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Kitabı oku: «Jane Eyre; ou Les mémoires d'une institutrice», sayfa 34

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– Peut-être avez-vous mal lu les chiffres, et n'y a-t-il que 2000?

– C'est écrit en lettres et non pas en chiffres: vingt mille.»

Je me faisais l'effet d'un individu dont les facultés gastronomiques qui sont très grandes, et tout à coup se trouve assis seul levant une table préparée pour cent. M. Rivers se leva et mit son manteau.

«Si la nuit n'était pas si mauvaise, dit-il, j'enverrais Anna vous tenir compagnie; vous avez l'air si malheureuse qu'il n'est pas très prudent de vous laisser seule; mais la pauvre Anna ne pourrait pas se tirer de la neige aussi bien que moi; ses jambes ne sont pas aussi longues; ainsi donc je me vois obligé de vous laisser à votre tristesse. Bonsoir.»

Il toucha le loquet de la porte, une pensée subite me vint.

«Arrêtez une minute! m'écriai-je.

– Eh bien?

– Je voudrais savoir pourquoi M. Briggs vous a écrit pour apprendre des détails sur moi; comment il vous connaît, et ce qui a pu lui faire penser que, dans un pays écarté comme celui-ci, vous pourriez l'aider à me découvrir…

– Oh! me dit-il, c'est que je suis ministre, et les ministres sont souvent consultés dans les cas embarrassants.»

Il tourna de nouveau le loquet.

«Non, cela ne me satisfait pas! m'écriai-je.

En effet, sa réponse était à la fois si vague et si prompte, que ma curiosité, au lieu d'être satisfaite, n'en fut que piquée davantage.

«Il y a quelque chose d'étrange là dedans, ajoutai-je, et je veux tout savoir.

– Une autre fois.

– Non, ce soir, ce soir même!»

Et comme il s'éloigna un peu de la porte, je me plaçai entre elle et lui. Il semblait embarrassé.

«Certainement, repris-je, vous ne partirez pas avant de m'avoir tout dit.

– Je préférerais que ce fût une autre fois.

– Non, il le faut!

– J'aimerais mieux que vous apprissiez tout cela par Diana ou par

Marie.»

Ces objections ne faisaient qu'accroître mon ardeur; je voulais être satisfaite, et tout de suite; je le lui dis.

«Mais, reprit-il, je vous ai dit que je suis un homme dur et difficile à persuader.

– Et moi, je suis une femme dure, dont il est impossible de se débarrasser.

– Je suis froid, continua-t-il, la fièvre ne saurait me gagner.

– Je suis ardente, et le feu fond la glace. La flamme du foyer a fait sortir toute la neige de votre manteau; l'eau en a profité pour couler sur le sol, qui maintenant ressemble à une rue inondée… Monsieur Rivers, si vous voulez que je vous pardonne jamais le crime d'avoir souillé le sable de ma cuisine, dites-moi ce que je désire savoir…

– Eh bien! dit-il, je cède, non pas à cause de votre ardeur, mais à cause de votre persévérance, de même que la pierre cède sous le poids de la goutte d'eau qui tombe sans cesse; d'ailleurs il faudra toujours que vous le sachiez: autant maintenant que plus tard. Vous vous appelez Jane Eyre?

– Certainement! nous l'avons déjà dit.

– Peut-être ne savez-vous pas que je porte le même nom que vous?

J'ai été baptisé John Eyre Rivers.

– Non, en vérité, je ne le savais pas; je me rappelle avoir vu la lettre E dans les initiales gravées sur les livres que vous m'avez prêtés; je ne me suis jamais demandé quel pouvait être votre nom; mais alors certainement…»

Je m'arrêtai; je ne voulais pas entretenir, encore moins exprimer la pensée qui m'était venue; mais bientôt elle se changea pour moi en une grande probabilité; toutes les circonstances s'accordaient si bien! la chaîne, qui jusque-là n'avait été qu'une série d'anneaux séparés et sans forme, commençait à s'étendre droite devant moi; chaque anneau était parfait et l'union complète. Avant que Saint-John eût parlé, un instinct m'avait avertie de tout. Mais comme je ne dois pas m'attendre à trouver le même instinct chez le lecteur, je répéterai l'explication donnée par M. Rivers.

«Ma mère s'appelait Eyre, me dit-il; elle avait deux frères: l'un, ministre, avait épousé Mlle Jane Reed, de Gateshead; l'autre. John Eyre, était commerçant à Madère. M. Briggs, procureur de M. Eyre, nous écrivit, au mois d'août dernier, pour nous apprendre la mort de notre oncle et pour nous dire qu'il avait laissé sa fortune à la fille de son frère le ministre, nous rejetant à cause d'une querelle qui avait eu lieu entre lui et mon père et qu'il n'avait jamais voulu pardonner. Il y a quelques semaines, il nous écrivit de nouveau pour nous apprendre qu'on ne pouvait pas retrouver l'héritière, et pour nous demander si nous savions quelque chose sur elle; un nom écrit par hasard sur un morceau de papier me l'a fait découvrir. Vous savez le reste…»

Il voulut de nouveau partir; mais je m'appuyai le dos contre la porte.

«Laissez-moi parler, dis-je; donnez-moi le temps de respirer.»

Je m'arrêtai; il se tenait debout devant moi, le chapeau à la main, et paraissait assez calme. Je continuai:

«Votre mère était la soeur de mon père?

– Oui.

– Par conséquent elle était ma tante?»

Il fit un signe affirmatif.

«Mon oncle John était votre oncle? Vous, Diana et Marie, vous êtes les enfants de sa soeur, et moi je suis la fille de son frère?

– Sans doute.

– Alors vous êtes mes cousins; la moitié de notre sang coule de la même source?

– Oui, nous sommes cousins.»

Je le regardai; il me sembla que j'avais trouvé un frère, un frère dont je pouvais être orgueilleuse et que je pouvais aimer; deux soeurs dont les qualités étaient telles, qu'elles m'avaient inspiré une profonde amitié et une grande admiration, même lorsque je ne voyais en elles que des étrangères. Ces deux jeunes filles, que j'avais contemplées avec un mélange amer d'intérêt et de désespoir, lorsque, agenouillée sur la terre humide, j'avais regardé à travers l'étroite fenêtre de Moor-House, ces deux jeunes filles étaient mes parentes; cet homme jeune et grand, qui m'avait ramassée mourante sur le seuil de sa maison, m'était allié par le sang: bienheureuse découverte pour une pauvre abandonnée! C'était là une véritable richesse, une richesse du coeur! une mine d'affections pures et naturelles! C'était un bonheur vif, immense et enivrant, qui ne ressemblait pas à celui que j'avais éprouvé en apprenant que j'étais riche; car, quoique cette nouvelle eût été la bienvenue, je n'en avais ressenti qu'une joie modérée. Dans l'exaltation de ce bonheur soudain, je joignis les mains; mon pouls bondissait, mes veines battaient avec force.

«Oh! je suis heureuse! je suis heureuse!» m'écriai-je.

Saint-John sourit.

«N'avais-je pas raison de vous dire que vous négligiez les points essentiels pour vous occuper de niaiseries? reprit-il. Vous êtes restée sérieuse quand je vous ai appris que vous étiez riche; et maintenant, voyez votre exaltation pour une chose sans importance.

– Que voulez-vous dire? Peut-être est-ce de peu d'importance pour vous. Vous avez des soeurs, vous n'avez pas besoin d'une cousine; mais moi, je n'avais personne. Trois parents, ou deux, si vous ne voulez pas que je vous compte, viennent de naître pour moi. Oui, je le répète, je suis heureuse!»

Je me promenai rapidement dans ma chambre; puis je m'arrêtai, suffoquée par les pensées qui s'élevaient en moi, trop rapides pour que je pusse les recevoir, les comprendre et les mettre en ordre. Je songeais à tout ce qui pourrait avoir lieu et aurait lieu avant longtemps; je regardais les murailles blanches, et je crus voir un ciel couvert d'étoiles, dont chacune me conduisait vers un but délicieux. Enfin, je pouvais faire quelque chose pour ceux qui m'avaient sauvé la vie, et que jusque-là j'avais aimés d'un amour inutile. Ils étaient sous un joug, et je pouvais leur rendre la liberté; ils étaient éloignés les uns des autres, et je pouvais les réunir; l'indépendance et la richesse qui m'appartenaient pouvaient leur appartenir aussi. N'étions-nous pas quatre? Vingt mille livres, partagées en quatre, donnaient cinq mille livres à chacun; c'était bien assez. Justice serait faite et notre bonheur mutuel assuré. La richesse ne m'accablait plus, ce n'était plus un legs de pièces d'or, mais un héritage de vie, d'espérances et de joies.

Je ne sais quel air j'avais pendant que je songeais à toutes ces choses; mais je m'aperçus bientôt que M. Rivers avait placé une chaise derrière moi, et s'efforçait doucement de me faire asseoir. Il me conseillait d'être calme; je lui déclarai que mon esprit n'était nullement troublé; je repoussai sa main, et je me mis de nouveau à me promener dans la chambre.

«Vous écrirez demain à Marie et à Diana, dis-je, et vous les prierez de venir tout de suite ici. Diana m'a dit qu'elle et sa soeur se trouveraient riches avec mille livres sterling chacune; aussi je pense qu'avec cinq mille elles seront tout à fait satisfaites.

– Dites-moi où je pourrai trouver un verre d'eau, me répondit Saint-John; en vérité, vous devriez faire un effort pour vous calmer.

– C'est inutile. Répondez-moi: quel effet produira sur vous cette fortune? Resterez-vous en Angleterre, épouserez-vous Mlle Oliver et vous déciderez-vous à vivre comme tous les hommes?

– Vous vous égarez; votre tête se trouble. Je vous ai appris cette nouvelle trop brusquement; votre exaltation dépasse vos forces.

«Monsieur Rivers vous me ferez perdre patience; je suis calme; c'est vous qui ne me comprenez pas, ou plutôt qui affectez de ne pas me comprendre.

– Peut-être que, si vous vous expliquiez plus clairement, je vous comprendrais mieux.

– M'expliquer! mais il n'y a pas d'explication à donner. Il est bien facile de comprendre qu'en partageant vingt mille livres sterling entre le neveu et les trois nièces de notre oncle, il revient cinq mille livres à chacun; tout ce que je vous demande, c'est d'écrire à vos soeurs pour leur apprendre l'héritage qu'elles viennent de faire.

– C'est-à-dire que vous venez de faire.

– Je vous ai déjà dit comment je considérais cela, et je ne puis pas changer ma manière de voir. Je ne suis pas grossièrement égoïste, aveuglément injuste et lâchement ingrate. D'ailleurs je veux avoir une demeure et des parents: j'aime Moor-House et j'y resterai; j'aime Diana et Marie, et je m'attacherai à elles pour toute la vie. Je serai heureuse d'avoir cinq mille livres; mais vingt mille ne feraient que me tourmenter; et puis, si cet argent m'appartient aux yeux de la loi, il ne m'appartient pas aux yeux de la justice. Je ne vous abandonne que ce qui me serait tout à fait inutile; je ne veux ni discussion ni opposition; entendons- nous entre nous et décidons cela tout de suite.

– Vous agissez d'après votre premier mouvement; il faut que vous y réfléchissiez pendant plusieurs jours, avant qu'on puisse regarder vos paroles comme valables.

– Oh! si vous ne doutez que de ma sincérité, je ne crains rien.

Vous reconnaissez la justice de ce que je dis?

– J'y vois en effet une certaine justice; mais elle est contraire aux coutumes. La fortune entière vous appartient; mon oncle l'a gagnée par son propre travail, il était libre de la laisser à qui il voulait; il vous l'a donnée. Après tout, la justice vous permet de la garder, et vous pouvez sans remords de conscience la considérer comme votre propriété.

– Pour moi, répondis-je, c'est autant une affaire de sentiment que de conscience; je puis bien une fois me laisser aller à mes sentiments: j'en ai si rarement l'occasion! Quand même pendant une année vous ne cesseriez de discuter et de me tourmenter, je ne pourrais pas renoncer au plaisir infini que j'ai rêvé, au plaisir d'acquitter en partie une dette immense et de m'attacher des amis pour toute ma vie.

– Vous parlez ainsi maintenant, reprit Saint-John, parce que vous ne savez pas ce que c'est de posséder de la fortune et d'en jouir; vous ne savez pas l'importance que vous donneront vingt mille livres sterling, la place que vous pourrez occuper dans la société, l'avenir qui sera ouvert devant vous; vous ne le savez pas.

– Et vous, m'écriai-je, vous ne pouvez pas vous imaginer avec quelle ardeur j'aspire vers un amour fraternel. Je n'ai jamais eu de demeure; je n'ai jamais eu ni frères ni soeurs; je veux en avoir maintenant. Vous ne vous refusez pas à me reconnaître et à m'admettre parmi vous, n'est-ce pas?

– Jane, je serai votre frère, et mes soeurs seront vos soeurs, sans que nous vous demandions ce sacrifice de vos justes droits.

– Mon frère éloigné de mille lieues, mes soeurs asservies chez des étrangers, et moi riche, gorgée d'or, sans l'avoir jamais ni gagné ni mérité! Est-ce là une égalité fraternelle, une union ultime, un profond attachement?

– Mais, Jane, vos aspirations à une famille et à un bonheur domestique peuvent être satisfaites par d'autres moyens que ceux dont vous parlez; vous pouvez vous marier.

– Non, je ne veux pas me marier. Je ne me marierai jamais.

– C'est trop dire; des paroles aussi irréfléchies sont une preuve de l'exaltation où vous êtes.

– Non, ce n'est pas trop dire; je sais ce que j'éprouve, et combien tout mon être repousse la simple pensée du mariage. Personne ne m'épouserait par amour, et je ne veux pas qu'en me prenant on cherche simplement à faire une bonne spéculation. Je ne veux pas d'un étranger qui serait différent de moi, et avec lequel je ne pourrais pas sympathiser. J'ai besoin de mes parents, c'est à dire de ceux qui sentent comme moi. Dites encore que vous serez mon frère; quand vous avez prononcé ces mots, j'ai été heureuse. Si vous le pouvez, répétez-les avec sincérité.

– Je crois que je le puis; je sais que j'ai toujours aimé mes soeurs; mon affection pour elles est basée sur le respect que j'ai pour leur valeur et sur mon admiration pour leur capacité. Vous aussi vous avez une intelligence et des principes. Vous ressemblez à mes soeurs par vos habitudes et vos goûts; votre présence m'est toujours agréable, j'ai déjà trouvé dans votre conversation un soulagement salutaire; je sens que je pourrai facilement vous faire une place dans mon coeur et vous considérer comme ma plus jeune soeur.

– Merci, je me contente de cela pour ce soir. Maintenant vous feriez mieux de partir; car si vous restiez plus longtemps, vous pourriez bien m'irriter encore par vos scrupules injurieux.

– Et l'école, mademoiselle Eyre? il faudra la fermer à présent, je pense?

– Non, je resterai à mon poste jusqu'à ce que vous ayez trouvé une autre maîtresse.»

Il sourit d'un air approbateur, me donna une poignée de main et prit congé de moi.

Je n'ai pas besoin de raconter en détail les luttes que j'eus à soutenir et les arguments que je dus employer pour que le partage du legs eût lieu comme je le désirais. Ma tâche était rude; mais comme j'étais bien résolue, et que mon cousin et mes cousines virent enfin que j'étais irrévocablement décidée à partager également, comme au fond de leurs coeurs ils sentaient toute la justice de mon intention, et savaient bien qu'à ma place ils auraient fait ce que je désirais faire, ils se décidèrent enfin à s'en rapporter à des arbitres. Les juges furent M. Oliver et un homme de loi capable; tous deux se mirent de mon côté, et je fus victorieuse. Les affaires furent réglées. Saint-John, Marie, Diana et moi, nous entrâmes en possession de notre fortune.

CHAPITRE XXXIV

Quand tout fut achevé, on approchait de Noël; c'était le moment des vacances; je fermai l'école de Morton, après avoir pris mes mesures pour que la séparation ne fût pas stérile, du moins, de mon côté. La bonne fortune ouvre la main aussi bien que le coeur; donner un peu quand on a beaucoup reçu, c'est simplement ouvrir un passage à l'ébullition inaccoutumée des sensations. Depuis longtemps je m'étais aperçue avec joie que beaucoup de mes écolières m'aimaient, et, quand nous nous séparâmes, je le vis plus clairement encore; elles me manifestèrent leur affection avec force et simplicité. Ma reconnaissance fut grande en voyant que j'avais vraiment une place dans ces coeurs d'enfants; je leur promis que chaque semaine j'irais les visiter et leur donner une heure de leçon.

M. Rivers arriva au moment où, après avoir examiné l'école, compté les élèves dont le nombre se montait à soixante, les avoir fait défiler devant moi et avoir fermé la porte, j'étais debout, la clef à la main, occupée à faire des adieux particuliers à une demi-douzaine de mes meilleures élèves. Il aurait été impossible de trouver chez aucun fermier anglais des jeunes filles plus décentes, plus respectables, plus modestes et mieux élevées; et c'est beaucoup dire: car, après tout, les paysans anglais sont les mieux élevés, les plus polis et les plus dignes de toute l'Europe. J'ai vu depuis des paysannes françaises et allemandes; les meilleures m'ont paru ignorantes, grossières et stupides, comparées à mes enfants de Morton.

«Trouvez-vous que votre récompense soit assez grande pour toute une saison de travail? me demanda M. Rivers quand les enfants furent partis; n'êtes-vous pas heureuse de vous dire que vous avez fait un bien véritable à vos frères?

– Sans doute.

– Et vous n'avez travaillé que quelques mois. Ne trouvez-vous pas qu'une vie dévouée à la régénération des hommes serait bien employée?

– Oui, répondis-je; mais quant à moi, je ne pourrais pas continuer toujours cette existence: j'ai besoin de jouir de mes propres facultés aussi bien que de cultiver celles des autres, et il faut que j'en jouisse maintenant. Ne rappelez ni mon corps ni mon esprit vers l'école; j'en suis sortie, et je suis disposée à profiter pleinement des vacances.»

Le visage de Saint-John devint sérieux.

«Eh bien! dit-il; quelle ardeur soudaine! que voulez-vous donc faire?

– Je veux être aussi active que possible; d'abord je vous prierai de donner la liberté à Anna et de chercher quelque autre personne pour vous servir.

– Avez-vous besoin d'elle?

– Oui; je voudrais qu'elle vînt avec moi à Moor-House. Diana et Marie arriveront dans une semaine, et je veux qu'elles trouvent tout en ordre.

– Je comprends. Je croyais que vous vouliez partir pour faire quelque excursion; j'aime mieux qu'il en soit ainsi. Anna ira avec vous.

– Alors dites-lui de se tenir prête pour demain; voilà la clef de l'école, je vous remettrai bientôt celle de ma ferme.»

Il la prit.

«Vous avez l'air bien joyeuse, me dit-il; je ne comprends pas complètement votre gaieté, parce que je ne sais pas quelle tâche va remplacer pour vous celle que vous quittez. Quelles intentions, quelles ambitions avez-vous? Enfin, quel est le but de votre vie?

– Ma première intention est de nettoyer (comprenez-vous toute la force de ce mot?) de nettoyer Moor-House du haut en bas; ma seconde est de frotter tout avec de la cire, de l'huile et un nombre infini de torchons, jusqu'à ce que chaque objet redevienne bien brillant; ma troisième, d'arranger les chaises et les tables, les lits et les tapis, avec une précision mathématique; ensuite, je vous ruinerai en tourbe et en charbon pour faire de bon feu dans toutes les chambres; enfin, les deux jours qui précéderont l'arrivée de vos soeurs seront employés par Anna et moi à battre des oeufs, à mélanger des raisins, à râper des épices, à pétrir des gâteaux de Noël, à hacher des rissoles et à célébrer tous les rites culinaires qu'on ne peut expliquer qu'imparfaitement à ceux qui, comme vous, ne sont pas parmi les initiés. En un mot, mon intention est de tenir toute chose prête et en parfait état pour l'arrivée de Marie et de Diana; mon ambition est de leur montrer le beau idéal d'une réception affectueuse.

Saint-John sourit légèrement; cependant il paraissait mécontent.

«Tout cela est très bien pour le moment, dit-il; mais sérieusement, j'espère que quand le premier flot de vivacité sera passé, vous regarderez un peu plus haut que les charmes domestiques et les joies de la famille.

– C'est ce qu'il y a de meilleur dans le monde, m'écriai-je.

– Non, Jane, non. Ce monde n'est pas un lieu de jouissance, ne cherchez pas à en faire un paradis; ce n'est pas un lieu de repos: ne devenez pas indolente.

– Au contraire, je veux être active.

– Jane, je vous pardonne pour le moment; je vous accorde deux mois pour jouir pleinement de votre nouvelle position et du bonheur d'avoir trouvé des parents; mais alors j'espère que vous regarderez au delà de Moor-House, de Morton, des affections fraternelles, du calme égoïste et du bien-être sensuel que procure la civilisation; j'espère qu'alors vous serez de nouveau troublée par la force de votre énergie.»

Je le regardai avec surprise.

«Saint-John, dis-je, je trouve mal à vous de parler ainsi; je suis disposée à être heureuse et vous voulez me pousser à l'agitation. Dans quel but?

– Dans le but de vous exciter à mettre à profit les talents que Dieu vous a confiés et dont un jour il vous demandera certainement un compte rigoureux. Jane, je vous examinerai de près et avec anxiété. Je vous en avertis, j'essayerai de dominer cette fièvre ardente qui vous précipite vers les joies du foyer. Ne vous attachez pas avec tant de force à des liens charnels; gardez votre fermeté et votre enthousiasme pour une cause qui en soit digne; ne les perdez pas pour des objets vulgaires et passagers. Me comprenez-vous, Jane?

– Oui, comme si vous parliez grec. Je sens que j'ai de bonnes raisons pour être heureuse, et je veux l'être. Adieu!»

En effet, je fus heureuse à Moor-House. Anna et moi, nous nous donnâmes beaucoup de peine; elle était charmée de voir qu'au milieu de tout l'embarras d'un arrangement, je savais être gaie, brosser, épousseter, nettoyer et faire la cuisine. Du reste, après un ou deux jours de confusion, nous eûmes le plaisir de voir l'ordre se rétablir petit à petit au milieu de ce chaos que nous- mêmes avions causé. J'avais été passer une journée à S *** pour acheter quelques meubles neufs. Mes cousines m'avaient assigné une somme pour cela et m'avaient donné carte blanche pour toutes les modifications que je désirerais faire. J'en fis peu dans la chambre à coucher et dans la pièce où on se tenait ordinairement, parce que je savais que Diana et Marie trouveraient plus de plaisir à revoir les tables, les chaises et les lits de leur vieille maison, qu'à regarder un ameublement neuf, quelque élégant qu'il fût; cependant quelques changements étaient nécessaires pour donner un peu de piquant à leur retour, ainsi que je le désirais. J'achetai donc de jolis tapis et des rideaux de couleur foncée, quelques ornements antiques en porcelaine ou en bronze, soigneusement choisis, des miroirs et des nécessaires de toilette: tout cela, sans être très beau, était très frais. Il restait encore le parloir et une chambre de réserve; j'y mis des meubles de vieil acajou, recouverts en velours rouge; des toiles furent tendues dans les corridors et des tapis dans les escaliers. Quand tout fut fini, il me sembla qu'à l'intérieur Moor-House était un véritable modèle de confort modeste, tandis qu'à l'extérieur, surtout à cette époque de l'année, on eût dit un grand bâtiment vaste, froid et désert.

Le jour tant désiré vint enfin; elles devaient arriver le soir, et longtemps d'avance les feux furent allumés en haut et en bas, la cuisine se faisait. Anna et moi nous étions habillées; tout était prêt.

Saint-John arriva le premier. Je l'avais prié de ne pas venir tant que tout ne serait pas en ordre; du reste, la seule idée du travail mesquin et trivial qui se faisait à Moor-House l'aurait éloigné. Il me trouva dans la cuisine, surveillant des gâteaux que j'avais fait cuire pour le thé. S'approchant du foyer, il me demanda si j'étais enfin fatiguée de mon métier de servante; je lui répondis en l'invitant à m'accompagner pour visiter le résultat de mes travaux. Après quelques difficultés, je le décidai à faire le tour de la maison. Il se contenta de jeter un coup d'oeil sur les chambres que je lui montrais et n'y entra même pas; puis il me dit que j'avais dû avoir beaucoup de peine et de fatigue pour effectuer un si grand changement en si peu de temps, mais pas une seule fois il n'exprima de satisfaction de voir sa maison bien arrangée.

Ce silence me glaça; je pensai que mes changements avaient peut- être détruit quelque vieil arrangement auquel il tenait; je le lui demandai, et probablement d'un ton un peu découragé:

«Pas le moins du monde, me répondit-il; au contraire, j'ai remarqué que vous avez scrupuleusement respecté l'ancienne organisation; mais je crains que vous ne vous soyez occupée de ces choses plus qu'il ne l'aurait fallu. Par exemple, combien de temps avez-vous consacré à cette chambre?»

Puis il me demanda où se trouvait un livre qu'il me nomma.

Je le lui montrai dans la bibliothèque; il le prit, et, se retirant dans sa retraite ordinaire près de la fenêtre, il se mit à lire.

Cela ne me plut pas. Saint-John était bon, mais je commençais à sentir qu'il avait dit vrai en se déclarant dur et froid. La douceur et la tendresse n'avaient pas d'attrait pour lui; il ne sentait pas le charme des joies paisibles. Il vivait uniquement pour aspirer aux choses grandes et belles, il est vrai; mais il ne voulait jamais se reposer, et il n'approuvait pas le repos chez ceux qui l'entouraient.

En contemplant son front élevé, calme et pâle comme la pierre, sa belle figure absorbée par l'étude, je compris qu'il ne pourrait pas faire un bon mari, qu'être sa femme serait une grande épreuve. Je devinai la nature de son amour pour Mlle Oliver, et, comme lui, je pensai que ce n'était qu'un amour des sens; je compris qu'il méprisât l'influence fiévreuse que cet amour exerçait sur lui, qu'il souhaitât l'étouffer et le détruire; enfin je vis qu'il avait raison en pensant que ce mariage ne pourrait assurer un bonheur constant ni à l'un ni à l'autre. C'est dans des hommes semblables que la nature taille ses héros, chrétiens ou païens, ses législateurs, ses hommes d'État, ses conquérants; rempart vigoureux et où peuvent s'appuyer les plus grands intérêts, mais pilier froid, triste et gênant, près du foyer domestique.

«Ce salon n'est pas sa place, me dis-je; les montagnes de l'Himalaya, les forêts de la Cafrerie ou les côtes humides et empestées de la Guinée, lui conviendraient mieux. Il fait bien de fuir le calme de la vie de famille; ce n'est pas là ce qu'il lui faut; ses facultés s'endorment et ne peuvent pas se développer pour briller avec éclat. C'est dans une vie de lutte et de danger, où le courage, l'énergie et la force d'âme sont nécessaires, qu'il parlera et agira, qu'il sera le chef et le supérieur, tandis que devant ce foyer un joyeux enfant l'emporterait sur lui; je le vois maintenant, il a raison de vouloir être missionnaire.

– Les voilà qui arrivent.» s'écria Anna en ouvrant la porte du salon.

Au même moment, le vieux Carlo se mit à aboyer joyeusement. Je sortis; il faisait nuit; mais j'entendis un bruit de roue. Anna eut bientôt allumé sa lanterne. La voiture s'était arrêtée devant la grille; le cocher ouvrit la portière, et deux formes bien connues sortirent l'une après l'autre. Avant une minute, ma figure était entrée sous leurs chapeaux, et avait caressé d'abord les joues de Marie, puis les boucles flottantes de Diana; elles riaient et m'embrassaient; puis ce fut au tour d'Anna; enfin Carlo qui était presque fou de joie, eut aussi sa part. Elles me demandèrent si tout allait bien, et, quand je leur eus répondu affirmativement, elles se hâtèrent d'entrer.

Elles étaient engourdies par les cahots de la voiture et glacées par l'air froid de la nuit, mais elles s'épanouiront devant la lumière du feu. Pendant que le cocher et Anna apportaient les paquets, elles demandaient où était Saint-John. À ce moment celui- ci sortait du salon. Toutes deux lui jetèrent les bras autour du cou. Quant à lui, il leur donna à chacune un baiser calme, murmura à voix basse quelques mots pour leur souhaiter la bienvenue, resta quelque temps à écouter ce qu'on lui disait; puis, prétextant que ses soeurs allaient bientôt le rejoindre au salon, il retourna dans sa retraite.

Je leur avais préparé des lumières pour monter dans leurs chambres; mais Diana voulut d'abord donner quelques ordres hospitaliers à l'égard du cocher; après cela toutes deux me suivirent. Elles furent enchantées des changements que j'avais faits; elles ne cessaient d'admirer les nouvelles tentures, les tapis tout frais, les vases de belle porcelaine; elles m'exprimèrent leur reconnaissance chaleureusement. J'eus le plaisir de sentir que tout ce que j'avais fait répondait parfaitement à leurs désirs et ajoutait un grand charme à leur joyeux retour.

Cette soirée fut bien douce. Mes heureuses cousines furent si éloquentes et eurent tant de choses à raconter, que je ne m'aperçus pas beaucoup du silence de Saint-John. Celui-ci était sincèrement content de voir ses soeurs; mais il ne pouvait pas prendre part à leur enthousiasme et à leurs flots de joie: le retour de Diana et de Marie lui faisait plaisir; mais le tumulte joyeux et la réception brillante l'irritaient; je vis qu'il désirait être au lendemain, espérant plus de calme. Vers le milieu de la soirée, à peu près une heure après le thé, on entendit un coup à la porte; Anna entra nous dire qu'un pauvre garçon venait chercher M. Rivers pour sa mère mourante. «Où demeure-t-il, Anna? demanda Saint-John.

– Tout au haut de Whitcross-Brow; c'est presque à quatre milles d'ici, et tout le long du chemin il y a des marécages et de la mousse.

– Dites-lui que je vais y aller.

– Vous feriez mieux de ne pas y aller, monsieur; il n'y a pas de route plus mauvaise la nuit; à travers les marais, le chemin n'est pas tracé du tout. Et puis la nuit est si froide? Vous n'avez jamais vu un vent plus vif. Vous feriez mieux, monsieur, de lui dire que vous irez demain matin.»

Mais Saint-John était déjà dans le corridor, occupé à mettre son manteau; il partit sans une objection, sans un murmure, Il était neuf heures; il ne revint qu'à minuit, fatigué et affamé, mais avec une figure plus heureuse que quand il était parti: il avait accompli un devoir, fait un effort; il se sentait assez fort pour agir et se vaincre; il était plus satisfait de lui-même.

Je crois bien que pendant toute la semaine suivante sa patience fut souvent à l'épreuve. C'était la semaine de Noël; elle fut employée à aucun travail régulier et se passa dans une joyeuse dissipation domestique. L'air des marais, la liberté dont on jouit chez soi, et l'heureux événement qui venait d'arriver, tout enfin agissait sur Diana et Marie comme un élixir enivrant; elles étaient gaies du matin au soir, elles parlaient toute la journée, et ce qu'elles disaient était spirituel, original, et avait tant de charme pour moi, que rien ne me faisait plus de plaisir que de les écouter et de prendre part à leur conversation. Saint-John ne cherchait pas à réprimer notre vivacité; mais il nous évitait; il était rarement à la maison; sa paroisse était grande et les habitants éloignés les uns des autres; toute la journée il visitait les pauvres et les malades.