Kitabı oku: «Oliver Twist», sayfa 32
Il resta ainsi en proie à une terreur inexprimable, tremblant de tous ses membres, une sueur froide s'échappant de tous ses pores. Tout à coup un tumulte lointain domina le bruit du vent et l'on entendit des cris de désespoir et des exclamations de surprise; il trouva quelque soulagement à entendre des voix humaines dans ce lieu solitaire, bien que ce fut pour lui une cause sérieuse d'alarme. Il retrouva ses forces et son énergie en présence d'un danger personnel, et, se levant précipitamment, il s'élança hors du hangar.
Tout le ciel paraissait en feu; des tourbillons de flammes s'élevaient dans l'air et, lançant une pluie d'étincelles, éclairaient l'atmosphère à plusieurs milles à la ronde, et chassaient des nuages de fumée dans la direction du lieu où il se trouvait. Les cris devinrent plus perçants à mesure qu'ils étaient poussés par plus de bouches, et il put entendre celui de: «Au feu!» mêlé aux tintements du tocsin, à la chute bruyante des poutres et des toitures, au craquement des flammes quand elles s'enroulaient autour de quelque obstacle, et qu'elles s'élançaient ensuite avec une nouvelle force pour continuer leurs ravages. Le bruit augmentait de plus en plus; il y avait foule autour de l'incendie, des hommes, des femmes, tous en mouvement. Ce fut pour lui comme une nouvelle vie. Il s'élança tête baissée dans la direction du feu, se frayant un passage au milieu des ronces et des épines, et escaladant comme un fou les haies et les clôtures, tandis que son chien courait devant lui en aboyant de toutes ses forces.
Il arriva bientôt sur le théâtre du sinistre, au milieu de gens à demi vêtus, courant çà et là, les uns s'efforçant de tirer hors des écuries les chevaux terrifiés, d'autres faisant sortir les bestiaux des cours et des étables, d'autres enfin arrivant chargés d'objets qu'ils avaient arrachés à l'incendie en bravant une pluie d'étincelles et la chute des poutres enflammées. Par toutes les ouvertures qui, une heure auparavant, étaient des portes et des fenêtres, s'échappaient des torrents de flammes; les murs s'écroulaient au milieu de la fournaise; le plomb et le fer se fondaient et coulaient en longs ruisseaux. Les femmes et les enfants poussaient des cris affreux; les hommes s'encourageaient les uns les autres par de bruyantes exclamations; le bruit des pompes et le sifflement de l'eau tombant sur le bois embrasé se joignaient à ces sons discordants. L'assassin cria au feu, comme les autres, de toute la force de ses poumons, et, oubliant un instant sa position, se jeta au plus fort du tumulte.
Il passa la nuit, tantôt travaillant aux pompes, tantôt s'élançant au travers des flammes et de la fumée, se montrant toujours là où il y avait le plus de bruit et le plus de monde. On le voyait en haut et en bas des échelles, sur les toits, sur des planchers qui menaçaient ruine et tremblaient sous son poids, exposé à la chute des briques et des pierres; il était partout, mais toujours invulnérable; il n'eut ni une contusion ni une égratignure; enfin l'aube du jour parut, et il ne resta plus que de la fumée et des ruines noircies.
Après ces moments d'agitation fiévreuse, l'affreuse pensée de son crime lui revint à l'esprit avec encore plus de force. Il regardait autour de lui avec inquiétude: car il voyait des hommes causer en groupe, et il craignait d'être le sujet de leur entretien. Le chien obéit à un signe énergique qu'il lui fit, et ils s'éloignèrent à la dérobée. Quelques hommes assis près d'une pompe l'appelèrent et l'invitèrent à se rafraîchir avec eux; il mangea un peu de pain et de viande, et, comme il vidait un verre de bière, il entendit les pompiers qui venaient de Londres parler de l'assassinat. «Il paraît, dit l'un d'eux, qu'il s'est sauvé à Birmingham; mais on l'attrapera bientôt; la police est à ses trousses, et avant demain soir il sera traqué dans tout le royaume.»
Sikes s'éloigna précipitamment et marcha jusqu'à ce qu'il fut prêt à tomber de fatigue; alors il se coucha au bord d'un sentier et dormit longtemps, mais d'un sommeil agité et pénible. Il se remit ensuite à errer, toujours indécis et irrésolu, et saisi de terreur à la pensée de passer la nuit tout seul.
Tout à coup il prit un parti désespéré: celui de retourner à Londres.
«Là du moins, pensa-t-il, j'aurai quelqu'un à qui parler, quoi qu'il arrive; c'est un bon endroit pour se cacher, et on ne s'avisera peut-être pas de m'y chercher, après s'être mis sur mes traces dans la campagne. Ne puis-je pas y rester une semaine ou deux, et forcer Fagin à me donner de quoi gagner la France? Ma foi! je risque cette chance.»
Il se mit sur-le-champ en devoir s'exécuter son projet, et il se rapprocha de Londres par les chemins les moins fréquentés; il était décidé à se cacher à peu de distance de la capitale, pour y rentrer à la brune par une route détournée et aller droit au but qu'il s'était proposé.
Mais le chien… on n'avait pas dû oublier, en dressant son signalement, de mentionner que son chien avait disparu et l'avait probablement suivi. Cela pourrait contribuer à le faire arrêter dans la rue. Il résolut de noyer son chien, et continua sa route en cherchant des yeux un étang; tout en marchant, il ramassa une grosse pierre et l'attacha à son mouchoir. L'animal regardait son maître faire ces préparatifs, et, soit que son instinct l'avertît du danger qu'il courait, soit que le brigand le regardât d'un air plus sinistre qu'à l'ordinaire, il se tint prudemment un peu en arrière: quand son maître s'arrêta au bord d'une mare et l'appela, il s'arrêta court.
«Ici! m'entends-tu?» cria Sikes en sifflant son chien.
L'animal revint à ce signal par la force de l'habitude; mais quand Sikes se baissa pour lui nouer le mouchoir autour du cou, il poussa un grognement sourd et recula.
«Ici!» dit le brigand en frappant du pied contre terre.
Le chien remua la queue, mais ne bougea pas; Sikes fit un noeud coulant et l'appela de nouveau.
Le chien avança, recula, s'arrêta un instant, puis se sauva au plus vite.
Sikes le siffla plusieurs fois, s'assit et attendit, pensant qu'il reviendrait; mais du chien point de nouvelles. Le brigand finit par se mettre en route.
CHAPITRE XLIX. Monks et M. Brownlow se rencontrent enfin. – Leur conversation. -
Ils sont interrompus par M. Losberne, qui leur apporte des nouvelles importantes.
Le jour commençait à baisser quand M. Brownlow descendit d'un fiacre devant la porte de sa maison et frappa doucement; la porte s'ouvrit, un homme robuste sortit de la voiture et se planta d'un côté du perron, tandis qu'un autre homme assis sur le siège en descendait et se plaçait de l'autre côté. Sur un signe de M. Brownlow, ils tirèrent de la voiture un troisième individu, le mirent entre eux deux et le firent entrer de force dans la maison: cet homme était Monks.
Ils montèrent de même l'escalier sans dire un mot, ayant devant eux M. Brownlow, qui les introduisit dans une chambre de derrière. Arrivé à la porte de cette chambre, Monks, qui n'avançait qu'à son corps défendant, s'arrêta tout à coup; les deux hommes regardèrent M. Brownlow, comme pour lui demander ce qu'il fallait faire.
«Il sait à quelle alternative il est exposé, dit M. Brownlow; s'il résiste, s'il remue seulement le petit doigt sans votre ordre, traînez-le dans la rue, appelez la police à votre aide, et faites- le arrêter en mon nom comme faussaire.
– Comment osez-vous me nommer ainsi? demanda Monks.
– Et vous, jeune homme, comment osez-vous me pousser à une telle extrémité? répondit M. Brownlow en le regardant fixement. Seriez- vous assez fou pour vouloir sortir de cette maison? Lâchez-le. Tenez, monsieur, vous êtes libre de vous en aller, et nous de vous suivre; mais je vous déclare, au nom de tout ce qu'il y a de plus sacré, qu'à l'instant même où vous mettrez le pied dans la rue, je vous ferai arrêter pour fraude et escroquerie; ma résolution est inébranlable. Si vous persistez dans votre résistance, que votre sang retombe sur votre tête!
– De quelle autorité m'avez-vous fait empoigner dans la rue et amener ici par ces gredins-là? demanda Monks en regardant l'un après l'autre les deux hommes qui se tenaient à ses côtés.
– De ma propre autorité, répondit M. Brownlow Je prends sur moi toute la responsabilité de cet acte; si vous vous plaignez d'être privé de votre liberté, adressez-vous, je vous le répète, à la loi pour vous protéger (vous auriez déjà pu vous échapper durant le trajet, mais vous avez jugé plus prudent de vous tenir tranquille); moi aussi, j'aurai recours à la loi; mais, si vous me mettez dans l'impossibilité de reculer, ne comptez plus sur mon intervention indulgente, quand vous serez entre les mains de la justice, et ne dites pas alors que je vous ai précipité dans le gouffre où vous vous serez jeté vous-même.»
Monks avait l'air déconcerté et inquiet; il hésitait…
«Dépêchez-vous de prendre un parti, dit M. Brownlow d'un ton ferme et calme; si vous aimez mieux que je vous poursuive en justice et que j'attire sur vous un châtiment dont la pensée seule me fait frémir, mais auquel je ne pourrais vous soustraire, encore une fois, je vous le répète, vous savez ce que vous avez à faire; si, au contraire, vous faites appel à mon indulgence et à la pitié de ceux envers lesquels vous avez tenu une conduite si criminelle, asseyez-vous, sans mot dire, dans ce fauteuil. Il y a deux jours qu'il vous attend.»
Monks murmura quelques paroles inintelligibles et resta indécis.
«Dépêchez-vous, dit M. Brownlow; je n'ai qu'un mot à dire, et il sera trop tard pour vous décider.»
Monks hésitait encore…
«Je n'ai pas l'intention de parlementer plus longtemps, dit M. Brownlow, et même, comme défenseur d'intérêts sacrés qui ne sont pas les miens, je n'en ai pas le droit.
– N'y a-t-il pas… demanda Monks d'une voix tremblante, n'y a-t- il pas… d'autre alternative?
– Aucune, absolument aucune.»
Monks regarda le vieux monsieur d'un oeil inquiet; mais, en voyant son attitude sévère et résolue, il entra dans la chambre et s'assit en haussant les épaules.
«Fermez la porte à clef en dehors, dit M. Brownlow aux domestiques, et venez dès que je sonnerai.»
Ils obéirent, et les deux interlocuteurs restèrent seuls en présence.
«Pour un vieil ami de mon père, dit Monks en ôtant son chapeau et son manteau, vous me traitez là, monsieur, d'une jolie manière.
– Jeune homme, c'est précisément parce que j'étais un vieil ami de votre père, répondit M. Brownlow, c'est parce que les espérances des heureuses années de ma jeunesse reposaient sur lui et sur sa soeur, cette charmante créature que Dieu a rappelée à lui dans son printemps, et qui m'a laissé ici-bas seul et isolé; c'est parce qu'il s'est agenouillé avec moi près du lit de mort de cette soeur chérie le jour même où elle devait s'unir à moi… mais le ciel en a disposé autrement… c'est parce que, depuis cette époque, mon coeur brisé s'est attaché à lui jusqu'à sa mort, malgré ses fautes et ses erreurs; c'est parce que tous ces vieux souvenirs remplissent encore mon âme et que votre vue seule les ravive en moi; c'est pour tous ces motifs que je suis porté à vous ménager maintenant, oui, Édouard Leeford, même maintenant, et à rougir de vous voir déshonorer son nom.
– Le nom ne fait rien à l'affaire, dit l'autre, après avoir considéré en silence et avec surprise l'émotion de son interlocuteur. Qu'est-ce que cela me fait, le nom?
– Rien, je le sais, répondit M. Brownlow, il ne vous fait rien à vous; mais c'était la nom de sa soeur, et, malgré un intervalle de tant d'années, je n'oublierai jamais l'émotion que j'éprouvais jadis à l'entendre prononcer, même par un étranger. Je suis enchanté que vous en ayez pris un autre, croyez-le bien.
– Tout cela est bel et bon, dit Monks (à qui nous laissons encore son nom d'emprunt), après un long silence durant lequel il faisait des gestes de défi furieux, pendant que M. Brownlow s'était couvert le visage de ses mains. À quoi voulez-vous en venir?
– Vous avez un frère, dit M. Brownlow en maîtrisant son émotion, un frère dont je vous ai dit tout bas le nom à l'oreille, quand je vous suivais dans la rue, et que ce nom seul a suffi pour vous décider à m'accompagner ici, plein de surprise et de crainte.
– Je n'ai point de frère, répondit Monks: vous savez bien que j'étais fils unique. Que venez-vous me parler d'un frère? vous savez tout cela aussi bien que moi.
– Écoutez ce que j'ai à vous dire, reprit M. Brownlow vous y prendrez de l'intérêt. Je sais parfaitement que vous êtes le seul et misérable fruit d'une union fatale, que, par orgueil de famille et par la plus méprisable ambition, on força votre père à contracter dès sa première jeunesse…
– Peu m'importent vos épithètes, interrompit Monks, avec un rire effronté; vous reconnaissez le fait, et cela me suffit.
– Oui; mais je sais aussi, continua le vieux monsieur, quels malheurs, quelles suites de tortures, quelles angoisses résultèrent de cette union mal assortie; je sais combien cette chaîne fut lourde pour tous deux, et combien le bonheur de leur vie fut empoisonné pour toujours. Je sais comment à la froide politesse succédèrent les disputes violentes; comment l'indifférence fit place au dégoût, le dégoût à la haine, et la haine au désespoir, jusqu'à ce qu'enfin ils se séparèrent et, ne pouvant rompre entièrement des liens que la mort seule devait briser, ils les cachèrent du moins aux yeux d'une société nouvelle sous les dehors les plus gais qu'ils purent prendre. Votre mère réussit bientôt à tout oublier; mais pendant bien des années votre père resta le coeur ulcéré.
– Enfin, ils se séparèrent, dit Monks; eh bien! après?
– Quelque temps après leur séparation, reprit M. Brownlow, votre mère trouva sur le continent des distractions frivoles qui lui firent oublier entièrement son mari, plus jeune qu'elle de dix ans au moins, tandis que celui-ci, dont l'avenir était flétri, resta en Angleterre et se fit de nouveaux amis. J'espère que ce détail du moins ne vous est pas inconnu.
– Si, vraiment, répondit Monks en détournant la tête et en frappant du pied contre le plancher, comme un homme résolu a tout nier; je l'ignore complètement.
– Votre ton aussi bien que vos actions, dit M. Brownlow, me donnent la certitude que vous ne l'avez jamais oublié et que vous n'avez jamais cessé d'y penser avec amertume. Je vous parle là de faits passés depuis quinze années, quand vous n'aviez pas plus de onze ans et que votre père n'en avait que trente et un: car, je le répète, c'était presque encore un enfant quand son père le força de se marier. Faut-il que je remonte à des faits qui imprimeront une tache à la mémoire de votre père, ou voulez-vous m'épargner ces détails en me dévoilant la vérité?
– Je n'ai rien à dévoiler, répondit Monks d'un air confus; vous n'avez qu'à continuer si cela vous fait plaisir.
– Ces nouveaux amis de votre père étaient un officier de marine en retraite, dont la femme était morte six mois auparavant, et ses deux enfants; il en avait eu davantage, mais, de toute la famille, il n'en restait heureusement que deux; c'étaient deux filles: l'une, âgée de dix-neuf ans et belle comme le jour; l'autre, âgée seulement de deux ou trois ans.
– Qu'est-ce que tout cela me fait? demanda Monks.
– Ils habitaient, continua M. Brownlow, sans avoir l'air de remarquer cette interruption, à peu de distance de l'endroit où votre père était venu se fixer; ils firent bientôt connaissance et se lièrent intimement. Votre père était doué comme peu d'hommes le sont: il avait l'esprit et la grâce de sa soeur. Plus le vieil officier le connut, plus il l'aima. Plût à Dieu qu'il eût été le seul! mais sa fille en fit autant.»
Le vieux monsieur s'arrêta; Monks se mordait les lèvres et tenait ses yeux fixés sur le plancher.
M. Brownlow, à cette vue, continua en ces termes:
«Au bout d'un an, il avait contracté des engagements solennels envers cette jeune fille pure et naïve, dont il était la première, la seule et ardente passion.
– Votre histoire n'en finit pas, observa Monks en s'agitant sur sa chaise.
– C'est une histoire triste et douloureuse, jeune homme, dit M. Brownlow, et d'ordinaire ces histoires sont longues. Si j'avais à vous faire le récit d'un bonheur sans mélange, ce serait très court. Enfin, un de ces riches parents dont on avait voulu s'assurer la bienveillance et la protection en sacrifiant votre père (ces choses-là se voient souvent), vint à mourir, et, pour réparer le mal dont il avait été la cause indirecte, il lui laissa ce qu'il croyait une panacée contre tous les chagrins… de l'argent. Il fallut que votre père allât sur-le-champ à Rome, où ce parent était allé lui-même pour rétablir sa santé et où il était mort, laissant des affaires fort embrouillées. Votre père partit, fut atteint à Rome d'une maladie mortelle, et, dès que votre mère l'apprit à Paris, elle le suivit et vous emmena avec elle. Le lendemain de votre arrivée, votre père mourut, ne laissant pas de testament; pas de testament, vous m'entendez, en sorte que toute la fortune revint à votre mère et à vous.»
En cet endroit du récit, Monks ne soufflait plus et écoutait d'un air singulièrement attentif, bien que ses yeux ne fussent pas tournés vers le narrateur. Quand M. Brownlow s'arrêta, il changea de position comme un homme qui éprouve un soulagement inattendu, et passa les mains sur son visage brûlant.
«Avant de se mettre en route, votre père avait passé par Londres, dit M. Brownlow avec lenteur en regardant fixement son interlocuteur; il vint me voir.
– Je n'ai jamais entendu parler de cela, interrompit Monks d'un air d'incrédulité affectée, mais en éprouvant la plus désagréable surprise.
– Il vint me voir et me laissa entre autres choses un portrait, un portrait peint par lui-même, de cette pauvre jeune fille; il ne pouvait l'emporter avec lui et regrettait de le quitter. Il était miné par les soucis et par les remords; il me dit en termes vagues et incohérents qu'il avait perdu et déshonoré une famille; il me confia l'intention qu'il avait de convertir à tout prix sa fortune en espèces, d'assurer à sa femme et à vous une partie de sa nouvelle fortune et de s'expatrier pour toujours. Je ne devinai que trop qu'il ne s'expatrierait pas seul. Même à moi, son ami d'enfance, dont l'attachement pour lui avait pris racine sur la tombe de sa soeur chérie, même à moi, il ne fit aucun aveu plus complet. Il me promit de m'écrire, de tout me dire, et de venir ensuite me voir encore une dernière fois avant de s'éloigner pour toujours. Hélas! c'était ce jour-là même que je le voyais pour la dernière fois. Je n'ai reçu de lui aucune lettre, et je ne l'ai plus revu.
«Je me rendis, ajoute M. Brownlow, après un instant de silence, je me rendis sur le théâtre de son… (je puis parler ici le langage du monde, car l'indulgence et la rigueur du monde ne lui font plus rien à présent)… sur le théâtre de son coupable amour, décidé, si mes craintes se réalisaient, à offrir à cette pauvre enfant abandonnée un foyer pour l'abriter et un coeur pour la plaindre. Sa famille avait quitté le pays huit jours auparavant; ils avaient acquitté quelques petites dettes courantes et étaient partis pendant la nuit: nul ne put me dire le motif ni le but de leur voyage.»
Monks respira plus librement et regarda autour de lui avec un sourire de triomphe.
«Quand votre frère, dit M. Brownlow, en rapprochant sa chaise de Monks, quand votre frère, pauvre enfant abandonné, chétif et couvert de haillons, fut jeté sur mon chemin, non par le hasard, mais par la Providence, et sauvé par moi du vice et de l'infamie…
– Quoi! s'écria Monks en tressaillant.
– Par moi, dit M. Brownlow. Je vous disais bien que mon récit finirait par vous intéresser. Je vois que le juif, votre rusé complice, ne vous a pas dit mon nom, quoique du reste il dût croire qu'il vous était tout à fait inconnu. Quand cet enfant eut été sauvé par moi et qu'il se rétablit chez moi de sa maladie, sa ressemblance surprenante avec le portrait dont je vous parlais tout à l'heure me frappa d'étonnement. Dès la première fois que je le vis, malgré sa misère et ses haillons, je remarquai sur son visage une expression de langueur qui me rappela tout à coup, comme dans un rêve, les traits de celle qui m'avait été si chère. Je n'ai pas besoin de vous raconter comment il fut enlevé dans la rue avant que je connusse son histoire.
– Pourquoi? demanda vivement Monks.
– Parce que vous connaissez tous ces détails aussi bien que moi.
– Moi!
– Il serait inutile de chercher à le nier, répondit M. Brownlow; je vous montrerai que je sais encore bien d'autres choses.
– Vous n'avez aucune preuve à produire contre moi, balbutia Monks; je vous défie d'en produire une!
– Nous verrons, répondit le vieux monsieur en jetant sur Monks un regard scrutateur. Je perdis cet enfant, et tous mes efforts pour le retrouver furent inutiles; comme votre mère était morte, je savais que, si quelqu'un pouvait éclaircir ce mystère, c'était vous seul. J'appris que vous étiez parti pour vos propriétés des Indes occidentales, où vous vous êtes rendu, ai-je besoin de le dire? après la mort de votre mère, pour éviter ici de fâcheuses poursuites; je fis le voyage. Vous aviez quitté les Indes depuis quelques mois, et on supposait que vous étiez revenu à Londres; mais personne ne pouvait m'indiquer votre adresse. Je revins en Angleterre; vos correspondants n'avaient aucune donnée sur le lieu de votre résidence; vous alliez et veniez, me dirent-ils, d'une manière aussi irrégulière que vous l'aviez toujours fait; quelquefois vous restiez plusieurs jours de suite, quelquefois vous disparaissiez pendant des mois entiers. Vous hantiez, selon toute apparence, les mêmes lieux et les mêmes compagnies, compagnies infâmes dont vous aviez fait votre société quand vous étiez jeune et indomptable. Je les fatiguai de mes questions; je battis les rues nuit et jour; mais, il n'y a pas plus de deux heures, tous mes efforts étaient restés inutiles, et je ne vous avais pas aperçu une seule fois.
– Et maintenant vous me voyez tout à votre aise, dit Monks en se levant d'un air résolu. Eh bien! après? Vous parlez de fraude et d'escroquerie; ce sont là de grands mots, justifiés, à ce que vous paraissez croire, par je ne sais quelle ressemblance avec un petit misérable; vous dites que c'est mon frère! mais vous ne savez seulement pas si un enfant est résulté de ce beau couple; vous n'en avez aucune preuve.
– Je ne le savais pas, repartit M. Brownlow en se levant aussi; mais depuis quinze jours j'ai tout appris. Vous avez un frère, vous le savez; bien plus, vous le connaissez. Il y avait un testament; votre mère l'a détruit et vous a confié ce secret en mourant. Il était question dans ce testament d'un enfant qui était évidemment le fruit de cette malheureuse liaison; cet enfant, vous l'avez rencontré, et sa ressemblance avec son père a éveillé vos soupçons. Vous vous êtes rendu au lieu de sa naissance; il y avait des preuves (preuves longtemps cachées) de son origine et de sa parenté avec vous; ces preuves, vous les avez détruites, et voici les propres paroles que vous avez dites au juif, votre infâme complice: «Les seules preuves de l'identité de l'enfant sont au fond de la rivière, et la vieille sorcière qui les tenait de la mère pourrit dans son cercueil.» Fils dénaturé, lâche, menteur que vous êtes, vous qui tenez des conciliabules la nuit, dans de sombres bouges, avec des voleurs et des assassins; vous dont les infâmes complots ont causé la mort violente de quelqu'un qui valait mille fois mieux que vous; vous qui dès le berceau avez été une cause de chagrin et de désespoir pour votre père, et qui portez sur votre visage, vrai miroir de votre âme, les traces des maladies honteuses que vous devez aux plus viles passions, au vice et à la débauche… Édouard Leeford, me bravez-vous encore?
– Non, non, non! répondit le lâche, accablé sous ces charges multipliées.
– Il n'y a pas un mot, s'écria le vieux monsieur, pas un seul mot qui ne me soit connu. Ces ombres que vous avez vues sur le mur ont recueilli vos secrets et me les ont rapportés à l'oreille. La vue de cet enfant persécuté a ému le vice lui-même, et lui a donné le courage, sinon les attributs de la vertu. Un assassinat a été commis, dont vous êtes moralement, sinon réellement le complice.
– Non, non, interrompit Monks; je ne sais rien de ce qui s'est passé; j'allais m'enquérir de la vérité du fait quand vous m'avez surpris dans la rue; je ne connaissais pas la cause du meurtre; je pensais que c'était le résultat d'une querelle.
– Cette femme a été assassinée pour avoir révélé une partie de vos secrets, répondit M. Brownlow. Voulez-vous me les révéler tous?
– Oui.
– Voulez-vous me dresser de votre main une reconnaissance sincère des faits et les attester devant témoins?
– Oui, je le promets.
– Voulez-vous rester ici tranquille jusqu'à ce que ce document soit rédigé, et m'accompagner en tel lieu que je jugerai convenable, pour y faire cet aveu?
– Si vous y tenez, j'y consens aussi, répondit Monks.
– Vous devez faire plus encore, dit M. Brownlow: restituer à un enfant innocent la fortune qui lui était destinée. Vous n'avez pas oublié les clauses du testament. Mettez-les à exécution en ce qui concerne votre frère, et allez ensuite où vous voudrez: nous n'aurons plus besoin de nous revoir en ce monde.»
Monks, combattu entre la crainte et la haine, se promenait en long et en large, en réfléchissant d'un air sombre à la proposition qui lui était faite et à la possibilité de l'éluder, quand la porte s'ouvrit brusquement, et M. Losberne entra dans la chambre, en proie à une violente agitation.
«L'homme sera pris, s'écria-t-il. Il sera pris ce soir.
– L'assassin? demanda M. Brownlow.
– Oui, oui, répondit l'autre; on a vu son chien errer aux environs d'une vieille masure, et sans nul doute son maître y est déjà caché ou viendra s'y cacher à la faveur de la nuit. La police veille de tous côtés: j'ai causé avec les hommes chargés de le prendre, et ils m'ont dit qu'il est impossible qu'il s'échappe; ce soir, le gouvernement promet une récompense de cent livres sterling à qui le prendra.
– J'en offre cinquante de plus, et je vais le publier moi-même sur les lieux, si j'arrive à temps. Où est M. Maylie?
– Henry? répondit le docteur. Dès qu'il a vu votre ami ici présent monter sain et sauf en voiture avec vous, il est parti au galop pour se rendre à l'endroit on l'on traque l'assassin et se joindre à ceux qui le poursuivent.
– Et le juif? dit M. Brownlow; quelles nouvelles?
– Il n'était pas encore pris, mais il le sera, sans nul doute; il l'est peut-être déjà: on est sûr de l'avoir.
– Avez-vous pris votre parti? demanda M. Brownlow à voix basse à M. Monks.
– Oui, répondit celui-ci; vous… vous me garderez le secret?
– Oui; restez ici jusqu'à mon retour; c'est votre unique chance de salut.»
M. Brownlow et le docteur sortirent et refermèrent la porte à clef.
«Eh bien! où en êtes-vous? Qu'avez-vous fait? demanda tout bas le docteur.
– Tout ce que j'espérais, et même davantage: en réunissant les renseignements fournis par la jeune fille avec ceux que je possédais déjà, je ne lui ai laissé aucune échappatoire, et je lui ai montré clair comme le jour l'horreur de sa conduite. Veuillez écrire, je vous prie, et fixer le rendez-vous à après-demain soir, à sept heures; nous serons là quelques heures d'avance, mais il faudra se reposer, et surtout Mlle Rose, qui aura peut-être besoin de plus de courage que ni vous ni moi ne pouvons en ce moment le prévoir. Mais mon sang bout dans mes veines à la pensée de venger cette pauvre fille assassinée; quelle route ont-ils prise?
– Allez droit au bureau de police, et vous arriverez encore assez à temps, répondit M. Losberne. Moi, je reste ici.»
Les deux amis se séparèrent aussitôt, en proie l'un et l'autre à une agitation violente.