Kitabı oku: «Chronique de 1831 à 1862, Tome 4 (de 4)», sayfa 2
Sainte Thérèse dit que la grande punition infligée à Lucifer était de ne plus pouvoir aimer. Il y a des dévots secs, arides, impitoyables, orgueilleux; ou bien il y a des ascétiques qui, ermites dans une grotte sauvage, ont rompu tout commerce avec les hommes. Mais ces ermites eux-mêmes se sont mis à aimer les oiseaux, à nourrir les hôtes des bois, à aimer la nature et les créatures ailées ou sauvages, et à les apprivoiser, tant l'homme a besoin d'aimer. Nous ne serons jamais des dévots desséchés, ni des habitants du désert. Nous serons tout simplement des chrétiens dociles, humbles, ne craignant pas la mort, résignés à vivre, aimant ceux qui sont doux et honorables à aimer, et attendant en charité, paix et confiance que Dieu nous appelle et nous juge dans sa miséricorde. C'est là, je crois, le vrai travail chrétien. Le desséchement est un piège du démon; le détachement de soi et non pas des autres, c'est là l'œuvre de Dieu.
Voilà mon petit traité. A mon sens, on peut parvenir à résoudre le problème sans arriver à la démence de Pascal. Cruelle solution qu'un Dieu de bonté et d'équité ne saurait préparer à notre faiblesse!
Sagan, 7 octobre 1851.– Le duc de Noailles finit une lettre, en réponse à mon compliment de condoléance sur la mort de la Vicomtesse, par ces mots: «Tout le monde ici est triste, l'Élysée est triste, les fusionnistes et les légitimistes sont tristes, les orléanistes ne sont pas gais; la confusion est au comble, les divisions sans bornes et la prévision impossible.»
J'ai reçu hier la visite d'une belle dame, ou, du moins, d'une jadis belle dame parisienne, légitimiste de tout temps, enfin, de la marquise de La Roche-Lambert, née de Bruges, tante d'un des élèves de notre collège de Sagan. Elle revenait de Frohsdorf et retournait en France. Elle a voulu voir son neveu en passant et a cru devoir me remercier de l'intérêt que j'ai témoigné à cet enfant. Elle a déjeuné chez moi. Une de ses raisons, m'a-t-elle dit, pour demander à me voir, a été de me rapporter des paroles de Mme la Dauphine. Celle-ci lui ayant demandé quelle route elle prendrait pour retourner en France, Mme de La Roche-Lambert lui a répondu qu'elle passerait par Sagan embrasser son neveu et qu'elle me verrait en passant. Sur cela, Mme la Dauphine aurait répondu: «Ah! Dorothée. J'ai toujours eu du faible pour elle, car je l'ai connue bien jeune à Mittau, avant son mariage. Dites-lui que je me souviens d'elle, avec intérêt.» J'avoue que j'ai été fort touchée, mais fort étonnée de ces paroles, qui, du reste, me sont fort précieuses. M. de Falloux et le duc de Noailles m'avaient, à la vérité, répété que j'étais en fort bonne odeur à Frohsdorf, mais je pensais que c'était tout au plus chez la seconde génération.
Berlin, 13 octobre 1851.– Je suis arrivée avant-hier soir ici. Hier, j'ai fait ma cour à Mme la Princesse de Prusse. J'ai vu Humboldt, Prokesch et d'autres encore. De nouvelles, je n'en entends pas. Je crois qu'il n'y a rien à savoir pour le moment. On dit M. de Manteuffel s'affermissant dans le pays et auprès du Roi, content des différentes Diètes provinciales; mais à tout prendre, on sommeille. Espérons que ce sommeil est un véritable repos d'où ressortiront le calme et l'équilibre. Cela dépend de la France: je vois tous les regards se porter vers elle avec anxiété.
Sagan, 20 octobre 1851.– Me voici rentrée depuis hier dans ma cellule. J'ai eu très froid en route, mais le ciel était pur, et le soleil reflétait ces joyeux rayons sur ces teintes chaudes et variées de l'automne, qui me plaisent tout particulièrement. Je vais maintenant me caser ici pour de bon. Je n'ai plus de courses à faire; je ne m'attends plus à des visites dans cette saison avancée; je vais me mettre à lire, à peindre, à broder, à écrire, à gouverner ma maison et mes établissements de charité, à faire planter, bref, à remplir mes journées le moins mal possible, c'est-à-dire le plus utilement pour mon âme et pour le bien-être de mes entours.
Sagan, 24 octobre 1851.– La mort de Mme la Dauphine27 est un événement qui ne saurait passer inaperçu. Les grandes infortunes, toujours portées avec la plus noble et la plus simple dignité, lui assignent une place tout à part dans notre déplorable histoire contemporaine. Il ne lui a manqué qu'un peu de charme et de grâce, pour la mettre au-dessus des plus grandes victimes de tous les siècles.
Sagan, 5 novembre 1851.– Le Roi de Hanovre est au plus mal. Cette mort ne sera pas un petit événement à travers les difficultés allemandes, ce fils aveugle et les intrigues anglaises.
Sagan, 12 novembre 1851.– Il me revient qu'on est très blessé à Frohsdorf: 1o de la brièveté du deuil pris à Claremont pour Mme la Dauphine; 2o de ce qu'on n'ait pas écrit au Comte de Chambord, à l'occasion de la mort de son illustre tante, à lui qui avait écrit lors de la mort de Louis-Philippe; 3o de ce qu'on s'est borné à un message verbal de condoléance, confié au duc de Montmorency, sans même le charger d'aller à Frohsdorf, mais seulement de le transmettre à quelque chef légitimiste présent à Paris. J'avoue que je ne puis blâmer le ressentiment que l'on éprouve de cette façon si peu sympathique, si peu respectueuse envers le malheur des aînés.
Sagan, 14 novembre 1851.– J'ai achevé hier la lecture des Souvenirs du chancelier de Müller, de Weimar. C'est celui dont M. de Talleyrand parle dans son morceau sur l'entrevue d'Erfurt. Dans ces Souvenirs, il est sans cesse question de mon oncle, avec une grande vérité de détails et une justice rare qui m'a fait plaisir. Le tout est un petit volume pas du tout difficile à comprendre, simplement écrit, bien pensé, clairement exprimé, et donnant un tableau parfaitement exact de l'Allemagne sous l'Empire. Ce M. de Müller n'a rien de commun avec l'historien Jean de Müller.
Sagan, 16 novembre 1851.– Le Roi de Hanovre s'éteindra sous peu, s'il ne l'est déjà. On se querellera sur la tutelle. Ce sera un point en litige de plus, du provisoire en herbe, vice inhérent à un siècle tout à la fois paresseux et inquiet28. Et la France? si ardente et si molle, si agitée et si insouciante? Contrastes merveilleux et déplorables que ne simplifieront pas messieurs les Burgraves. Ils me font l'effet de momies en service extraordinaire29.
Sagan, 17 novembre 1851.– Je nie que ce que vous appelez30 ma haute raison n'ait pas besoin des enseignements de la mort. Qui de nous peut se croire assez détaché pour n'en avoir nul besoin? Pour ma part, j'en suis fort nécessiteuse au contraire, et j'espère que ma pauvre âme en tirera profit. Toutes les lectures, les méditations n'approchent pas, dans l'impression qu'elles produisent, du spectacle réel. Il est bien grave et plein de révélations. D'ailleurs, je ne me fais aucune illusion sur l'état de ma santé, et je la crois assez profondément ébranlée pour, peu à peu, chausser mes sandales. C'est un bon emploi de solitude. J'ai trouvé, il y a quelque temps, dans le prophète Osée, un passage que je pourrais à bon droit fixer sur la porte de cette maison-ci: «Je l'ai conduit dans la solitude, et là lui ai parlé au cœur.»
Je suis enchantée que Mgr Dupanloup veuille vous faire voir ses matériaux sur M. de Talleyrand31. Je crois que plus on fouillera, plus on recueillera sur son compte, et plus on découvrira de contrastes. Telle est la condition de presque tous les hommes qui, avec une bonne nature et des facultés distinguées, ont été jetés dans un monde corrompu, dans une position fausse, et dans les orages révolutionnaires. L'essentiel est de montrer l'excellent de la nature primitive, et, tout en reconnaissant les graves erreurs, de prouver qu'elles n'ont jamais été jusqu'à la cruauté ni jusqu'à la bassesse. Quelque distrait que soit le public par les grands tremblements de terre actuels, il reviendra un temps où la curiosité, l'intérêt se réveilleront pour un passé plein d'enseignements. On y cherchera la vérité. Elle est si souvent dénaturée, si difficile à retrouver que ceux qui travaillent à la dégager de ses nuages seront des bienfaiteurs de l'avenir.
Sagan, 1er décembre 1851.– Nous voici au début du dernier mois d'une année, qui, à travers plus d'une épreuve, sera peut-être regrettable en comparaison de cette date 1852 qui semble devoir résoudre bien des problèmes. Ces solutions seront-elles lumineuses? je ne le crois pas; sanglantes? j'en doute; boueuses? je voudrais presque en répondre. Si telle est la destinée politique de la vieille Europe, tâchons du moins que, dans la vie intime, tout soit clarté, douceur, paix et confiance; cela peut se conserver à travers tous les orages, toutes les catastrophes, et c'est à cela qu'il faut s'attacher avec persévérance et fermeté.
Sagan, 4 décembre 1851.– Les nouvelles télégraphiques de Paris me jettent depuis hier dans une grande agitation32. Je ne m'étendrai pas ici sur les réflexions, prévisions, qui se pressent en foule dans l'esprit de tous à de pareilles extrémités. L'année 1851 n'a pas voulu laisser à son héritière le soin de justifier les prédictions qui s'y attachaient; elle s'est chargée de la déflorer.
Sagan, 6 décembre 1851.– Les projets me semblent plus jetés au hasard que jamais par le coup de tonnerre parti de France. On m'écrit de Berlin que l'on s'y attend à ce que le Président, pour distraire les rouges, voudra les jeter hors des frontières par une guerre étrangère. J'avoue que je n'y crois pas pour l'instant. Il a trop de difficultés intérieures, qui réclament d'autres remèdes qu'une guerre étrangère; pendant qu'il porterait ses troupes contre le dehors, le pays resterait livré aux démagogues, et c'est ce qu'il ne saurait, ce me semble, risquer. Il doit être uniquement occupé du résultat de ce suffrage universel dont il évoque l'épreuve dans ce mois-ci. C'est là aussi ce qui doit occuper l'Europe entière, car si les rouges triomphent en France, leur sanglant succès sera assuré, ou du moins tenté partout, et partout probable. Je n'ai aucune nouvelle directe de France depuis la crise du 2. Mme la Duchesse d'Orléans comprendra-t-elle enfin, hélas! après coup, le guêpier dans lequel l'héroïque Thiers et consorts l'ont fait tomber? La fusion, qui aurait pu sauver les principes et la civilisation entière, est maintenant hors de propos. M. Thiers à Vincennes, le douteux Changarnier sous les verrous, la candidature Joinville couverte de ridicule, Mme la Duchesse d'Orléans reste la grande coupable aux yeux de l'Europe33. Et voilà où conduisent l'esprit faux chez tous et l'ambition personnelle chez les femmes, à qui il n'est permis d'en avoir que pour autrui. Mais à quoi servent toutes ces réflexions? Hélas! à rien, qu'à reconnaître une fois de plus le profond aveuglement de l'humanité.
Sagan, 9 décembre 1851.– Mme d'Albuféra me mande que rien n'égale les fureurs de Mme Dosne34. On ne relâche pas en masse les députés faits prisonniers le 2, mais tantôt l'un, tantôt l'autre, les orléanistes et les montagnards les derniers. Le carnage a été très grand à Paris. Si le Président comprend bien sa mission, il terrassera les rouges. C'est le meilleur, le seul moyen pour se perpétuer au pouvoir, car il gagnerait ainsi la reconnaissance de toute l'Europe. On me mande de Vienne qu'on y est très favorable au Président, surtout, je pense, aux mesures énergiques de son coup d'État. Il me paraît que Thiers, en cage, est plutôt l'objet du ridicule qu'il n'a la gloire du martyre.
Sagan, 11 décembre 1851.– Les nouvelles de Paris m'intéressent. Voilà les mesures de déportation qui prennent rang dans toutes celles que le coup d'État a enfantées. Il ne s'agit ni de l'exalter, ni de le stigmatiser pour le moment. Il s'agit d'en observer les conséquences, et, si elles tournent à l'ordre, à la conservation, si l'anarchie est terrassée, si les intérêts matériels de la société sont sauvés, il faudra bien chanter le Te Deum. Mais quand tout cela origine d'une dictature militaire, sans l'appui d'un principe, d'une tradition, sans le prestige d'une gloire personnelle, sans dynastie, sans entourage, on se demande où est l'avenir, et tous les calculs humains restent sans base. On en est donc réduit à ces intérêts matériels dont je parlais tout à l'heure, et qui, momentanément, semblent protégés. Le commerce, le crédit, la valeur des propriétés, tout cela peut avoir et aura probablement une résurrection, dont il faut jouir avec reconnaissance, avec prudence, et surtout sans aveuglement.
Sagan, 13 décembre 1851.– J'ai eu hier une lettre de Paris, qui me dit que l'état des provinces est assez mauvais; que, dans le centre de la France surtout, il y a eu bien plus d'horreurs commises qu'on ne le dit. Rien ne peut mieux servir le Président, car sa seule force est dans la terreur que causent les rouges, mais cette force est réelle et augmente en raison de ce que ceux-ci démasquent leurs infâmes projets. On me dit aussi qu'il est fort question d'envoyer à la Martinique les généraux prisonniers à Ham35. On n'y va pas de main morte! Du reste, Changarnier, avec son système de bascule, ses finasseries et tromperies entre Frohsdorf et Claremont, n'a que ce qu'il mérite.
Sagan, 15 décembre 1851.– Je trouve qu'on donne trop d'importance à M. Thiers. En Allemagne, il eût été sans inconvénient, car on lui eût fait partout assez mauvais accueil, mais à Claremont, il sera très nuisible, à moins que les derniers événements n'aient fait ouvrir les yeux sur le fallacieux de ses avis, et le danger de ses directions. Mais les esprits faux se refusent à la lumière, et je n'en connais pas de moins juste que celui de Mme la Duchesse d'Orléans.
Sagan, 17 décembre 1851.– J'ai reçu une lettre de mon fils Alexandre, qui avait vu M. de Falloux à son passage par Orléans, se rendant en Anjou après sa sortie de prison à Paris36.
Mme d'Albuféra me mande que rien n'égale la division des familles: les plus proches s'invectivent, d'anciens amis se brouillent, il n'y a plus de salon possible. Elle me mande aussi, comme un fait certain, que les brigands ont saccagé un couvent de femmes en Nivernais.
Les embarras financiers de la France pourraient bien devenir le nœud gordien de la destinée du Président. Tout est énigme en ce moment, et la solution n'a pas plus de vraisemblance pour une chose que pour une autre. Le point essentiel reste l'extermination des rouges, car ils ruineraient le pays tout autant, plus même, en y joignant les incendies, les pillages et les massacres. Puisse le Président les extirper. Parfois, la crainte du contraire me prend, car c'est une hydre à cent têtes qu'il s'agit d'abattre.
Sagan, 18 décembre 1851.– J'ai reçu une lettre du duc de Noailles dont je vais faire quelques extraits: «Au fond, et en prenant l'ensemble de la situation, l'état de l'Assemblée, la division des partis, l'impossibilité de la fusion, l'épouvantable organisation du socialisme et des sociétés secrètes, l'imminence du péril en 1852, l'événement qui s'est accompli est heureux. C'est ainsi que le sentent tous les esprits réfléchis et sensés, c'est ainsi que je l'ai senti du premier moment. Il a été accompli avec une habileté, un ensemble, et dans des proportions qui le rendent véritablement prodigieux; le 18 brumaire n'est qu'un petit garçon auprès du 2 décembre. Cet événement, heureux pour le présent, n'est même pas malheureux pour l'avenir: à mes yeux, l'orléanisme a été à peu près tué avec la République, et la légitimité est l'héritière directe de la phase actuelle; seulement, on ne sait pas quand la succession s'ouvrira… Cela sera-t-il court?
«Cela pourra être long. Il reste certain que le despotisme militaire pouvait seul nous tirer de l'état où nous étions, et des dangers que nous courions. Il faut que ce despotisme dure encore, car le mal est immense et profond; ce qui se passe dans les provinces le fait bien voir! Il faut que l'œuvre entreprise s'accomplisse, c'est ce que je ne me lasse pas de répéter et de faire arriver à ceux qui gouvernent, par les voies qui me sont ouvertes. Il faut déraciner le socialisme et les sociétés secrètes; il faut en briser tous les cadres, enlever dans chaque département l'état-major de ces sociétés, frapper sur tous les chefs aux différents degrés, terrifier les autres, leur montrer leur impuissance et les décourager à jamais! On me dit que telle est, en effet, l'intention.
«Je crois que le Président aura un grand nombre de voix; les légitimistes et conservateurs voteront pour lui ou s'abstiendront.
«Les princes d'Orléans, et surtout la Duchesse, sont atterrés; ils étaient dans la plus complète illusion, surtout sur les sentiments de l'armée. La Duchesse était convaincue qu'elle serait au premier jour aux Tuileries. On avait saisi, il y a six semaines (par le moyen d'un domestique), une lettre de M. Roger du Nord à la Duchesse d'Orléans, où il lui disait que tout était prêt, que Thiers assurait que dans un mois tout serait fini, et qu'on était sûr de Changarnier (qui, en même temps, par parenthèse, se promettait à nous). Le Président a cette lettre.
«La vie du Président est fort menacée; il s'attend à être tué; il s'occupe de former d'avance une espèce de gouvernement militaire pour le cas de cet événement, qui serait bien malheureux pour tout le monde dans le moment actuel.
«Il y a, dans les actes du Président, depuis le 2 décembre, une douceur et des égards très marqués pour le parti légitimiste. Nous verrons la suite de ces grands événements; c'est le premier pas de fait pour remonter l'échelle sociale.»
Sagan, 28 décembre 1851.– Les journaux apportent des nouvelles d'Angleterre: la démission donnée et acceptée de lord Palmerston. C'est un soulagement universel, et qui déroutera la démagogie autant, pour le moins, que les coups d'État du Président. Mes vieilles rancunes et mes indignations subséquentes saluent cette chute ministérielle à cris de joie. Pourvu qu'elle soit définitive, et que ce méchant brandon soit éteint pour de bon! Hélas! Cette chute a été tardive: le mal s'est fait trop longtemps pour n'avoir pas creusé profondément; mais enfin, il vaut mieux un arrêt tardif qu'une durée indéfinie.
1852
Sagan, 1er janvier 1852.– Bon an! Puisse Dieu fermer toutes les plaies du passé, faciliter le présent et garantir l'avenir, car que sont tous nos efforts sans la grâce?
Sagan, 5 janvier 1852.– Si lord Palmerston s'est retiré du Cabinet, il ne l'est pas de la politique, et je ne tiens pas le monstre pour accablé. Mais du moins cette retraite aura-t-elle eu le mérite de calmer bien des susceptibilités continentales, de donner une certaine satisfaction à de justes griefs et de décourager moralement les démagogues d'Italie et de Suisse. On finit par se conduire en politique comme dans la vie privée, c'est-à-dire, à se contenter des plus petits acomptes que de mauvais débiteurs vous apportent. Mais je ne me fais aucune illusion, et je ne crois encore à aucune durée, à aucun équilibre fixe nulle part. Le Président a beau rétablir les aigles impériales et faire remeubler les Tuileries, il n'en est, pour cela, pas plus définitivement établi que l'Europe n'est sauvée. Depuis 1793, le plus long régime en France n'a pas duré dix-huit ans accomplis.
Sagan, 13 janvier 1852.– D'après ce qu'on m'écrit, Paris doit être vraiment fort curieux en ce moment. Il paraît que Mme de Lieven y tient salon comme par le passé, qu'elle n'arbore aucun drapeau, et que son salon reste terrain neutre pour tous. Il me semble difficile cependant qu'il ne se soit pas modifié. J'y ai vu au printemps dernier Molé, Berryer, Falloux, Changarnier, etc., qui sont tous ou boudeurs ou éparpillés.
Berlin, 20 janvier 1852.– Je suis ici depuis trois jours. La Reine, avec laquelle j'ai eu l'honneur de causer hier, m'a dit que la Grande-Duchesse Stéphanie allait à Paris; puis, elle m'a paru regretter que lady Douglas, à laquelle elle s'intéresse beaucoup, ait pris une attitude secondaire auprès de la princesse Mathilde, qui n'est pas en trop bonne odeur ici.
Le ministre de Russie, avec lequel j'ai dîné hier, m'a raconté que le Président se plaignait du salon de Mme de Lieven comme lui étant fort hostile, et que la princesse Mathilde en avait fait une scène au jeune d'Oubril.
Berlin, 22 janvier 1852.– La Cour a commencé hier la série des fêtes qu'elle compte donner deux fois par semaine jusqu'au Carême. Hier, c'était un très beau concert dans la salle Blanche, qui s'y prête si bien, les femmes en grand habit, le tout très noble; les chœurs du Prophète, dirigés par Meyerbeer, d'un grand effet.
Berlin, 26 janvier 1852.– Les dernières nouvelles de France ne plaisent pas ici. Les mesures de rigueur prises contre la famille d'Orléans et l'avènement, à cette occasion, de Persigny au Ministère semblent des fautes graves, dans l'intérêt même du Président37.
Berlin, 28 janvier 1852.– Hier au soir, on a représenté des tableaux vivants chez M. de Manteuffel. Toute la Cour s'y trouvait et le Roi m'a fait l'honneur de me dire qu'il venait d'apprendre, par dépêche télégraphique, que le ministre de France ici, M. Lefebvre, était rappelé pour faire partie du Conseil d'État. Son successeur n'est point encore connu. On est fâché, ici, du rappel du petit homme; il s'est tenu tranquille, il n'a été ni importun, ni désagréable à personne, et l'inconnu est rarement rassurant. Le successeur, quel qu'il soit, trouvera d'ailleurs une fort mauvaise disposition, provoquée par les mesures Persigny, qui sont autant de fautes et de vilenies. M. de Manteuffel m'a assuré savoir par voie certaine que M. de Morny ne s'était pas retiré devant la mesure anti-orléaniste, mais parce que son ton de maire du palais était devenu insupportable au Président. En attendant, M. de Morny se donne les airs d'être la victime chevaleresque de Persigny.
Berlin, 30 janvier 1852.– Je suppose que la Grande-Duchesse Stéphanie sera peinée des derniers actes de son neveu et qu'elle les désapprouvera complètement. J'aurais compris que le Prince-Président obligeât les Princes d'Orléans à tout vendre dans le délai d'un an; mais la confiscation! Berryer a proposé de plaider pour les Princes, dans cette question: c'est habile et de bon goût. Malheureusement, il paraît que le récri contre cette spoliation ne s'élève que dans les salons, mais que les masses inférieures trouvent la mesure d'autant meilleure qu'on dit vouloir leur en appliquer les bénéfices matériels. Quelle confusion dans ce triste monde plus ou moins partout! Quelle en sera l'issue ou plutôt quelle en sera la fin? Vivrons-nous assez pour y atteindre? Je ne le pense pas, pour ma génération du moins.
Berlin, 3 février 1852.– Mes lettres de Paris font une triste peinture des salons. Ainsi, il n'y en a pas d'ouvert dans la société française, excepté celui de M. Molé, devenu légitimiste pur. Depuis les décrets de confiscation des biens d'Orléans, la princesse de Lieven ne sait plus quel drapeau déployer, ni quel langage tenir. Il paraît, du reste, que le décret a été modifié pour le caveau de Dreux, rendu à ceux qui y ont versé tant de larmes, mais si on rend ainsi les morts aux vivants, on réduit ceux-ci à une gêne extrême, qui gâtera singulièrement leur existence. En attendant, Jérôme Napoléon est nommé Président du Sénat, avec deux cent mille francs de traitement, le Luxembourg pour palais d'hiver, et le château de Meudon pour résidence d'été. Chaque ministre a cent mille francs d'appointements.
Au bal des Tuileries, il y a eu querelle de préséance, dans la famille impériale, la princesse Mathilde furieuse du pas accordé à la marquise de Douglas. Le sang corse n'est pas assez refroidi pour que, pendant la durée du règne, il n'y ait pas quelque vendetta à redouter.
M. Nothomb m'a dit que le Roi des Belges avait formellement protesté contre la spoliation de l'héritage maternel de ses enfants.
Berlin, 6 février 1852.– Une dépêche télégraphique a apporté hier la nouvelle qu'on avait tiré sur la Reine d'Espagne, et qu'elle avait été blessée38. En même temps, M. de Manteuffel disait que tous les rouges expulsés de France s'étaient concentrés en Espagne et en Italie, que les meurtres s'y multipliaient et que tous les gouvernements étaient avertis qu'il existait un vaste complot pour tuer tous les souverains. J'ai su d'ailleurs, par une excellente source, qu'il y a eu déjà deux tentatives contre la vie du Prince-Président, et que l'un des assassins était un soldat. A chaque fois, on les a fusillés sur-le-champ, et on n'en a pas fait mention dans le public. C'est assurément le plus court, le plus sûr et le plus habile.
Quand on regarde l'Europe, on se dit plus que jamais que tout projet est insensé et qu'entre les chances habituelles de la vie humaine, il y a, moins que jamais, un lendemain à la veille.
Pourquoi serait-ce lord Normanby qui serait la vraie cause du renvoi de lord Palmerston39? On dit que lord Normanby cherche à être gouverneur des Indes.
J'ai une lettre intéressante, qui dit ceci: «A Londres, personne ne prévoit encore quelle sera l'issue des premiers débats du Parlement. Lord John Russell se montre fort assuré de pouvoir se maintenir; lord Granville de même; lord Palmerston se montre calme et silencieux, mais lady Palmerston est furieuse; elle lui reproche son calme, qu'elle excuse cependant en disant que cela tient à son angélique caractère, qu'il est incapable d'aigreur, ni de rancune.
«La Reine d'Angleterre est furieuse contre Louis-Napoléon et ses décrets de spoliation.»
Berlin, 8 février 1852.– Une lettre de Paris me dit ceci: «L'ennui et la curiosité de Mme de Lieven sont satisfaits par l'étrangeté du temps actuel; elle est drôle à entendre parler sur le règne de M. Guizot, qui n'en reste pas moins attaché à son char et qui avale des couleuvres en plus grand nombre que la nature n'a pu en produire; il se dédommagera à l'Académie demain; c'est là le cimetière des beaux esprits du jour40.»
Berlin, 14 février 1852.– Voici l'extrait d'une lettre que j'ai reçue, et qui a quelque valeur sur les questions anglaises: «J'espère que vous avez lu les débats de notre Parlement. Vous serez satisfaite de voir que lord John a tellement mis lord Palmerston dans son tort. Palmerston a manqué son essai de justification et le déplaisir qu'il a causé à la Reine est devenu bien patent. Sa carrière avec les Whigs est finie à tout jamais. Il paraît que le parti radical est aussi dégoûté de lui, à cause de l'approbation qu'il a exprimée des œuvres despotiques de Louis-Napoléon. L'impression générale de la Chambre était évidemment contre lui; son discours a été pâle, son attitude embarrassée.
«La déclaration de lord Derby de ne vouloir rien céder sur le protectionnisme empêchera toute coalition avec les Peelistes et laisse l'opposition tout aussi divisée que l'année passée, ce qui donnera une espèce de force factice aux ministres actuels.»
Sagan, 23 février 1852.– Je suis rentrée dans ma retraite, qui est toute ornée de glaçons. J'aime Sagan, malgré tous ses défauts, sur lesquels je ne m'aveugle nullement; il m'a coûté trop d'efforts, trop de sacrifices, pour ne pas avoir, par cela même, acquis du prix à mes yeux. Puis, j'y ai fait quelque bien, ranimé la contrée, donné de la vie, du mouvement à la population; ma surabondante activité y a trouvé pâture. J'ai quelques motifs de croire que j'y suis bien vue, et qu'on y redoute ma mort comme la fin du monde, c'est-à-dire, comme la fin de ce petit point, presque imperceptible, du monde. D'ailleurs, j'y ai traversé toute une vie de l'âme, orages, luttes, secousses; j'y ai ensuite trouvé calme, méditation, recueillement. La Providence, en m'y conduisant par mille voies bien détournées, a fait encore preuve, là, de son admirable habileté, patience et miséricorde. Il est juste que ce soit là aussi que je lui paye le plus volontiers le tribut de ma reconnaissance.
Il n'y a pas d'amertume dans mes paroles; pour de la tristesse, c'est autre chose! Comment n'en éprouverais-je pas là? et ailleurs? et partout? J'ai eu mari sans vie domestique; j'ai des enfants sans vie matérielle; j'ai quelques rares amis dont je suis séparée; j'ai eu des guides et des protecteurs, ils ne sont plus sur la terre; ma santé n'est plus ce qu'elle a été; mes souvenirs sont souvent fort amers, comme le sont tous ceux dans lesquels on ne peut fouiller sans buter à chaque pas contre une erreur, une folie, une déception. J'ai fait, en grand, en petit, en autrui et surtout en moi-même les plus tristes expériences. Voilà de quoi justifier toutes les tristesses. Les miennes sont fréquentes, je dirai même constantes au fond de l'âme, point apparentes dans le monde, moins comprimées dans la solitude; et voilà pourquoi je leur appartiens sans partage à Sagan. Et cependant, en y regardant bien, je trouve que si j'ai autre part plus de distractions, j'ai, à Sagan, plus de consolations. J'y ai mes pauvres; c'est si bon à aimer, à soigner, précisément parce que les individus n'entrent pour rien dans l'intérêt qu'ils inspirent. On ne voit ni leurs défauts, ni leurs qualités, on ne voit en eux que les membres souffrants de Celui qui s'est immolé pour nos péchés. Plus les péchés ont été multipliés, et plus il est doux et consolant de soigner notre Sauveur dans les plaies et misères de ceux que la Providence place sous nos yeux.
Il me semble que je viens de montrer mon âme dans tous ses replis, toute pleine à la fois des meurtrissures que je dois à Satan et des miséricordes que je dois à Dieu.
Sagan, 29 février 1852.– Je continue à bien m'arranger de ma solitude, qui me permet de causer sans distractions avec mon curé, sans interruptions avec mon médecin. D'ailleurs, on a beau ne pas se plaire dans le monde, en reconnaître le vide et l'illusion, il nous atteint, quoi qu'on en ait. Il agite l'esprit, il trouble la paix, il obscurcit l'âme, il la fatigue, il l'épuise; on y perd le gouvernement de soi-même par mille pauvretés qu'on méprise, et cependant auxquelles on cède. Bref, on ne reprend tout son équilibre que dans une certaine réclusion, qui, pour être salutaire, doit, pendant quelque peu de jours du moins, être absolue. On en sort, et plus douce, et plus armée, plus paisible et plus forte, plus aimable dans le service des autres, et, cependant, s'appartenant davantage à soi-même. Voilà ce que je demande à ma solitude; je voudrais être sûre de l'avoir trouvé.