Kitabı oku: «Les Chants de Maldoror», sayfa 6

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«O lampe au bec d'argent, mes yeux t'aperçoivent dans les airs, compagne de la voûte des cathédrales, et cherchent la raison de cette suspension. On dit que tes lueurs éclairent, pendant la nuit, la tourbe de ceux qui viennent adorer le Tout-Puissant et que tu montres aux repentis le chemin qui mène à l'autel. Ecoute, c'est fort possible; mais … est-ce que tu as besoin de rendre de pareils services à ceux auxquels tu ne dois rien? Laisse, plongées dans les ténèbres, les colonnes des basiliques; et, lorsqu'une bouffée de la tempête sur laquelle le démon tourbillonne, emporté dans l'espace, pénétrera, avec lui, dans le saint lieu, en y répandant l'effroi, au lieu de lutter, courageusement, contre la rafale empestée du prince du mal, éteins-toi subitement, sous son souffle fiévreux, pour qu'il puisse, sans qu'on le voie, choisir ses victimes parmi les croyants agenouillés. Si tu fais cela, tu peux dire que je te devrai tout mon bonheur. Quand tu reluis ainsi, en répandant tes clartés indécises, mais suffisantes, je n'ose pas me livrer aux suggestions de mon caractère, et je reste, sous le portique sacré, en regardant par le portail entr'ouvert, ceux qui échappent à ma vengeance, dans le sein du Seigneur. O lampe poétique! toi qui serais mon amie si tu pouvais me comprendre, quand mes pieds foulent le basalte des églises, dans les heures nocturnes, pourquoi te mets-tu à briller d'une manière qui, je l'avoue, me paraît extraordinaire? Tes reflets se colorent, alors; des nuances blanches de la lumière électrique; l'œil ne peut pas te fixer; et tu éclaires d'une flamme nouvelle et puissante les moindres détails du chenil du Créateur, comme si tu étais en proie à une sainte colère. Et, quand je me retire après avoir blasphémé, tu redeviens inaperçue, modeste et pâle, sûre d'avoir accompli un acte de justice. Dis-moi, un peu; serait-ce parce que tu connais les détours de mon cœur, que, lorsqu'il m'arrive d'apparaître où tu veilles, tu t'empresses de désigner ma présence pernicieuse et de porter l'attention des adorateurs vers le côté où vient de se montrer l'ennemi des hommes? Je penche vers cette opinion; car, moi aussi, je commence à te connaître; et je sais qui tu es, vieille sorcière, qui veille si bien sur les mosquées sacrées, où se pavane, comme la crête d'un coq, ton maître curieux. Vigilante gardienne, tu t'es donné une mission folle. Je t'avertis; la première fois que tu me désigneras à la prudence de mes semblables, par l'augmentation de tes lueurs phosphorescentes, comme je n'aime pas ce phénomène d'optique, qui n'est mentionné, du reste, dans aucun livre de physique, je te prends par la peau de ta poitrine, en accrochant mes griffes aux escarres de ta nuque teigneuse, et je te jette dans la Seine. Je ne prétends pas que, lorsque je ne te fais rien, tu te comportes sciemment d'une manière qui me soit nuisible. Là, je te permettrai de briller autant qu'il me sera agréable; là, tu me nargueras avec un sourire inextinguible; là, convaincue de l'incapacité de ton huile criminelle, tu l'urineras avec amertume.» Après avoir parlé ainsi, Maldoror ne sort pas du temple, et reste les yeux fixés sur la lampe du saint lieu … Il croit voir une espèce de provocation, dans l'attitude de cette lampe, qui l'irrite au plus haut degré, par sa présence inopportune. Il se dit que, si quelque âme est renfermée dans cette lampe, elle est lâche de ne pas répondre, à une attaque loyale, par la sincérité. Il bat l'air de ses bras nerveux et souhaiterait que la lampe se transformât en homme; il lui ferait passer un mauvais quart d'heure, il se le promet. Mais, le moyen qu'une lampe se change en homme; ce n'est pas naturel. Il ne se résigne pas, et va chercher, sur le parvis de la misérable pagode, un caillou plat, à tranchant effilé. Il le lance en l'air avec force … la chaîne est coupée, par le milieu, comme l'herbe par la faux, et l'instrument du culte tombe à terre, en répandant son huile sur les dalles … Il saisit la lampe pour la porter dehors, mais elle résiste et grandit. Il lui semble voir des ailes sur ses flancs, et la partie supérieure revêt la forme d'un buste d'ange. Le tout veut s'élever en l'air pour prendre son essor; mais il le retient d'une main ferme. Une lampe et un ange qui forment un même corps, voilà ce que l'on ne voit pas souvent. Il reconnaît la forme de la lampe; il reconnaît la forme de l'ange; mais, il ne peut pas les scinder dans son esprit; en effet, dans la réalité, elles sont collées l'une dans l'autre, et ne forment qu'un corps indépendant et libre; mais, lui croit que quelque nuage a voilé ses yeux, et lui a fait perdre un peu de l'excellence de sa vue. Néanmoins, il se prépare à la lutte avec courage, car son adversaire n'a pas peur. Les gens naïfs racontent, à ceux qui veulent les croire, que le portail sacré se referma de lui-même, en roulant sur ses gonds affligés, pour que personne ne pût assister à cette lutte impie, dont les péripéties allaient se dérouler dans l'enceinte du sanctuaire violé. L'homme au manteau, pendant qu'il reçoit des blessures cruelles avec un glaive invisible, s'efforce de rapprocher de sa bouche la figure de l'ange; il ne pense qu'à cela, et tous ses efforts se portent vers ce but. Celui-ci perd son énergie, et paraît pressentir sa destinée. Il ne lutte plus que faiblement, et l'on voit le moment où son adversaire pourra l'embrasser à son aise, si c'est ce qu'il veut faire. Eh bien, le moment est venu. Avec ses muscles, il étrangle la gorge de l'ange, qui ne peut plus respirer, et lui renverse le visage, en l'appuyant sur sa poitrine odieuse. Il est un instant touché du sort qui attend cet être céleste, dont il aurait volontiers fait son ami. Mais, il se dit que c'est l'envoyé du Seigneur, et il ne peut pas retenir son courroux. C'en est fait; quelque chose d'horrible va rentrer dans la cage du temps! Il se penche, et porte la langue, imbibée de salive, sur cette joue angélique, qui jette des regards suppliants. Il promène quelque temps sa langue sur cette joue. Oh!… voyez!… voyez donc!… la joue blanche et rose est devenue noire, comme un charbon! Elle exhale des miasmes putrides. C'est la gangrène; il n'est plus permis d'en douter. Le mal rongeur s'étend sur toute la figure, et de là, exerce ses furies sur les parties basses; bientôt, tout le corps n'est qu'une vaste plaie immonde. Lui-même, épouvanté (car, il ne croyait pas que sa langue contînt un poison d'une telle violence), il ramasse la lampe et s'enfuit de l'église. Une fois dehors, il aperçoit dans les airs une forme noirâtre, aux ailes brûlées, qui dirige péniblement son vol vers les régions du ciel. Ils se regardent tous les deux, pendant que l'ange monte vers les hauteurs sereines du bien, et que lui, Maldoror, au contraire, descend vers les abîmés vertigineux du mal … Quel regard! Tout ce que l'humanité a pensé depuis soixante siècles, et ce qu'elle pensera encore, pendant les siècles suivants, pourrait y contenir aisément, tant de choses se dirent-ils, dans cet adieu suprême! Mais, on comprend que c'étaient des pensées plus élevées que celles qui jaillissent de l'intelligence humaine; d'abord, à cause des deux personnages, et puis, à cause de la circonstance. Ce regard les noua d'une amitié éternelle. Il s'étonne que le Créateur puisse avoir des missionnaires d'une âme si noble. Un instant, il croit s'être trompé, et se demande s'il aurait dû suivre la route du mal, comme il l'a fait. Le trouble est passé; il persévère dans sa résolution; et il est glorieux, d'après lui, de vaincre tôt ou tard le Grand-Tout, afin de régner à sa place sur l'univers entier, et sur des légions d'anges aussi beaux. Celui-ci lui fait comprendre; sans parler, qu'il reprendra sa forme primitive, à mesure qu'il montera vers le ciel; laisse tomber une larme, qui rafraîchit le front de celui qui lui a donné la gangrène; et disparaît peu à peu, comme un vautour, en s'élevant au milieu des nuages. Le coupable regarde la lampe, cause de ce qui précède. Il court comme un insensé à travers les rues, se dirige vers la Seine, et lance la lampe par dessus le parapet. Elle tourbillonne pendant quelques instants, et s'enfonce définitivement dans les eaux bourbeuses. Depuis ce jour, chaque soir, dès la tombée de la nuit, l'on voit une lampe brillante qui surgit et se maintient, gracieusement, sur la surface du fleuve, à la hauteur du pont Napoléon, en portant, au lieu d'anse, deux mignonnes ailes d'ange. Elle s'avance lentement, sur les eaux, passe sous les arches du pont de la Gare et du pont d'Austerlitz, et continue son sillage silencieux, sur la Seine, jusqu'au pont de l'Alma. Une fois en cet endroit, elle remonte avec facilité le cours de la rivière, et revient au bout de quatre heures à son point de départ. Ainsi de suite, pendant toute la nuit. Ses lueurs, blanches comme la lumière électrique, effacent les becs de gaz qui longent les deux rives, et, entre lesquels, elle s'avance comme une reine, solitaire, impénétrable, avec un sourire inextinguible, sans que son huile se répande avec amertume. Au commencement, les bateaux lui faisaient la chasse; mais, elle déjouait ces vains efforts, échappait à toutes les poursuites, en plongeant, comme une coquette, et reparaissait, plus loin, à une grande distance. Maintenant, les marins superstitieux, lorsqu'ils la voient, rament vers une direction opposée, et retiennent leurs chansons. Quand vous passez sur un pont, pendant la nuit, faites bien attention: vous êtes sûr de voir briller la lampe, ici ou là; mais, on dit qu'elle ne se montre pas à tout le monde. Quand il passe sur les ponts un être humain qui a quelque chose sur la conscience, elle éteint subitement ses reflets, et le passant, épouvanté, fouille en vain, d'un regard désespéré, la surface et le limon du fleuve. Il sait ce que cela signifie. Il voudrait croire qu'il a vu la céleste lueur; mais, il se dit que la lumière venait du devant des bateaux ou de la réflexion des becs de gaz; et il a raison … Il sait que, cette disparition, c'est lui qui en est la cause; et, plongé dans de tristes réflexions, il hâte le pas pour gagner sa demeure. Alors, la lampe au bec d'argent reparaît à la surface, et poursuit sa marche, à travers des arabesques élégantes et capricieuses.

Écoutez les pensées de mon enfance, quand je me réveillais, humains, à la verge rouge: «Je viens de me réveiller; mais, ma pensée est encore engourdie. Chaque matin, je ressens un poids dans la tête. Il est rare que je trouve le repos dans la nuit; car, des rêves affreux me tourmentent, quand je parviens à m'endormir. Le jour, ma pensée se fatigue dans des méditations bizarres, pendant que mes yeux errent au hasard dans l'espace; et, la nuit, je ne peux pas dormir. Quand faut-il alors que je dorme? Cependant la nature a besoin de réclamer ses droits. Comme je la dédaigne, elle rend ma figure pâle et fait luire mes yeux avec la flamme aigre de la fièvre. Au reste, je ne demanderais pas mieux que de ne pas épuiser mon esprit à réfléchir continuellement; mais, quand même je ne le voudrais pas, mes sentiments consternés m'entraînent invinciblement vers cette pente. Je me suis aperçu que les autres enfants sont comme moi; mais, ils sont plus pâles encores, et leurs sourcils sont froncés, comme ceux des hommes, nos frères aînés. O Créateur de l'univers, je ne manquerai pas, ce matin, de t'offrir l'encens de ma prière enfantine. Quelquefois je l'oublie, et j'ai remarqué que, ces jours-là, je me sens plus heureux qu'à l'ordinaire; ma poitrine s'épanouit, libre de toute contrainte, et je respire, plus à l'aise, l'air embaumé des champs; tandis que, lorsque j'accomplis le pénible devoir, ordonné par mes parents, de t'adresser quotidiennement un cantique de louanges, accompagné de l'ennui inséparable que me cause sa laborieuse invention, alors, je suis triste et irrité, le reste de la journée, parce qu'il ne me semble pas logique et naturel de dire ce que je ne pense pas, et je recherche le recul des immenses solitudes. Si je leur demande l'explication de cet état étrange de mon âme, elles ne me répondent pas. Je voudrais t'aimer et t'adorer; mais, tu es trop puissant, et il y a de la crainte dans mes hymnes. Si, par une seule manifestation de ta pensée, tu peux détruire ou créer des mondes, mes faibles prières ne te seront pas utiles; si, quand il te plaît, tu envoies le choléra ravager les cités, ou la mort emporter dans ses serres, sans aucune distinction, les quatre âges de la vie, je ne veux pas me lier avec un ami si redoutable. Non pas que la haine conduise le fil de mes raisonnements; mais, j'ai peur, au contraire, de ta propre haine, qui, par un ordre capricieux, peut sortir de ton cœur et devenir immense, comme l'envergure du condor des Andes. Tes amusements équivoques ne sont pas à ma portée, et j'en serais probablement la première victime. Tu es le Tout-Puissant; je ne te conteste pas ce titre, puisque, toi seul, as le droit de le porter, et que tes désirs, aux conséquences funestes ou heureuses, n'ont de terme que toi-même. Voilà précisément pourquoi il me serait douloureux de marcher à côté de ta cruelle tunique de saphir, non pas comme ton esclave, mais pouvant l'être d'un moment à l'autre. Il est vrai que, lorsque tu descends en toi-même, pour scruter ta conduite souveraine, si le fantôme d'une injustice passée, commise envers cette malheureuse humanité, qui t'a toujours obéi, comme ton ami le plus fidèle, dresse, devant toi, les vertèbres immobiles d'une épine dorsale vengeresse, ton œil hagard laisse tomber la larme épouvantée du remords tardif, et qu'alors, les cheveux hérissés, tu crois, toi-même, prendre, sincèrement, la résolution de suspendre, à jamais, aux broussailles du néant, les jeux inconcevables de ton imagination de tigre, qui serait burlesque, si elle n'était pas lamentable; mais, je sais aussi que la constance n'a pas fixé, dans tes os, comme une moelle tenace, le harpon de sa demeure éternelle, et que tu retombes assez souvent, toi et tes pensées, recouvertes de la lèpre noire de l'erreur, dans le lac funèbre des sombres malédictions. Je veux croire que celles-ci sont inconscientes (quoiqu'elles n'en renferment pas moins leur venin fatal), et que le mal et le bien, unis ensemble, se répandent en bonds impétueux de ta royale poitrine gangrenée, comme le torrent du rocher, par le charme secret d'une force aveugle; mais, rien ne m'en fournit la preuve. J'ai vu, trop souvent, tes dents immondes claquer de rage, et ton auguste face, recouverte de la mousse des temps, rougir, comme un charbon ardent, à cause de quelque futilité microscopique que les hommes avaient commise, pour pouvoir m'arrêter, plus longtemps, devant le poteau indicateur de cette hypothèse bonasse. Chaque jour, les mains jointes, j'élèverai vers toi les accents de mon humble prière, puisqu'il le faut: mais, je t'en supplie, que ta providence ne pense pas à moi; laisse-moi de côté, comme le vermisseau qui rampe sous la terre. Sache que je préférerais me nourrir avidement des plantes marines d'îles inconnues et sauvages, que les vagues tropicales entraînent, au milieu de ces parages, dans leur sein écumeux, que de savoir que tu m'observes, et que tu portes, dans ma conscience, ton scalpel qui ricane. Elle vient de te révéler la totalité de mes pensées, et j'espère que ta prudence applaudira facilement au bon sens dont elles gardent l'ineffaçable empreinte. A part ces réserves faites sur le genre de relations plus ou moins intimes que je dois garder avec toi, ma bouche est prête, à n'importe quelle heure du jour, à exhaler, comme un souffle artificiel, le flot de mensonges que ta gloriole exige sévèrement de chaque humain, dès que l'aurore s'élève bleuâtre, cherchant la lumière dans les replis de satin du crépuscule, comme, moi, je recherche la bonté, excité par l'amour du bien. Mes années ne sont pas nombreuses, et, cependant, je sens déjà que la bonté n'est qu'un assemblage de syllabes sonores; je ne l'ai trouvée nulle part. Tu laisses trop percer ton caractère; il faudrait le cacher avec plus d'adresse. Au reste, peut-être que je me trompe et que tu fais exprès; car, tu sais mieux qu'un autre comment te conduire. Les hommes, eux, mettent leur gloire à t'imiter; c'est pourquoi la bonté sainte ne reconnaît pas son tabernacle dans leurs yeux farouches: tel père, tel fils. Quoi qu'on doive penser de ton intelligence, je n'en parle que comme un critique impartial. Je ne demande pas mieux que d'avoir été induit en erreur. Je ne désire pas te montrer la haine que je te porte et que je couve avec amour, comme une fille chérie; car, il vaut mieux la cacher à tes yeux et prendre seulement, devant toi, l'aspect d'un censeur sévère, chargé de contrôler tes actes impurs. Tu cesseras ainsi tout commerce actif avec elle, tu l'oublieras et tu détruiras complètement cette punaise avide qui ronge ton foie. Je préfère plutôt te faire entendre des paroles de rêverie et de douceur … Oui, c'est toi qui as créé le monde et tout ce qu'il renferme. Tu es parfait. Aucune vertu ne te manque. Tu es très puissant, chacun le sait. Que l'univers entier entonne, à chaque heure du temps, ton cantique éternel! Les oiseaux te bénissent, en prenant leur essor dans la campagne. Les étoiles t'appartiennent … Ainsi soit-il!» Après ces commencements, étonnez-vous de me trouver tel que je suis!

Je cherchais une âme qui me ressemblât, et je ne pouvais pas la trouver. Je fouillais tous les recoins de la terre; ma persévérance était inutile. Cependant, je ne pouvais pas rester seul. Il fallait quelqu'un qui approuvât mon caractère; il fallait quelqu'un qui eût les mêmes idées que moi. C'était le matin: le soleil se leva à l'horizon dans toute sa magnificence, et voilà qu'à mes yeux se lève aussi un jeune homme, dont la présence engendrait des fleurs sur son passage. Il s'approcha de moi, et, me tendant la main: «Je suis venu vers toi, toi, qui me cherches. Bénissons ce jour heureux.» Mais, moi: «Va-t-en; je ne t'ai pas appelé: je n'ai pas besoin de ton amitié …» C'était le soir; la nuit commençait à étendre la noirceur de son voile sur la nature. Une belle femme, que je ne faisais que distinguer, étendait aussi sur moi son influence enchanteresse, et me regardait avec compassion; cependant, elle n'osait me parler. Je dis: «Approche-toi de moi, afin que je distingue nettement les traits de ton visage; car, la lumière des étoiles n'est pas assez forte, pour les éclairer à cette distance.» Alors, avec une démarche modeste, et les yeux baissés, elle foula l'herbe du gazon, en se dirigeant de mon côté. Dès que je la vis: «Je vois que la bonté et la justice ont fait résidence dans ton cœur: nous ne pourrions pas vivre ensemble. Maintenant, tu admires ma beauté, qui a bouleversé plus d'une; mais, tôt ou tard, tu te repentirais de m'avoir consacré ton amour; car tu ne connais pas mon âme. Non que je te sois jamais infidèle: celle qui se livre à moi avec tant d'abandon et de confiance, avec autant de confiance et d'abandon, je me livre à elle; mais, mets-te le dans la tête, pour ne jamais l'oublier: les loups et les agneaux ne se regardent pas avec des yeux doux.» Que me fallait-il donc, à moi, qui rejetais, avec tant de dégoût, ce qu'il y avait de plus beau dans l'humanité! ce qu'il me fallait, je n'aurais pas su le dire. Je n'étais pas encore habitué à me rendre un compte rigoureux des phénomènes de mon esprit, au moyen des méthodes que recommande la philosophie. Je m'assis sur un roc, près de la mer. Un navire venait de mettre toutes voiles dehors pour s'éloigner de ce parage: un point imperceptible venait de paraître à l'horizon, et s'approchait peu à peu, poussé par la rafale, en grandissant avec rapidité. La tempête allait commencer ses attaques, et déjà le ciel s'obscurcissait, en devenant d'un noir presque aussi hideux que le cœur de l'homme. Le navire, qui était un grand vaisseau de guerre, venait de jeter toutes ses ancres, pour ne pas être balayé sur les rochers de la côte. Le vent sifflait avec fureur des quatre points cardinaux, et mettait les voiles en charpie. Les coups de tonnerre éclataient au milieu des éclairs, et ne pouvaient surpasser le bruit des lamentations qui s'entendaient sur la maison sans bases, sépulcre mouvant. Le roulis de ces masses aqueuses n'était pas parvenu à rompre les chaînes des ancres; mais, leurs secousses avaient entr'ouvert une voie d'eau, sur les flancs du navire. Brèche énorme; car, les pompes ne suffisent pas à rejeter les paquets d'eau salée qui viennent, en écumant, s'abattre sur le pont, comme des montagnes. Le navire en détresse tire des coups de canon d'alarme; mais, il sombre avec lenteur … avec majesté. Celui qui n'a pas vu un vaisseau sombrer au milieu de l'ouragan, de l'intermittence des éclairs et de l'obscurité la plus profonde, pendant que ceux qu'il contient sont accablés de ce désespoir que vous savez, celui-là ne connaît pas les accidents de la vie. Enfin, il s'échappe un cri universel de douleur immense d'entre les flancs du vaisseau, tandis que la mer redouble ses attaques redoutables. C'est le cri qu'a fait pousser l'abandon des forces humaines. Chacun s'enveloppe dans le manteau de la résignation, et remet son sort entre les mains de Dieu. On s'accule comme un troupeau de moutons. Le navire en détresse tire des coups de canon d'alarme; mais, il sombre avec lenteur … avec majesté. Ils ont fait jouer les pompes pendant tout le jour. Efforts inutiles. La nuit est venue, épaisse, implacable, pour mettre le comble à ce spectacle gracieux. Chacun se dit qu'une fois dans l'eau, il ne pourra plus respirer; car, d'aussi loin qu'il fait revenir sa mémoire, il ne se reconnaît aucun poisson pour ancêtre: mais, il s'exhorte à retenir son souffle le plus longtemps possible, afin de prolonger sa vie de deux ou trois secondes; c'est là l'ironie vengeresse qu'il veut adresser à la mort … Le navire en détresse tire des coups de canon d'alarme; mais, il sombre avec lenteur … avec majesté. Il ne sait pas que le vaisseau, en s'enfonçant, occasionne une puissante circonvolution des houles autour d'elles-mêmes; que le limon bourbeux s'est mêlé aux eaux troublées, et qu'une force qui vient de dessous, contrecoup de la tempête qui exerce ses ravages en haut, imprime à l'élément des mouvements saccadés et nerveux. Ainsi, malgré la provision de sang-froid qu'il ramasse d'avance, le futur noyé, après réflexion plus ample, devra se sentir heureux, s'il prolonge sa vie, dans les tourbillons de l'abîme, de la moitié d'une respiration ordinaire, afin de faire bonne mesure. Il lui sera donc impossible de narguer la mort, son suprême vœu. Le navire en détresse tire des coups de canon d'alarme; mais, il sombre avec lenteur … avec majesté. C'est une erreur. Il ne tire plus des coups de canon, il ne sombre pas. La coquille de noix s'est engouffrée complètement. O ciel! comment peut-on vivre, après avoir éprouvé tant de voluptés! Il venait de m'être donné d'être témoin des agonies de mort de plusieurs de mes semblables. Minute par minute, je suivais les péripéties de leurs angoisses. Tantôt, le beuglement de quelque vieille, devenue folle de peur, faisait prime sur le marché. Tantôt, le seul glapissement d'un enfant en mamelles empêchait d'entendre le commandement des manœuvres. Le vaisseau était trop loin pour percevoir distinctement les gémissements que m'apportait la rafale; mais, je le rapprochais par la volonté, et l'illusion d'optique était complète. Chaque quart d'heure, quand un coup de vent, plus fort que les autres, rendant ses accents lugubres à travers le cri des pétrels effarés, disloquait le navire dans un craquement longitudinal, et augmentait les plaintes de ceux qui allaient être offerts en holocauste à la mort, je m'enfonçais dans la joue la pointe aiguë d'un fer, et je pensais secrètement: «Ils souffrent davantage!» J'avais au moins, ainsi, un terme de comparaison. Du rivage, je les apostrophais, en leur lançant des imprécations et des menaces. Il me semblait qu'ils devaient m'entendre! Il me semblait que ma haine et mes paroles, franchissant la distance, anéantissaient les lois physiques du son, et parvenaient, distinctes, à leurs oreilles, assourdies par les mugissements de l'océan en courroux! Il me semblait qu'ils devaient penser à moi, et exhaler leur vengeance en impuissante rage! De temps à autre, je jetais les yeux vers les cités, endormies sur la terre ferme; et, voyant que personne ne se doutait qu'un vaisseau allait sombrer, à quelques milles du rivage, avec une couronne d'oiseaux de proie et un piédestal de géants aquatiques, au ventre vide, je reprenais courage, et l'espérance me revenait: j'étais donc sûr de leur perte! Ils ne pouvaient échapper! Par surcroît de précaution, j'avais été chercher mon fusil à deux coups, afin que, si quelque naufragé était tenté d'aborder les rochers à la nage, pour échapper à une mort imminente, une balle sur l'épaule lui fracassât le bras, et l'empêchât d'accomplir son dessein. Au moment le plus furieux de la tempête, je vis, surnageant sur les eaux, avec des efforts désespérés, une tête énergique, aux cheveux hérissés. Il avalait des litres d'eau, et s'enfonçait dans l'abîme, ballotté comme un liège. Mais, bientôt, il apparaissait de nouveau, les cheveux ruisselants: et, fixant l'œil sur le rivage, il semblait défier la mort. Il était admirable de sang-froid. Une large blessure sanglante, occasionnée par quelque pointe d'écueil caché, balafrait son visage intrépide et noble. Il ne devait pas avoir plus de seize ans; car, à peine, à travers les éclairs qui illuminaient la nuit, le duvet de la pèche s'apercevait sur sa lèvre. Et maintenant, il n'était plus qu'à deux cents mètres de la falaise; et je le dévisageais facilement. Quel courage! Quel esprit indomptable! Comme la fixité de sa tête semblait narguer le destin, tout en fendant avec vigueur l'onde, dont les sillons s'ouvraient difficilement devant lui!… Je l'avais décidé d'avance. Je me devais à moi-même de tenir ma promesse: l'heure dernière avait sonné pour tous, aucun ne devait en échapper. Voilà ma résolution; rien ne la changerait … Un son sec s'entendit, et la tête aussitôt s'enfonça, pour ne plus reparaître. Je ne pris pas à ce meurtre autant de plaisir qu'on pourrait le croire; et c'était, précisément, parce que j'étais rassasié de toujours tuer, que je le faisais dorénavant par simple habitude, dont on ne peut se passer, mais, qui ne procure qu'une jouissance légère. Le sens est émoussé, endurci. Quelle volupté ressentir à la mort de cet être humain, quand il y en avait plus d'une centaine, qui allaient s'offrir à moi, en spectacle, dans leur lutte dernière contre les flots, une fois le navire submergé? A cette mort, je n'avais même pas l'attrait du danger; car, la justice humaine, bercée par l'ouragan de cette nuit affreuse, sommeillait dans les maisons, à quelques pas de moi. Aujourd'hui que les années pèsent sur mon corps, je le dis avec sincérité, comme une vérité suprême et solennelle: je n'étais pas aussi cruel qu'on l'a raconté ensuite, parmi les hommes; mais, des fois, leur méchanceté exerçait ses ravages persévérants pendant des années entières. Alors, je ne connaissais plus de borne à ma fureur; il me prenait des accès de cruauté, et je devenais terrible pour celui qui s'approchait de mes yeux hagards, si toutefois il appartenait à ma race. Si c'était un cheval ou un chien, je le laissais passer: avez-vous entendu ce que je viens de dire? Malheureusement, la nuit de cette tempête, j'étais dans un de ces accès, ma raison s'était envolée (car, ordinairement, j'étais aussi cruel, mais plus prudent); et tout ce qui tomberait, cette fois-là, entre mes mains, devait périr: je ne prétends pas m'excuser de mes torts. La faute n'en est pas toute à mes semblables. Je ne fais que constater ce qui est, en attendant le jugement dernier qui me fait gratter la nuque d'avance … Que m'importe le jugement dernier! Ma raison ne s'envole jamais, comme je le disais pour vous tromper. Et, quand je commets un crime, je sais ce que je fais: je ne voulais pas faire autre chose! Debout sur le rocher, pendant que l'ouragan fouettait mes cheveux et mon manteau, j'épiais dans l'extase cette force de la tempête, s'acharnant sur un navire, sous un ciel sans étoiles. Je suivis, dans une attitude triomphante, toutes les péripéties de ce drame, depuis l'instant où le vaisseau jeta ses ancres, jusqu'au moment où il s'engloutit, habit fatal qui entraîna, dans les boyaux de la mer, ceux qui s'en étaient revêtus comme d'un manteau. Mais, l'instant s'approchait, où j'allais, moi-même, me mêler comme acteur à ces scènes de la nature bouleversée. Quand la place où le vaisseau avait soutenu le combat montra clairement que celui-ci avait été passer le reste de ses jours au rez-de-chaussée de la mer, alors, ceux qui avaient été emportés avec les flots reparurent en partie à la surface. Ils se prirent à bras-le-corps, deux par deux, trois par trois; c'était le moyen de ne pas sauver leur vie; car, leurs mouvements devenaient embarrassés, et ils coulaient bas comme des cruches percées … Quelle est cette armée de monstres marins qui fend les flots avec vitesse? Ils sont six; leurs nageoires sont vigoureuses, et s'ouvrent un passage, à travers les vagues soulevées. De tous ces êtres humains, qui remuent les quatre membres dans ce continent peu ferme, les requins ne font bientôt qu'une omelette sans œufs, et se la partagent d'après la loi du plus fort. Le sang se mêle aux eaux, et les eaux se mêlent au sang. Leurs yeux féroces éclairent suffisamment la scène du carnage … Mais, quel est encore ce tumulte des eaux, là-bas, à l'horizon? On dirait une trombe qui s'approche. Quels coups de rame! J'aperçois ce que c'est. Une énorme femelle de requin vient prendre part au pâté de foie de canard, et manger du bouilli froid. Elle est furieuse; car, elle arrive affamée. Une lutte s'engage entre elle et les requins, pour se disputer les quelques membres palpitants qui flottent par-ci, par-là, sans rien dire, sur la surface de la crème rouge. A droite, à gauche, elle lance des coups de dent qui engendrent des blessures mortelles. Mais, trois requins vivants l'entourent encore, et elle est obligée de tourner en tous sens, pour déjouer leurs manœuvres. Avec une émotion croissante, inconnue jusqu'alors, le spectateur, placé sur le rivage, suit cette bataille navale d'un nouveau genre. Il a les yeux fixés sur cette courageuse femelle de requin, aux dents si fortes. Il n'hésite plus, il épaule son fusil, et, avec son adresse habituelle, il loge sa deuxième balle dans l'ouïe d'un des requins, au moment où il se montrait au-dessus d'une vague. Restent deux requins qui n'en témoignent qu'un acharnement plus grand. Du haut du rocher, l'homme à la salive saumâtre, se jette à la mer, et nage vers le tapis agréablement coloré, en tenant à la main ce couteau d'acier qui ne l'abandonne jamais. Désormais, chaque requin a affaire à un ennemi. Il s'avance vers son adversaire fatigué, et, prenant son temps, lui enfonce dans le ventre sa lame aiguë. La citadelle mobile se débarrasse facilement du dernier adversaire … Se trouvent en présence le nageur et la femelle de requin, sauvée par lui. Ils se regardèrent entre les yeux pendant quelques minutes: et chacun s'étonna de trouver tant de férocité dans les regards de l'autre. Ils tournent en rond en nageant, ne se perdent pas de vue, et se disent à part soi: «Je me suis trompé jusqu'ici; en voilà un qui est plus méchant.» Alors, d'un commun accord, entre deux eaux, ils glissèrent l'un vers l'autre, avec une admiration mutuelle, la femelle de requin écartant l'eau de ses nageoires, Maldoror battant l'onde avec ses bras: et retinrent leur souffle, dans une vénération profonde, chacun désireux de contempler, pour la première fois, son portrait vivant. Arrivés à trois mètres de distance, sans faire aucun effort, ils tombèrent brusquement l'un contre l'autre, comme deux aimants, et s'embrassèrent avec dignité et reconnaissance, dans, une étreinte aussi tendre que celle d'un frère ou d'une sœur. Les désirs charnels suivirent de près cette démonstration d'amitié. Deux cuisses nerveuses se collèrent étroitement à la peau visqueuse du monstre, comme deux sangsues; et, les bras et les nageoires entrelacés autour du corps de l'objet aimé qu'ils entourèrent avec amour, tandis que leurs gorges et leurs poitrines ne faisaient bientôt plus qu'une masse glauque aux exhalaisons de goëmon; au milieu de la tempête qui continuait de sévir; à la lueur des éclairs; ayant pour lit d'hyménée la vague écumeuse, emportés par un courant sous-marin comme dans un berceau, et roulant sur eux-mêmes, vers les profondeurs de l'abîme, ils se réunirent dans un accouplement long, chaste et hideux!… Enfin, je venais de trouver quelqu'un qui me ressemblât!… Désormais, je n'étais plus seul dans la vie!… Elle avait les mêmes idées que moi!… J'étais en face de mon premier amour!

Yaş sınırı:
0+
Litres'teki yayın tarihi:
01 aralık 2018
Hacim:
300 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
İndirme biçimi:
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