Kitabı oku: «Voyage en Égypte et en Syrie - Tome 2», sayfa 16
AVIS DE L’ÉDITEUR
(1807.)
LORSQUE l’écrit suivant fut publié, la France se trouvait dans des circonstances délicates. Au dehors, l’invasion de la Hollande par la Prusse venait de blesser son honneur et son pouvoir. L’Angleterre, par cet accroissement d’influence, faisait pencher en sa faveur la balance maritime de l’Europe. La Russie et l’Autriche, par leur ligue contre l’empire turk, changeaient l’ancien équilibre continental: tandis qu’au dedans, l’épuisement des finances, les symptômes d’une révolution, l’indécision entre deux alliés, tenant le gouvernement en échec, paralysaient tout mouvement de guerre sans dissiper les dangers de la paix.
Dans cet état compliqué et nouveau, l’auteur, par une conséquence directe de ses opinions sur les Turks, pensa que la prudence ne permettait plus à la France de partager le sort d’un ancien allié, de tout temps équivoque, antipathique, et conduit désormais par le destin de sa folie à une ruine inévitable: il crut que le moment était venu, en anticipant de quelques années le cours des choses, de lui substituer un allié nouveau qui, avec plus de sympathie et d’activité, remplît les mêmes objets politiques; et la Russie lui parut d’autant mieux destinée à ce rôle, qu’alors son gouvernement montrait de la philosophie; que par une nécessité géographique, Constantinople tombée en ses mains ne pouvait rester vassale de Saint-Pétersbourg; et qu’un nouvel empire russo-grec, prenant un esprit local, devenait à l’instant même le rival de tous les états qui versent leurs eaux dans le Danube dont le Bosphore tient les clefs.
Le succès de ce système nouveau répondit mal aux intentions de l’auteur; car, d’une part, le public français accueillit avec défaveur des vues contraires à ses habitudes et à ses préjugés; de l’autre, le ministère choqué d’une liberté d’opinions qui n’avait pas même voulu subir sa censure80, délibéra de l’envoyer à la Bastille; tandis que l’objet final et brillant de son hypothèse échouait par les fautes inconcevables de Joseph II.
Aujourd’hui qu’un cours inouï d’événements change la fortune des états de l’Europe; que par la bizarrerie du sort, une même bannière de fraternité rassemble le Russe avec le Turk; le pape avec le mufti; le grand maître de Malte81 avec le grand-seigneur et le dey d’Alger; l’Anglais hérétique avec le catholique romain et le musulman, il semblerait que les combinaisons antérieures dussent être désormais sans objet et sans intérêt; mais parce que cette fermentation momentanée ne produira que des résultats conformes à ses éléments; parce que les habitudes et les intérêts finiront par reprendre leur véritable cours et leur ascendant; nous avons cru devoir conserver un écrit qui par son caractère singulier, par ses rapports avec le sujet précédent et avec les affaires du temps, par sa rareté en typographie, par le mérite du style, par l’exactitude de plusieurs faits, et par l’étendue de ses vues, est déja le monument curieux d’un état passé. Quant à ses vues politiques, il paraît que les Anglais n’en ont pas jugé si défavorablement, puisque aujourd’hui leur système d’alliance avec la Russie n’en est que l’application à eux-mêmes. L’on peut, à ce sujet, consulter l’ouvrage récent du major Eaton, traduit sous le titre de Tableau historique, politique et moderne de l’empire ottoman82, lequel, avec une violente opposition de principes politiques, a néanmoins une analogie frappante avec l’écrivain français dans la manière de juger les Turks, et le sort probable qui les attend.
En réimprimant sans altération les considérations sur la guerre des Turks en 1788, si quelqu’un se voulait prévaloir du temps présent pour censurer le ton de l’auteur vis-à-vis de Joseph et de Catherine II, nous lui rappellerons que l’art d’inspirer des sentiments généreux aux hommes puissants est souvent de les leur supposer; et personne ne regardera comme fade courtisan celui qui, en décembre 1791, écrivit à l’agent de l’impératrice des Russies une lettre où il se permit les remontrances les plus sévères et les plus courageuses. Voyez le Moniteur du 5 décembre 1791, et la Notice sur la vie et les écrits de Volney, tome 1er des OEuvres complètes.
CONSIDÉRATIONS SUR LA GUERRE DES TURKS, EN 1788
PARMI les événements qui depuis quelques années semblent se multiplier pour changer le système politique de l’Europe, il n’en est sans doute aucun qui présente des conséquences aussi étendues que la guerre qui vient d’éclater83 entre les Turks et les Russes. Soit que l’on considère les dispositions qu’y portent les deux puissances, soit que l’on examine les intérêts qui les divisent, tout annonce une querelle opiniâtre, sanglante, et rèpousse d’abord comme chimérique cet espoir de paix dont on veut encore se flatter: comment en effet concilier des prétentions diamétralement opposées, et cependant absolues? D’une part, le sultan exige l’entière révocation de toutes les cessions qu’il a faites depuis la paix de Kaïnardji (en 1774): d’autre part, l’impératrice ne peut abandonner gratuitement les fruits de treize ans de travaux, de négociations, de dépenses: des deux côtés, une égale nécessité commande une égale résistance. Si la Russie rend la Crimée, elle ramène sur ses frontières les dévastations des Tartares, elle renonce aux avantages d’un commerce dont elle a fait tous les frais: si les Turks la lui concèdent, ils privent Constantinople d’un de ses magasins, ils introduisent leur ennemi au sein de leur empire, ils l’établissent aux portes de leur capitale; joignez à ces motifs d’intérêt les dispositions morales; dans le divan ottoman, le chagrin de déchoir d’une ancienne grandeur, l’alarme d’un danger qui croît chaque jour, la nécessité de le prévenir par un grand effort, celle même d’obéir à l’impulsion violente du peuple et de l’armée; dans le cabinet de Pétersbourg, le sentiment d’une supériorité décidée, le point d’honneur de ne pas rétrograder, l’espoir ou plutôt l’assurance d’augmenter ses avantages; dans les deux nations, une haine sacrée qui, aux Ottomans, montre les Russes comme des insurgents impies, et aux Russes, peint les Ottomans comme les ennemis invétérés de leur religion, et les usurpateurs d’un trône et d’un empire de leur secte. Avec un état de choses si violent, la guerre est une crise inévitable: disons-le hardiment, lors même que, par un retour improbable, l’on calmerait l’incendie présent, la première occasion le fera renaître; la force seule décidera une si grande querelle: or, dans ce conflit des deux puissances, quelle sera l’issue de leur choc? Où s’arrêtera, où s’étendra la secousse qu’en recevra l’un des deux empires? Voilà le sujet de méditation qui s’offre aux spéculateurs politiques; c’est celui dont je me propose d’entretenir le lecteur: et qu’il ne se hâte point de taxer ce travail de frivolité, parce qu’il est en partie formé de conjectures. Sans doute il est des conjectures vagues et chimériques, enfantées par le seul désœuvrement, hasardées sur des bruits sans vraisemblance, et celles-là ne méritent point l’attention d’un esprit raisonnable; mais si les conjectures dérivent de l’observation de faits authentiques, et d’un calcul réfléchi de rapports et de conséquences, alors elles prennent un caractère différent; alors elles deviennent un art méthodique de pénétrer dans l’avenir: c’est des conjectures que se compose la prudence, synonyme de la prévoyance; c’est par les conjectures que l’esprit instruit de la génération des faits passés, prévoit celle des faits futurs: par elles, connaissant comment les causes ont produit les effets, il devine comment les effets deviendront causes à leur tour; et de là l’avantage de combiner d’avance sa marche, de préparer ses moyens, d’assurer ses ressources: pendant que l’imprudence qui n’a rien calculé, surprise par chaque événement, hésite, se trouble, perd un temps précieux à se résoudre, ou se jette aveuglément dans un dédale d’absurdités. Lors donc que les conjectures que je présente n’auraient que l’effet d’exercer l’attention sur un sujet important, elles ne seraient pas sans mérite. Le temps à venir décidera si elles ont une autre valeur. Pour ne pas abuser du temps présent, je passe sans délai à mon sujet; il se divise de lui-même en deux parties: dans la première, je vais rechercher quelles seront les suites probables des démêlés des Russes et des Turks; dans la seconde, j’examinerai quels sont les intérêts de la France, et quelle doit être sa conduite.
PREMIÈRE QUESTION
Quelles seront les suites probables des démêlés des Russes et des Turks?
Pour obtenir la solution de cette espèce de problême, nous devons procéder, à la manière des géomètres, du connu à l’inconnu: or, l’issue du choc des deux empires, dépendant des forces qu’ils y emploîront, nous devons prendre idée de ces forces, afin de tirer de leur comparaison le présage de l’événement que nous cherchons. A la vérité, nos résultats n’auront pas une certitude mathématique, parce que nous n’opérons pas sur des êtres fixes; mais dans le monde moral les probabilités suffisent; et quand les hypothèses sont fondées sur le cours le plus ordinaire des penchants et des intérêts combinés avec le pouvoir, elles sont bien près de devenir des réalités. Commençons par l’empire ottoman.
Il n’y a pas plus d’un siècle que le nom des Turks en imposait encore à l’Europe, et des faits éclatants justifiaient la terreur qu’il inspirait. En moins de quatre cents ans l’on avait vu ce peuple venir de la Tartarie s’établir sur les bords de la Méditerranée, et là, par un cours continu de guerres et de victoires, dépouiller les successeurs de Constantin, d’abord de leurs provinces d’Asie; puis franchissant le Bosphore, les poursuivre dans leurs provinces d’Europe, les menacer jusque dans leur capitale, les resserrer chaque jour par de nouvelles conquêtes, terminer enfin par emporter Constantinople, et s’asseoir sur le trône des Césars: de là, par un effort plus actif et plus ambitieux, on les avait vus, reportant leurs armes dans l’Asie, subjuguer les peuplades de l’Anadoli, envahir l’Arménie, repousser le premier des sofis dans la Perse, conquérir en une campagne les pays des anciens Assyriens et Babyloniens, enlever aux Mamlouks la Syrie et l’Égypte, aux Arabes l’Yémen, chasser les chevaliers de Rhodes, les Vénitiens de Cypre; puis, rappelant toutes leurs forces vers l’Europe, attaquer Charles Quint, et camper sous les murs de Vienne même; menacer l’Italie, ranger sous leur joug les Maures d’Afrique, et posséder enfin un empire formé de l’une des plus grandes et des plus belles portions de la terre.
Tant de succès sans doute avaient droit d’en imposer à l’imagination, et l’on ne doit pas s’étonner qu’ils aient fait sur les peuples une impression qui subsiste encore. Mais les Turks de nos jours sont-ils ce que furent leurs aïeux? Leur empire a-t-il conservé la même vigueur et les mêmes ressorts que du temps des Sélim et des Soliman? Personne, je pense, s’il a suivi leur histoire depuis cent ans, n’osera soutenir cette opinion; cependant, sans que l’on s’en aperçoive, elle se perpétue: telle est la force des premières impressions, que l’on ne prononce point encore le nom des Turks, sans y joindre l’idée de leur force première. Cette idée influe sur les jugements de ceux mêmes qui ont le moins de préjugés; et il faut le dire, parmi nous c’est le petit nombre. Au cours secret de l’habitude, se joint un motif d’intérêt produit par notre alliance et nos liaisons de commerce avec cet empire; et ce motif nous porte à ne voir les Turks que sous un jour favorable: de là une partialité qui se fait sentir à chaque instant dans les relations de faits qui nous parviennent sous l’inspection du gouvernement; elle régnait surtout dans ces derniers temps que, par une prévention bizarre, un ministre s’efforçait d’étouffer tout ce qui pouvait déprécier à nos yeux les Ottomans. J’ai dit une prévention bizarre, parce qu’elle était sans fondement et sans retour de leur part: j’ajoute une politique malhabile, parce que les menaces et les embûches de l’autorité n’empêchent point la vérité de se faire jour, et que ces dissimulations trahies ne laissent après elles qu’une impression fâcheuse d’improbité et de faiblesse. Loin de se voiler ainsi l’objet de ses craintes, il est plus prudent et plus simple de l’envisager dans toute son étendue. Souvent l’aspect du danger suggère les moyens de le prévenir; et du moins, en se rendant un compte exact de sa force ou de sa faiblesse, l’on peut se tracer un plan de conduite convenable aux circonstances où l’on se trouve.
En suivant ce principe avec les Ottomans, l’on doit désormais reconnaître que leur empire offre tous les symptômes de la décadence: l’origine en remonte aux dernières années du siècle précédent; alors que leurs succès si long-temps brillants et rapides, furent balancés et flétris par ceux des Sobieski et des Montecuculli, il sembla que la fortune abandonna leurs armes, et par un cours commun aux choses humaines, leur grandeur ayant atteint son faîte, entra dans le période de sa destruction: les victoires répétées du prince Eugène, en aggravant leurs pertes, rendirent leur déclin plus prompt et plus sensible: il fallut toute l’incapacité des généraux de Charles VI, dans la guerre de 1737, pour en suspendre le cours; mais comme l’impulsion était donnée, et qu’elle venait de mobiles intérieurs, elle reparut dans les guerres de Perse, et les avantages de Thamas-Koulikan devinrent un nouveau témoignage de la faiblesse des Turks: enfin, la guerre des Russes, de 1769 à 1774, en a dévoilé toute l’étendue. En voyant dans cette guerre des armées innombrables se dissiper devant de petits corps, des flottes entières réduites en cendres, des provinces envahies et conquises, l’alarme et l’épouvante jusque dans Constantinople, l’Europe entière a senti que désormais l’empire turk n’était plus qu’un vain fantôme, et que ce colosse, dissous dans tous ses liens, n’attendait plus qu’un choc pour tomber en débris.
L’on peut considérer le traité de 1774 comme l’avant-coureur de ce choc. En vain la Porte s’est indignée de l’arrogance des infidèles; il a fallu subir le joug de la violence qu’elle a si souvent imposé; il a fallu qu’elle cédât un terrain considérable entre le Bog et le Dnieper, avec des ports dans la Crimée et le Kouban; il a fallu qu’elle abandonnât les Tartares alliés de son sang et de sa religion, et ce fut déja les perdre que de les abandonner; il a fallu qu’elle reçût son ennemi sur la mer Noire, sur cette mer d’où ses vaisseaux aperçoivent les minarets de Constantinople; et, pour comble d’affront, qu’elle consentît à les voir passer aux portes du sérail, pour aller dans la Méditerranée s’enrichir de ses propres biens, reconnaître ses provinces pour les mieux attaquer, et acquérir des forces pour la mieux vaincre. Que pouvait-on attendre d’un état de choses où les intérêts étaient si violemment pliés? Ce que la suite des faits a développé; c’est-à-dire, que les Turks, ne cédant qu’à regret, n’exécuteraient qu’à moitié; que les Russes, s’autorisant des droits acquis, exigeraient avec plus de hardiesse; que les traites mal remplis ameneraient des explications, des extensions, et enfin de nouvelles guerres; et telle a été la marche des affaires. Malgré les conventions de 1774, le passage des vaisseaux russes par le Bosphore a été un sujet renaissant de contestation et d’animosité. Par l’effet de cette animosité, la Porte a continué d’exciter les Tartares: par une suite de sa supériorité, la Russie a pris le parti de s’en délivrer, et elle les a chassés de la Crimée: de là des griefs nouveaux et multipliés. Le peuple, indigné du meurtre et de l’asservissement des vrais croyants, a hautement murmuré: le divan, alarmé des conséquences de l’envahissement de la Crimée, a frémi et menacé: arrêté par son impuissance, il a suscité sous main les barbares du Caucase. La Russie, usant d’une politique semblable, a opposé le souverain de Géorgie. Le divan a réclamé de prétendus droits; la Russie les a niés. L’hospodar de Moldavie, craignant le sort de Giska84, a passé chez les Russes: autre réclamation de la Porte, autre déni de la Russie. Enfin l’apparition de l’impératrice aux bords de la mer Noire a donné une dernière secousse aux esprits, et les Turks ont déclaré la guerre.
Qu’arrivera-t-il de ce nouvel incident? je le demande à quiconque se fait un tableau vrai de l’état des choses. Ces Russes que la Turkie provoque ne sont-ils pas les mêmes qui, dans la guerre de 1769, ont, avec des armées de trente et quarante mille hommes, contenu, dissipé, battu des armées de soixante et de cent mille hommes? qui ont assiégé et pris des villes fortifiées, défendues par des garnisons aussi nombreuses que les assiégeants? qui ont envahi deux grandes provinces, pénétré au delà du Danube, et malgré la diversion d’une révolte dangereuse et d’une peste meurtrière, ont imposé à la Porte les lois qu’il leur a plu de dicter? Ces Turks, si ardents à déclarer la guerre, ne sont-ils pas les mêmes qui, par une ignorance absolue de l’art militaire, se sont attiré pendant six années la suite la plus continue d’échecs et de défaites? N’est-ce pas eux dont les armées composées de paysans et de vagabonds assemblés à la hâte, sont commandées par des chefs sans lumières, qui ne connaissent l’ordre et les principes ni des marches, ni des campements, ni des sièges, ni des batailles? dont les guerriers mus par le seul attrait du pillage, ne sont contenus par le frein d’aucune discipline, et tournent souvent leurs armes contre leurs chefs, et leur brigandage contre leur propre pays? Oui sans doute, ce sont les mêmes: donc, par les mêmes raisons, les Russes battront les Turks dans cette guerre, comme ils les ont battus dans la dernière.
Mais, nous dit-on, depuis la paix les Turks s’éclairent chaque jour: avertis de leur faiblesse, ils commencent d’y remédier; ils entretiennent des ingénieurs et des officiers français qui leur dressent des canonniers, leur exercent des soldats, leur fortifient des places; ils ont un renégat anglais qui depuis quelques années leur a fondu beaucoup de canons, de bombes et de mortiers; enfin, le visir actuel, qui depuis son avénement se propose la guerre, n’a cessé d’en faire les préparatifs, et il n’est pas probable que tant de soins demeurent sans effet.
Je l’avoue, cela n’est pas probable pour quiconque n’a pas vu les Turks, pour quiconque juge du cours des choses en Turkie, par ce qui se passe en France et à Paris. Est-il permis de le dire? Paris est le pays où il est le plus difficile de se faire des idées justes en ce genre; les esprits y sont trop éloignés de cet entêtement de préjugés, de cette profondeur d’ignorance, de cette constance d’absurdité, qui font la base du caractère turk. Il faut avoir vécu des années avec ce peuple, il faut avoir étudié à dessein ses habitudes, en avoir même ressenti les effets et l’influence, pour prendre une juste idée de son moral, et en dresser un calcul probable: si, à ce titre, l’on me permet de dire mon sentiment, je pense que les changements allégués sont encore loin de se réaliser; je pense même que l’on s’exagère les soins et les moyens du gouvernement turk; les objets moraux grossissent toujours dans le lointain: il est bien vrai que nous avons des ingénieurs et des officiers à Constantinople; mais leur nombre y est trop borné pour y faire révolution, et leur manière d’y être est encore moins propre à la produire. L’on peut donc calculer ce qu’ils y feront, par ce qu’ils ont déja fait dans la dernière guerre, et le public en a dans les mains un bon terme de comparaison. Quoi qu’en aient protesté les amateurs des Turks, il est constant que les Mémoires de Tott peignent l’esprit turk sous ses vraies couleurs. Je le dirai, sans vouloir troubler les mânes de deux ministres85: à voir la conduite qu’ils ont tenue avec cette nation, on peut assurer qu’ils ne l’ont jamais connue; cela doit sembler étrange dans celui qui avait passé douze années en ambassade à la Porte: mais l’on passerait la vie entière dans un pays, si l’on se tient clos dans son palais et que l’on ne fréquente que les gens de sa nation, l’on reviendra sans avoir pris de vraies connaissances: or, c’est ne point connaître les hommes, que d’employer, pour les changer, des moyens qui heurtent de front leurs préjugés et leurs habitudes, et tels sont ceux que l’on a tentés en Turkie: l’on avait affaire à un peuple fanatique, orgueilleux, ennemi de tout ce qui n’est pas lui-même: on lui a proposé pour modèle de réforme, des usages qu’il hait: on lui a envoyé pour maîtres des hommes qu’il méprise. Quel respect un vrai musulman peut-il avoir pour un infidèle? Comment peut-il recevoir des ordres d’un ennemi du Prophète?—Le muphti le permet, et le vizir l’ordonne.—Le vizir est un apostat, et le muphti un maître. Il n’y a qu’une loi, et cette loi défend l’alliance avec les infidèles. Tel est le langage de la nation à notre égard: tel est même, quoi que l’on dise, l’esprit du gouvernement, parce que là, plus qu’ailleurs, le gouvernement est l’homme qui gouverne, et que cet homme est élevé dans les préjugés de sa nation. Aussi nos officiers ont essuyé et essuient encore mille contrariétés et mille désagréments: on ne les voit qu’avec murmure; on ne leur obéit que par contrainte: ils ont besoin de gardes pour commander, d’interprètes pour se faire entendre; et cet appareil qui montre sans cesse l’étranger, reporte l’odieux de sa personne sur ses ordres et sur son ouvrage. Pour vaincre de si grands obstacles, il faudrait, de la part du divan, une subversion de principes dont la supposition est chimérique. L’on a compté sur le crédit de notre cour; mais a-t-on pris les moyens de l’assurer et de le soutenir? Par exemple, en ces circonstances, peut-on exiger du C. de Choiseul beaucoup d’influence? Les Turks doivent-ils déférer aux avis d’un ambassadeur qui, dans un ouvrage connu de toute l’Europe, a publié les vices de leur administration, et manifesté le vœu de voir renverser leur empire? Ce choix, considéré sous ce rapport, fait-il honneur à la prudence si vantée de M. de Vergennes?
Voilà cependant les faits qui doivent servir de base aux conjectures, pour qu’elles soient raisonnables; et, je le demande, ces faits donnent-ils le droit de mieux espérer des Turks? Pour moi, dans tout ce qui continue de se passer, je ne vois que la marche ordinaire de leur esprit, et la suite naturelle de leurs anciennes habitudes. Les revers de la dernière guerre les ont étonnés; mais ils n’en ont ni connu les causes, ni cherché les remèdes. Ils sont trop orgueilleux pour s’avouer leur faiblesse; ils sont trop ignorants pour connaître l’ascendant du savoir: ils ont fait leurs conquêtes sans la tactique des Francs; ils n’en ont pas besoin pour les conserver: leurs défaites ne sont point l’ouvrage de la force humaine, ce sont les châtiments célestes de leurs péchés; le destin les avait arrêtés, et rien ne pouvait les y soustraire. Pliant sous cette nécessité, le divan a fait la paix; mais le peuple a gardé sa présomption et envenimé sa haine. Par ménagement pour le peuple et par son propre ressentiment, le divan a voulu éluder, par adresse, la force qu’il n’avait pu maîtriser. Le cabinet de Pétersbourg a pris la même route, et la guerre a continué sous une autre forme. La Russie, qui a retiré des négociations plus d’avantages que des batailles, en a désiré la durée. Par la raison contraire, les Turks y faisant les mêmes pertes que dans les défaites, ont préféré les risques des combats, et ils ont repris les armes; mais en changeant de carrière, ils n’apportent pas de plus grands moyens de succès. On a regardé la rupture du mois d’août comme un acte de vigueur calculé sur les forces et les circonstances. Dans les probabilités, ce devait être l’effet d’un mouvement séditieux du peuple et de l’armée. Les troupes, lasses des fausses alertes qu’on leur donnait depuis deux ans, devaient se porter à un parti extrême: d’accord avec ces probabilités, les faits y ont joint la passion personnelle du vizir. Si ce ministre n’eût été guidé que par des motifs réfléchis, il n’eût point déclaré la guerre sur la fin de la campagne, parce que c’était s’ôter le temps d’agir, et donner à l’ennemi celui de se préparer. Maintenant que le mouvement est imprimé, il ne sera plus le maître de le diriger ni de le contenir. Il ne suffit pas d’avoir allumé la guerre; il faudra en alimenter l’incendie; il faudra soudoyer des armées et des flottes, pourvoir à leurs besoins, réparer leurs pertes, fournir enfin, pendant plusieurs campagnes, à une immense consommation d’hommes et d’argent; et l’empire turk a-t-il de si grandes ressources? Interrogeons à ce sujet les témoins oculaires qui depuis quelques années en ont visité diverses contrées. Nous ayons plusieurs relations qui paraissent d’autant plus dignes de foi, que, sans la connivence des voyageurs, les faits puisés en des lieux divers ont la plus grande unanimité86. Par ces faits, il est démontré que l’empire turk n’a désormais aucun de ces moyens politiques qui assurent la consistance d’un état au dedans, et sa puissance au dehors. Ses provinces manquent à la fois de population, de culture, d’arts et de commerce; et ce qui est plus menaçant pour un état despotique, l’on n’y voit ni forteresses, ni armée, ni art militaire: or, quelle effrayante série de conséquences n’offre pas ce tableau? Sans population et sans culture, quel moyen de régénérer les finances et les armées? Sans troupes et sans forteresses, quel moyen de repousser des invasions, de réprimer des révoltes? Comment élever une puissance navale sans arts et sans commerce? Comment enfin, remédier à tant de maux sans lumières et sans connaissances?—Le sultan a de grands trésors:—on peut les nier comme on les suppose, et quels qu’ils soient ils seront promptement dissipés.—Il a de grands revenus:—oui, environ 80 millions de livres difficiles à recouvrer; et comment aurait-il davantage? Quand des provinces comme l’Égypte et la Syrie, ne rendent que deux ou trois millions, que rendront des pays sauvages comme la Macédoine et l’Albanie, ravagés comme la Grèce, ou déserts comme Cypre et l’Anadoli?—On a retiré de grandes sommes d’Égypte.—Il est vrai que le capitan pacha a fait passer, il y a six mois, quelques mille bourses, et que par capitulation avec Ismaël et Hasan beks, il a dû lever encore 5,000 bourses sur le Delta87; mais 4,000 resteront pour réparer les dommages du pays, et l’avarice du capitan pacha ne rendra peut-être pas dix millions au kazné.—On imposera de nouveaux tributs. Mais les provinces sont obérées; le pillage des pachas, la vénalité des places, la désertion des gens riches, en ont fait couler tout l’argent à Constantinople.—On dépouillera les riches.—Mais l’or se cachera; et comme les riches sont aussi les puissants, ils ne se dépouilleront pas eux-mêmes. Ainsi, dans un examen rigoureux, ces idées de grands moyens, fondées sur une vaste apparence et une antique renommée, s’évanouissent; et tout s’accorde, en dernier résultat, à rendre plus sensible la faiblesse de l’empire turk, et plus instantes les inductions de sa ruine. Il est singulier qu’en ce moment le préjugé en soit accrédité dans tout l’empire. Tous les musulmans sont persuadés que leur puissance et leur religion vont finir: ils disent que les temps prédits sont venus, qu’ils doivent perdre leurs conquêtes, et retourner en Asie s’établir à Konié. Ces prophéties fondées sur l’autorité de Mahomet même et de plusieurs santons, pourraient donner lieu à plusieurs observations intéressantes à d’autres égards. Mais pour ne point m’écarter de mon sujet, je me bornerai à remarquer qu’elles contribueront à l’événement, en y préparant les esprits, et en ôtant aux peuples le courage de résister à ce qu’ils appellent l’immuable décret du sort.
Je ne prétends pas dire cependant que la perte de l’empire turk soit absolument inévitable, et qu’il fût moralement impossible de la conjurer. Les grands états, surtout ceux qui ont de riches domaines, sont rarement frappés de plaies incurables; mais pour y porter remède, il faut du temps et des lumières: du temps, parce que pour les corps politiques comme pour les corps physiques, tout changement subit est dangereux; des lumières, parce que si l’art de gouverner a une théorie simple, il a une pratique compliquée. Lors donc que je forme de fâcheux présages sur la puissance des Turks, c’est par le défaut de ces deux conditions; c’est surtout à raison de la seconde, c’est-à-dire, du défaut de lumières dans ceux qui gouvernent, que la chute de l’empire me paraît assurée; et je la juge d’autant plus infaillible, que ses causes sont intimement liées à sa constitution, et qu’elle est une suite nécessaire du même mouvement qui a élevé sa grandeur. Donnons quelques développements à cette idée.
Lorsque les hordes turkes vinrent du Korasân s’établir dans l’Asie mineure, ce ne fut pas sans difficulté qu’elles se maintinrent dans cette terre étrangère: poursuivies par les Mogols, jalousées par les Turkmans, inquiétées par les Grecs, elles vécurent long-temps environnées d’ennemis et de dangers. Dans des circonstances si difficiles, ce fut une nécessité à leurs chefs de déployer toutes leurs facultés morales et physiques; il y allait de leurs intérêts personnels, de la conservation de leur rang et de leur vie. Il fallut donc qu’ils acquissent les talents, qu’ils recherchassent les connaissances, qu’ils pratiquassent les vertus qui sont les vrais éléments du pouvoir. Ayant à gouverner des hommes séditieux, il fallut leur inspirer la confiance par les lumières, l’attachement par la bienveillance, le respect par la dignité: il fallut, pour maintenir la discipline, de la justice dans les châtiments, pour exciter l’émulation, du discernement dans les récompenses, justifier enfin le droit de commander par la prééminence dans tous les genres. Il fallut, pour déployer les forces de la nation à l’extérieur, en établir l’harmonie à l’intérieur, protéger l’agriculture pour nourrir les armées, punir les concussions pour éviter les révoltes, bien choisir ses agents pour bien exécuter ses entreprises, en un mot, pratiquer dans toutes ses parties la science des grands politiques et des grands capitaines; et tels en effet se montrèrent les premiers sultans des Turks: et si l’on remarque que depuis leur auteur Osman I jusqu’à Soliman II, c’est-à-dire dans une série de douze princes, il n’en est pas un seul d’un caractère médiocre, l’on conviendra qu’un effet si constant n’est point dû au hasard, mais à cette nécessité de circonstances dont j’ai parlé, à cet état habituel des guerres civiles et étrangères, où tout se décidant par la force, il fallait toujours être le plus fort pour être le premier. Par une application inverse de ce principe, lorsque cet état de choses a cessé, lorsque l’empire affermi par sa masse n’a plus eu besoin des talents de ses chefs pour se soutenir, ils ont dû cesser de les posséder, de les acquérir, et c’est ce que les faits justifient. Depuis ce même Soliman II, qui, par ses réglements encore plus que par ses victoires, consolida la puissance turke, à peine de dix-sept sultans que l’on compte jusqu’à nos jours, en trouve-t-on deux qui ne soient pas des hommes médiocres. Par opposition à leurs aïeux, l’histoire les montre tous ou crapuleux et insensés comme Amurat IV, ou amollis et pusillanimes comme Soliman III.
L’ouvrage fut publié sans approbation, sous la date supposée de Londres, selon l’usage en pareil cas.
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Paul I et même Hompesch.
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Traduit par le cit. Lefebvre. A Paris, chez Tavernier, libraire, rue du Bac, nº 937.
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J’ai commencé d’écrire à la fin d’octobre 1787, lorsque les nouvelles de la guerre étaient encore récentes.
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Grégoire Giska, ci-devant hospodar de Moldavie, que la Porte fit assassiner, il y a quelques années, par un émissaire, à qui il avait donné l’hospitalité.
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Le duc de Choiseul et le comte de Vergennes.
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Voyez le Voyage pittoresque de la Grèce, pour cette contrée, l’Archipel et la côte de l’Anadoli; les Mémoires de Tott, pour les environs de Constantinople, et le Voyage en Syrie et en Égypte, pour les provinces du Midi. (Ajoutez-y maintenant le Tableau de l’empire turk, traduit de l’anglais de Eaton, 2 vol. in-8º. An 7. Note de l’éditeur.)
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La Haute-Égypte est concédée à Ibrahim et Morad beks, qui reviendront incessamment au Kaire. (Et cela est effectivement arrivé. Note de l’éditeur.)
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