Kitabı oku: «Chronique de 1831 à 1862, Tome 3 (de 4)», sayfa 8
1842
Nice, 1er janvier 1842.– Hier, j'ai été, avec mon gendre, faire une très belle promenade. Nous avons été en voiture jusqu'au pied d'un rocher sur lequel est bâti un couvent d'hommes. L'église en est jolie, surtout par un portique avancé, sous lequel on a une très belle vue de la mer, d'où l'on découvre Nice, le fort Saint-Elme et tous les points principaux de la contrée, gracieusement encadrés. On monte à pied au couvent, qui s'appelle Saint-Pons; l'ordre religieux qui s'y trouve est assez nouveau, et se nomme gli oblati della santissima Virgine. Les jeunes prêtres ordonnés, entre le moment où il leur est permis de dire la messe et celui où ils peuvent exercer le saint ministère de la confession, c'est-à-dire où ils ont charge d'âmes, viennent ici passer un an pour s'y préparer. C'est un établissement que je crois particulier à Nice et qui me paraît fort sage.
Nice, 2 janvier 1842.– J'ai été, hier soir, avec les Castellane, à la réception officielle du gouverneur de Nice48. Il est d'usage, ici, qu'au premier jour de l'An, toutes les personnes du pays qui sont présentées à la Cour et tous les étrangers aillent, les hommes en uniforme et les femmes en grande parure, à cette réception. On est censé aller féliciter le Roi et la Reine de Sardaigne. Cela ressemble un peu à un drawing-room de Londres, et pas mal à un des grands raouts diplomatiques de Paris. Il y avait quelques figures étranges, mais, à tout prendre, du beau monde; on y étouffait. Quelques parties se sont formées dans le dernier salon, où il faisait moins chaud; les glaces et les rafraîchissements circulaient, et les fleurs qui, ici, ne manquent nulle part, s'y trouvaient en profusion, ainsi que beaucoup de lumière. Le tout ensemble avait bel air. J'ai fait deux fois le tour des salons, une fois au bras de mon gendre, et l'autre, au bras du duc de Devonshire qui me soigne beaucoup. La Grande-Duchesse y était couverte de diamants, mais pas en beauté, car elle n'avait rien autour du visage, ce qui la vieillissait. La Princesse Marie est mieux aussi quand elle est moins parée.
Nice, 3 janvier 1842.– Je ne puis dire combien les églises, ici, me déplaisent; on a beaucoup de peine à s'asseoir; on est entouré d'une population sale, dégoûtante, qui crache et vous infecte de vermine. Puis, l'architecture est toute gâtée par de vilains lambeaux d'étoffe d'or et de soie, tous passés, tous déchirés, du plus vilain effet. Le chant des pénitents, qui forment ici des confréries, n'est pas mélodieux. Excepté ce que j'ai vu au collège des Jésuites, rien de ce qui est religieux ne m'a édifiée ici. Dans les rues, vous êtes assaillis par les plus hideux mendiants; tous les escaliers sont encombrés par eux, et d'une saleté telle, qu'on rentre avec des jupons bons à jeter.
Nice, 4 janvier 1842.– Il fait gris et humide; c'est à se croire à Brighton. C'est le troisième jour de cet agréable temps, qui fait ici l'effet d'une trahison. Quand il fait clair, on est constamment sous la menace d'une maladie inflammatoire, parce que le vent aigre combat victorieusement l'action ardente du soleil, qui ne rend le vent que plus dangereux; et quand le soleil se cache, le vent, à la vérité, cesse, mais alors, on a devant soi ce grand drap gris de la mer, qui a l'air d'un linceul prêt à vous envelopper; autant être à Paris ou à Londres!
On me mande, de Paris, que la condamnation de Dupoty sera probablement attaquée, comme illégale, à la Chambre des Députés49. Cependant, la nomination de M. Sauzet à la Présidence, et cela à une grande majorité, est un bon début pour le Ministère. On ne sait comment se passera le retour de Madrid de Salvandy, qui n'a pas voulu remettre ses lettres de créance à Espartero. Les Ambassadeurs à Paris trouvent qu'il a eu raison, et qu'il y a un exemple de pareille chose sous Louis XIV.
Nice, 5 janvier 1842.– On m'écrit, de Paris, que le second procès de la Chambre des Pairs ne sera ni long ni difficile. Les révélations faites par les accusés, condamnés à mort et qui ne seront pas exécutés, permettront d'arrêter et de mettre en accusation une soixantaine d'individus, mais toujours de la même classe; on se bornera à n'en mettre en jugement que quatre ou cinq, qui sont un peu au-dessus de la classe des ouvriers, et sont les plus compromis. On dit que ce qui résultera de plus important de cette seconde affaire, c'est la manifestation des liens existant entre les communistes, les égalitaires et la société réformiste dont sont MM. Arago, etc., etc., et dont M. Dupoty était le secrétaire.
On est fort occupé de la question d'étiquette qui, en Espagne, arrête Salvandy. M. Guizot dit qu'il a envoyé des instructions très précises à Salvandy de revenir, si Espartero persiste à ne pas vouloir lui permettre de présenter ses lettres à la petite Reine. On s'attendait à son retour. C'est faire bien peu de cas de la France que de laisser partir son Ambassadeur, parce qu'il réclame une chose toute naturelle. Quand Cellamare et je ne sais plus quel autre ambassadeur sont venus à Paris, ils ont remis leurs lettres de créance à Louis XV, âgé de six ans, et non pas à M. le duc d'Orléans, Régent. Cela se dit et se répète beaucoup, mais ne fait pas d'effet à Madrid.
Nice, 6 janvier 1842.—Il a neigé hier, plusieurs heures de suite, à Nice! et cela par un vent qui nous glaçait, tout accroupies que nous étions auprès de la cheminée, dans laquelle je fais une énorme consommation de pommes de pin et de petites branches d'olivier, qui se vendent à la livre, ici; je m'y ruine sans parvenir à me réchauffer.
Nice, 7 janvier 1842.– Il a neigé, hier, à peu près tout le jour; la neige a si bien tenu que, sur la terrasse qui sépare ma demeure de la mer, et qui est une promenade publique, tous les gamins de Nice se sont rassemblés et ont fait, en poussant des cris sauvages, de grosses boules de neige, qu'ils lançaient ensuite, insolemment, en hurlant de la façon la plus animale, à la face des passants. J'ai regardé ce singulier spectacle de mes fenêtres, car je ne suis pas sortie de la journée.
Mon grand salon me désole pour deux motifs: le premier, parce qu'il n'y a pas moyen de le chauffer; le second, parce qu'il m'a valu, de la part de la Grande-Duchesse, une demande de soirée. Les Castellane ayant appuyé la motion, j'y ai consenti, quoique à regret, parce que c'est toujours plus ou moins un embarras, et que je suis profondément paresseuse. J'ai donc livré mon salon à la Princesse Marie, à Fanny et à Pauline; j'ai chargé mon gendre de tous les arrangements matériels, et j'ai déclaré que je ne me mêlerais de rien, que de payer et de faire des révérences aux invités. Cela convient à la jeunesse! La Grande-Duchesse veut un quadrille et elle met tout Nice en mouvement pour cela. Cela doit avoir lieu lundi prochain, le 10; il y a cent cinquante personnes sur ma liste. Cela s'appellera un thé dansant. Le quadrille sera de douze dames représentant les mois, et de quatre enfants, représentant les saisons; je sais mal les détails, ne m'en mêlant pas. C'est, au fait, la Grande-Duchesse et Pauline, qui est plus en train, ici, que je ne l'ai vue depuis longtemps, avec le comte Eugène de Césole, qui arrangent tout chez la Grande-Duchesse. Je ne livre mon salon que le matin même du jour.
Nice, 11 janvier 1842.– Ma soirée a eu lieu hier; ce n'était pas précisément un bal, mais un thé, avec un peu de musique, après lequel on a dansé trois contredanses, une mazurka et deux valses; tout était fini à une heure.
A l'occasion du départ du comte Pahlen de Paris, notre Mission, à Saint-Pétersbourg, a eu ordre de ne pas aller à la Cour le jour de la Saint-Nicolas, et tout le monde s'est dit malade. Ordre alors à M. de Kisseleff et à tous les Russes de ne pas paraître aux Tuileries le Jour de l'An. A ce sujet, Barante me mande ceci: «Je m'attendais depuis longtemps à ce que la bizarre idée de manifester ses sentiments personnels, en dehors de la politique de son Cabinet, conduirait l'Empereur à la nécessité d'une détermination tranchée; je crois, pourtant, qu'encore à présent, il tâchera qu'elle ne le soit que le moins possible. Il est très probable qu'il y aura un retard indéfini au retour du comte Pahlen.»
Du reste, notre Ministère a la majorité, et paraît très satisfait.
Nice, 13 janvier 1842.– On m'écrit, de Paris, que M. de Salvandy a, décidément, ordre de revenir avec tous ses attachés. Son ambassade aura été de courte durée. Nous voici aussi mal avec l'extrême Midi qu'avec l'extrême Nord de l'Europe! Tout le monde s'accorde à dire que la prétention d'Espartero était inadmissible et que c'est l'Angleterre qui a soufflé le feu!
Nice, 16 janvier 1842.– A Saint-Pétersbourg, on a déprié Casimir Perier50 de plusieurs soirées où il était invité, et, par ordre supérieur, les loges, à droite et à gauche de la sienne, au théâtre, restent vides. Où tout cela conduira-t-il?
Nice, 17 janvier 1842.– J'ai fini hier ma matinée chez la femme du gouverneur, la comtesse de Maistre, qui était en famille: sa belle-sœur51, non mariée, a l'esprit fin; M. de Maistre cause avec distinction, et Mme de Maistre a l'air de la meilleure femme du monde. J'ai passé là les moments les plus agréables, comme conversation, que Nice puisse offrir.
Nice, 19 janvier 1842.– Il a fait hier, une journée charmante; aussi me suis-je promenée à pied avec mon gendre pendant deux heures, flânant le long de la mer; regardant les pauvres galériens travailler au port; examinant les effets du soleil sur la mer et ses brillants reflets sur les montagnes, dont le dernier plan était couvert de neige; suivant des yeux les navires avec leurs voiles latines, et échangeant, de temps en temps, quelques mots de politesse avec des connaissances qui, attirées par ce jour d'exception, faisaient comme nous.
Mme de la Redorte mande, de Paris, que rien n'égale les ovations que le parti carliste fait au Chargé d'affaires de Russie, M. de Kisseleff, depuis l'éclat des susceptibilités: il a été reçu triomphalement à leur club, sans même avoir demandé à l'être. Du reste, il est invité au grand bal des Tuileries, et on suppose qu'il s'y rendra. Elle dit aussi que les rapports de M. Guizot et de Mme de Lieven ont pris un caractère tel que l'opinion s'en émeut, et qu'il est possible qu'on en parle à la Chambre des Députés. Les journaux, à ce qu'il paraît, ne s'en gênent pas.
Nice, 20 janvier 1842.– J'ai passé ma matinée d'hier à préparer les atours d'un quadrille, qui était confié à ma direction. Après le dîner, j'ai coiffé mes quatre dames. Elles ont fait, avec beaucoup de succès, leur entrée au bal avec leurs quatre cavaliers; Pauline et Fanny en bleu et noir, Mme de Césoles et une dame italienne en rose et noir, toutes quatre couvertes de diamants, portant de très bonne grâce la mantille espagnole. M. de Césoles et Frédéric Leveson, fils de lord Granville, étaient les cavaliers bleus, le comte d'Aston et un jeune Russe, les cavaliers roses. Le bal était joli, parfaitement éclairé, avec un grand nombre de costumes soignés et élégants, mais il me semble que notre quadrille était le plus joli; Mme de Césoles et Pauline ont été les reines de la fête. Mme de Césoles a une figure toute espagnole, et quoique fatiguée par six enfants coup sur coup, elle est encore, à l'aide d'un peu de parure, fort jolie; elle est très douce, et gentille personne. Pauline est ici en beauté; elle y est, de plus, très à la mode, très fêtée, un peu la première partout; cela plaît à tout le monde, même aux plus sages, et cela lui donne un entrain qui l'embellit.
Nice, 21 janvier 1842.– J'ai reçu une lettre du duc de Noailles, qui me dit le mariage de sa fille avec leur cousin Maurice. Il consacre ensuite quatre pages à me faire l'éloge du talent de Mlle Rachel; à me dire qu'il lui donne des conseils pour jouer Célimène, et que le conseil principal consiste à aimer beaucoup, tout le secret du rôle étant là.
Hier, il a fait très beau, et j'en ai profité, pour faire à pied, avec mon gendre, l'ascension d'une montagne imposante, qui sépare le vieux Nice du nouveau. On a fait une route tournante, par laquelle on gravit assez commodément cette montée; en haut, on a devant soi une vue de mer qui, à certaines heures, permet de distinguer non seulement les îles Sainte-Marguerite, mais encore la Corse; à droite et à gauche, on plonge, comme dans un panorama, sur la nouvelle et la vieille ville; et enfin, en se retournant, on est en face de toute l'enceinte des collines qui enferment Nice du côté du nord; ces collines sont plantées, semées de villas, d'églises, de couvents, et ont en arrière-plan d'assez beaux rochers qui eux-mêmes s'appuient sur des pics couverts de neige. La variété et l'étendue des points de vue rendaient cette promenade intéressante. Au haut de la montagne, sur une plate-forme assez vaste, se trouvent les vestiges d'un ancien fort ruiné.
Nice, 24 janvier 1842.– J'ai été, hier, après le dîner, chez la Grande-Duchesse Stéphanie, écouter la lecture d'une pièce nouvelle de Scribe, qui fait beaucoup de bruit en ce moment à Paris, et qui s'appelle la Chaîne; c'est M. de Maistre, qui lit très bien, qui nous l'a lue: elle est en cinq actes, le dialogue est spirituel, l'intrigue bien nouée et l'entente de la scène parfaite, enfin, elle a beaucoup d'intérêt; seulement, j'y ai retrouvé cette trivialité du style qui est le propre de l'auteur, puis un peu trop de complication dans les événements, ce qui ôte de la rapidité à l'action et fatigue, par moment, le spectateur. A la représentation, elle doit faire beaucoup d'effet.
Barante me mande ceci: «Notre petite querelle avec la Russie semble apaisée; on s'est rendu coup d'épingle pour coup d'épingle. Il convient à l'Empereur d'en rester là, et peut-être soignera-t-il désormais un peu ses procédés? On dit que le comte Pahlen pourrait être de retour dans six semaines. Tous les Russes d'ici avaient une amusante peur d'être rappelés de leur cher Paris!
«M. de Salvandy va arriver aujourd'hui, après une belle ambassade; le fond de l'affaire eût été le même avec tout autre, mais on assure que le langage, l'attitude, les rédactions ont été quelque chose d'inouï dans les annales de la diplomatie. J'en suis fâché, car il est homme honorable, excellent; il a de l'esprit et un bon jugement.» Voilà Barante. Voici maintenant Salvandy lui-même, qui m'écrit en date du 16 janvier, de Tours, retournant à Paris: «J'ai vécu, pendant six semaines, dans tous les ennuis et toutes les appréhensions: un travail continu (plus de dépêches que jamais ambassade effective et prolongée n'en a écrit) remplissait mes jours et mes nuits. J'ai rencontré des difficultés que j'avais signalées, et contre lesquelles on m'avait hardiment rassuré; d'odieuses intrigues les ont rendues insolubles. Pendant seize jours, rien ne m'a été écrit, – des courriers ordinaires même m'ont été supprimés. J'ai prolongé l'incident tant qu'il a été supportable; je l'ai clos, quand il fallait fuir ou être chassé. Maintenant que ferons-nous? Je garantis une seule chose, c'est qu'en Espagne, la France peut tout ce qu'elle veut. L'Espagne m'a amplement dédommagé des insolences suggérées à ses gouvernants. J'ai trouvé, à Bayonne, une excellente note de lord Aberdeen, qui espère qu'il n'y a pas eu en ceci de menées anglaises, et se prononce pour le principe soutenu par la France. Je vais savoir, à Paris, ce que deviendra toute cette affaire.»
Nice, 26 janvier 1842.– La duchesse d'Albuféra m'écrit le retour à Paris de M. de Salvandy et dit qu'on lui prête mille ridicules, comme, par exemple, d'avoir écrit, de Tolosa: L'ambassade de France touche aux Pyrénées, demain elle passera la Bidassoa. Il a envoyé, de distance en distance, ses attachés, l'un après l'autre, à franc étrier sur Paris, pour annoncer sa marche; il avait laissé le jeune fils de M. Decazes à Madrid, comme Chargé d'affaires. L'assentiment unanime des Cortès aux exigences d'Espartero embrouille encore la question.
Le nouveau Stabat de Rossini fait fureur à Paris: on dit que c'est superbe, mais nullement religieux, et que des paroles profanes iraient tout aussi bien à cette composition. Du reste, elle a le mérite de prouver que ce beau génie musical n'est pas éteint, comme on pourrait le craindre après un si long silence. On dit que la Grisi est admirable dans les solos de ce Stabat. Elle a la tête tournée pour le chanteur Mario; son mari veut se séparer d'elle; elle s'y refuse, on ne sait pas pourquoi, et se voit au moment, par ce refus, obligée de donner, je ne sais par suite de quelle condition, 800000 francs à ce mari, ce qui ne plaît pas à la dame; elle en montrait de la tristesse à Lablache qui, avec son inimitable accent italien, l'engageant à se séparer plutôt que de payer, lui a dit: Mâ, qu est-ce que ça te fait? Tout le monde il sait bien qué tou es oune coquine. Après une citation de si bon goût, je me tais.
Nice, 28 janvier 1842.– J'ai fait hier une visite à la Princesse Marie qui est retenue chez elle par une indisposition. Elle m'a appris plusieurs mariages princiers: celui de la Princesse Marie de Prusse, cousine du Roi, avec le Prince Royal de Bavière (c'est un mariage mixte, mais tous les enfants seront catholiques); celui d'une des jeunes Princesses de Bavière avec l'Archiduc héritier de Modène; celui du Prince Royal de Sardaigne avec une des filles de l'Archiduc vice-roi de Milan; et, enfin, celui de la Princesse de Nassau, demi-sœur du Duc régnant, avec le Prince de Neuvied. Je voudrais bien qu'il s'offrit aussi un parti pour la pauvre Princesse Marie elle-même: je crois que ce serait le vrai remède aux terribles agitations nerveuses de sa mère.
Mme de Lieven me mande ce qui suit: «Salvandy a manqué de savoir-faire, Aston de bonne volonté, le Gouvernement espagnol d'intelligence, car, évidemment, tout ceci est contre son intérêt; on travaillait à le faire reconnaître par les autres puissances; ce qui vient de se passer, à Madrid, au sujet du point d'étiquette, éloigne ce moment de toute la durée de la régence d'Espartero. Le Cabinet anglais a pris fait et cause pour la France, mais cela est venu un peu tard, car Salvandy était parti, et, jusque-là, Aston avait soutenu les prétentions d'Espartero. Cependant on prend acte de l'opinion de l'Angleterre; elle aura tout son poids.
«Je ne vous dis rien des indispositions de Périer et de Kisseleff: elles sont finies. Mon frère m'annonce le retour prochain de notre ambassadeur ici.
«Voilà donc le Roi de Prusse en Angleterre52. Figurez-vous qu'à son arrivée à Ostende, les vaisseaux anglais n'y étaient pas encore. Au fond, tout le monde trouve que le Roi de Prusse fait trop; assurément, jamais grand souverain n'a fait autant. Lord Melbourne sera du baptême; les Palmerston sont conviés pour un autre jour, lady Jersey, je crois, jamais: imaginez qu'elle n'a pas vu la Reine, depuis que son mari est Grand-Écuyer! Je ne sais pourquoi, le Roi Léopold n'est pas du baptême; c'est étrange.»
Nice, 2 février 1842.– C'est aujourd'hui un jour qui autrefois se fêtait toujours dans notre intérieur: M. de Talleyrand était né le 2 février 1754, il y a quatre-vingt-huit ans, et il y en a bientôt quatre qu'il est mort. Pour qui avance dans la vie, elle se remplit d'anniversaires douloureux, qui la marquent amèrement…
Hier, j'ai été, avec la Grande-Duchesse et une assez nombreuse société, en France, c'est-à-dire de l'autre côté du Var, au château de Villeneuve, qui appartient à M. de Panis, gentilhomme riche et considérable de Provence, que j'ai connu, autrefois, chez une de ses cousines. Il passe ses hivers dans ce château auprès du Var; il l'a restauré, et sans le badigeonnage jaune dont il a coloré les anciens murs et les grosses tours, il serait remarquable de construction, comme il l'est de vue et de situation.
Nice, 7 février 1842.– Une migraine m'a fait manquer, hier, un des grands amusements de l'Italie, le jour du Dimanche gras, c'est la bataille des confetti: tout le monde était sur le cours, se jetant des dragées; les personnes que j'ai vues le soir ne pouvaient plus remuer leurs bras, tant elles avaient lancé de bonbons. Cela se passe aux joies et aux cris de tous les gamins, qui hurlent d'une telle sorte que je les entendais de mon lit. Un petit navire de guerre français est en rade ici. L'équipage a débarqué et s'est promené sur le Cours, les matelots, en habits de fête, dansant une danse qui leur est particulière. On dit que cela a été fort joli. Mon gendre a invité les officiers de ce brick à venir ce soir au spectacle qu'il donne chez lui.
Il y a ici un singulier usage pendant le Carnaval: le matin, toutes les rues sont pleines de masques et l'entrain va jusqu'à la folie, mais à la chute du jour, les masques tombent, et tous ceux qui appartiennent à des Confréries se revêtent de leurs habits de pénitents; hommes et femmes, cierges en mains, ils suivent les processions qui, au même instant, sortent de chaque église au son des cloches; le curé, sous le dais, portant le Saint-Sacrement, clôt la marche. Partout où passent ces processions, qui ont un aspect fort singulier, car il y a des pénitents gris, blancs, noirs et rouges, tout ce qui se trouve de monde dans les rues se jette à genoux; les pénitents chantent et agitent leurs cierges; cela a quelque chose de plutôt sinistre que d'édifiant. Les processions finies, les bals masqués commencent. Ces processions sont destinées à expier ou à contre-balancer les folies du Carnaval!
Nice, 8 février 1842 (Mardi gras). – Ma matinée d'hier s'est passée à fabriquer les costumes de Pauline. La Grande-Duchesse lui avait prêté des diamants qui, avec ceux qu'elle a et les miens, ont produit le plus bel effet. Elle était fort en beauté, et s'est très bien tirée du rôle difficile de la duchesse de Chevreuse dans Un duel sous Richelieu, qui est un mélodrame à grands effets; un duo-bouffe, chanté par deux Italiens, a séparé le drame de la petite pièce, les Héritiers, dans laquelle mon gendre, jouant le rôle d'Alain, a été supérieur. Toute la troupe a bien joué; la salle était très jolie, et tous les accessoires très bien. Les acteurs sont venus souper chez moi, où la Grande-Duchesse m'a fait l'heureuse surprise d'arriver. Elle a voulu qu'on bût à ma santé, ce spectacle ayant été donné pour ma fête, qui était le 6 février, mais qu'on avait dû remettre à cause du dimanche. Tout n'a fini qu'à deux heures du matin: c'était un peu fatigant, mais on y a mis une telle obligeance pour moi, que je n'ai pu qu'en être fort reconnaissante et en conserver un agréable souvenir.
Nice, 9 février 1842 (Mercredi des Cendres). – Hier, j'ai pu prendre part à tout ce qui a marqué ici les folichonneries carnavalesques. D'abord, un déjeuner dansant chez une grande dame russe, dont la maison est au milieu d'un des plus beaux jardins de Nice; de là, on s'est rendu au Corso où la bataille des confetti avait déjà commencé. J'étais avec la Grande-Duchesse, la Princesse Marie et Fanny; après avoir fait un tour en calèche, nous avons été nous placer sur une terrasse réservée, d'où nous avons grêlé, sur les passants, des dragées; on nous en jetait, de bas en haut, et les plus élégants, au lieu de dragées, jetaient de petits bouquets de violettes et de roses. Pour jeter les dragées, on a des espèces de cuillères, avec lesquelles on lance très loin; les femmes tiennent, devant leurs yeux, des masques en fil de fer, car ces dragées, lancées avec force, ne laissent pas de faire très mal, quand elles atteignent la peau. Ce qui vraiment est singulier, mais réel, c'est l'espèce de rage qui gagne les plus calmes: on finit par en perdre la tête. Pauline était la plus animée de tout le Corso. On me racontait que feu l'Empereur d'Autriche François II, qui, assurément, n'était rien moins que vif et animé, se trouvant à Rome lors du Carnaval, était devenu comme enragé à cette bataille. Le beau monde est le plus acharné: le peuple ne songe guère qu'à ramasser les dragées. La musique militaire jouait au bout du Cours; le temps était superbe, aussi est-on resté jusqu'à la nuit close à l'air, sans avoir froid. A huit heures et demie, bal chez d'autres étrangers, incomparablement le plus joli, le mieux arrangé et le plus gai de tous ceux qui ont été donnés ici.
La Grande-Duchesse m'a conté une nouvelle qui lui fait de la peine. C'est le mariage de la Princesse Alexandrine de Bade avec le Prince héréditaire de Cobourg. Il lui est amer de voir tous les partis possibles échapper pour sa fille tandis que, vraiment, la Princesse Marie est beaucoup plus agréable, plus distinguée et plus riche que sa cousine. La Grande-Duchesse s'inquiète du sort de sa fille après elle, surtout depuis la mort de la Reine douairière de Bavière. Elle a aussi des inquiétudes pour les Wasa, qui sont horriblement dérangés dans leur fortune.
Nice, 10 février 1842.– Le temps était incomparable hier, le mois de mai n'est pas plus beau à Paris: aussi, après l'office des Cendres et le déjeuner, avons-nous voulu en profiter. Les Castellane, dans leur petite voiture traînée par deux poneys corses, Fanny, le comte Schulenbourg, mon beau-frère, venu de Milan, me faire une petite visite, et moi, à ânes, avons été à Villefranche, petit port de mer situé pittoresquement. On y arrive par un chemin assez difficile, mais où les points de vue sont admirables. Un vaisseau de guerre sarde sortait du port, et nous l'avons vu, du haut du fort qui sert en même temps de prison d'État, appareiller et faire la manœuvre nécessaire pour prendre le vent, afin de sortir de la rade, et gagner la pleine mer. Ces mouvements, lents et précis, d'un beau bâtiment, glissant sur une mer de lapis et de diamants, dont les voiles blanches sont éclairées par un soleil du midi, forment un des plus beaux spectacles qui se puissent rêver, et un de ceux qui saisissent le plus la pensée aussi bien que les yeux!
Nice, 17 février 1842.– J'ai reçu hier cette lettre du pauvre Salvandy: «Depuis mon retour, j'ai été saisi d'un sentiment uniforme et profond de découragement, de dégoût et d'ennui. La goutte s'y est mêlée, plutôt comme un secours que comme un surcroît, car elle m'a dispensé de sortir, de voir du monde. Ce n'est que depuis quelques jours que je suis entré en communication avec les salons. Il me faudrait des volumes pour vous dire toutes les choses qui, à mon retour, m'ont émerveillé et attristé. Ainsi, j'ai reçu une approbation entière sur tous les points, sauf sur les longs délais que j'avais mis à quitter Madrid, tandis que, dans le monde, j'étais accusé d'avoir agi trop précipitamment. J'ai trouvé, dans la société assez restreinte où je devais me croire des amis, une malveillance qui m'a blessé. J'ai trouvé que ce temps de mes délais, que j'avais accordé à préparer la politique qu'on voudrait adopter (si on pouvait en adopter une), avait été employé à préparer l'opinion contre moi. Les belles dames savaient une foule de mots de mes dépêches, la plupart controuvés, bien entendu, ou étrangement dénaturés, et c'étaient précisément celles des belles dames de Paris, dont je croyais pouvoir attendre le plus de défense, parce que ce sont elles qui ont, avec le chef et les hauts employés du département, le plus de relations. Cependant, comme il m'a fallu envoyer toutes mes notes aux grandes Cours, il m'en revient une approbation flatteuse; Sainte-Aulaire m'écrit que ce sont des monuments de droit public qui resteront; Bresson me fait dire les mêmes choses de la part de la Cour de Prusse.
«La position ministérielle, ici, me paraît très précaire. Vous verrez le chiffre de notre majorité d'hier: huit voix seulement, sur la question des incompatibilités; je ne suis pas éloigné de croire qu'elle sera plus forte sur les adjonctions électorales, mais MM. de Lamartine, Passy, Dupin, Dufaure, parleront contre le Ministère; en supposant que, malgré cet effort, on l'emporte, il restera un ébranlement auquel je ne crois pas qu'on résiste. Qu'arrivera-t-il alors? Un Cabinet sans Thiers ou Guizot est bien difficile à former, plus difficile à soutenir, et si l'un n'était plus possible, l'autre ne le serait pas encore. Je suis fort en dehors de ce mouvement. Le jour de mon arrivée, pris de la goutte, je me hâtai de me présenter chez le Roi, le Prince Royal, la Reine Christine, et chez M. Guizot, convaincu que je ne le pourrais plus le lendemain; en effet, j'ai été cloué sur mon fauteuil pendant plusieurs jours.»
Mme de Lieven m'écrit aujourd'hui ceci: «Le succès du Roi de Prusse à Londres a été complet. Il a plu à la Cour, à la ville, aux saints, aux littérateurs, au peuple; même ce qui, à distance, nous a paru un peu trop sentimental, a réussi là-bas. Je veux dire tous ces actes de dévotion avec Mrs Frey53, etc… On dit qu'il s'est occupé sérieusement de quelque union des Églises anglicanes et luthériennes, et que sous ce rapport, il résultera quelque chose de son voyage en Angleterre. Je doute que cela plaise à ses sujets; ceux qui sont à Paris frondent beaucoup.
«La fête que le duc de Sutherland a donnée au Roi a été une féerie. On dit qu'il en a été extrêmement frappé. On croit avoir remarqué en lui quelques signes d'ennui de la vie de Cour. Les soirées de la Reine ne l'ont pas diverti, ni sa conversation, c'est qu'aussi… Ah! mon Dieu!.. et ce beau mari jouant aux échecs, précisément comme un automate!
«Sainte-Aulaire continue de plaire aux Anglais, et sa femme vient de partir pour aller le rejoindre. Barante attend le retour de Pahlen; il y a des personnes qui doutent de ce retour: nous verrons.
«Le Carnaval a été superbe; le bal du duc d'Orléans plus magnifique qu'aucun bal de l'Empire ou de la Restauration. Maintenant, on s'enfonce dans les questions intérieures; le Ministère combat toutes les réformes et les réformistes sont assez forts.
«Lehon ne reviendra plus ambassadeur ici. Les Cowley ouvrent leur maison la semaine prochaine.»
Il est vrai que le voyage du Roi de Prusse à Londres a souverainement déplu à Berlin. On a trouvé que c'était trop de déplacement, trop d'argent, trop de courtoisie pour un si grand souverain à l'égard d'une Reine si peu parente. L'amour-propre et l'avarice nationaux en ont souffert. Les cadeaux que le Roi a emportés ont été magnifiques, et ce voyage de quinze jours, où en Angleterre il a été l'hôte de la Reine, lui aura coûté un million d'écus, ce qui pour la pauvre Prusse est énorme. De plus la combinaison religieuse dont parle Mme de Lieven est précisément ce dont on ne veut pas en Prusse. Le feu Roi, qu'on honorait tant, a failli troubler son pays, en se mêlant trop de liturgie et de dogme: il en est resté des germes d'humeur dans le pays, incommodes pour le gouvernement; si on va encore remanier tout cela, on agitera les esprits, ce qui pis est, les consciences, et on jettera un mauvais ferment de plus dans un pays dont la corde religieuse est très sensible.