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Kitabı oku: «Jane Eyre; ou Les mémoires d'une institutrice», sayfa 33

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On était au 5 de novembre, jour de congé; ma petite servante était partie après m'avoir aidée à nettoyer ma maison, et bien contente de deux sous que je lui avais donnés pour récompenser son zèle. Tout était propre et brillait autour de moi; le sol bien sablé, la grille bien luisante et les chaises frottées avec soin. Je m'étais habillée proprement, et j'étais libre de passer mon après-midi comme bon me semblerait.

Pendant une heure, je m'occupai à traduire quelques pages d'allemand; ensuite je pris ma palette et mes crayons, et je me mis à un travail plus agréable et plus facile. J'entrepris d'achever la miniature de Rosamonde Oliver. La tête était presque finie; il n'y avait plus qu'à peindre le fond, à nuancer les draperies, à ajouter une couche de carmin aux lèvres, un mouvement plus gracieux à certaines boucles, une teinte plus sombre à l'ombre projetée par les cils au-dessous des paupières azurées. J'étais occupée à ces charmants détails, quand quelqu'un frappa rapidement à ma porte, qui s'ouvrit aussitôt. Saint-John entra.

«Je viens voir comment vous passez votre jour de congé, dit-il; pas à penser, j'espère. Mais je vois que non; voilà qui est bien; pendant que vous dessinez, vous vous sentez moins seule. Vous voyez que je me défie encore de vous, bien que vous vous soyez parfaitement soutenue jusqu'ici. Je vous ai apporté un livre pour vous distraire ce soir.» Et il posa sur la table un poème nouvellement paru, une de ces productions du génie dont le public de ces temps-là était si souvent favorisé.

C'était l'âge d'or de la littérature moderne. Hélas! les lecteurs de nos jours sont moins heureux. Mais, courage! je ne veux ni accuser ni désespérer. Je sais que la poésie n'est pas morte ni le génie perdu. La richesse n'a pas le pouvoir de les enchaîner ou de les tuer; un jour tous deux prouveront qu'ils existent, qu'ils sont là libres et forts. Anges puissants réfugiés dans le ciel, ils sourient quand les âmes sordides se réjouissent de leur mort et que les âmes faibles pleurent leur destruction. La poésie détruite, le génie banni! Non, médiocrité, non, que l'envie ne vous suggère pas cette pensée. Non seulement ils vivent, mais ils règnent et rachètent; et, sans leur influence divine qui s'étend partout, vous seriez dans l'enfer de votre propre pauvreté.

Pendant que je regardais avidement les pages de Marmion (car c'était un volume de Marmion), Saint-John s'arrêta pour examiner mon dessin; mais il se redressa en tressaillant et ne dit rien. Je levai les yeux sur lui, il évita mon regard; je connaissais ses pensées et je pouvais lire clairement dans son coeur. J'étais alors plus calme et plus froide que lui; j'avais un avantage momentané; je conçus le projet de lui faire un peu de bien, si je le pouvais.

«Avec toute sa fermeté et toute sa domination sur lui-même, pensai-je, il s'impose une tâche trop rude. Il enferme en lui tous ses sentiments et toutes ses angoisses; il ne confesse rien; il ne s'épanche jamais. Je suis sûre que cela lui ferait du bien de parler un peu de cette belle Rosamonde qu'il ne pense pas devoir épouser; je vais tâcher de le faire causer.»

Je lui dis d'abord de prendre une chaise; mais il me répondit, comme toujours, qu'il n'avait pas le temps de rester. «Très bien, me dis-je tout bas, restez debout si vous voulez; mais vous ne partirez pas maintenant, j'y suis bien résolue. La solitude vous est au moins aussi funeste qu'à moi; je vais essayer d'obtenir votre confiance, et de trouver dans cette poitrine de marbre une ouverture par laquelle je pourrai vous verser quelques gouttes du baume de la sympathie… Ce portrait est-il ressemblant? demandai- je tout à coup.

– Ressemblant à qui? Je ne l'ai pas regardé attentivement.

– Pardon, monsieur Rivers, vous l'avez regardé.»

Il tressaillit de ma franchise soudaine et étrange; il me regarda avec étonnement. «Oh! ce n'est encore rien, pensai-je; je ne me laisserai pas intimider par un peu de roideur de votre part; je suis décidée à pousser très loin.»

Je continuai:

«Vous l'avez regardé de près et attentivement; mais je ne m'oppose pas à ce que vous le regardiez encore.»

Je me levai et je plaçai le dessin dans sa main.

«C'est une peinture bien exécutée, dit-il; les couleurs sont douces et claires, le dessin correct et gracieux.

– Oui, oui, je le sais; mais que dites-vous de la ressemblance? à qui ce portrait ressemble-t-il?»

Dominant son hésitation, il répondit: «À Mlle Oliver, je pense.

– Certainement. Et maintenant, monsieur, pour vous récompenser d'avoir si bien deviné, je vous ferai une seconde copie aussi fidèle et aussi soignée que celle-ci, pourvu que vous me promettiez de l'accepter. Je ne voudrais pas passer mon temps à un travail que vous regarderiez comme indigne de vous.»

Il continuait à regarder le portrait; plus il le contemplait, plus il le tenait fortement, plus il semblait le couver des yeux.

«C'est ressemblant, murmura-t-il; les yeux sont bien; la couleur, la lumière, l'expression, tout est parfait; ce portrait sourit.

– Aimeriez-vous à en avoir un semblable, ou bien cela vous blesserait-il? Dites-le-moi. Quand vous serez à Madagascar, au Cap ou aux Indes, serait-ce une consolation pour vous de posséder ce souvenir? ou bien cette vue vous rappellerait-elle des pensées tristes et énervantes?»

Il leva furtivement les yeux, me regarda d'un air irrésolu et troublé, puis contempla de nouveau le portrait.

«Il est certain que j'aimerais à l'avoir, dit-il; mais serait-ce sage? C'est une autre question.»

Depuis que j'étais persuadée que Rosamonde avait une préférence pour lui et que M. Oliver ne s'opposerait pas au mariage, comme j'étais moins exaltée dans mes opinions que Saint-John, j'avais résolu de faire tous mes efforts pour que cette union s'accomplît. Il me semblait que si M. Rivers devenait possesseur de la belle fortune de M. Oliver, il ferait autant de bien qu'en allant flétrir son génie et perdre sa force sous le soleil des tropiques. Dans la persuasion où j'étais, je répondis:

«Autant que je puis en juger, je trouve qu'il serait plus sage à vous de prendre l'original que le portrait.»

Pendant ce temps, il s'était assis; il avait posé le portrait devant lui sur la table, et, le front appuyé dans ses deux mains, le regardait tendrement. Je vis qu'il n'était ni fâché ni choqué de mon audace; je vis même qu'en lui parlant ainsi franchement d'un sujet qu'il regardait comme inabordable, en s'adressant librement à lui, on lui faisait éprouver un plaisir nouveau, un soulagement inattendu. Les gens réservés ont souvent plus besoin que les gens expansifs d'entendre parler ouvertement de leurs sentiments et de leurs douleurs. Le plus stoïque est homme, après tout; et se précipiter avec hardiesse et bonne volonté dans son âme solitaire, c'est souvent lui rendre le plus grand des services.

«Elle vous aime, j'en suis sûre, dis-je en me plaçant derrière sa chaise; et son père vous respecte. Puis c'est une charmante enfant; un peu irréfléchie, il est vrai, mais vous avez assez de raison pour tous deux. Vous devriez l'épouser.

– M'aime-t-elle? demanda-t-il.

– Certainement, plus qu'aucun autre; elle parle toujours de vous; nul sujet ne la réjouit tant, et c'est à cela qu'elle revient le plus souvent.

– J'aime à vous entendre, dit-il; parlez encore un quart d'heure.»

Il retira sa montre et la posa sur la table pour mesurer le temps.

«Mais pourquoi continuer, demandai-je, si pendant ce temps vous préparez quelque raisonnement puissant pour me contredire, ou si vous forgez un lien nouveau pour enchaîner votre coeur?

– Ne vous imaginez pas cela; croyez plutôt que je cède et que mon coeur s'amollit. L'amour humain s'élève en moi comme une fraîche fontaine qu'on vient d'ouvrir, et inonde de ses flots si doux le champ que j'avais préparé avec tant de soins et tant de labeurs, que j'avais assidûment ensemencé de bonnes intentions et de renoncement à moi-même; et maintenant il est englouti sous une onde délicieuse, les germes nouveaux sont rongés par un poison enivrant. Je me vois étendu sur une ottomane du salon de Vale- Hall, aux pieds de ma fiancée Rosamonde Oliver; elle me parle avec sa douce voix, me regarde avec ses yeux que votre main habile a si bien su reproduire, me sourit avec ses lèvres si vermeilles. Elle est à moi, je suis à elle; cette vie présente, ce monde d'un jour me suffit. Taisez-vous; ne dites rien; mon coeur est rempli d'extase, mes sens de délices. Laissez passer en paix le temps que j'ai marqué!»

La montre continuait à marcher; il respirait vite et bas; je restais muette. Le quart d'heure s'écoula au milieu de ce silence. M. Saint-John reprit sa montre, reposa le portrait, se leva et se tint debout devant le foyer.

«Maintenant, dit-il, j'ai voulu accorder ce court instant au délire et à l'illusion; j'ai reposé mes tempes sur le sein de la tentation; j'ai volontairement placé mon cou sous son joug de fleurs; j'ai goûté à sa coupe. L'oreiller est brûlant; un serpent est caché dans la guirlande; le vin est amer; ses promesses sont vides et ses offres fausses; je le vois et je le sais.»

Je le regardai avec étonnement.

«Il est étrange, poursuivit-il, qu'au moment où j'aime si ardemment Rosamonde Oliver, où je l'aime avec toute la violence d'une première passion dont l'objet est parfaitement beau, gracieux et fascinant, j'éprouve aussi une certitude complète qu'elle ne serait pas une bonne femme pour moi, qu'elle n'est pas la compagne qui me convient, et qu'après un an de mariage je m'en apercevrais bien, et qu'à douze mois d'enivrement succéderait une vie de regret, je le sais.»

Je ne pus m'empêcher de m'écrier:

«C'est étrange, en effet!»

Il continua:

«Si je suis sensible à ses charmes, je suis aussi vivement frappé par ses défauts; ils sont de telle nature qu'elle ne pourrait sympathiser en rien avec moi; elle ne comprendrait pas mes aspirations; elle ne pourrait pas m'aider dans mes entreprises. Rosamonde souffrir, travailler, être apôtre! Rosamonde devenir la femme d'un missionnaire; non, c'est impossible!

– Mais vous n'avez pas besoin d'être un missionnaire; vous pouvez renoncer à ce projet.

– Y renoncer? Ne savez-vous donc pas que c'est ma vocation, ma grande oeuvre, les fondements que je pose sur la terre pour ma demeure céleste, mon espérance d'être compté parmi ceux qui ont étouffé toute ambition pour le désir glorieux d'améliorer leurs frères, de remplacer la guerre par la paix, l'esclavage par la liberté, la superstition par la religion, la crainte de l'enfer par l'espérance du ciel? Renoncer à ce projet qui m'est plus cher que le sang de mes veines! C'est de ce côté-là que je dois diriger mes regards, c'est dans ce but que je dois vivre.»

Après une longue pause, je repris:

«Et Mlle Oliver, vous est-il indifférent de la voir malheureuse?

– Mlle Oliver est entourée de courtisans et de flatteurs. Dans moins d'un mois mon image sera effacée de son coeur; elle m'oubliera et se mariera probablement à quelqu'un qui la rendra plus heureuse que je n'aurais pu le faire.

– Vous parlez froidement; mais cette lutte vous fait souffrir; vous changez.

– Non; si je change un peu, c'est l'inquiétude que me causent mes projets dont l'exécution est encore mal assurée; ce matin même j'ai appris que mon successeur, dont j'attends depuis si longtemps l'arrivée, ne sera pas prêt à me remplacer avant trois mois, peut- être six.

– Vous tremblez et vous rougissez quand Mlle Oliver entre dans l'école.»

Sa figure prit de nouveau une expression de surprise; il ne pensait pas qu'une femme oserait parler ainsi à un homme. Quant à moi, je me sentais sur mon terrain; je ne pouvais pas entrer en communication avec les esprits forts, discrets et raffinés, soit d'hommes, soit de femmes, avant d'avoir dépassé les limites d'une réserve conventionnelle, avant d'avoir franchi le seuil de leurs confidences et pris ma place près du foyer de leurs coeurs.

«Vous êtes originale, me dit-il, et nullement timide. Votre esprit est brave autant que votre oeil est pénétrant; mais laissez-moi vous assurer que vous interprétez mal mes émotions; vous les croyez plus fortes et plus puissantes qu'elles ne le sont; vous m'accordez plus de sympathie que je n'ai le droit d'en réclamer. Quand mes joues se colorent et quand je tremble devant Mlle Oliver, je ne me plains pas; je méprise ma faiblesse; je sais qu'elle est vile: c'est une fièvre de la chair; mais, je vous le dis en vérité, ce n'est pas une convulsion de l'âme; non mon âme est aussi ferme que le rocher fixé sous les profondeurs de la mer agitée. Connaissez-moi pour ce que je suis, c'est-à-dire pour un homme froid et dur.»

Je souris d'un air incrédule.

«Vous vous êtes emparée de ma confiance par force, continua-t-il; maintenant elle est toute à votre service; si l'on pouvait me dépouiller de ce vêtement de chair dont le chrétien recouvre les difformités humaines, vous verriez que je suis simplement un homme dur, froid et ambitieux. De tous les sentiments, l'affection naturelle a seule conservé un pouvoir constant sur moi; la raison est mon guide, et non pas le sentiment; mon ambition est illimitée, mon désir de m'élever plus haut, de faire plus que les autres, est insatiable. J'honore la patience, la persévérance, l'industrie et le talent, parce que ce sont des moyens pour l'homme d'accomplir de grandes choses et de s'élever. Je vous examine avec intérêt, parce que je vois en vous une femme active, sage et énergique, et non pas parce que je vous plains profondément de ce que vous avez déjà souffert, et de ce que vous souffrez encore.

– Mais alors, dis-je, vous ne seriez qu'un philosophe païen?

– Non; il y a une différence entre moi et les déistes; je crois, et je crois à l'Évangile. Vous vous êtes trompée de nom; je ne suis pas un philosophe païen, mais un philosophe chrétien de la secte de Jésus; comme son disciple, j'accepte ses doctrines généreuses, pures et miséricordieuses; je suis décidé à les prêcher. Élevé jeune dans la religion, écoutez ce qu'elle a su faire de mes qualités innées. Avec ce petit germe d'affection naturelle que j'avais en moi, elle a su développer l'arbre puissant de la philanthropie; je possédais les racines sauvages et incultes de la droiture humaine, elle m'a fait comprendre la justice de Dieu; j'étais ambitieux d'acquérir du pouvoir et du renom pour moi-même, elle m'a inspiré la noble ambition de prêcher le royaume de mon maître, de remporter des victoires sous l'étendard de la croix. Voilà ce qu'a fait la religion, voilà comment elle a su purifier ce qu'elle a trouvé en moi, tailler et dresser ma nature; mais elle n'a pas pu la détruire, rien ne la détruira jusqu'au jour où ce corps mortel passera dans l'éternité…»

Après avoir dit ces mots, il prit son chapeau, qui était posé sur la table à côté de ma palette; il regarda encore une fois le portrait.

«Elle est belle, murmura-t-il; c'est bien en vérité la rose au monde.

– Vous ne voulez pas que je vous fasse son portrait?

– À quoi bon? non.»

Il recouvrit le portrait de la feuille de papier fin sur laquelle j'avais l'habitude de m'appuyer le bras quand je peignais, afin de ne pas tacher mon carton. Je ne sais ce qu'il aperçut tout à coup sur cette feuille; mais quelque chose attira ses yeux; il la prit brusquement, contempla le bord, me jeta un regard singulier et incompréhensible, un regard qui semblait vouloir m'examiner moi et ma toilette, car il le promena sur toute ma personne avec la rapidité de l'éclair; ses lèvres s'ouvriront comme s'il allait parler, mais il s'arrêta.

«Qu'y a-t-il? demandai-je.

– Rien.» me répondit-il; et remettant le papier à sa place, je le vis déchirer rapidement un petit morceau du bord de la feuille. Ce papier disparut dans son gant; puis il me salua rapidement, me dit adieu et disparut.

À mon tour j'examinai le papier, mais je n'y vis rien, sinon quelques traits que j'avais faits pour essayer mon crayon. Je pensai à cet événement pendant une minute ou deux; mais ne pouvant pas découvrir ce mystère, et persuadée d'ailleurs qu'il ne devait pas avoir une grande importance, je n'y pensai bientôt plus.

CHAPITRE XXXIII

Quand M. Saint-John partit, la neige commençait à tomber, la tempête continua toute la nuit. Le jour suivant, un vent aigu amena des tourbillons de neige froids et épais; vers le soir, la vallée était presque impraticable. J'avais fermé mes persiennes et mis une natte devant la porte pour empêcher la neige d'entrer par- dessous. J'avais arrangé mon feu, et, après être restée une heure assise sur le foyer pour écouter la tempête, j'allumai une chandelle, je pris Marmion, et je me mis à lire la strophe suivante:

«Le soleil se couchait derrière les montagnes de Norham, couvertes de châteaux, derrière les belles rives de la Tweed large et profonde, et les Cheviots solitaires. Les tours massives, le donjon qui les garde et les murailles qui les entourent, brillent d'une lueur jaunâtre.»

L'harmonie des vers me fit bientôt oublier l'orage. J'entendis du bruit; je pensai que c'était le vent qui frappait contre la porte. Mais non; c'était Saint-John Rivers qui tournait le loquet. Il était venu à travers ce froid ouragan et cette obscurité bruyante. Il se tenait debout devant moi; le manteau qui le recouvrait était aussi blanc qu'un glacier. Je demeurai stupéfaite, car je ne m'attendais pas à avoir un hôte ce soir-là.

– Y a-t-il quelque mauvaise nouvelle? demandai-je, est-il arrivé quelque chose?

– Non. Comme vous vous inquiétez facilement!» me répondit-il en suspendant son manteau à la porte, vers laquelle il repoussa froidement la natte que son entrée avait dérangée. Il secoua la neige de ses souliers. «Je vais salir votre chambre, dit-il; mais il faut m'excuser pour une fois.» Alors il s'approcha du feu. «Je vous assure que j'ai eu bien de la peine à arriver ici, dit-il en réchauffant ses mains à la flamme du foyer. Un moment j'ai enfoncé jusqu'à la ceinture; heureusement la neige est encore molle.»

Je ne pus pas m'empêcher de dire: «Mais pourquoi êtes-vous venu?

– C'est une question peu hospitalière à faire à un visiteur; mais, puisque vous me le demandez, je vous répondrai que c'est simplement pour causer avec vous. J'étais fatigué de mes livres muets et de ma chambre vide. D'ailleurs, depuis hier, je suis dans l'état d'une personne à qui l'on a dit la moitié d'une histoire et qui est impatiente d'en connaître la fin.»

Il s'assit. Je me rappelai sa conduite singulière de la veille, et je commençai à craindre pour sa tête; en tout cas, s'il était fou, sa folie était bien froide et bien recueillie. Je n'avais jamais vu ses beaux traits aussi semblables à du marbre, qu'au moment où, jetant de côté ses cheveux mouillés par la neige, il laissa la lumière du foyer briller librement sur son front et ses joues si pâles. Je fus attristée en remarquant les traces évidentes du souci et du chagrin. J'attendais, espérant qu'il allait dire quelque chose que je pourrais au moins comprendre. Mais sa main était posée sur son menton, ses doigts sur ses lèvres; il pensait. Je fus frappée en voyant que sa main était aussi dévastée que sa figure. Une pitié involontaire s'empara de moi et je m'écriai:

«Je voudrais que Diana et Marie pussent demeurer avec vous; il est mauvais pour vous de vivre seul, et vous êtes trop indifférent sur votre santé.

– Pas du tout, dit-il, je prends soin de moi quand c'est nécessaire; je me porte très bien. Que me manque-t-il donc?

Il dit ces mots avec indifférence et d'un air absorbé, ce qui me prouva qu'à ses yeux ma sollicitude était au moins superflue. Je me tus.

Il continuait à remuer lentement son doigt sur sa lèvre supérieure, et son oeil se promenait sur la grille ardente. Trouvant indispensable de dire quelque chose, je lui demandai si la porte qu'il avait derrière lui ne lui donnait pas trop de froid.

«Non, non, me répondit-il brièvement et presque brusquement.

– Eh bien, pensai-je, taisez-vous si vous le désirez. Je vais vous laisser à vos réflexions et reprendre mon livre.»

Je mouchai la chandelle, et je me remis à lire Marmion. Bientôt il se redressa; ce mouvement me fit lever les yeux. Il tira simplement de sa poche un portefeuille en maroquin, y prit une lettre qu'il lut en silence, la replia, la remit à sa place, et tomba dans une profonde méditation. Je ne pouvais pas lire en ayant sous les yeux un visage aussi impossible à sonder; dans mon impatience je ne pouvais pas me taire; peut-être allait-il me mal recevoir, mais tant pis, il me fallait parler.

«Avez-vous reçu dernièrement des nouvelles de Marie et de Diana? demandai-je.

– Non, pas depuis la lettre que je vous ai montrée il y a huit jours.

– Il n'y a rien de changé pour vous? Vous ne quitterez pas l'Angleterre avant l'époque que vous m'avez indiquée?

– Je le crains; ce serait un trop grand bonheur pour que je puisse y compter.»

Arrivée là, je changeai le sujet de ma conversation. Je me mis à parler de mon école et de mes élèves.

«La mère de Marie Garrett est mieux, dis-je. Marie est revenue à l'école ce matin, et la semaine prochaine j'aurai quatre élèves nouvelles de Foundry-Close; sans la neige, elles seraient venues aujourd'hui.

– En vérité?

– M. Oliver paye la pension de deux d'entre elles.

– Ah!

– Il régalera toute l'école à Noël.

– Je le sais.

– Est-ce vous qui le lui avez conseillé?

– Non.

– Qui est-ce donc?

– Sa fille, je crois.

– C'est bien d'elle; elle est si bonne!

– Oui.»

Une nouvelle pause. L'horloge sonna huit heures; ce bruit le tira de sa méditation. Il décroisa ses jambes, se redressa et se tourna de mon côté.

«Laissez votre livre un instant, dit-il, et approchez-vous un peu du feu.»

J'étais de plus en plus étonnée.

«Il y a une demi-heure, dit-il, je vous ai parlé de mon impatience de connaître la suite d'une histoire; j'ai réfléchi depuis qu'il valait mieux que je fusse le narrateur et vous l'auditeur. Avant de commencer, il est bon de vous avertir que l'histoire vous semblera un peu ancienne; mais de vieux détails reprennent quelquefois de la fraîcheur en passant par des lèvres nouvelles. Du reste, usée ou non, elle est courte.

«Il y a vingt ans, un pauvre ministre (peu importe son nom maintenant) tomba amoureux d'une jeune fille riche; la jeune fille aussi l'aimait, et elle l'épousa, malgré les conseils de ses amis, qui la renièrent aussitôt après son mariage; au bout de deux ans, ce couple téméraire avait cessé d'exister, et tous deux étaient tranquillement couchés sous une même pierre. J'ai vu leur tombeau dans le grand cimetière qui entoure la sombre et triste église d'une immense ville manufacturière, dans le comté de ***. Ils laissèrent une fille qui, dès sa naissance, fut reçue par une charité froide comme les amas de neige dans lesquels j'ai enfoncé ce soir. L'enfant abandonnée fut portée dans la demeure d'un riche parent de sa mère; elle fut élevée par une tante appelée (maintenant j'arrive aux noms) Mme Reed, de Gateshead. Vous tressaillez; avez-vous entendu du bruit? C'est probablement un rat qui gratte le mur de l'école; avant que je la fisse réparer, c'était une grange, et les granges sont généralement hantées par les rats. Mais continuons notre récit. Mme Reed garda l'orpheline pendant dix années; je ne sais si elle fut heureuse ou non: personne ne me l'a dit. Au bout de ce temps, l'enfant fut envoyée dans un endroit que vous connaissez, à l'école de Lowood, où vous- même avez demeuré. Il parait que sa conduite fut honorable; d'élève, elle devint maîtresse comme vous. Je suis frappé du rapport qu'il y a entre son histoire et la vôtre. Elle quitta Lowood pour se faire gouvernante; voyez, ici encore vos deux destinées sont semblables; elle entreprit l'éducation de la pupille d'un certain M. Rochester.

– Monsieur Rivers! m'écriai-je.

– Je devine vos sentiments, dit-il, mais réprimez-les un instant; j'ai presque fini, écoutez-moi jusqu'au bout. Je ne sais rien sur M. Rochester, si ce n'est qu'il offrit un mariage honorable à cette jeune fille, et que, devant l'autel, on découvrit qu'il avait une femme vivante, mais folle; je ne connais ni ses desseins ni sa conduite après cette découverte. Il arriva un événement qui rendit nécessaire de rechercher la gouvernante; on apprit qu'elle était partie; personne ne put savoir quand, comment, ni pour aller où; elle avait quitté le château de Thornfield pendant la nuit. Toutes les recherches sont restées infructueuses; on a parcouru tout le pays sans avoir pu rien apprendre sur elle, et pourtant il est indispensable qu'on la trouve; on a écrit dans tous les journaux; moi-même j'ai reçu une lettre d'un M. Briggs, procureur, où l'on me communiquait les détails que je viens de vous rapporter; n'est-ce pas une histoire étrange?

– Répondez-moi seulement à ce que je vais vous demander, dis-je; vous le pourrez certainement. Qu'avez-vous appris sur M. Rochester? Où est-il? que fait-il? Se porte-t-il bien?

– Je ne sais rien sur M. Rochester; la lettre n'en parle que pour mentionner son dessein illégal. Vous devriez plutôt me demander le nom de la gouvernante et l'événement qui rend sa présence indispensable.

– Personne n'est donc allé au château de Thornfield? personne n'a donc vu M. Rochester?

– Je ne pense pas.

– Lui a-t-on écrit?

– Certainement.

– Et qu'a-t-il répondu? Qui a sa lettre?

– M. Briggs me dit que la réponse à sa demande n'a pas été faite par M. Rochester, mais par une dame qui signe Alice Fairfax.»

Je me sentis froide et consternée. Ainsi mes craintes étaient fondées: il avait probablement quitté l'Angleterre et, dans son désespoir, était retourné vers un de ses anciens repaires du continent; et quels adoucissements avait-il cherchés à ses cruelles souffrances, quels objets pour satisfaire ses fortes passions? Je n'osais pas répondre à cette question. Oh mon pauvre maître! lui qui avait presque été mon mari! lui que j'avais si souvent appelé mon cher Édouard!

«Cet homme devait être mauvais, observa M. Rivers.

– Vous ne le connaissez pas, ne le jugez pas ainsi! m'écriai-je avec chaleur.

– Très bien, me dit-il tranquillement; du reste je suis occupé d'autre chose que de lui, j'ai mon histoire à finir. Puisque vous ne voulez pas me demander le nom de la gouvernante, je vais vous le dire moi-même; attendez, je l'ai ici: il vaut toujours mieux avoir les choses importantes soigneusement écrites sur le papier.»

Il prit de nouveau son portefeuille, l'ouvrit, et y chercha quelque chose; de l'un des compartiments il tira un vieux morceau de papier qui semblait avoir été déchiré brusquement. Je reconnus la forme et les traits de pinceau de différentes couleurs du morceau enlevé au papier qui recouvrait le portrait de Mlle Oliver. Saint-John se leva, le tint devant mes yeux, et je lus, tracés en encre de Chine et par ma propre main, les mots: Jane Eyre. J'avais probablement écrit cela dans un moment d'oubli.

«Briggs, continua-t-il, me parlait d'une Jane Eyre, et c'était également ce nom qui se trouvait dans les journaux; je connaissais une Jane Elliot; je confesse que j'avais des soupçons, mais je ne fus certain qu'hier dans l'après-midi. Avouez-vous votre nom et renoncez-vous au pseudonyme?

– Oui, oui; mais où est M. Briggs? Il en sait peut-être plus long que vous sur M. Rochester.

– Briggs est à Londres; je doute qu'il sache rien sur M. Rochester; ce n'est pas M. Rochester qui l'intéresse. Vous oubliez le point essentiel pour vous occuper de détails insignifiants; vous ne me demandez pas pourquoi M. Briggs vous cherche, et pourquoi il a besoin de vous.

– Eh bien! pourquoi?

– Simplement pour vous dire que votre oncle, M. Eyre, de Madère, est mort; qu'il vous a laissé toute sa fortune, et que maintenant vous êtes riche; simplement pour cela, rien de plus.

– Moi, riche?

– Oui, vous, une riche héritière.»

Il y eut un moment de silence.

«Il faudra prouver votre identité, continua Saint-John, mais cela n'offrira aucune difficulté, et alors vous pourrez entrer tout de suite en possession. Votre fortune est placée dans les fonds anglais. Briggs a le testament et tous les papiers nécessaires.»

C'était une phase nouvelle dans ma vie. Il est beau de sortir de l'indigence pour devenir riche subitement, c'est même très beau; mais ce n'est pas une chose que l'on comprenne tout d'un coup et dont on puisse se réjouir entièrement dans le moment même. Il y a des joies bien plus enivrantes. Une fortune est un bonheur solide, tout terrestre, mais il n'a rien d'idéal; tout ce qui s'y rattache est calme, et la joie qu'on ressent ne peut pas se manifester avec enthousiasme; on ne saute pas, on ne chante pas. En apprenant qu'on est riche, on commence par songer aux responsabilités, par penser aux affaires: dans le fond, on est satisfait, mais il y a de graves soucis; on se contient, on reçoit la nouvelle de son bonheur avec un visage sérieux.

D'ailleurs, les mots testament, legs, marchent côte à côte avec les mots mort et funérailles. Mon oncle était mort: c'était mon seul parent. Depuis que je savais qu'il existait, j'avais nourri l'espérance de le voir un jour; maintenant je ne le pourrai plus. Puis cet argent ne venait qu'à moi seule, et non pas à moi et à une famille qui s'en serait réjouie; à moi toute seule. Certainement c'était un bonheur: je serai si heureuse d'être indépendante! Cela, du moins, je le sentais bien, et cette pensée gonflait mon coeur.

«Enfin, vous levez la tête, me dit M. Rivers; je croyais que Méduse vous avait lancé un de ses regards et que vous étiez changée en statue de pierre. Probablement vous allez me demander maintenant à combien monte votre fortune.

– Eh bien, oui; à combien monte-t-elle?

– Oh! cela ne vaut même pas la peine d'en parler; on dit vingt mille livres sterling, je crois; mais qu'est-ce que cela?

– Vingt mille livres sterling!»

Mon étonnement fut grand; j'avais compté sur quatre ou cinq mille; cette nouvelle me coupa la respiration pour un instant. M. Saint- John, que je n'avais jamais entendu rire auparavant, se mit alors à rire.

«Eh bien! dit-il, si vous aviez commis un meurtre et si je venais vous apprendre que votre crime est découvert, vous auriez l'air moins épouvantée.

– C'est une forte somme; ne pensez-vous pas qu'il y a erreur?

– Pas le moins du monde.