Kitabı oku: «Les Ruines, ou méditation sur les révolutions des empires», sayfa 23
Entre ce récit et celui des Juifs, je conviens que plusieurs circonstances diffèrent, et surtout que des objections chronologiques peuvent être suscitées contre l'identité; mais en traitant mon sujet didactique et sec par lui-même, en traversant les plaines arides du vieil Orient, j'ai pensé, Messieurs, que vous me permettriez de cueillir une fleur historique pour vous l'offrir en délassement.
§ V.
ÉCOLE CHRÉTIENNE
Du sein de l'école juive sortit l'école chrétienne; pendant le premier siècle, ses disciples, tous illettrés, tous de la classe du peuple, uniquement livrés à la morale pratique, négligèrent et repoussèrent, comme futilité, toute étude qui n'eût pas pour but d'obtenir l'autre vie. Dans le second et troisième siècle, des hommes lettrés, convertis aux idées nouvelles, y joignirent celles de leur éducation, c'est presque dire celles de Platon, alors dominantes. Il ne put manquer de naître bientôt des dissentiments sur toute question abstraite; mais parce que l'essence du système naissant était la charité fraternelle, l'égalité des droits, la communauté des biens, tout ce qui n'attaqua point ces bases fut laissé au libre arbitre; on put disserter sur le langage d'Adam, savoir s'il fut hébreu ou syriaque; sur la manière dont il put donner des noms aux animaux sans les connaître; sur la confusion du langage, sur la prétendue naissance des langues, dont quelques docteurs voulurent compter soixante-douze, quand d'autres les réduisaient à quatre, qu'ils nommaient langues mères, etc.
Un évêque, père de l'Église, put nier cette confusion, comme cause, et l'admettre seulement comme conséquence de la dispersion, sans en être moins reconnu pour un saint. (Grégoire de Nysse.)
Cet état de liberté dura jusqu'au commencement du quatrième siècle; alors se fit une véritable révolution dans la société chrétienne, et cela par suite des décrets de l'assemblée de Nicée, qui introduisant dans le régime des fidèles la hiérarchie civile et presque militaire de l'empereur gréco-romain, changea la démocratie de l'Église primitive en une oligarchie sacerdotale rapidement devenue despotique. Dès lors il ne fut plus permis d'établir des raisonnements sans l'approbation des supérieurs surveillants (epi-scopoi); comme toute opinion devint affaire de parti, il devint dangereux ou inutile de suivre toute étude opposée ou étrangère aux passions ou aux volontés des puissants: tout emploi de la raison humaine fut une acte d'indépendance vis-à-vis des docteurs qui se constituèrent interprètes de Dieu, qui se firent presque dieux parlants. Tout ce que nous appelons idéologie, étude raisonnable de l'entendement humain, fut décrédité au point que je pourrais citer des sentences d'évêques qui ont interdit l'étude de la grammaire: elles me seraient fournies par un de nos savants confrères à qui je dois ma remarque.
On peut dire que cette léthargie de l'esprit humain n'a cessé qu'au seizième siècle, et cela, par le concours de plusieurs circonstances; par la prise de Constantinople (1453), qui tout à coup jeta en Europe une quantité de livres et d'hommes savants; par le désir que firent naître ces livres de multiplier leurs copies; par la naissance de l'imprimerie, qui étendit rapidement l'instruction ou le moyen de l'acquérir; enfin, par l'insurrection de l'Allemagne contre la théocratie italienne, d'où sont nées des libertés de tout genre, qui chaque jour ont tendu à développer le bon sens naturel et la raison de l'homme.
Parmi les études qui se ranimèrent, celle des langues fut une des premières, à raison du besoin d'entendre et d'interpréter les livres anciens. Les esprits curieux ne tardèrent pas d'établir des comparaisons rendues plus piquantes par leur nouveauté. Le premier essai connu en ce genre, fut un vocabulaire que l'italien Pigafetta fit imprimer vers 1536, contenant un recueil de mots de divers peuples chez qui il avait voyagé. Deux travaux plus réguliers, plus importants, le suivirent; l'un de Guillaume Postel, né Français, qui, à la date de 1536, publia en langue latine, à Paris, son livre intitulé, Linguarum XII, characteribus differentium, alphabeti introductio ac legendi modus facillimus, avec une dissertation sur l'origine et l'antiquité de l'hébreu, et une comparaison des langues orientales entre elles, et avec le latin et le français: l'autre, de Teseo Ambrogio, né à Pavie, où il fit imprimer aussi en latin, en 1539, son Introduction aux langues chaldaïque, syriaque, arménienne, et ses remarques sur dix autres langues. Ces deux productions ont le mérite de présenter les essais ou tâtonnements de l'art en tout genre. Ambrogio avait eu pour maîtres des moines syriens, arméniens, abyssins, appelés à Rome par les largesses des papes: Postel avait voyagé au Levant aux frais du roi de France; ceci donne un mérite particulier à leur méthode de prononciation. Dix ans plus tard (1548), le Hollandais Théodore Buchmann, qui a grécisé son nom en celui de Bibliander, mit au jour son livre intitulé, de Ratione communi omnium linguarum, etc., où il prétendit expliquer leurs principes communs par les exemples de dix ou de douze langues: il faut lui savoir gré d'avoir excité l'émulation de ses successeurs, en leur ayant présenté le premier essai du Pater noster, traduit ou écrit en quatorze langues.
Il serait trop long de citer en détail tous les ouvrages accumulés depuis lui sur cette matière; il me suffira d'indiquer les principaux qui suivent:
En 1558, le livre de Conrad Gesner, intitulé, Mithridates, seu de differentiis linguarum;
En 1580, le traité de Jean Gorop Békan, intitulé, Hermathena, ou Mercure et Minerve;
En 1592 et 1593, Specimen 40 diversarum linguarum et dialectorum, de Jérôme Mejeser, avec le Pater noster en cinquante langues;
En 1610, le fragment de Scaliger, de Europeorum linguis;
En 1613, le Trésor de l'histoire des langues, par Duret;
En 1616, l'Harmonie étymologique des langues, par Étienne Guichart;
En 1667, les Prolégomènes de Walton, auteur de la célèbre Polyglotte;
En 1679, l'Atlantica de Olaüs Rudbek, en même temps que le jésuite Kirker publiait sa Tour de Babel;
En 1697, le Glossarium universale hebraicum, de Thomassin;
En 1703, le Pater noster en plus de cent langues, par l'anglais Muller;
En 1715, le même Pater, par Chamberlayne, encore plus étendu et plus correct.
À cette époque, l'on avait déja beaucoup fait pour l'érudition; beaucoup de matériaux étaient rassemblés pour le raisonnement: presque aucun pas n'était fait encore vers la connaissance de la vérité, parce qu'aucun pas n'avait été dirigé par un sens droit, libre de préjugé. Tous les écrivains que j'ai cités, et leurs semblables que j'ai omis, étaient partis de deux faits principaux, considérés comme indubitables; savoir, qu'un premier homme, appelé Adam, avait naturellement ou miraculeusement parlé la langue hébraïque; et en second lieu, qu'un événement, appelé la confusion de Babel, avait subitement introduit dans le monde une foule de langues, d'où procédaient toutes les diversités que nous voyons. Les efforts des savants n'avaient tendu qu'à mieux démontrer l'un et l'autre fait par des étymologies dont l'abus était d'autant plus grand, que très-souvent la vraie prononciation des mots était dénaturée.
En voyant cette unanimité de tant de docteurs, qui ne croirait que réellement leurs opinions avaient des bases positives? Ici se montre un nouvel exemple de l'aveuglement invincible que causent les préjugés de l'éducation, rivés par une autorité coërcitive. Vous venez de voir, Messieurs, qu'au sujet de la confusion et de la dispersion, le texte original ne disait point ce qu'on lui faisait dire sur l'apparition de langues nouvelles; eh bien! en scrutant le texte relatif au langage d'Adam, vous allez voir qu'il n'autorise pas mieux l'idée que ce langage ait été l'idiome hébraïque. Voici ce texte très-littéral; Genèse, chap. ii, vers. 6:
«Et Dieu forma l'homme de la poussière de la terre; il souffla sur sa face un souffle de vie, et l'homme devint une ame vivante.» Puis, même chap., vers. 26: «Et Dieu forma de la terre, toute bête des champs, tout volatile du ciel, et il les amena à l'homme, pour voir comme il les nommerait; et tout ce que l'homme nomma est le nom de cette ame vivante; et l'homme donna des noms à tout gros animal, et à tout volatile du ciel, et à toute bête des champs.»
Rien autre que ces passages n'est relatif au langage d'Adam; l'on ne saurait me citer aucune autre phrase qui y ait trait. Or, il est évident que ce texte ne décide point qu'Adam ait donné des noms en langue hébraïque: aucune autorité n'a le droit de voir ici plus qu'il ne s'y trouve: dira-t-on que cela est probable, que cela est conforme au raisonnement naturel? J'accepterai l'arbitrage des probabilités et de la raison naturelle, si l'on veut l'établir constant; mais par ces moyens mêmes, je prouverais que ce put, que ce dut être plutôt en langue syriaque. Toute dispute à part, je m'en tiens au texte; rien n'y est spécifié; les assertions des savants ne sont que des hypothèses, et les interprètes ont posé en principe ce qui est en problème; aussi ne peuvent-ils s'accorder entre eux.
§ VI.
ÉCOLE PHILOSOPHIQUE. OBSERVATION DES FAITS, ÉTABLIE COMME PRÉLIMINAIRE INDISPENSABLE À TOUTE THÉORIE
Ce ne fut que vers 1710, qu'un homme d'un esprit simple et droit, sortant de la route commune, émit les premières idées judicieuses sur la manière de poser la question de l'étude des langues; cet homme fut Guillaume Leibnitz. En lisant dans les Mélanges de Berlin sa dissertation ou méditation sur les origines des peuples, déduites principalement des indices de leurs langues, on voit qu'il n'osa heurter de front des préjugés qui ont pour logique ordinaire le sabre ou le tison. Il prend un circuit ingénieux, mais efficace, pour arriver à son but; sa doctrine peut se résumer dans les articles suivants:
«L'étude des langues ne doit pas être conduite par d'autres principes que ceux des autres sciences exactes. Pourquoi commencer par l'inconnu afin d'arriver au connu? Le bon sens n'indique-t-il pas d'étudier d'abord les langues modernes qui nous sont palpables, afin de les comparer l'une à l'autre, de constater leurs différences ou leurs affinités, et de passer ensuite aux langues qui les ont précédées dans les siècles antérieurs, afin de rendre sensibles leur filiation, leur origine, et par ce moyen remonter d'échelon en échelon aux langues les plus anciennes, dont l'analyse devra fournir les seules conclusions que nous puissions nous permettre?»
L'on voit que Leibnitz proposa aux juges d'un grand procès, de ne pas prononcer sans avoir examiné les pièces; il est des temps où le cœur passionné rejetterait même cette évidence; à son époque on se lassait de disputes ténébreuses: ce rayon produisit un effet conciliant. L'idée de Leibnitz est devenue le guide des recherches philologiques qui se sont multipliées dans le dix-huitième siècle; des voyageurs de toute nation, des missionnaires de toute secte, ont rivalisé à recueillir des grammaires et des vocabulaires. Les savants d'Europe ont pu comparer une foule d'idiomes des tribus sauvages d'Amérique, d'Afrique, de Tartarie, et des îles de l'Océan. Il restait à mettre en ordre tous ces matériaux; la fin du siècle dernier et le commencement de celui-ci ont vu, en moins de trente ans, trois grandes tentatives de cette opération, aussi honorables pour leurs auteurs qu'instructives pour leur auditoire48.
La première fut celle dont l'impératrice Catherine II traça de sa propre main le plan en 1784. Par ses ordres, le professeur Pallas fit paraître, dès 1786, le célèbre ouvrage écrit en langue russe, ayant pour titre Vocabulaire de toutes les langues du monde, au nombre d'environ deux cents. J'ai rendu compte de ce livre à l'Académie Celtique, en 1806; je n'en connaissais que deux volumes in-4º; j'ai appris depuis qu'un troisième avait paru, mais n'avait été distribué qu'à un nombre assez limité de personnes. J'ai fait voir, dans l'exécution de cet ouvrage, plusieurs défauts assez graves, nés sans doute de la précipitation du travail, puisque les deux premiers volumes, recueillis jusqu'en Italie, furent imprimés en deux ans; cela ne l'empêche pas d'être un des plus beaux présents faits à la philosophie par un gouvernement.
La seconde tentative a été le livre de l'abbé don Lorenzo Hervas, intitulé: Catalogue des langues des nations connues, dénombrées et classées selon la diversité de leurs idiomes et dialectes, etc. L'ouvrage, écrit en espagnol, est en six volumes in-8º, dont le premier est daté de Madrid, l'an 1800, et le sixième, Madrid, l'an 1806.
Vous rendre, Messieurs, un compte détaillé de cette composition étendue et compliquée, eût exigé plus de temps que vous ne pouvez m'en accorder. Je me bornerai à vous dire que l'auteur, favorisé de beaucoup de moyens de fortune et de crédit; usant de tous les secours littéraires que lui procurèrent Rome et l'Italie pendant vingt-cinq ans de séjour; trouvant sous sa main la plupart des livres imprimés en son genre d'étude; jouissant des matériaux accumulés à la propagande par des missionnaires de toute robe, ainsi que des Mémoires recueillis par les jésuites dans les quatre parties du monde, n'a pu manquer d'acquérir des notions plus justes, plus étendues qu'aucun de ses prédécesseurs, principalement sur ce qui concerne les éléments grammaticaux, les affinités, les différences des langues modernes.
Quant aux langues anciennes, et surtout quant aux filiations et aux origines en général, il n'a pu se garantir des préjugés que lui imposaient et son éducation et sa robe, et le respect de l'évêque de Rome, et la terreur de l'inquisition; il n'a pas douté un instant que la confusion de Babel n'ait produit la diversité des langues, et qu'il ne faille reprendre l'origine des principales dans la personne de quelque enfant ou petit-enfant de Noé encore qu'il soit théologiquement impossible de prouver par les textes, hébreu ou grec, la présence d'aucun membre de cette famille à l'événement cité; et encore qu'il soit permis par le génie ou caractère de la langue hébraïque et de ses analogues, de regarder comme des noms collectifs de peuples et de pays, les noms qu'il a plu à des interprètes superficiels d'établir comme des noms d'individus. Ce préjugé d'Hervas, dont je pense avoir bien démontré l'erreur, l'a jeté dans beaucoup de conclusions fausses, et l'on ne doit le lire qu'avec la défiance due aux opinions systématiques; cela n'empêche pas de regretter qu'un tel livre, si rapproché de nous par son idiome espagnol, n'ait pas été traduit, ou du moins largement extrait par quelque bon esprit français.
La troisième tentative a été l'ouvrage allemand intitulé: «Mithridates, ou Science générale des langues, avec le Pater noster, traduit en plus de cinq cents idiomes ou dialectes, par Adelung, conseiller aulique, et bibliothécaire de l'électeur de Saxe». Le premier volume de cet ouvrage in-8º a paru en 1806 à Berlin, lorsque se terminait à Madrid celui d'Hervas. Un second volume a suivi en 1809: l'auteur n'a pas eu la consolation d'achever son entreprise, fruit de trente ans d'études assidues. Une digne suppléant, le savant professeur Vater, a publié, en 1812, un troisième volume nourri en partie des matériaux d'Adelung; en 1816, un quatrième en deux parties, et enfin, un volume de supplément. Le quatrième traite des langues des deux Amériques, le troisième de celles de l'Afrique; les deux premiers de celles d'Asie et d'Europe, tant anciennes que modernes. Comme je n'ai pas le bonheur d'entendre l'idiome allemand, je n'ai pu prendre une connaissance directe de cet important et curieux ouvrage: seulement, quelques portions de traductions que je me suis procurées, celle entre autres de la préface, que je dois à l'amitié d'un honorable collègue, M. le comte de la Roche-Aimon, me permettent d'avoir une idée approximative du plan et de l'esprit de l'auteur. Il diffère d'Hervas en beaucoup de points, et surtout en indépendance d'opinions: il a connu quelques parties du livre espagnol, mais non pas toutes; il envisage son sujet, moins sous le point de vue historique, que sous l'aspect philosophique et grammatical; il s'applique surtout à étudier les opérations de l'esprit humain dans la construction du langage, dans ce que l'on appelle syntaxe, ordre et disposition des idées. Quoique protestant, il ne se tient point lié par la Bible, ni par les récits de la tour de Babel. L'étendue de son instruction excite l'étonnement; la droiture de son esprit et de son intention inspire le respect. Il est naturel que sur des sujets si divers, il y ait quelques parties faibles; l'on ne pourrait guère se permettre une traduction littérale de ce livre, quelquefois diffus, et surtout dans les deux premiers volumes; mais ce serait un grand service rendu à notre littérature, que d'en publier un volumineux extrait.
Il me reste à observer qu'il partage avec tous ceux de son genre, un défaut, un vice radical qui a jusqu'ici entravé la science, et qui, s'il n'est corrigé, empêchera son perfectionnement. Ce vice consiste en ce que les vocabulaires de tant de nations diverses, recueillis par les Européens, ont été soumis à un même système de lettres, qui néanmoins n'ont point les mêmes valeurs; de là, il est résulté qu'un même vocabulaire, par exemple le chinois, le malais, l'arabe, le mexicain, etc., se présente à notre lecture sous des formes tout-à-fait différentes, selon qu'il a été transcrit par un écrivain anglais ou italien ou allemand; les mots deviennent surtout méconnaissables, si, par un cas fréquent, ils se composent de prononciations inusitées dans la langue du copiste; car, alors, pour les exprimer, ce copiste a tantôt imaginé, tantôt emprunté de son propre alphabet, des combinaisons de lettres qui aggravent la confusion.
Par exemple, les Arabes ont une consonne appelée djim, qui vaut notre dj; les Allemands, qui n'ont point notre ja, ont imaginé de rendre l'arabe par dsch, ce qui donne quatre lettres pour une, sans exprimer, ou plutôt en dénaturant la vraie prononciation. Il en résulte que, pour peindre le mot arabe djahs, une bête de somme, ils écrivent dschahhsch, c'est-à-dire dix lettres pour cinq, ou plutôt pour quatre, avec une file vraiment ridicule de lettres h. Leurs voyageurs nous sont inintelligibles en mots géographiques et patronymiques: ils peuvent en dire autant de nous, et des Anglais, et des Italiens; par suite de ce vice, le Pater noster, qui en hébreu, en syriaque, en arabe, en éthiopien, a réellement des mots et des prononciations extrêmement ressemblantes, offre dans les transcriptions des savants polyglottes une véritable confusion de Babel.
Pour remédier à ce vice capital, j'ai depuis vingt-cinq ans proposé et poursuivi un système d'orthographe dont j'ai discuté les principes et démontré les nombreux avantages dans mes deux traités de la Simplification des langues orientales, et de l'Alphabet européen appliqué aux langues asiatiques. Les principes sur lesquels mon système est fondé sont aujourd'hui reconnus pour aussi solides, aussi clairs que ceux de l'algèbre; mais leur application, et l'emploi des lettres nouvelles que je n'ai pu me dispenser de proposer, sont, et seront combattus par les anciennes habitudes, jusqu'à ce que le temps ait amené des habitudes nouvelles dans une nouvelle génération.
Maintenant, Messieurs, si vous désirez que je résume les conséquences des raisonnements et des faits que j'ai eu l'honneur de vous exposer, vous en trouverez plusieurs, je pense, dignes de votre attention, les unes par leur importance, les autres par leur nouveauté. D'abord, si vous considérez d'un côté tout ce que nous avons ignoré jusqu'à notre époque sur les langues en général (sans parler de ce que nous ignorons encore); si vous comparez le vaste théâtre géographique des langues ci-devant inconnues, à l'étroite sphère de celles où nous n'avons cessé de rouler, vous penserez qu'il ne suffit pas de savoir le grec et le latin pour raisonner sur la philosophie du langage, pour bâtir de ces théories que l'on appelle des grammaires universelles; vous sentirez que notre exclusive admiration du grec et du latin n'est qu'un tribut irréfléchi payé par notre enfance à la vanité scolastique de nous instituteurs, qui veulent tout savoir, et à l'orgueil militaire des peuples anciens, qui tinrent pour non existant ce qu'ils ignoraient. Que diraient-ils aujourd'hui, ces Grecs et ces Romains si fiers de leurs idiomes, issus des dieux comme leurs ancêtres, si nous, leur prouvions que leur latin pélasgique, que leur grec soi-disant autochthone, ne furent qu'une émanation, qu'un des dialectes de la langue d'une nation scythique dont le siège ou foyer fut la Boukarie, au nord de l'Indus, et touchant la Bactriane par les quarante degrés de latitude; que du sein de cette nation, favorisée d'un, beau ciel et d'un beau sol, et qui vécut à la fois agricole et pastorale, sortirent, a des époques ignorées de l'histoire, des essaims de guerriers, qui, comme on a vu plus tard les Gaulois, comme on a vu ensuite les Tartares de Tamerlan et les Mongols de Techinguiz-Kan, étendirent leurs invasions successives depuis les plaines du Gange, où leur race persiste, jusqu'aux îles britanniques, où leurs traces s'aperçoivent encore? Depuis cent ans, le langage de cette nation scythique, retrouvé par nos savants européens dans les livres sacrés de l'Inde, sous le nom de sanscrit, est de plus en plus reconnu pour être la base, non seulement d'une infinité de mots, mais encore du système grammatical d'une foule de langues modernes et anciennes: de presque tous les dialectes actuels de l'Indostan; de l'ancien dialecte goth et moesogoth, du vieux teuton ou Deutche, qui fut le Dace des Romains; de son dérivé, le plat allemand, d'où dérivent à leur tour, le hollandais et l'anglo-saxon; enfin de l'ancien grec lui-même, et de ses collatéraux, l'étrusque et le latin; de manière que les Pélasgues, si célèbres par leurs migrations, ont du être, comme les Tchingares (nos Bohémiens), une tribu d'origine indoscythe, chassée à l'ouest par des convulsions guerrières: sans doute ce furent les descendants de ces Scythes sanskritiques, qui, sous le nom grec de massagètes (équivalant au sanscrit Maha Sagatai, grands Scythes), soutinrent contre les Égyptiens le procès d'antiquité nationale dont parle Hérodote; et ce fait, lui seul, rend communs aux Scythes les huit ou neuf mille ans dont les Égyptiens citaient à Solon et Platon, des preuves que ces hommes célèbres nous attestent être, non des fables, mais des faits authentiques portant avec eux leurs preuves.
En résumé, les Grecs si fiers de leur langue et de leur génie, n'ont été que les cousins germains des Gètes et des Thraces: la situation géographique a fait la différence; et nos littérateurs dédaigneux, qui repousseraient cette commune origine, les feraient ressembler à ces parvenus qui méconnaissent leurs parents.
Une seconde conséquence, nouvelle et importante, est que désormais il est prouvé que l'homme seul, par ses moyens naturels, a pu, a dû inventer plusieurs langues. Cette vérité résulte des différences tranchantes remarquées entre divers systèmes grammaticaux, dont quelques-uns sont vraiment bizarres. Les savants philologues s'accordent à reconnaître plus de trente idiomes originaux ou langues mères; or, il suffit qu'une seule langue soit d'invention humaine, pour conclure que toutes peuvent l'être: dès lors disparaît le besoin que se fit l'ignorance des premiers raisonneurs en ce genre, d'appeler les dieux, les génies à l'éducation primitive de l'homme, et à la suggestion de son langage. Expliquer ce qu'on ne conçoit point par des moyens encore plus inconcevables, est un procédé par trop bizarre; imaginer que l'homme puisse réciter subitement des mots dont il n'a ni l'habitude ni le besoin, et qui seraient les signes d'idées qui ne sont pas nées, c'est une autre contradiction qui seule caractérise et les inventeurs et leurs disciples.
Du reste, la création naturelle des langues ne doit point alarmer ceux qui veulent absolument que toutes les races humaines soient issues d'un seul couple primitif: j'avoue que je n'entends pas mieux l'apparition naturelle d'un premier couple que de plusieurs; mais comme je ne vois aucune utilité morale et politique à l'une et à l'autre hypothèse, je demande la permission de rester indifférent: seulement je remarque qu'en admettant un seul couple primitif, il a pu arriver, par la suite, que quelque couple de sourds et de muets ait vécu isolé, et qu'il ait produit une race bien conformée, qui aurait été contrainte de se faire une langue. Nier la possibilité de cette invention, c'est prétendre que tout ce que l'on ne conçoit pas ne peut exister; plus je vieillis, moins j'ai cette prétention; sans sortir du cours des choses naturelles, il me semble que les lois de l'entendement humain suffisent seules à résoudre le problème; aussi a-t-il été déja tenté deux fois de manière à faire espérer un succès final; une première fois par le président de Brosses, en son traité de la Formation mécanique des langues49; une seconde fois par l'auteur écossais, lord Munboddo et son Essai sur l'origine et les progrès du langage; ce second ouvrage a sur le premier ce grand avantage, que Munboddo ne s'est pas restreint à la méthode didactique, comme l'a fait de Brosses; mais il a nourri ses raisonnements d'une foule d'observations et d'anecdotes curieuses, fournies par les voyageurs et les historiens sur les peuples sauvages et les individus trouvés solitaires dans les bois: de manière que sa théorie prend un coloris animé qui la rend plus persuasive. Munboddo prouve par des faits que l'homme solitaire n'a ni motif ni moyen de parler; que le langage naît seulement de l'état social; que ses premiers éléments sont, 1º les cris ou interjections; 2º les imitations des bruits naturels, d'où naît l'onomatopée, ou création des mots, sur laquelle vient se greffer la convention de prendre un son pour signe d'une idée.
Dès lors que la question de l'origine du langage est expliquée, toutes ses subséquentes découlent aisément les unes des autres.
Par exemple, celle de l'accroissement ou extension d'une langue, n'offre pas de difficulté réelle: l'on conçoit comment, sur un premier canevas donné, l'esprit humain prolonge de nouvelles lignes dans la direction de celles qui existent; comment, en acquérant des idées nouvelles, il les peint par des mots tirés de la même famille; comment il combine les anciens mots pour en faire de nouveaux: l'étude des étymologies est démonstrative à cet égard; les procédés des enfants le seraient également, si au lieu d'en faire des perroquets, nous les laissions un peu raisonner et parler d'eux-mêmes.
Une seconde question, l'état stationnaire d'une langue, se conçoit facilement: en effet, qu'un peuple vive isolé; qu'il ait acquis une somme d'idées suffisante à ses besoins, à ses habitudes; que par la nature de son gouvernement il ne puisse étendre la sphère de ses connaissances: chez un tel peuple, la langue peut subsister des siècles sans avancer ni reculer; j'en fournirais des exemples au besoin. Cet état stationnaire et limité est bien plus répandu qu'on ne pense; il a lieu chez presque tous les peuples montagnards, chez les peuples pasteurs, s'ils peuvent se préserver des guerres externes; enfin chez les nations même civilisées, et cela dans les classes et professions où le temps de l'homme et de la famille est absorbé par les soins de la subsistance; ces classes ne connaissent de la langue nationale, que la portion qui leur est nécessaire: amenez un paysan, un ouvrier, dans nos assemblées scientifiques, vous verrez combien de mots ils ne comprennent pas; faites-les suivre un raisonnement ou une narration, vous verrez qu'ils n'ont pas l'usage de plusieurs modes et temps de nos verbes. On se fait illusion, lorsqu'on parle des nations comme de corps sociaux homogènes à la manière des corps physiques; elles ne sont que des confédérations de peuples différents, qui, sous le nom de riches, de pauvres, de propriétaires, de prolétaires, d'oisifs, de laborieux, ont des sphères d'idées, et par conséquent des dictionnaires de mots très-différents. Nous qui en faisons un, ne sentons-nous pas à chaque instant, qu'à côté de nous il en existe d'autres relatifs aux arts, aux sciences, aux métiers, tous faisant partie de l'idiome français, et qui cependant nous sont plus ou moins étrangers?
Une troisième question, celle de l'altération d'une langue, veut être divisée en deux branches.
L'altération par le mélange des mots étrangers: c'est l'effet des guerres, des invasions, du commerce. Ce mal vient de l'extérieur.
L'altération par l'amaigrissement, l'appauvrissement, c'est-à-dire, par l'oubli ou le non emploi des expressions et des tournures élégantes, par l'introduction des termes et des tournures triviales, de mauvais goût, de peu de justesse. Ce mal vient de l'intérieur.
L'altération par mots étrangers, effet des invasions, des conquêtes, est trop claire pour s'y arrêter; elle est plus ou moins grande, selon l'affinité ou la dissemblance des deux langues qui se mêlent; elle devient totale, si leur construction grammaticale est diverse, c'est-à-dire, si l'exposition des idées marche dans un ordre différent. Ce cas amène des décompositions du langage existant, d'où sort un langage nouveau, mixte de ceux qui précèdent. Notre langue française en a fourni un exemple très-instructif, depuis que l'un de nos savants et ingénieux confrères50 a démontré sa formation de toutes pièces, par un travail fait pour servir de modèle.
L'altération par appauvrissement intérieur s'explique aisément par un exemple.
Lorsqu'en 1789 la nation française concourut par toutes les classes qui la composent, à nommer ses représentants dans l'assemblée dite Constituante, les lois et les harangues, pendant trois ans, parlèrent le français le plus noble et le plus correct. La Convention succéda: vous savez quel langage parlèrent alors les harangues et les lois? Pourquoi cette différence? parce que, dans le premier cas, le langage fut celui des classes cultivées et lettrées; tandis que, dans le second, il fut celui des classes qui ne connaissaient que le dictionnaire des besoins. Les choses furent au point, que l'on dut parler un mauvais style, comme l'on dut porter un mauvais habit de sans-culotte.