Kitabı oku: «Robinson Crusoe. II», sayfa 28
Le troisième jour, soit qu'ils se fussent apperçu de leur méprise, soit qu'ils eussent eu de nos nouvelles, ils revinrent sur nous ventre à terre, à la brune. Nous venions justement de choisir, à notre grande satisfaction, une place très-convenable pour camper pendant la nuit, car, bien que nous ne fussions qu'à l'entrée d'un désert dont la longueur était de plus de cinq cents milles, nous n'avions point de villes où nous retirer, et par le fait nous n'en avions d'autre à attendre que Jarawena, qui se trouvait encore à deux journées de marche. Ce désert, cependant, avait quelque peu de bois de ce côté, et de petites rivières qui couraient toutes se jeter dans la grande rivière Udda. Dans un passage étroit entre deux bocages très-épais nous avions assis notre camp pour cette nuit, redoutant une attaque nocturne.
Personne, excepté nous, ne savait, pourquoi nous étions poursuivis; mais comme les Tartares-Mongols ont pour habitude de rôder en troupes dans le désert, les caravanes ont coutume de se fortifier ainsi contre eux chaque nuit, comme contre des armées de voleurs; cette poursuite n'était donc pas chose nouvelle.
Or nous avions cette nuit le camp le plus avantageux que nous eussions jamais eu: nous étions postés entre deux bois, un petit ruisseau coulait juste devant notre front, de sorte que nous ne pouvions être enveloppés, et qu'on ne pouvait nous attaquer que par devant ou par derrière. Encore mîmes-nous touts nos soins à rendre notre front aussi fort que possible, en plaçant nos bagages, nos chameaux et nos chevaux, touts en ligne au bord du ruisseau: sur notre arrière nous abattîmes quelques arbres.
Dans cet ordre nous nous établissions pour la nuit, mais les Tartares furent sur nos bras avant que nous eussions achevé notre campement. Ils ne se jetèrent pas sur nous comme des brigands, ainsi que nous nous y attendions, mais ils nous envoyèrent trois messagers pour demander qu'on leur livrât les hommes qui avaient bafoué leurs prêtres et brûlé leur Dieu Cham-Chi-Thaungu, afin de les brûler, et sur ce ils disaient qu'ils se retireraient, et ne nous feraient point de mal: autrement qu'ils nous feraient touts périr dans les flammes. Nos gens parurent fort troublés à ce message, et se mirent à se regarder l'un l'autre entre les deux yeux pour voir si quelqu'un avait le péché écrit sur la face. Mais, Personne! c'était le mot, personne n'avait fait cela. Le commandant de la caravane leur fit répondre qu'il était bien sûr que pas un des nôtres n'était coupable de cet outrage; que nous étions de paisibles marchands voyageant pour nos affaires; que nous n'avions fait de dommage ni à eux ni à qui que ce fût; qu'ils devaient chercher plus loin ces ennemis, qui les avaient injuriés, car nous n'étions pas ces gens-là; et qu'il les priait de ne pas nous troubler, sinon que nous saurions nous défendre.
Cette réponse fut loin de les satisfaire, et le matin, à la pointe du jour, une foule immense s'avança vers notre camp; mais en nous voyant dans une si avantageuse position, ils n'osèrent pas pousser plus avant que le ruisseau qui barrait notre front, où ils s'arrêtèrent, et déployèrent de telles forces, que nous en fûmes atterrés au plus haut point; ceux d'entre nous qui en parlaient le plus modestement, disaient qu'ils étaient dix mille. Là, ils firent une pause et nous regardèrent un moment; puis, poussant un affreux hourra, ils nous décochèrent une nuée de flèches. Mais nous étions trop bien à couvert, nos bagages nous abritaient, et je ne me souviens pas que parmi nous un seul homme fût blessé.
Quelque temps après, nous les vîmes faire un petit mouvement à notre droite, et nous les attendions sur notre arrière, quand un rusé compagnon, un Cosaque de Jarawena, aux gages des Moscovites, appela le commandant de la caravane et lui dit: – «Je vais envoyer toute cette engeance à Sibeilka.» – C'était une ville à quatre ou cinq journées de marche au moins, vers le Sud, ou plutôt derrière nous. Il prend donc son arc et ses flèches, saute à cheval, s'éloigne de notre arrière au galop, comme s'il retournait à Nertzinskoy, puis faisant un grand circuit, il rejoint l'armée des Tartares comme s'il était un exprès envoyé pour leur faire savoir tout particulièrement que les gens qui avaient brûlé leur Cham-Chi-Thaungu étaient partis pour Sibeilka avec une caravane de mécréants, c'est-à-dire de Chrétiens, résolus qu'ils étaient de brûler le Dieu Scal-Isarg, appartenant aux Tongouses.
Comme ce drôle était un vrai Tartare et qu'il parlait parfaitement leur langage, il feignit si bien, qu'ils gobèrent tout cela et se mirent en route en toute hâte pour Sibeilka, qui était, ce me semble, à cinq journées de marche vers le Sud. En moins de trois heures ils furent entièrement hors de notre vue, nous n'en entendîmes plus parler, et nous n'avons jamais su s'ils allèrent ou non jusqu'à ce lieu nommé Sibeilka.
Nous gagnâmes ainsi sans danger la ville de Jarawena, où il y avait une garnison de Moscovites, et nous y demeurâmes cinq jours, la caravane se trouvant extrêmement fatiguée de sa dernière marche et de son manque de repos durant la nuit.
Au sortir de cette ville nous eûmes à passer un affreux désert qui nous tint vingt-trois jours. Nous nous étions munis de quelques tentes pour notre plus grande commodité pendant la nuit, et le commandant de la caravane s'était procuré seize chariots ou fourgons du pays pour porter notre eau et nos provisions. Ces chariots, rangés chaque nuit tout autour de notre camp, nous servaient de retranchement; de sorte que, si les Tartare se fussent montrés, à moins d'être en très-grand nombre, ils n'auraient pu nous toucher.
LES TONGOUSES
On croira facilement que nous eûmes grand besoin de repos après ce long trajet; car dans ce désert nous ne vîmes ni maisons ni arbres. Nous y trouvâmes à peine quelques buissons, mais nous apperçûmes en revanche une grande quantité de chasseurs de zibelines; ce sont touts des Tartares de la Mongolie dont cette contrée fait partie. Ils attaquent fréquemment les petites caravanes, mais nous n'en rencontrâmes point en grande troupe. J'étais curieux de voir les peaux des zibelines qu'ils chassaient; mais je ne pus me mettre en rapport avec aucun d'eux, car ils n'osaient pas s'approcher de nous, et je n'osais pas moi-même m'écarter de la compagnie pour les joindre.
Après avoir traversé ce désert, nous entrâmes dans une contrée assez bien peuplée, c'est-à-dire où nous trouvâmes des villes et des châteaux élevés par le Czar de Moscovie, avec des garnisons de soldats stationnaires pour protéger les caravanes, et défendre le pays contre les Tartares, qui autrement rendraient la route très-dangereuse. Et sa majesté Czarienne a donné des ordres si stricts pour la sûreté des caravanes et des marchands que, si on entend parler de quelques Tartares dans le pays, des détachements de la garnison sont de suite envoyés pour escorter les voyageurs de station en station.
Aussi le gouverneur d'Adinskoy, auquel j'eus occasion de rendre visite, avec le marchand écossais qui était lié avec lui, nous offrit-il une escorte de cinquante hommes, si nous pensions qu'il y eût quelque danger, jusqu'à la prochaine station.
Long-temps je m'étais imaginé qu'en approchant de l'Europe, nous trouverions le pays mieux peuplé et le peuple plus civilisé; je m'étais doublement trompé, car nous avions encore à traverser la nation des Tongouses, où nous vîmes des marques de paganisme et de barbarie, pour le moins aussi grossières que celles qui nous avaient frappées précédemment; seulement comme ces Tongouses ont été assujétis par les Moscovites, et entièrement réduits, ils ne sont pas très-dangereux; mais en fait de rudesse de mœurs, d'idolâtrie et de polythéisme jamais peuple au monde ne les surpassa. Ils sont couverts de peaux de bêtes aussi bien que leurs maisons, et, à leur mine rébarbative, à leur costume, vous ne distingueriez pas un homme d'avec une femme. Durant l'hiver, quand la terre est couverte de neige ils vivent sous terre, dans des espèces de repaires voûtés dont les cavités ou cavernes se communiquent entre elles.
Si les Tartares avaient leur Cham-Chi-Thaungu pour tout un village ou toute une contrée, ceux-ci avaient des idoles dans chaque hutte et dans chaque cave. En outre ils adorent les étoiles, le soleil, l'eau, la neige, et en un mot tout ce qu'ils ne comprennent pas, et ils ne comprennent pas grand'chose; de sorte qu'à touts les éléments et à presque touts les objets extraordinaires ils offrent des sacrifices.
Mais je ne dois faire la description d'un peuple ou d'une contrée qu'autant que cela se rattache à ma propre histoire. – Il ne m'arriva rien de particulier dans ce pays, que j'estime éloigné de plus de quatre cents milles du dernier désert dont j'ai parlé, et dont la moitié même est aussi un désert, où nous marchâmes rudement pendant douze jours sans rencontrer une maison, un arbre, une broussaille et où nous fûmes encore obligés de porter avec nous nos provisions, l'eau comme le pain. Après être sortis de ce steppe, nous parvînmes en deux jours à Yénisséisk, ville ou station moscovite sur le grand fleuve Yénisséi. Ce fleuve, nous fut-il dit, sépare l'Europe de l'Asie, quoique nos faiseurs de cartes, à ce qu'on m'a rapporté, n'en tombent pas d'accord. N'importe, ce qu'il y a de certain, c'est qu'il borne à l'Orient l'ancienne Sibérie, qui aujourd'hui ne forme qu'une province du vaste Empire Moscovite bien qu'elle soit aussi grande que l'Empire Germanique tout entier.
Je remarquai que l'ignorance et le paganisme prévalaient encore, excepté dans les garnisons Moscovites: toute la contrée entre le fleuve Oby et le fleuve Yénissei est entièrement payenne, et les habitants sont aussi barbares que les Tartares les plus reculés, même qu'aucune nation que je sache de l'Asie ou de l'Amérique. Je remarquai aussi, ce que je fis observer aux gouverneurs Moscovites avec lesquels j'eus occasion de converser, que ces payens, pour être sous le gouvernement moscovite n'en étaient ni plus sages ni plus près du christianisme. Mais tout en reconnaissant que c'était assez vrai, ils répondaient que ce n'était pas leur affaire; que si le Czar s'était promis de convertir ses sujets sibériens, tongouses ou tartares, il aurait envoyé parmi eux des prêtres et non pas des soldats, et ils ajoutaient avec plus de sincérité que je ne m'y serais attendu que le grand souci de leur monarque n'était pas de faire de ces peuples des Chrétiens, mais des sujets.
Depuis ce fleuve jusqu'au fleuve Oby, nous traversâmes une contrée sauvage et inculte; je ne saurais dire que ce soit un sol stérile, c'est seulement un sol qui manque de bras et d'une bonne exploitation, car autrement c'est un pays charmant, très-fertile et très-agréable en soi. Les quelques habitants que nous y trouvâmes étaient touts payens, excepté ceux qu'on y avait envoyés de Russie; car c'est dans cette contrée, j'entends sur les rives de l'Oby, que sont bannis les criminels moscovites qui ne sont point condamnés à mort: une fois là, il est presque impossible qu'ils en sortent.
Je n'ai rien d'essentiel à dire sur mon compte jusqu'à mon arrivée à Tobolsk, capitale de la Sibérie, où je séjournai assez long-temps pour les raisons suivantes.
Il y avait alors près de sept mois que nous étions en route et l'hiver approchait rapidement: dans cette conjoncture, sur nos affaires privées, mon partner et moi, nous tînmes donc un conseil, où nous jugeâmes à propos, attendu que nous devions nous rendre en Angleterre et non pas à Moscou, de considérer le parti qu'il nous fallait prendre. On nous avait parlé de traîneaux et de rennes pour nous transporter sur la neige pendant l'hiver; et c'est tout de bon que les Russiens font usage de pareils véhicules, dont les détails sembleraient incroyables si je les rapportais, et au moyen desquels ils voyagent beaucoup plus dans la saison froide qu'ils ne sauraient voyager en été, parce que dans ces traîneaux ils peuvent courir nuit et jour: une neige congelée couvrant alors toute la nature, les montagnes, les vallées, les rivières, les lacs n'offrent plus qu'une surface unie et dure comme la pierre, sur laquelle ils courent sans se mettre nullement en peine de ce qui est dessous.
Mais je n'eus pas occasion de faire un voyage de ce genre. – Comme je me rendais en Angleterre et non pas à Moscou, j'avais deux routes à prendre: il me fallait aller avec la caravane jusqu'à Jaroslav, puis tourner vers l'Ouest, pour gagner Narva et le golfe de Finlande, et, soit par mer soit par terre, Dantzick, où ma cargaison de marchandises chinoises devait se vendre avantageusement; ou bien il me fallait laisser la caravane à une petite ville sur la Dvina, d'où par eau je pouvais gagner en six jours Archangel, et de là faire voile pour l'Angleterre, la Hollande ou Hambourg.
Toutefois il eût été absurde d'entreprendre l'un ou l'autre de ces voyages pendant l'hiver: si je me fusse décidé pour Dantzick, la Baltique en cette saison est gelée, tout passage m'eût été fermé, et par terre il est bien moins sûr de voyager dans ces contrées que parmi les Tartares-Mongols. D'un autre côté, si je me fusse rendu à Archangel en octobre, j'eusse trouvé touts les navires partis, et même les marchands qui ne s'y tiennent que l'été, et l'hiver se retirent à Moscou, vers le Sud, après le départ des vaisseaux. Un froid excessif, la disette, et la nécessité de rester tout l'hiver dans une ville déserte, c'est là tout ce que j'eusse pu espérer d'y rencontrer. En définitive, je pensai donc que le mieux était de laisser partir la caravane, et de faire mes dispositions pour hiverner à l'endroit où je me trouvais, c'est-à-dire à Tobolsk en Sibérie, par une latitude de 60 degrés; là, au moins, pour passer un hiver rigoureux, je pouvais faire fond sur trois choses, savoir: l'abondance de toutes les provisions que fournit le pays, une maison chaude avec des combustibles à suffisance, et une excellente compagnie. De tout ceci, je parlerai plus au long en son lieu.
J'étais alors dans un climat entièrement différent de mon île bien-aimée, où je n'eus jamais froid que dans mes accès de fièvre, où tout au contraire j'avais peine à endurer des habits sur mon dos, où je ne faisais jamais de feu que dehors, et pour préparer ma nourriture: aussi étais-je emmitouflé dans trois bonnes vestes avec de grandes robes par-dessus, descendant jusqu'aux pieds et se boutonnant au poignet, toutes doublées de fourrures, pour les rendre suffisamment chaudes.
J'avoue que je désapprouve fort notre manière de chauffer les maisons en Angleterre, c'est-à-dire de faire du feu dans chaque chambre, dans des cheminées ouvertes, qui, dès que le feu est éteint, laissent l'air intérieur aussi froid que la température. Après avoir pris un appartement dans une bonne maison de la ville, au centre de six chambres différentes je fis construire une cheminée en forme de fourneau, semblable à un poêle; le tuyau pour le passage de la fumée était d'un côté, la porte ouvrant sur le foyer d'un autre; toutes les chambres étaient également chauffées, sans qu'on vît aucun feu, juste comme sont chauffés les bains en Angleterre.
Par ce moyen nous avions toujours la même température dans tout le logement, et une chaleur égale se conservait. Quelque froid qu'il fît dehors, il faisait toujours chaud dedans; cependant on ne voyait point de feu, et l'on n'était jamais incommodé par la fumée.
Mais la chose la plus merveilleuse c'était qu'il fût possible de trouver bonne compagnie, dans une contrée aussi barbare que les parties les plus septentrionales de l'Europe, dans une contrée proche de la mer Glaciale, et à peu de degrés de la Nouvelle-Zemble.
Cependant, comme c'est dans ce pays, ainsi que je l'ai déjà fait remarquer, que sont bannis les criminels d'État moscovites, la ville était pleine de gens de qualité, de princes, de gentilshommes, de colonels, en un mot, de nobles de tout rang, de soldats de tout grade, et de courtisans. Il y avait le fameux prince Galilfken ou Galoffken, son fils le fameux général Robostisky, plusieurs autres personnages de marque, et quelques dames de haut parage.
Par l'intermédiaire de mon négociant écossais, qui toutefois ici se sépara de moi, je fis connaissance avec plusieurs de ces gentilshommes, avec quelques-uns même du premier ordre, et de qui, dans les longues soirées d'hiver pendant lesquelles je restais au logis, je reçus d'agréables visites. Ce fut causant un soir avec un certain prince banni, un des ex-ministres d'État du Czar, que la conversation tomba sur mon chapitre. Comme il me racontait une foule de belles choses sur la grandeur, la magnificence, les possessions, et le pouvoir absolu de l'Empereur des Russiens, je l'interrompis et lui dis que j'avais été un prince plus grand et plus puissant que le Czar de Moscovie, quoique mes États ne fussent pas si étendus, ni mes peuples si nombreux. À ce coup, le seigneur russien eut l'air un peu surpris, et, tenant ses yeux attachés sur moi, il commença de s'étonner de ce que j'avançais.
Je lui dis que son étonnement cesserait quand je me serais expliqué. D'abord je lui contai que j'avais à mon entière disposition la vie et la fortune de mes sujets; que nonobstant mon pouvoir absolu, je n'avais pas eu un seul individu mécontent de mon gouvernement ou de ma personne dans toutes mes possessions. Là-dessus il secoua la tête, et me dit qu'en cela je surpassais tout de bon le Czar de Moscovie. Me reprenant, j'ajoutai que toutes les terres de mon royaume m'appartenaient en propre; que touts mes sujets étaient non-seulement mes tenanciers, mais mes tenanciers à volonté; qu'ils se seraient touts battus pour moi jusqu'à la dernière goutte de leur sang, et que jamais tyran, car pour tel je me reconnaissais, n'avait été si universellement aimé, et cependant si horriblement redouté de ses sujets.
LE PRINCE MOSCOVITE
Après avoir amusé quelque temps la compagnie de ces énigmes gouvernementales, je lui en dis le mot, je lui fis au long l'histoire de ma vie dans l'île, et de la manière dont je m'y gouvernais et gouvernais le peuple rangé sous moi, juste comme je l'ai rédigé depuis. On fut excessivement touché de cette histoire, et surtout le prince, qui me dit avec un soupir, que la véritable grandeur ici-bas était d'être son propre maître; qu'il n'aurait pas échangé une condition telle que la mienne, contre celle du Czar de Moscovie; qu'il trouvait plus de félicité dans la retraite à laquelle il semblait condamné en cet exil qu'il n'en avait jamais trouvé dans la plus haute autorité dont il avait joui à la Cour de son maître le Czar; que le comble de la sagesse humaine était de ployer notre humeur aux circonstances, et de nous faire un calme intérieur sous le poids des plus grandes tempêtes. – «Ici, poursuivit-il au commencement de mon bannissement, je pleurais, je m'arrachais les cheveux, je déchirais mes habits, comme tant d'autres avaient fait avant moi, mais amené après un peu de temps et de réflexion à regarder au-dedans de moi, et à jeter les yeux autour de moi sur les choses extérieures, je trouvai que, s'il est une fois conduit à réfléchir sur la vie, sur le peu d'influence qu'a le monde sur le véritable bonheur, l'esprit de l'homme est parfaitement capable de se créer une félicité à lui, le satisfaisant pleinement et s'alliant à ses meilleurs desseins et à ses plus nobles désirs, sans grand besoin de l'assistance du monde. De l'air pour respirer, de la nourriture pour soutenir la vie, des vêtements pour avoir chaud, la liberté de prendre l'exercice nécessaire à la santé, complètent dans mon opinion tout ce que le monde peut faire pour nous. La grandeur, la puissance, les richesses et les plaisirs dont quelques-uns jouissent ici-bas, et dont pour ma part j'ai joui, sont pleins d'attraits pour nous, mais toutes ces choses lâchent la bride à nos plus mauvaises passions, à notre ambition, à notre orgueil, à notre avarice, à notre vanité, à notre sensualité, passions qui procèdent de ce qu'il y a de pire dans la nature de l'homme, qui sont des crimes en elles-mêmes, qui renferment la semence de toute espèce de crimes, et n'ont aucun rapport, et ne se rattachent en rien ni aux vertus qui constituent l'homme sage, ni aux grâces qui nous distinguent comme Chrétiens. Privé que je suis aujourd'hui de toute cette félicité imaginaire que je goûtais dans la pratique de touts ces vices, je me trouve à même de porter mes regards sur leur côté sombre, où je n'entrevois que difformités. Je suis maintenant convaincu que la vertu seule fait l'homme vraiment sage, riche, grand, et le retient dans la voie qui conduit à un bonheur suprême, dans une vie future; et en cela, ne suis-je pas plus heureux dans mon exil que ne le sont mes ennemis en pleine possession des biens et du pouvoir que je leur ai abandonnés?»
«Sir, ajouta-t-il, je n'amène point mon esprit à cela par politique, me soumettant à la nécessité de ma condition, que quelques-uns appellent misérable. Non, si je ne m'abuse pas trop sur moi-même, je ne voudrais pas m'en retourner; non, quand bien même le Czar mon maître me rappellerait et m'offrirait de me rétablir dans toute ma grandeur passée; non, dis-je, je ne voudrais pas m'en retourner, pas plus que mon âme, je pense, quand elle sera délivrée de sa prison corporelle, et aura goûté la félicité glorieuse qu'elle doit trouver au-delà de la vie, ne voudra retourner à la geôle de chair et de sang qui l'enferme aujourd'hui, et abandonner les Cieux pour se replonger dans la fange et l'ordure des affaires humaines.»
Il prononça ces paroles avec tant de chaleur et d'effusion, tant d'émotion se trahissait dans son maintien qu'il était visible que c'étaient là les vrais sentiments de son âme. Impossible demeure en doute sa sincérité.
Je lui répondis qu'autrefois dans mon ancienne condition dont je venais de lui faire la peinture, je m'étais cru une espèce de monarque, mais que je pensais qu'il était, lui, non-seulement un monarque mais un grand conquérant; car celui qui remporte la victoire sur ses désirs excessifs, qui a un empire absolu sur lui-même, et dont la raison gouverne entièrement la volonté est certainement plus grand que celui qui conquiert une ville. – «Mais, Mylord, ajoutai-je, oserais-je vous faire une question? – «De tout mon cœur, répondit-il.» – «Si la porte de votre liberté était ouverte, repris-je, ne saisiriez-vous pas cette occasion de vous délivrer de cet exil?»
– «Attendez, dit-il, votre question est subtile, elle demande de sérieuses et d'exactes distinctions pour y donner une réponse sincère, et je veux vous mettre mon cœur à jour. Rien au monde que je sache ne pourrait me porter à me délivrer de cet état de bannissement, sinon ces deux choses: premièrement ma famille, et secondement un climat un peu plus doux. Mais je vous proteste que pour retourner aux pompes de la Cour, à la gloire, au pouvoir, au tracas d'un ministre d'État, à l'opulence, au faste et aux plaisirs, c'est-à-dire aux folies d'un courtisan, si mon maître m'envoyait aujourd'hui la nouvelle qu'il me rend tout ce dont il m'a dépouillé, je vous proteste, dis-je, si je me connais bien, que je ne voudrais pas abandonner ce désert, ces solitudes et ces lacs glacés pour le palais de Moscou.»
– «Mais, Mylord, repris-je, peut-être n'êtes-vous pas seulement banni des plaisirs de la Cour, du pouvoir, de l'autorité et de l'opulence dont vous jouissiez autrefois, vous pouvez être aussi privé de quelques-unes des commodités de la vie; vos terres sont peut-être confisquées, vos biens pillés, et ce qui vous est laissé ici ne suffit peut-être pas aux besoins ordinaires de la vie.»
– «Oui, me répliqua-t-il, si vous me considérez comme un seigneur ou un prince, comme dans le fait je le suis; mais veuillez ne voir en moi simplement qu'un homme, une créature humaine, que rien ne distingue d'avec la foule, et il vous sera évident que je ne puis sentir aucun besoin, à moins que je ne sois visité par quelque maladie ou quelque infirmité. Pour mettre toutefois la question hors de doute, voyez notre manière de vivre: nous sommes en cette ville cinq grands personnages; nous vivons tout-à-fait retirés, comme il convient à des gens en exil. Nous avons sauvé quelque chose du naufrage de notre fortune, qui nous met au-dessus de la nécessité de chasser pour notre subsistance; mais les pauvres soldats qui sont ici, et qui n'ont point nos ressources vivent dans une aussi grande abondance que nous. Ils vont dans les bois chasser les zibelines et les renards: le travail d'un mois fournit à leur entretien pendant un an. Comme notre genre de vie n'est pas coûteux, il nous est aisé de nous procurer ce qu'il nous faut: donc votre objection est détruite.»
La place me manque pour rapporter tout au long la conversation on ne peut plus agréable que j'eus avec cet homme véritablement grand, et dans laquelle son esprit laissa paraître une si haute connaissance des choses, soutenue tout à la fois et par la religion et par une profonde sagesse, qu'il est hors de doute que son mépris pour le monde ne fût aussi grand qu'il l'exprimait. Et jusqu'à la fin il se montra toujours le même comme on le verra par ce qui suit.
Je passai huit mois à Tobolsk. Que l'hiver me parut sombre et terrible! Le froid était si intense que je ne pouvais pas seulement regarder dehors sans être enveloppé dans des pelleteries, et sans avoir sur le visage un masque de fourrure ou plutôt un capuchon, avec un trou simplement pour la bouche et deux trous pour les yeux. Le faible jour que nous eûmes pendant trois mois ne durait pas, calcul fait, au-delà de cinq heures, six tout au plus; seulement le sol étant continuellement couvert de neige et le temps assez clair, l'obscurité n'était jamais profonde. Nos chevaux étaient gardés ou plutôt affamés sous terre, et quant à nos valets, car nous en avions loué pour prendre soin de nous et de nos montures, il nous fallait à chaque instant panser et faire dégeler leurs doigts ou leurs orteils, de peur qu'ils ne restassent perclus.
Dans l'intérieur à vrai dire nous avions chaud, les maisons étant closes, les murailles épaisses, les ouvertures petites et les vitrages doubles. Notre nourriture consistait principalement en chair de daim salée et apprêtée dans la saison, en assez bon pain, mais préparé comme du biscuit, en poisson sec de toute sorte, en viande de mouton, et en viande de buffle, assez bonne espèce de bœuf. Toutes les provisions pour l'hiver sont amassées pendant l'été, et parfaitement conservées. Nous avions pour boisson de l'eau mêlée avec de l'aqua-vitæ au lieu de brandevin, et pour régal, en place de vin, de l'hydromel: ils en ont vraiment de délicieux. Les chasseurs, qui s'aventurent dehors par touts les temps, nous apportaient fréquemment de la venaison fraîche, très-grasse et très-bonne, et quelquefois de la chair d'ours mais nous ne faisions pas grand cas de cette dernière. Grâce à la bonne provision de thé que nous avions, nous pouvions régaler nos amis, et après tout, toutes choses bien considérées, nous vivions très-gaîment et très-bien.
Nous étions alors au mois de mars, les jours croissaient sensiblement et la température devenait au moins supportable; aussi les autres voyageurs commençaient-ils à préparer les traîneaux qui devaient les transporter sur la neige, et à tout disposer pour leur départ; mais notre dessein de gagner Archangel, et non Moscou ou la Baltique, étant bien arrêté, je ne bougeai pas. Je savais que les navires du Sud ne se mettent en route pour cette partie du monde qu'au mois de mai ou de juin, et que si j'y arrivais au commencement d'août, j'y serais avant qu'aucun bâtiment fût prêt à remettre en mer. Je ne m'empressai donc nullement de partir comme les autres, et je vis une multitude de gens, je dirai même touts les voyageurs, quitter la ville avant moi. Il paraît que touts les ans ils se rendent à Moscou pour trafiquer, c'est-à-dire pour y porter leurs pelleteries et les échanger contre les articles de nécessité dont ils ont besoin pour leurs magasins. D'autres aussi vont pour le même objet à Archangel. Mais comme ils ont plus de huit cents milles à faire pour revenir chez eux, ceux qui s'y rendirent cette année-là partirent de même avant moi.
Bref, dans la seconde quinzaine de mai je commençai à m'occuper de mes malles, et tandis que j'étais à cette besogne, il me vint dans l'esprit de me demander pourquoi touts ces gens bannis en Sibérie par le Czar, mais une fois arrivés là laissés libres d'aller où bon leur semble, ne gagnaient pas quelque autre endroit du monde à leur gré. Et je me pris à examiner ce qui pouvait les détourner de cette tentative.
Mais mon étonnement cessa quand j'en eus touché quelques mots à la personne dont j'ai déjà parlé, et qui me répondit ainsi: – «Considérez d'abord, sir, me dit-il, le lieu où nous sommes, secondement la condition dans laquelle nous sommes, et surtout la majeure partie des gens qui sont bannis ici. Nous sommes environnés d'obstacles plus forts que des barreaux et des verrous: au Nord s'étend un océan innavigable où jamais navire n'a fait voile, où jamais barque n'a vogué, et eussions-nous navire et barque à notre service que nous ne saurions où aller. De tout autre côté nous avons plus de mille milles à faire pour sortir des États du Czar, et par des chemins impraticables, à moins de prendre les routes que le gouvernement a fait construire et qui traversent les villes où ses troupes tiennent garnison. Nous ne pouvons ni suivre ces routes sans être découverts, ni trouver de quoi subsister en nous aventurant par tout autre chemin; ce serait donc en vain que nous tenterions de nous enfuir.»