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Kitabı oku: «La religieuse», sayfa 4

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La première, ce fut de m'abandonner à toute la douleur que je ressentais de la perte de notre première supérieure; d'en faire l'éloge en toute circonstance; d'occasionner entre elle et celle qui nous gouvernait des comparaisons qui n'étaient pas favorables à celle-ci; de peindre l'état de la maison sous les années passées; de rappeler au souvenir la paix dont nous jouissions, l'indulgence qu'on avait pour nous, la nourriture tant spirituelle que temporelle qu'on nous administrait alors, et d'exalter les mœurs, les sentiments, le caractère de la sœur de Moni. La seconde, ce fut de jeter au feu le cilice, et de me défaire de ma discipline; de prêcher des amies là-dessus, et d'en engager quelques-unes à suivre mon exemple; la troisième, de me pourvoir d'un Ancien et d'un Nouveau Testament; la quatrième, de rejeter tout parti, de m'en tenir au titre de chrétienne, sans accepter le nom de janséniste ou de moliniste; la cinquième, de me renfermer rigoureusement dans la règle de la maison, sans vouloir rien faire ni en delà ni en deçà; conséquemment, de ne me prêter à aucune action surérogatoire, celles d'obligation ne me paraissant déjà que trop dures; de ne monter à l'orgue que les jours de fête; de ne chanter que quand je serais de chœur; de ne plus souffrir qu'on abusât de ma complaisance et de mes talents, et qu'on me mît à tout et à tous les jours. Je lus les constitutions, je les relus, je les savais par cœur; si l'on m'ordonnait quelque chose, ou qui n'y fût pas exprimé clairement, ou qui n'y fût pas, ou qui m'y parût contraire, je m'y refusais fermement; je prenais le livre, et je disais: «Voilà les engagements que j'ai pris, et je n'en ai point pris d'autres.»

Mes discours en entraînèrent quelques-unes. L'autorité des maîtresses se trouva très-bornée; elles ne pouvaient plus disposer de nous comme de leurs esclaves. Il ne se passait presque aucun jour sans quelque scène d'éclat. Dans les cas incertains, mes compagnes me consultaient: et j'étais toujours pour la règle contre le despotisme. J'eus bientôt l'air, et peut-être un peu le jeu d'une factieuse. Les grands vicaires de M. l'archevêque étaient sans cesse appelés; je comparaissais, je me défendais, je défendais mes compagnes; et il n'est pas arrivé une seule fois qu'on m'ait condamnée, tant j'avais d'attention à mettre la raison de mon côté: il était impossible de m'attaquer du côté de mes devoirs, je les remplissais avec scrupule. Quant aux petites grâces qu'une supérieure est toujours libre d'accorder ou de refuser, je n'en demandais point. Je ne paraissais point au parloir; et des visites, ne connaissant personne, je n'en recevais point. Mais j'avais brûlé mon cilice et jeté là ma discipline; j'avais conseillé la même chose à d'autres; je ne voulais entendre parler jansénisme, ni molinisme, ni en bien, ni en mal. Quand on me demandait si j'étais soumise à la Constitution, je répondais que je l'étais à l'Église; si j'acceptais la bulle… que j'acceptais l'Évangile. On visita ma cellule; on y découvrit l'Ancien et le Nouveau Testament. Je m'étais échappée en discours indiscrets sur l'intimité suspecte de quelques-unes des favorites; la supérieure avait des tête-à-tête longs et fréquents avec un jeune ecclésiastique, et j'en avais démêlé la raison et le prétexte. Je n'omis rien de ce qui pouvait me faire craindre, haïr, me perdre; et j'en vins à bout. On ne se plaignit plus de moi aux supérieurs, mais on s'occupa à me rendre la vie dure. On défendit aux autres religieuses de m'approcher; et bientôt je me trouvai seule; j'avais des amies en petit nombre: on se douta qu'elles chercheraient à se dédommager à la dérobée de la contrainte qu'on leur imposait, et que, ne pouvant s'entretenir le jour avec moi, elles me visiteraient la nuit ou à des heures défendues; on nous épia: on me surprit, tantôt avec l'une, tantôt avec une autre; l'on fit de cette imprudence tout ce qu'on voulut, et j'en fus châtiée de la manière la plus inhumaine; on me condamna des semaines entières à passer l'office à genoux, séparée du reste, au milieu du chœur; à vivre de pain et d'eau; à demeurer enfermée dans ma cellule; à satisfaire aux fonctions les plus viles de la maison. Celles qu'on appelait mes complices n'étaient guère mieux traitées. Quand on ne pouvait me trouver en faute, on m'en supposait; on me donnait à la fois des ordres incompatibles, et l'on me punissait d'y avoir manqué; on avançait les heures des offices, des repas; on dérangeait à mon insu toute la conduite claustrale, et avec l'attention la plus grande, je me trouvais coupable tous les jours, et j'étais tous les jours punie. J'ai du courage; mais il n'en est point qui tienne contre l'abandon, la solitude et la persécution. Les choses en vinrent au point qu'on se fit un jeu de me tourmenter; c'était l'amusement de cinquante personnes liguées. Il m'est impossible d'entrer dans tout le petit détail de ces méchancetés; on m'empêchait de dormir, de veiller, de prier. Un jour on me volait quelques parties de mon vêtement; une autre fois c'étaient mes clefs ou mon bréviaire; ma serrure se trouvait embarrassée; ou l'on m'empêchait de bien faire, ou l'on dérangeait les choses que j'avais bien faites; on me supposait des discours et des actions; on me rendait responsable de tout, et ma vie était une suite de délits réels ou simulés, et de châtiments.

Ma santé ne tint point à des épreuves si longues et si dures; je tombai dans l'abattement, le chagrin et la mélancolie. J'allais dans les commencements chercher de la force et de la résignation au pied des autels, et j'y en trouvais quelquefois. Je flottais entre la résignation et le désespoir, tantôt me soumettant à toute la rigueur de mon sort, tantôt pensant à m'en affranchir par des moyens violents. Il y avait au fond du jardin un puits profond; combien de fois j'y suis allée! combien j'y ai regardé de fois! Il y avait à côté un banc de pierre; combien de fois je m'y suis assise, la tête appuyée sur le bord de ce puits! Combien de fois, dans le tumulte de mes idées, me suis-je levée brusquement et résolue à finir mes peines! Qu'est-ce qui m'a retenue? Pourquoi préférais-je alors de pleurer, de crier à haute voix, de fouler mon voile aux pieds, de m'arracher les cheveux, et de me déchirer le visage avec les ongles? Si c'était Dieu qui m'empêchait de me perdre, pourquoi ne pas arrêter aussi tous ces autres mouvements?

Je vais vous dire une chose qui vous paraîtra fort étrange peut-être, et qui n'en est pas moins vraie, c'est que je ne doute point que mes visites fréquentes vers ce puits n'aient été remarquées, et que mes cruelles ennemies ne se soient flattées qu'un jour j'accomplirais un dessein qui bouillait au fond de mon cœur. Quand j'allais de ce côté, on affectait de s'en éloigner et de regarder ailleurs. Plusieurs fois j'ai trouvé la porte du jardin ouverte à des heures où elle devait être fermée, singulièrement les jours où l'on avait multiplié sur moi les chagrins; l'on avait poussé à bout la violence de mon caractère, et l'on me croyait l'esprit aliéné. Mais aussitôt que je crus avoir deviné que ce moyen de sortir de la vie était pour ainsi dire offert à mon désespoir, qu'on me conduisait à ce puits par la main, et que je le trouverais toujours prêt à me recevoir, je ne m'en souciai plus; mon esprit se tourna vers d'autres côtés; je me tenais dans les corridors et mesurais la hauteur des fenêtres; le soir, en me déshabillant, j'essayais, sans y penser, la force de mes jarretières; un autre jour, je refusais le manger; je descendais au réfectoire, et je restais le dos appuyé contre la muraille, les mains pendantes à mes côtés, les yeux fermés, et je ne touchais pas aux mets qu'on avait servis devant moi; je m'oubliais si parfaitement dans cet état, que toutes les religieuses étaient sorties, et que je restais. On affectait alors de se retirer sans bruit, et l'on me laissait là; puis on me punissait d'avoir manqué aux exercices. Que vous dirai-je? on me dégoûta de presque tous les moyens de m'ôter la vie, parce qu'il me sembla que, loin de s'y opposer, on me les présentait. Nous ne voulons pas, apparemment, qu'on nous pousse hors de ce monde, et peut-être n'y serais-je plus, si elles avaient fait semblant de m'y retenir. Quand on s'ôte la vie, peut-être cherche-t-on à désespérer les autres, et la garde-t-on quand on croit les satisfaire; ce sont des mouvements qui se passent bien subtilement en nous. En vérité, s'il est possible que je me rappelle mon état, quand j'étais à côté du puits, il me semble que je criais au dedans de moi à ces malheureuses qui s'éloignaient pour favoriser un forfait: «Faites un pas de mon côté, montrez-moi le moindre désir de me sauver, accourez pour me retenir, et soyez sûres que vous arriverez trop tard.» En vérité, je ne vivais que parce qu'elles souhaitaient ma mort. L'acharnement à nuire, à tourmenter, se lasse dans le monde; il ne se lasse point dans les cloîtres.

J'en étais là lorsque, revenant sur ma vie passée, je songeai à faire résilier mes vœux. J'y rêvai d'abord légèrement. Seule, abandonnée, sans appui, comment réussir dans un projet si difficile, même avec les secours qui me manquaient? Cependant cette idée me tranquillisa; mon esprit se rassit; je fus plus à moi; j'évitai des peines, et je supportai plus patiemment celles qui me venaient. On remarqua ce changement, et l'on en fut étonné; la méchanceté s'arrêta tout court, comme un ennemi lâche qui vous poursuit et à qui l'on fait face au moment où il ne s'y attend pas. Une question, monsieur, que j'aurais à vous faire, c'est pourquoi, à travers toutes les idées funestes qui passent par la tête d'une religieuse désespérée, celle de mettre le feu à la maison ne lui vient point. Je ne l'ai point eue, ni d'autres non plus, quoique ce soit la chose la plus facile à exécuter: il ne s'agit, un jour de grand vent, que de porter un flambeau dans un grenier, dans un bûcher, dans un corridor. Il n'y a point de couvents de brûlés; et cependant dans ces événements les portes s'ouvrent, et sauve qui peut. Ne serait-ce pas qu'on craint le péril pour soi et pour celles qu'on aime, et qu'on dédaigne un secours qui nous est commun avec celles qu'on hait? Cette dernière idée est bien subtile pour être vraie.

À force de s'occuper d'une chose, on en sent la justice, et même la possibilité; on est bien fort quand on en est là. Ce fut pour moi l'affaire d'une quinzaine; mon esprit va vite. De quoi s'agissait-il? De dresser un mémoire et de le donner à consulter; l'un et l'autre n'étaient pas sans danger. Depuis qu'il s'était fait une révolution dans ma tête, on m'observait avec plus d'attention que jamais; on me suivait de l'œil; je ne faisais pas un pas qui ne fût éclairé; je ne disais pas un mot qu'on ne le pesât. On se rapprocha de moi, on chercha à me sonder; on m'interrogeait, on affectait de la commisération et de l'amitié; on revenait sur ma vie passée; on m'accusait faiblement, on m'excusait; on espérait une meilleure conduite, on me flattait d'un avenir plus doux; cependant on entrait à tout moment dans ma cellule, le jour, la nuit, sous des prétextes; brusquement, sourdement, on entr'ouvrait mes rideaux, et l'on se retirait. J'avais pris l'habitude de coucher habillée; j'en avais pris une autre, c'était celle d'écrire ma confession. Ces jours-là, qui sont marqués, j'allais demander de l'encre et du papier à la supérieure, qui ne m'en refusait pas. J'attendis donc le jour de la confession, et en l'attendant je rédigeais dans ma tête ce que j'avais à proposer; c'était en abrégé tout ce que je viens de vous écrire; seulement je m'expliquais sous des noms empruntés. Mais je fis trois étourderies: la première, de dire à la supérieure que j'aurais beaucoup de choses à écrire, et de lui demander, sous ce prétexte, plus de papier qu'on n'en accorde; la seconde, de m'occuper de mon mémoire, et de laisser là ma confession; et la troisième, n'ayant point fait de confession et n'étant point préparée à cet acte de religion, de ne demeurer au confessionnal qu'un instant. Tout cela fut remarqué; et l'on en conclut que le papier que j'avais demandé avait été employé autrement que je ne l'avais dit. Mais s'il n'avait pas servi à ma confession, comme il était évident, quel usage en avais-je fait?

Sans savoir qu'on prendrait ces inquiétudes, je sentis qu'il ne fallait pas qu'on trouvât chez moi un écrit de cette importance. D'abord je pensai à le coudre dans mon traversin ou dans mes matelas, puis à le cacher dans mes vêtements, à l'enfouir dans le jardin, à le jeter au feu. Vous ne sauriez croire combien je fus pressée de l'écrire, et combien j'en fus embarrassée quand il fut écrit. D'abord je le cachetai, ensuite je le serrai dans mon sein, et j'allai à l'office qui sonnait. J'étais dans une inquiétude qui se décelait à mes mouvements. J'étais assise à côté d'une jeune religieuse qui m'aimait; quelquefois je l'avais vue me regarder en pitié et verser des larmes: elle ne me parlait point, mais certainement elle souffrait. Au risque de tout ce qui pourrait en arriver, je résolus de lui confier mon papier; dans un moment d'oraison où toutes les religieuses se mettent à genoux, s'inclinent, et sont comme plongées dans leurs stalles, je tirai doucement le papier de mon sein, et je le lui tendis derrière moi; elle le prit, et le serra dans le sien. Ce service fut le plus important de ceux qu'elle m'avait rendus; mais j'en avais reçu beaucoup d'autres: elle s'était occupée pendant des mois entiers à lever, sans se compromettre, tous les petits obstacles qu'on apportait à mes devoirs pour avoir droit de me châtier; elle venait frapper à ma porte quand il était heure de sortir; elle arrangeait ce qu'on dérangeait; elle allait sonner ou répondre quand il le fallait; elle se trouvait partout où je devais être. J'ignorais tout cela.

Je fis bien de prendre ce parti. Lorsque nous sortîmes du chœur, la supérieure me dit: «Sœur Suzanne, suivez-moi…» Je la suivis, puis s'arrêtant dans le corridor à une autre porte, «voilà, me dit-elle, votre cellule; c'est la sœur Saint-Jérôme qui occupera la vôtre…» J'entrai, et elle avec moi. Nous étions toutes deux assises sans parler, lorsqu'une religieuse parut avec des habits qu'elle posa sur une chaise; et la supérieure me dit: «Sœur Suzanne, déshabillez-vous, et prenez ce vêtement…» J'obéis en sa présence; cependant elle était attentive à tous mes mouvements. La sœur qui avait apporté mes habits, était à la porte; elle rentra, emporta ceux que j'avais quittés, sortit; et la supérieure la suivit. On ne me dit point la raison de ces procédés; et je ne la demandai point. Cependant on avait cherché partout dans ma cellule; on avait décousu l'oreiller et les matelas; on avait déplacé tout ce qui pouvait l'être ou l'avoir été; on marcha sur mes traces; on alla au confessionnal, à l'église, dans le jardin, au puits, vers le banc de pierre; je vis une partie de ces recherches; je soupçonnai le reste. On ne trouva rien; mais on n'en resta pas moins convaincu qu'il y avait quelque chose. On continua de m'épier pendant plusieurs jours: on allait où j'étais allée; on regardait partout, mais inutilement. Enfin la supérieure crut qu'il n'était possible de savoir la vérité que par moi. Elle entra un jour dans ma cellule, et me dit:

«Sœur Suzanne, vous avez des défauts; mais vous n'avez pas celui de mentir; dites-moi donc la vérité: qu'avez-vous fait de tout le papier que je vous ai donné?

– Madame, je vous l'ai dit.

– Cela ne se peut, car vous m'en avez demandé beaucoup, et vous n'avez été qu'un moment au confessionnal.

– Il est vrai.

– Qu'en avez-vous donc fait?

– Ce que je vous ai dit.

– Eh bien! jurez-moi, par la sainte obéissance que vous avez vouée à Dieu, que cela est; et malgré les apparences, je vous croirai.

– Madame, il ne vous est pas permis d'exiger un serment pour une chose si légère; et il ne m'est pas permis de le faire. Je ne saurais jurer.

– Vous me trompez, sœur Suzanne, et vous ne savez pas à quoi vous vous exposez. Qu'avez-vous fait du papier que je vous ai donné?

– Je vous l'ai dit.

– Où est-il?

– Je ne l'ai plus.

– Qu'en avez-vous fait?

– Ce que l'on fait de ces sortes d'écrits, qui sont inutiles après qu'on s'en est servi.

– Jurez-moi, par la sainte obéissance, qu'il a été tout employé à écrire votre confession, et que vous ne l'avez plus.

– Madame, je vous le répète, cette seconde chose n'étant pas plus importante que la première, je ne saurais jurer.

– Jurez, me dit-elle, ou…

– Je ne jurerai point.

– Vous ne jurerez point?

– Non, madame.

– Vous êtes donc coupable?

– Et de quoi puis-je être coupable?

– De tout; il n'y a rien dont vous ne soyez capable. Vous avez affecté de louer celle qui m'avait précédée, pour me rabaisser; de mépriser les usages qu'elle avait proscrits, les lois qu'elle avait abolies et que j'ai cru devoir rétablir; de soulever toute la communauté; d'enfreindre les règles; de diviser les esprits; de manquer à tous vos devoirs; de me forcer à vous punir et à punir celles que vous avez séduites, la chose qui me coûte le plus. J'aurais pu sévir contre vous par les voies les plus dures; je vous ai ménagée: j'ai cru que vous reconnaîtriez vos torts, que vous reprendriez l'esprit de votre état, et que vous reviendriez à moi; vous ne l'avez pas fait. Il se passe quelque chose dans votre esprit qui n'est pas bien; vous avez des projets; l'intérêt de la maison exige que je les connaisse, et je les connaîtrai; c'est moi qui vous en réponds. Sœur Suzanne, dites-moi la vérité.

– Je vous l'ai dite.

– Je vais sortir; craignez mon retour… je m'assieds; je vous donne encore un moment pour vous déterminer… Vos papiers, s'ils existent…

– Je ne les ai plus.

– Ou le serment qu'ils ne contenaient que votre confession.

– Je ne saurais le faire…»

Elle demeura un moment en silence, puis elle sortit et rentra avec quatre de ses favorites; elles avaient l'air égaré et furieux. Je me jetai à leurs pieds, j'implorai leur miséricorde. Elles criaient toutes ensemble: «Point de miséricorde, madame; ne vous laissez pas toucher: qu'elle donne ses papiers, ou qu'elle aille en paix13…» J'embrassais les genoux tantôt de l'une, tantôt de l'autre; je leur disais, en les nommant par leurs noms: «Sœur Sainte-Agnès, sœur Sainte-Julie, que vous ai-je fait? Pourquoi irritez-vous ma supérieure contre moi? Est-ce ainsi que j'en ai usé? Combien de fois n'ai-je pas supplié pour vous? vous ne vous en souvenez plus. Vous étiez en faute, et je ne le suis pas.»

La supérieure, immobile, me regardait et me disait: «Donne tes papiers, malheureuse, ou révèle ce qu'ils contenaient.

– Madame, lui disaient-elles, ne les lui demandez plus, vous êtes trop bonne; vous ne la connaissez pas; c'est une âme indocile, dont on ne peut venir à bout que par des moyens extrêmes: c'est elle qui vous y porte; tant pis pour elle.

– Ma chère mère, lui dis-je, je n'ai rien fait qui puisse offenser ni Dieu, ni les hommes, je vous le jure.

– Ce n'est pas là le serment que je veux.

– Elle aura écrit contre nous, contre vous, quelque mémoire au grand vicaire, à l'archevêque; Dieu sait comme elle aura peint l'intérieur de la maison; on croit aisément le mal. Madame, il faut disposer de cette créature, si vous ne voulez pas qu'elle dispose de nous.»

La supérieure ajouta: «Sœur Suzanne, voyez…»

Je me levai brusquement, et je lui dis: «Madame, j'ai tout vu; je sens que je me perds; mais un moment plus tôt ou plus tard ne vaut pas la peine d'y penser. Faites de moi ce qu'il vous plaira; écoutez leur fureur, consommez votre injustice…»

Et à l'instant je leur tendis les bras. Ses compagnes s'en saisirent. On m'arracha mon voile; on me dépouilla sans pudeur. On trouva sur mon sein un petit portrait de mon ancienne supérieure; on s'en saisit: je suppliai qu'on me permît de le baiser encore une fois; on me refusa. On me jeta une chemise, on m'ôta mes bas, on me couvrit d'un sac, et l'on me conduisit, la tête et les pieds nus, à travers les corridors. Je criais, j'appelais à mon secours; mais on avait sonné la cloche pour avertir que personne ne parût. J'invoquais le ciel, j'étais à terre, et l'on me traînait. Quand j'arrivai au bas des escaliers, j'avais les pieds ensanglantés et les jambes meurtries; j'étais dans un état à toucher des âmes de bronze. Cependant l'on ouvrit avec de grosses clefs la porte d'un petit lieu souterrain, obscur, où l'on me jeta sur une natte que l'humidité avait à demi pourrie. Là, je trouvai un morceau de pain noir et une cruche d'eau avec quelques vaisseaux nécessaires et grossiers. La natte roulée par un bout formait un oreiller; il y avait, sur un bloc de pierre, une tête de mort avec un crucifix de bois. Mon premier mouvement fut de me détruire; je portai mes mains à ma gorge; je déchirai mon vêtement avec mes dents; je poussai des cris affreux; je hurlais comme une bête féroce; je me frappai la tête contre les murs; je me mis toute en sang; je cherchai à me détruire jusqu'à ce que les forces me manquassent, ce qui ne tarda pas. C'est là que j'ai passé trois jours; je m'y croyais pour toute ma vie. Tous les matins une de mes exécutrices venait, et me disait:

«Obéissez à notre supérieure, et vous sortirez d'ici.

– Je n'ai rien fait, je ne sais ce qu'on me demande. Ah! sœur Saint-Clément, il est un Dieu…»

Le troisième jour, sur les neuf heures du soir, on ouvrit la porte; c'étaient les mêmes religieuses qui m'avaient conduite. Après l'éloge des bontés de notre supérieure, elles m'annoncèrent qu'elle me faisait grâce, et qu'on allait me mettre en liberté.

«C'est trop tard, leur dis-je, laissez-moi ici, je veux y mourir.»

Cependant elles m'avaient relevée, et elles m'entraînaient; on me reconduisit dans ma cellule, où je trouvai la supérieure.

«J'ai consulté Dieu sur votre sort; il a touché mon cœur: il veut que j'aie pitié de vous: et je lui obéis. Mettez-vous à genoux, et demandez-lui pardon.»

Je me mis à genoux, et je dis:

«Mon Dieu, je vous demande pardon des fautes que j'ai faites, comme vous le demandâtes sur la croix pour moi.

– Quel orgueil! s'écrièrent-elles; elle se compare à Jésus-Christ, et elle nous compare aux Juifs qui l'ont crucifié.

– Ne me considérez pas, leur dis-je, mais considérez-vous, et jugez.

– Ce n'est pas tout, me dit la supérieure, jurez-moi, par la sainte obéissance, que vous ne parlerez jamais de ce qui s'est passé.

– Ce que vous avez fait est donc bien mal, puisque vous exigez de moi par serment que j'en garderai le silence. Personne n'en saura jamais rien que votre conscience, je vous le jure.

– Vous le jurez?

– Oui, je vous le jure.»

Cela fait, elles me dépouillèrent des vêtements qu'elles m'avaient donnés, et me laissèrent me rhabiller des miens.

J'avais pris de l'humidité; j'étais dans une circonstance critique; j'avais tout le corps meurtri; depuis plusieurs jours je n'avais pris que quelques gouttes d'eau avec un peu de pain. Je crus que cette persécution serait la dernière que j'aurais à souffrir. C'est par l'effet momentané de ces secousses violentes qui montrent combien la nature a de force dans les jeunes personnes, que je revins en très-peu de temps; et je trouvai, quand je reparus, toute la communauté persuadée que j'avais été malade. Je repris les exercices de la maison et ma place à l'église. Je n'avais pas oublié mon papier, ni la jeune sœur à qui je l'avais confié; j'étais sûre qu'elle n'avait point abusé de ce dépôt, mais qu'elle ne l'avait pas gardé sans inquiétude. Quelques jours après ma sortie de prison, au chœur, au moment même où je le lui avais donné, c'est-à-dire lorsque nous nous mettons à genoux et qu'inclinées les unes vers les autres nous disparaissons dans nos stalles, je me sentis tirer doucement par ma robe; je tendis la main, et l'on me donna un billet qui ne contenait que ces mots: «Combien vous m'avez inquiétée! Et ce cruel papier, que faut-il que j'en fasse?..» Après avoir lu celui-ci, je le roulai dans mes mains, et je l'avalai. Tout cela se passait au commencement du carême. Le temps approchait où la curiosité d'entendre appelle à Longchamp la bonne et la mauvaise compagnie de Paris. J'avais la voix très-belle; j'en avais peu perdu. C'est dans les maisons religieuses qu'on est attentif aux plus petits intérêts; on eut quelques ménagements pour moi; je jouis d'un peu plus de liberté; les sœurs que j'instruisais au chant purent approcher de moi sans conséquence; celle à qui j'avais confié mon mémoire en était une. Dans les heures de récréation que nous passions au jardin, je la prenais à l'écart, je la faisais chanter; et pendant qu'elle chantait, voici ce que je lui dis:

«Vous connaissez beaucoup de monde, moi je ne connais personne. Je ne voudrais pas que vous vous compromissiez; j'aimerais mieux mourir ici que de vous exposer au soupçon de m'avoir servie; mon amie, vous seriez perdue, je le sais, cela ne me sauverait pas; et quand votre perte me sauverait, je ne voudrais point de mon salut à ce prix.

– Laissons cela, me dit-elle; de quoi s'agit-il?

– Il s'agit de faire passer sûrement cette consultation à quelque habile avocat, sans qu'il sache de quelle maison elle vient, et d'en obtenir une réponse que vous me rendrez à l'église ou ailleurs.

– À propos, me dit-elle, qu'avez-vous fait de mon billet?

– Soyez tranquille, je l'ai avalé.

– Soyez tranquille vous-même, je penserai à votre affaire.»

Vous remarquerez, monsieur, que je chantais tandis qu'elle me parlait, qu'elle chantait tandis que je lui répondais, et que notre conversation était entrecoupée de traits de chant. Cette jeune personne, monsieur, est encore dans la maison; son bonheur est entre vos mains; si l'on venait à découvrir ce qu'elle a fait pour moi, il n'y a sorte de tourments auxquels elle ne fût exposée. Je ne voudrais pas lui avoir ouvert la porte d'un cachot; j'aimerais mieux y rentrer. Brûlez donc ces lettres, monsieur; si vous en séparez l'intérêt que vous voulez bien prendre à mon sort, elles ne contiennent rien qui vaille la peine d'être conservé.

Voilà ce que je vous disais alors: mais, hélas! elle n'est plus, et je reste seule…

Elle ne tarda pas à me tenir parole, et à m'en informer à notre manière accoutumée. La semaine sainte arriva; le concours à nos ténèbres fut nombreux. Je chantai assez bien pour exciter avec tumulte ces scandaleux applaudissements que l'on donne à vos comédiens dans leurs salles de spectacle, et qui ne devraient jamais être entendus dans les temples du Seigneur, surtout pendant les jours solennels et lugubres où l'on célèbre la mémoire de son fils attaché sur la croix pour l'expiation des crimes du genre humain. Mes jeunes élèves étaient bien préparées; quelques-unes avaient de la voix; presque toutes de l'expression et du goût; et il me parut que le public les avait entendues avec plaisir, et que la communauté était satisfaite du succès de mes soins.

Vous savez, monsieur, que le jeudi l'on transporte le Saint-Sacrement de son tabernacle dans un reposoir particulier, où il reste jusqu'au vendredi matin. Cet intervalle est rempli par les adorations successives des religieuses, qui se rendent au reposoir les unes après les autres, ou deux à deux. Il y a un tableau qui indique à chacune son heure d'adoration; que je fus contente d'y lire: La sœur Sainte-Suzanne et la sœur Sainte-Ursule, depuis deux heures du matin jusqu'à trois! Je me rendis au reposoir à l'heure marquée; ma compagne y était. Nous nous plaçâmes l'une à côté de l'autre sur les marches de l'autel; nous nous prosternâmes ensemble, nous adorâmes Dieu pendant une demi-heure. Au bout de ce temps, ma jeune amie me tendit la main et me la serra en disant:

«Nous n'aurons peut-être jamais l'occasion de nous entretenir aussi longtemps et aussi librement; Dieu connaît la contrainte où nous vivons, et il nous pardonnera si nous partageons un temps que nous lui devons tout entier. Je n'ai pas lu votre mémoire; mais il n'est pas difficile de deviner ce qu'il contient; j'en aurai incessamment la réponse. Mais si cette réponse vous autorise à poursuivre la résiliation de vos vœux, ne voyez-vous pas qu'il faudra nécessairement que vous confériez avec des gens de loi?

– Il est vrai.

– Que vous aurez besoin de liberté?

– Il est vrai.

– Et que si vous faites bien, vous profiterez des dispositions présentes pour vous en procurer?

– J'y ai pensé.

– Vous le ferez donc?

– Je verrai.

– Autre chose: si votre affaire s'entame, vous demeurerez ici abandonnée à toute la fureur de la communauté. Avez-vous prévu les persécutions qui vous attendent?

– Elles ne seront pas plus grandes que celles que j'ai souffertes.

– Je n'en sais rien.

– Pardonnez-moi. D'abord on n'osera disposer de ma liberté.

– Et pourquoi cela?

– Parce qu'alors je serai sous la protection des lois: il faudra me représenter; je serai, pour ainsi dire, entre le monde et le cloître; j'aurai la bouche ouverte, la liberté de me plaindre; je vous attesterai toutes; on n'osera avoir des torts dont je pourrais me plaindre; on n'aura garde de rendre une affaire mauvaise. Je ne demanderais pas mieux qu'on en usât mal avec moi; mais on ne le fera pas: soyez sûre qu'on prendra une conduite tout opposée. On me sollicitera, on me représentera le tort que je vais me faire à moi-même et à la maison; et comptez qu'on n'en viendra aux menaces que quand on aura vu que la douceur et la séduction ne pourront rien, et qu'on s'interdira les voies de force.

– Mais il est incroyable que vous ayez tant d'aversion pour un état dont vous remplissez si facilement et si scrupuleusement les devoirs.

– Je la sens cette aversion; je l'apportai en naissant, et elle ne me quittera pas. Je finirais par être une mauvaise religieuse; il faut prévenir ce moment.

– Mais si par malheur vous succombez?

– Si je succombe, je demanderai à changer de maison, ou je mourrai dans celle-ci.

– On souffre longtemps, avant que de mourir. Ah! mon amie, votre démarche me fait frémir: je tremble que vos vœux ne soient résiliés, et qu'ils ne le soient pas. S'ils le sont, que deviendrez-vous? Que ferez-vous dans le monde? Vous avez de la figure, de l'esprit et des talents; mais on dit que cela ne mène à rien avec la vertu; et je sais que vous ne vous départirez pas de cette dernière qualité.

13.Au cachot qu'on nommait in pace.