flopson.»
Puis elle m'oublia, et reprit sa lecture.
Maintenant que j'avais le temps de les compter, je vis qu'il n'y avait pas moins de six petits Pockets, de grandeurs variées, qui se roulaient de différentes manières.
J'arrivai à peine au total, quand un septième se fit entendre dans des régions élevées, en pleurant d'une façon navrante.
N'est-ce pas Baby6? dit Flopson d'un air surpris; dépêchez-vous, Millers, d'aller voir.»
Millers, qui était la seconde bonne, gagna la maison, et peu à peu l'enfant qui pleurait se tut et resta tranquille, comme si c'eût été un jeune ventriloque auquel on eût fermé la bouche avec quelque chose. Mrs Pocket lut tout le temps, et j'étais très curieux de savoir quel livre ce pouvait être.
Je suppose que nous attendions là que M. Pocket vînt à nous; dans tous les cas, nous attendions. J'eus ainsi l'occasion d'observer un remarquable phénomène de famille. Toutes les fois que les enfants s'approchaient par hasard de Mrs Pocket en jouant, ils se donnaient des crocs-en-jambe et se roulaient sur elle, et cela avait toujours lieu à son étonnement momentané et à leurs plus pénibles lamentations. Je ne savais comment expliquer cette singulière circonstance, et je ne pouvais m'empêcher de former des conjectures sur ce sujet, jusqu'au moment où Millers descendit avec le Baby, lequel Baby fut remis entre les mains de Flopson, laquelle Flopson allait le passer à Mrs Pocket, quand elle alla donner la tête la première contre Mrs Pocket. Baby et Flopson furent heureusement rattrapés par Herbert et moi.
«Miséricorde! Flopson, dit Mrs Pocket en quittant son livre, tout le monde tombe ici.
– Miséricorde vous-même, vraiment, madame! repartit Flopson en rougissant très fort, qu'avez-vous donc là?
– Ce que j'ai là, Flopson? demanda Mrs Pocket.
– Mais c'est votre tabouret! s'écria Flopson; et si vous le tenez sous vos jupons comme cela, comment voulez-vous qu'on ne tombe pas?.. Tenez, prenez le Baby, madame, et donnez-moi votre livre.»
Mrs Pocket fit ce qu'on lui conseillait et fit maladroitement danser l'enfant sur ses genoux, pendant que les autres enfants jouaient alentour. Cela ne durait que depuis fort peu de temps, quand Mrs Pocket donna sommairement des ordres pour qu'on les rentrât tous dans la maison pour leur faire faire un somme. C'est ainsi que, dans ma première visite, je fis cette seconde découverte, que l'éducation des petits Pockets consistait à tomber et à dormir alternativement. Dans ces circonstances, lorsque Flopson et Millers eurent fait rentrer les enfants dans la maison, comme un petit troupeau de moutons, et quand M. Pocket en sortit pour faire ma connaissance, je ne fus pas très surpris en trouvant que M. Pocket était un gentleman dont le visage avait l'air perplexe, et qui avait sur la tête des cheveux très gris et en désordre, comme un homme qui ne peut pas parvenir à trouver le vrai moyen d'arriver à son but.
CHAPITRE XXIII
«Je suis bien aise de vous voir, me dit M. Pocket, et j'espère que vous n'êtes pas fâché de me voir non plus, car je ne suis pas, ajouta-t-il avec le sourire de son fils, un personnage bien effrayant.»
Il avait l'air assez jeune, malgré son désordre et ses cheveux très gris, et ses manières semblaient tout à fait naturelles. Je veux dire par là qu'elles étaient dépourvues de toute affectation. Il y avait quelque chose de comique dans son air distrait, qui eût été franchement burlesque, s'il ne s'était aperçu lui-même qu'il était bien près de l'être. Quand il eut causé un moment avec moi, il dit, en s'adressant à Mrs Pocket, avec une contraction un peu inquiète de ses sourcils, qui étaient noirs et beaux:
«Belinda, j'espère que vous avez bien reçu M. Pip?»
Elle regarda par-dessus son livre et répondit:
«Oui.»
Elle me sourit alors, mais sans savoir ce qu'elle faisait, car son esprit était ailleurs; puis elle me demanda si j'aimerais à goûter un peu de fleur d'oranger. Comme cette question n'avait aucun rapport éloigné ou rapproché avec aucun sujet, passé ou futur, je considérai qu'elle l'avait lancée comme le premier pas qu'elle daignait faire dans la conversation générale.
Je découvris en quelques heures, je puis le dire ici sans plus tarder, que Mrs Pocket était fille unique d'un certain chevalier, mort d'une façon tout à fait accidentelle, qui s'était persuadé à lui-même que défunt son père aurait été fait baronnet, sans l'opposition acharnée de quelqu'un, opposition basée sur des motifs entièrement personnels. J'ai oublié de qui, si toutefois je l'ai jamais su. Était-ce du souverain, du premier ministre, du chancelier, de l'archevêque de Canterbury ou de toute autre personne? Je ne sais; mais en raison de ce fait, entièrement supposé, il s'était lié avec tous les nobles de la terre. Je crois que lui-même avait été créé chevalier pour s'être rendu maître, à la pointe de la plume, de la grammaire anglaise, dans une adresse désespérée, copiée sur vélin, à l'occasion de la pose de la première pierre d'un édifice quelconque, et pour avoir tendu à quelque personne royale, soit la truelle, soit le mortier. Peu importe pourquoi; il avait destiné Mrs Pocket à être élevée, dès le berceau, comme une personne qui, dans l'ordre des choses, devait épouser un personnage titré, et de laquelle il fallait éloigner toute espèce de connaissance plébéienne. On avait réussi à faire si bonne garde autour de la jeune miss, d'après les intentions de ce père judicieux, qu'elle avait toutes sortes d'agréments acquis et brillants, mais qu'elle était du reste parfaitement incapable et inutile. Avec ce caractère si heureusement formé, dans la première fleur de jeunesse, il n'avait pas encore décidé s'il se destinerait aux grandeurs administratives ou aux grandeurs cléricales. Comme pour arriver aux unes ou autres, ce n'était qu'une question de temps, lui et Mrs Pocket avaient pris le temps par les cheveux (qui, à en juger par leur longueur, semblaient avoir besoin d'être coupés) et s'étaient mariés à l'insu du père judicieux. Le père judicieux, n'ayant rien à accorder ou à refuser que sa bénédiction, avait magnifiquement passé ce douaire sur leurs têtes, après une courte résistance, et avait assuré à M. Pocket que sa femme était un trésor digne d'un prince. M. Pocket avait installé ce trésor de prince dans les voies du monde tel qu'il est, et l'on suppose qu'il n'y prit qu'un bien faible intérêt. Cependant Mrs Pocket était en général l'objet d'une pitié respectueuse, parce qu'elle n'avait pas épousé un personnage titré, tandis que, de son côté, M. Pocket était l'objet d'une espèce de reproche tacite, parce qu'il n'avait jamais su acquérir la moindre distinction honorifique.
M. Pocket me conduisit dans la maison et me montra ma chambre, qui était une chambre agréable, et meublée de façon à ce que je pusse m'y trouver confortablement. Il frappa ensuite aux portes de deux chambres semblables et me présenta à leurs habitants, qui se nommaient Drummle et Startop. Drummle, jeune homme à l'air vieux et d'une structure lourde, était en train de siffler. Startop, plus jeune d'années et d'apparence, lisait en tenant sa tête comme s'il eût craint qu'une très forte charge de science ne la fît éclater.
M. et Mrs Pocket avaient tellement l'air d'être chez les autres, que je me demandais qui était réellement en possession de la maison et les laissait y vivre, jusqu'à ce que j'eusse découvert que cette grande autorité était dévolue aux domestiques. C'était peut-être une assez agréable manière de mener les choses pour s'éviter de l'embarras, mais elle paraissait coûteuse, car les domestiques sentaient qu'ils se devaient à eux-mêmes de bien manger, de bien boire, et de recevoir nombreuse compagnie à l'office. Ils accordaient une table très généreusement servie à M. et Mrs Pocket; cependant il me parut toujours que l'endroit où il était de beaucoup préférable d'avoir sa pension était la cuisine; en supposant toutefois le pensionnaire en état de se défendre, car moins d'une semaine après mon arrivée, une dame du voisinage, personnellement inconnue de la famille, écrivit pour dire qu'elle avait vu Millers battre le Baby. Ceci affligea grandement Mrs Pocket, qui fondit en larmes à la réception de cette lettre, et s'écria qu'il était vraiment extraordinaire que les voisins ne pussent s'occuper de leurs affaires.
J'appris peu à peu, par Herbert particulièrement, que M. Pocket avait étudié à Harrow et à Cambridge, où il s'était distingué, et qu'ayant eu le bonheur d'épouser Mrs Pocket à un âge peu avancé, il avait changé de voie et avait pris l'état de rémouleur universitaire. Après avoir repassé un certain nombre de lames émoussées, dont les possesseurs, lorsqu'ils étaient influents, lui promettaient toujours de l'aider dans son avancement, mais oubliaient toujours de le faire, quand une fois les lames avaient quitté la meule, il s'était fatigué de ce pauvre travail et était venu à Londres. Là, après avoir vu s'évanouir graduellement ses plus belles espérances, il avait, sous le prétexte de faire des lectures, appris à lire à diverses personnes qui n'avaient pas eu occasion de le faire ou qui l'avaient négligé; puis il en avait refourbi plusieurs autres; de plus, en raison de ses connaissances littéraires, il s'était chargé de compilations et de corrections bibliographiques; et tout cela, ajouté à des ressources particulières, très modérées, avait finir par maintenir la maison sur le pied où je la voyais.
M. et Mrs Pocket avaient un pernicieux voisinage; c'était une dame veuve, d'une nature tellement sympathique, qu'elle s'accordait avec tout le monde, bénissait tout le monde, et répandait des sourires ou des larmes sur tout le monde, selon les circonstances. Cette dame s'appelait Coiler, et j'eus l'honneur de lui offrir le bras pour la conduire à table le jour de mon installation. Elle me donna à entendre, en descendant l'escalier, que c'était un grand coup pour cette chère Mrs Pocket et pour ce cher M. Pocket, de se voir dans la nécessité de recevoir des pensionnaires chez eux.
«Ceci n'est pas pour vous, me dit-elle dans un débordement d'affection et de confidence, il y avait un peu moins de cinq minutes que je la connaissais; s'ils étaient tous comme vous, ce serait tout autre chose. Mais cette chère Mrs Pocket, dit Mrs Coiler, après le désappointement qu'elle a éprouvé de si bonne heure, non qu'il faille blâmer ce cher M. Pocket, a besoin de tant de luxe et d'élégance…
– Oui, madame, dis-je pour l'arrêter, car je craignais qu'elle ne se prît à pleurer.
– Et elle est d'une nature si aristocratique!..
– Oui, madame, dis-je encore dans le même but que la première fois.
– Que c'est dur, continua Mrs Coiler, de voir l'attention et le temps de ce cher M. Pocket détournés de cette chère Mrs Pocket!»
Tandis que j'accordais toute mon attention à mon couteau, à ma fourchette, à ma cuillère, à mes verres et aux autres instruments de destruction qui se trouvaient sous ma main, il se passa quelque chose, entre Mrs Pocket et Drummle, qui m'apprit que Drummle, dont le nom de baptême était Bentloy, était actuellement le plus proche héritier, moins un, d'un titre de baronnet, et plus tard, je sus que le livre que j'avais vu dans le jardin entre les mains de Mrs Pocket, était un traité de blason, et qu'elle connaissait la date exacte à laquelle son grand-papa aurait figuré dans le livre, s'il avait jamais dû y figurer. Drummle parlait peu; mais, dans ces rares moments de loquacité, il me fit l'effet d'une espèce de garçon boudeur; il parlait comme un des élus et reconnaissait Mrs Pocket comme femme et comme sœur. Excepté eux et Mrs Coiler, la pernicieuse voisine, personne ne prit le moindre intérêt à cette partie de la conversation, et il me sembla qu'elle était pénible pour Herbert. Elle promettait de durer encore longtemps, lorsque le groom vint annoncer un malheur domestique. En effet, la cuisinière avait manqué son rôti. À mon indicible surprise, je vis alors pour la première fois M. Pocket se livrer, pour soulager son esprit, à une démonstration qui me sembla fort extraordinaire, mais qui ne parut faire aucune impression sur les autres convives, et avec laquelle je me familiarisai bientôt comme tout le monde. Étant en train de découper, il posa sur la table son couteau et sa fourchette, passa ses deux mains dans ses cheveux en désordre et parut faire un violent effort pour se soulever avec leur aide. Après cela, voyant qu'il ne soulevait pas sa tête d'une ligne, il continua tranquillement ce qu'il était en train de faire.
Ensuite, Mrs Coiler changea de sujet et commença à me faire des compliments. Cela me plut pendant quelques instants; mais elle me flatta si brutalement, que le plaisir ne dura pas longtemps. Elle avait une manière serpentine de s'approcher de moi, lorsqu'elle prétendait s'intéresser sérieusement aux localités et aux amis que j'avais quittés, qui ressemblait à celle de la vipère à langue fourchue, et quand, par hasard, elle s'adressait à Startop, lequel lui parlait fort peu, ou à Drummle, qui lui parlait moins encore, je les enviais d'être à l'autre bout de la table.
Après dîner, on amena les enfants, et Mrs Coiler se livra aux commentaires les plus flatteurs, sur leurs yeux, leurs nez ou leurs jambes. C'était un moyen bien trouvé pour former leur esprit. Il y avait quatre petites filles et deux petits garçons, sans compter le baby, qui était l'un ou l'autre, et le prochain successeur du Baby, qui n'était encore ni l'un ni l'autre. Ils furent introduits par Flopson et Millers, comme si ces deux sous-officiers avaient été envoyés pour recruter des enfants, et avaient enrôlé ceux-ci. Mrs Pocket regardait ses jeunes bambins, qui auraient dû être nobles, comme si elle avait déjà eu le plaisir de les voir quelque part, mais ne sachant pas au juste ce qu'elle en voulait faire.
«Donnez-moi votre fourchette, madame, et prenez le Baby, dit Flopson. Ne le prenez pas de cette manière, ou vous allez lui mettre la tête sous la table.»
Ainsi prévenue, Mrs Pocket prit le Baby de l'autre sens, et lui mit la tête sur la table; ce qui fut annoncé, à tous ceux qui étaient présents, par une affreuse secousse.
«Mon Dieu! mon Dieu! rendez-le-moi, madame, dit Flopson, Miss Jane, venez danser devant le Baby, oh! venez! venez!»
Une des petites filles, une simple fourmi, qui semblait avoir prématurément pris sur elle de s'occuper des autres, quitta sa place près de moi et se mit à danser devant le Baby jusqu'à ce qu'il cessât de crier, et se mît à rire. Alors tous les enfants éclatèrent de rire, et M. Pocket, qui pendant tout le temps avait essayé à deux reprises différentes de se soulever par les cheveux, se prit à rire également, et nous rîmes tous, pour manifester notre grande satisfaction.
Flopson, à force de secouer le Baby et de faire mouvoir ses articulations, comme celles d'une poupée d'Allemagne, parvint à le déposer, sain et sauf, dans le giron de Mrs Pocket, et lui donna le casse-noisette pour s'amuser, recommandant en même temps à Mrs Pocket de bien faire attention que les branches de cet instrument n'étaient pas de nature à vivre en parfait accord avec les yeux de l'enfant, et chargea sévèrement miss Jane d'y veiller. Les deux bonnes quittèrent ensuite l'appartement et se disputèrent vivement sur l'escalier, avec un groom débauché, qui avait servi à table, et qui avait perdu au jeu la moitié des boutons de sa veste.
Je me sentis l'esprit très mal à l'aise quand je vis Mrs Pocket, tout en mangeant des quartiers d'oranges trempés dans du vin sucré, entamer une discussion avec Drummle à propos de deux baronnies, oubliant tout à fait le Baby qui, sur ses genoux, exécutait des choses vraiment effroyables avec le casse-noisette. À la fin, la petite Jane, voyant le jeune cerveau de son petit frère en danger, quitta doucement sa place, et, employant une foule de petits artifices, elle parvint à éloigner l'arme dangereuse. Mrs Pocket finissait au même instant son orange, et n'approuvant pas cela, elle dit à Jane:
«Oh! vilaine enfant! comment oses-tu?.. Va t'asseoir de suite…
– Chère maman, balbutia la petite fille, le Baby pouvait se crever les yeux.
– Comment oses-tu me répondre ainsi? reprit Mrs Pocket; va te remettre sur ta chaise, à l'instant.»
La dignité de Mrs Pocket était si écrasante, que je me sentais tout embarrassé, comme si j'avais fait moi-même quelque chose pour la mettre en colère.
«Belinda, reprit M. Pocket, de l'autre bout de la table, comment peux-tu être si déraisonnable? Jane ne l'a fait que pour empêcher le Baby de se blesser.
– Je ne permets à personne de se mêler du Baby, dit Mrs Pocket; je suis surprise, Mathieu, que vous m'exposiez à un pareil affront.
– Bon Dieu! s'écria M. Pocket poussé à bout, doit-on laisser les enfants se tuer à coups de casse-noisette sans essayer de les sauver?
– Je ne veux pas que Jane se mêle du Baby, dit Mrs Pocket, avec un regard majestueux, à l'adresse de l'innocente petite coupable; je connais, j'espère, la position de mon grand-papa. En vérité, Jane…»
M. Pocket mit encore ses mains dans ses cheveux, et, cette fois, il se souleva réellement à quelques pouces de sa chaise.
«Écoutez ceci, s'écria-t-il en s'adressant aux éléments, ne sachant plus à qui demander secours, faut-il que les Babies des pauvres gens se tuent, à coups de casse-noisette, à cause de la position de leur grand-papa?»
Puis il se souleva encore, et garda le silence.
Nous tenions tous les yeux fixés sur la nappe, avec embarras, pendant que tout cela se passait. Une pause s'ensuivit pendant laquelle l'honnête Baby, qu'on ne pouvait pas maintenir en repos, se livra à une série de sauts et de mouvements pour aller avec la petite Jane, qui me parut le seul membre de la famille, hors les domestiques, avec lequel il eût envie de se mettre en rapport.
«Monsieur Drummle, dit Mrs Pocket, voulez-vous sonner Flopson? Jane, désobéissante petite créature, va te coucher. Et toi, Baby chéri, viens avec maman.»
Le Baby avait un noble cœur, et il protesta de toutes ses forces; il se plia en deux et se jeta en arrière par-dessus le bras de Mrs Pocket; puis il exhiba à la compagnie une paire de bas tricotés et de jambes à fossettes au lieu de sa douce figure; finalement on l'emporta dans un accès de mutinerie terrible. Après tout, il finit par gagner la partie, car quelques minutes après, je le vis à travers la fenêtre, dans les bras de la petite Jane.
On laissa les cinq autres enfants seuls à table, parce que Flopson avait une occupation secrète qui ne regardait personne; et je pus alors me rendre compte des relations qui existaient entre eux et M. Pocket. On le verra par ce qui va suivre. M. Pocket, avec l'embarras naturel à son visage échauffé et à ses cheveux en désordre, les regarda pendant quelques minutes comme s'il ne se rendait pas bien compte comment ils couchaient et mangeaient dans l'établissement, et pourquoi la nature ne les avait pas logés chez une autre personne; puis, d'une manière détournée et jésuitique, il leur fit certaines questions:
«Pourquoi le petit Joe a-t-il ce trou à son devant de chemise?»
Celui-ci répondit:
«Papa, Flopson devait le raccommoder quand elle aurait le temps.
– Comment la petite Fanny a-t-elle ce panaris?»
Celle-ci répondit:
«Papa, Millers allait lui mettre un cataplasme, quand elle l'a oublié.»
Puis il se laissa aller à sa tendresse paternelle, leur donna à chacun un shilling, et leur dit d'aller jouer. Dès qu'ils furent sortis, il fit un effort violent pour se soulever par les cheveux et ne plus penser à ce malencontreux sujet.
Dans la soirée, on fit une partie sur l'eau. Comme Drummle et Startop avaient chacun un bateau, je résolus d'avoir aussi le mien et de les battre tous deux.
J'étais assez fort dans la plupart des exercices en usage chez les jeunes gens de la campagne; mais, comme je sentais que je n'avais pas assez d'élégance et de genre pour la Tamise, pour ne rien dire des autres rivières, je résolus de me placer de suite sous la direction d'un homme qui avait remporté le prix aux dernières régates, et à qui mes nouveaux amis m'avaient présenté quelque temps auparavant. Cette autorité pratique me rendit tout confus, en disant que j'avais un bras de forgeron. S'il avait su combien son compliment avait été près de lui faire perdre son élève, je doute qu'il l'eût fait.
Un bon souper nous attendait à la maison, et je pense que nous nous serions tous bien amusés, sans une circonstance des plus désagréables. M. Pocket était de bonne humeur quand une servante entra et dit:
«Monsieur, je voudrais vous parler, s'il vous plaît.
– Parler à votre maître? dit Mrs Pocket, dont la dignité se révolta encore. Comment! y pensez-vous? Allez parler à Flopson, ou parlez-moi… à un autre moment.
– Je vous demande pardon, madame, repartit la servante; je désire parler tout de suite, et parler à mon maître.»
Là-dessus, M. Pocket sortit de la salle, et jusqu'à son retour nous fîmes de notre mieux pour prendre patience.
«Voilà quelque chose de joli, Belinda, dit M. Pocket, en revenant, avec une expression de chagrin et même de désespoir sur le visage; voilà la cuisinière qui est étendue ivre-morte sur le plancher de la cuisine, et qui a mis dans l'armoire un énorme morceau de beurre frais, tout près à être vendu comme graisse!»