Читайте только на Литрес

Kitap dosya olarak indirilemez ancak uygulamamız üzerinden veya online olarak web sitemizden okunabilir.

Kitabı oku: «Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 4», sayfa 4

Yazı tipi:

V

Afin de ne pas interrompre notre rapide esquisse de l’histoire de la principauté de Malaga, nous avons tant soit peu anticipé sur les événements, et comme à présent nous allons jeter un coup d’œil sur les progrès que le parti arabe avait faits dans cet intervalle, nous devons nous reporter quelques années en arrière.

Le cadi de Séville, Abou-’l-Câsim Mohammed, étant mort à la fin de janvier 1042, son fils Abbâd, qui comptait alors vingt-six ans, lui avait succédé sous le titre de hâdjib, ou premier ministre du soi-disant Hichâm II. Dans l’histoire il est connu sous le nom de Motadhid, et bien qu’il ne prît ce titre que plus tard, nous l’appellerons ainsi dès à présent, afin d’éviter la confusion qu’un changement de nom pourrait faire naître.

Le nouveau chef du parti arabe dans le Sud-ouest réalisait en sa personne une des physionomies les plus accentuées qu’ait jamais produites la verte vieillesse d’une société. C’était en tout point le digne rival de Bâdîs, le chef de la faction opposée. Soupçonneux, vindicatif, perfide, tyrannique, cruel et sanguinaire comme lui, comme lui adonné à l’ivrognerie, il le surpassait en luxure. Nature mobile et voluptueuse s’il en fut, ses appétits étaient insatiables et incessants. Aucun prince d’alors n’avait un sérail aussi nombreux que le sien: huit cents jeunes filles, assure-t-on, y entrèrent successivement63.

D’ailleurs, malgré la ressemblance générale, les deux princes n’avaient pas tout à fait le même caractère; leurs goûts, leurs habitudes différaient sur bien des points. Bâdîs était un barbare ou peu s’en faut; il dédaignait les belles manières, la culture de l’esprit, la civilisation. Point de poètes dans les salles de l’Alhambra; parlant ordinairement le berber, Bâdîs aurait à peine compris leurs odes. Motadhid, au contraire, avait reçu une éducation soignée; il ne pouvait prétendre, à la vérité, au titre de savant; il n’avait pas fait de vastes lectures; mais, comme il était doué d’un tact fin et pénétrant et d’une excellente mémoire, il savait plus qu’un homme du monde ne sait ordinairement. Les poèmes qu’il composa, et qui, indépendamment de leur valeur littéraire, ne sont pas sans intérêt quand on veut connaître à fond son caractère, lui valurent parmi ses contemporains la réputation d’un bon poète64. Il était ami des lettres et des arts. Pour un peu d’encens, il comblait les poètes de cadeaux. Il aimait à faire bâtir de magnifiques palais65. Jusque dans la tyrannie il apportait une certaine érudition; il avait pris pour modèle le calife de Bagdad dont il avait adopté le titre, tandis que Bâdîs ignorait probablement à quelle époque ce calife avait vécu. Buveurs tous les deux, Bâdîs se grisait brutalement, grossièrement, sans honte ni vergogne, comme un rustre ou comme un troupier. Motadhid, toujours homme du monde, toujours grand seigneur, ne faisait rien sans grâce; il apportait un certain bon goût, une certaine distinction, jusque dans ses orgies, et tout en buvant d’une manière immodérée, lui-même et ses compagnons de débauche improvisaient des chansons bachiques qui se distinguaient par un tact merveilleux, par une grande délicatesse d’expression. Sa puissante organisation se prêtait également au plaisir et au travail; viveur effréné et travailleur prodigieux, il passait de la fièvre des passions à celle des affaires. Il aimait à s’absorber tout entier dans ses occupations de prince, mais après des efforts surhumains qu’il faisait pour regagner le temps donné aux plaisirs, il lui fallait l’ivresse de nouveaux désordres pour retremper ses forces66. Chose étrange! ce tyran dont le terrible regard faisait trembler les nombreuses beautés de son sérail, a composé pour quelques-unes d’entre elles des vers d’une galanterie exquise, d’une suavité charmante.

Il y avait donc entre Bâdîs et Motadhid la distance qui sépare le scélérat barbare du scélérat civilisé; mais, à tout prendre, le barbare était le moins profondément dépravé des deux. Bâdîs apportait une certaine franchise brutale jusque dans le crime; Motadhid était impénétrable, même pour ses affidés. Tandis que son regard scrutateur épiait sans cesse les pensées les plus secrètes des autres et les devinait, personne ne surprenait jamais un mouvement de sa physionomie ni un accent de sa parole67. Le prince de Grenade payait de sa personne sur les champs de bataille; celui de Séville, quoiqu’il fût presque constamment en guerre et qu’il ne manquât pas de courage, ne commanda ses troupes qu’une ou deux fois dans toute sa vie; d’ordinaire il traçait du fond de sa tanière, comme dit un historien arabe, les plans de campagne à ses généraux68. Les ruses de Bâdîs étaient grossières et il était facile de les déjouer; celles de Motadhid, bien calculées et subtiles, échouaient rarement. C’était là son fort, et l’on raconte à ce sujet une histoire qui mérite d’être rapportée.

En guerre contre Carmona, Motadhid entretenait une correspondance secrète avec un habitant arabe de cette ville, qui l’informait des mouvements et des desseins des Berbers. Afin que les lettres qu’ils s’écrivaient ne fussent pas interceptées et que personne ne soupçonnât leurs intrigues, il fallait naturellement une grande circonspection. Or, Motadhid, d’après un plan qu’il avait concerté avec son espion, fit venir un jour dans son palais un paysan des environs, homme simple et sans malice s’il en fut, et lui dit: «Ote ta casaque qui ne vaut rien, et revêts cette djobba. Elle est assez belle comme tu vois, et je t’en fais cadeau à condition que tu feras ce que je vais te dire.» Rempli de joie, le paysan revêtit la djobba sans soupçonner que la doublure de cet habit cachait une lettre que Motadhid voulait faire tenir à son espion, et promit d’exécuter fidèlement les ordres que le prince voudrait bien lui donner. «Fort bien, reprit alors Motadhid; voici ce que tu as à faire: tu prendras le chemin de Carmona; quand tu seras arrivé dans le voisinage de cette ville, tu ramasseras du bois et tu en formeras un fagot. Cela fait, tu entreras dans la ville et tu iras le mettre à l’endroit où les marchands de fagots se tiennent ordinairement; mais tu ne vendras le tien qu’à celui qui t’en offrira cinq dirhems.»

Le paysan, quoiqu’il ne devinât nullement le motif de ces ordres singuliers, s’empressa d’y obéir. Il partit donc de Séville, et arrivé près de Carmona, il se mit à fagoter; mais comme il n’en avait pas l’habitude et qu’il y a fagots et fagots selon le proverbe, il entra dans la ville avec un faisceau de branchages bien maigre, bien chétif, et alla se placer sur le marché.

– Combien coûte-t-il, ce fagot? lui demanda un passant.

– Cinq dirhems, sans en rien rabattre; c’est à prendre ou à laisser, lui répondit le paysan.

L’autre lui rit au nez.

– Bon Dieu! dit-il, c’est donc sans doute de l’ébène que tu as là?

– Mais non, dit un autre, c’est du bambou.

Et chacun de lancer son petit bon-mot au paysan et de le railler.

Déjà le jour baissait, lorsqu’un homme qui n’était autre que l’espion de Motadhid, s’approcha du paysan, et lui ayant demandé le prix de son fagot, il l’acheta; après quoi il lui dit:

– Prends ce bois sur tes épaules et porte-le à ma demeure. Je vais te montrer le chemin.

Quand ils furent arrivés à la maison, le paysan déposa sa charge, et ayant reçu ses cinq dirhems, il voulut s’en aller.

– Où vas-tu à cette heure avancée? lui demanda le maître de la maison.

– Je vais sortir de la ville, car je ne suis pas d’ici, lui répondit le paysan.

– Y songes-tu? Ignores-tu donc qu’il y a des brigands sur les routes? Reste ici; je suis à même de t’offrir un souper et un gîte, et demain de bonne heure tu pourras te remettre en voyage.

Le paysan accepta cette offre avec reconnaissance. Bientôt un bon souper lui fit oublier les railleries auxquelles il avait été en butte, et quand il eut mangé d’un excellent appétit:

– Apprends-moi maintenant d’où tu viens, lui dit son hôte.

– Des environs de Séville, où je demeure.

– Dans ce cas, mon frère, tu me parais bien courageux, bien hardi, d’avoir osé venir ici, car tu dois connaître la cruauté, la férocité de nos Berbers, tu dois savoir qu’ils vous tuent un homme en moins de rien. C’est sans doute quelque grave motif qui t’amène?

– Nullement; mais il faut gagner sa vie, et puis, personne ne s’avisera de maltraiter un pauvre paysan inoffensif comme moi.

On causa jusqu’à ce que le paysan se sentît gagner par le sommeil. Son hôte le conduisit alors au gîte qu’il lui destinait. L’autre voulut se coucher sans se déshabiller; mais l’homme de Carmona lui dit:

– Ote ta djobba; tu dormiras mieux alors et tu te réveilleras plus rafraîchi, car la nuit est tiède.

Le paysan le fit et bientôt après il dormait profondément. Alors l’espion prit la djobba, en décousit la doublure, trouva la lettre de Motadhid, la lut, y répondit sur-le-champ, mit sa propre lettre à la place de celle du prince, recousit la doublure sans qu’il y parût, et remit la djobba à l’endroit où le paysan l’avait mise. Ce dernier, s’étant levé le lendemain de bonne heure, la revêtit, et après avoir remercié l’habitant de Carmona de sa généreuse hospitalité, il reprit la route de Séville.

Quand il y fut de retour, il se présenta devant Motadhid et lui raconta ses aventures.

– Je suis content de toi, lui dit alors le prince d’un air bienveillant, et tu mérites une récompense. Ote donc ta djobba et laisse-la-moi; voici un habillement complet dont je te fais cadeau.

Se sentant à peine de joie, le paysan prit les beaux habits que le prince lui offrait, et alla raconter avec un certain orgueil à ses amis, à ses voisins, à tous ceux qu’il connaissait, que le prince lui avait donné des vêtements d’honneur, tout comme s’il eût été un homme d’importance, un haut fonctionnaire ou une altesse. Qu’il avait servi de courrier extraordinaire, de porteur de dépêches tellement importantes, qu’elles lui eussent coûté la vie, si les Berbers les eussent trouvées sur lui, c’est ce dont il n’eut pas le moindre soupçon69.

Il était bien rusé, le prince de Séville, bien fertile en expédients, en stratagèmes, en artifices de tout genre; il avait à son service tout un arsenal d’embûches, et malheur à celui qui avait provoqué sa colère! Un tel homme avait beau chercher un asile dans un autre pays: fût-il allé se cacher au bout du monde, la vengeance du prince l’atteignait infailliblement. Un aveugle, raconte-t-on, avait été privé par Motadhid de la plus grande partie de ses biens; il en avait dépensé le reste, et, complétement ruiné, il était allé comme pèlerin mendiant à la Mecque. Là il maudissait sans cesse et en public le tyran qui l’avait réduit à la mendicité. Motadhid l’apprit, et ayant fait venir un de ses sujets qui allait faire le pèlerinage de la Mecque, il lui remit une cassette qui contenait des pièces d’or enduites d’un poison mortel. «Quand tu seras arrivé à la Mecque, lui dit-il, tu feras tenir cette cassette à notre concitoyen aveugle. Tu lui diras que c’est un cadeau que je lui fais et tu le salueras de ma part. Mais prends garde de ne pas ouvrir la cassette.» L’autre promit d’exécuter ces ordres et se mit en route. Arrivé à la Mecque et ayant rencontré l’aveugle:

– Voici une cassette que Motadhid t’envoie, lui dit-il.

– Bon Dieu! elle rend un son métallique, s’écria l’aveugle, il y a de l’or là-dedans! Mais comment se peut-il qu’à Séville Motadhid me réduise à la misère et qu’en Arabie il m’enrichisse?

– Les princes ont de singuliers caprices, répliqua l’autre. Peut-être aussi que Motadhid, convaincu à cette heure de l’injustice qu’il t’a faite, en éprouve des remords. Enfin, je n’en sais rien et cela ne me regarde pas; j’ai fait ma commission, cela me suffit. Prends toujours ce cadeau; c’est pour toi un bonheur inespéré.

– Je le crois bien, reprit l’aveugle; mille mercis pour ta peine et assure le prince de ma gratitude.

Son trésor sous le bras, le pauvre homme courut à son misérable taudis avec autant de vitesse que sa cécité le lui permettait, et après avoir soigneusement fermé la porte, il s’empressa d’ouvrir sa cassette.

Il n’y a, dit-on, rien de plus enivrant pour un malheureux qui a lutté longtemps contre la misère et que le hasard enrichit tout d’un coup, que de couver des yeux son monceau d’or, de se laisser éblouir par l’éclat de ces belles pièces luisantes. Aveugle, le Sévillan ne pouvait se donner une telle jouissance; chez lui, le tact et l’ouïe devaient remplacer la vue, et ravi, plongé dans une extase délicieuse, il tâtait, palpait, maniait ses chères espèces, les faisait sonner, les comptait, les plaçait dans sa bouche, les goûtait pour ainsi dire… Le poison produisit son effet: avant la nuit venue le malheureux était un cadavre70.

Bâdîs et Motadhid étaient tous les deux cruels, mais avec des nuances assez sensibles. Tandis que le premier, dans ses accès d’aveugle fureur, massacrait souvent ses victimes de ses propres mains, Motadhid empiétait rarement sur les attributions du bourreau; mais quoiqu’il n’aimât pas à souiller de sang ses mains aristocratiques, la haine chez lui était plus implacable, plus tenace, que chez son rival. Son ennemi mort, la vengeance de Bâdîs était satisfaite, sa rage assouvie; il faisait attacher la tête du cadavre à un poteau, la coutume le voulait ainsi, mais il n’allait pas plus loin. Chez le prince de Séville, au contraire, la haine ne se rassasiait jamais; il poursuivait ses victimes jusqu’au-delà du trépas; il voulait que l’aspect de leurs restes mutilés stimulât sans relâche ses passions féroces. A l’exemple du calife Mahdî, il fit planter des fleurs dans les crânes de ses ennemis, et les plaça dans la cour de son palais. Un morceau de papier, attaché à l’oreille de chaque crâne, portait le nom de celui auquel ce crâne avait appartenu jadis. Souvent il s’extasiait devant ce jardin, comme il disait. Et cependant il ne contenait pas les têtes à ses yeux les plus précieuses, celles des princes qu’il avait vaincus. Celles-là, il les gardait, avec le plus grand soin, au fond de son palais, dans une cassette71.

Ajoutons que ce monstre de cruauté était à ses propres yeux le meilleur des princes, un Titus formé exprès pour le bonheur du genre humain. «Si tu désires, mon Dieu, que les mortels soient heureux, disait-il dans ses vers, fais-moi régner alors sur tous les Arabes et sur tous les barbares; car jamais je n’ai dévié de la bonne route, jamais je n’ai traité mes sujets autrement qu’il ne convient à un homme généreux et magnanime. Toujours je les protége contre leurs agresseurs, toujours je détourne les calamités de leur tête72

VI

Ayant d’abord mis à mort Habîb, le vizir et le confident de son père73, Motadhid tourna ses armes contre les Berbers et principalement contre ceux de Carmona, ses voisins. Il avait un motif tout particulier pour haïr les Berbers, car il croyait que, s’il n’y pourvoyait, ils ôteraient le trône à lui ou à ses descendants, ses astrologues lui ayant prédit que sa dynastie serait renversée par des hommes nés hors de la Péninsule74. Il mit donc tout en œuvre pour les extirper. Cette guerre fut de longue durée. Mohammed, le prince de Carmona, fut tué après s’être laissé attirer dans une embuscade (1042-3)75; mais comme son fils Ishâc lui succéda76, les hostilités continuèrent.

En même temps Motadhid étendait ses limites du côté de l’ouest. En 1044 il enleva Mertola à Ibn-Taifour77. Puis il attaqua Ibn-Yahyâ, seigneur de Niébla. Ce n’était pas un Berber, c’était un Arabe, mais quand il s’agissait d’arrondir son territoire, Motadhid n’y regardait pas de si près. Réduit à l’étroit, Ibn-Yahyâ se jeta dans les bras des Berbers. Modhaffar de Badajoz vint à son secours, repoussa Motadhid, et se mit à former contre lui une ligue formidable dans laquelle entrèrent Bâdîs, Mohammed de Malaga et Mohammed d’Algéziras. Abou-’l-Walîd ibn-Djahwar, qui, dans l’année 1043, avait succédé à son père comme président de la république de Cordoue, fit tout ce qu’il pouvait pour réconcilier les deux partis; mais ce fut en vain: personne ne prêta l’oreille à ses ambassadeurs.

Les Berbers avaient formé le projet de marcher contre Séville aussitôt qu’ils auraient réuni leurs troupes et opéré leur jonction. Motadhid les prévint. Profitant de l’absence de Modhaffar qui n’avait pas suffisamment pourvu à la défense de ses propres Etats, il fit d’abord ravager le territoire de Badajoz; puis, se mettant en personne, contre sa coutume, à la tête de son armée, il marcha contre Niébla, attaqua les ennemis dans une espèce de défilé près des portes de la ville, et les culbuta en partie dans le Tinto; mais Modhaffar réussit à rallier ses soldats, les ramena à la charge, et força Motadhid à la retraite.

Modhaffar se réunit ensuite à ses alliés; mais pendant qu’il ravageait avec eux le pays sévillan, Ibn-Yahyâ se détacha de son parti, Motadhid l’ayant forcé de conclure une alliance avec lui. Modhaffar le punit en s’appropriant l’argent qu’il lui avait confié, et en faisant piller la campagne de Niébla78. Alors Ibn-Yahyâ implora le secours de Motadhid. Celui-ci fit attaquer les troupes de Badajoz, les attira dans une embuscade, et les mit en déroute. Non content de ce succès, il fit ravager les environs d’Evora par son fils Ismâîl. Afin de repousser cette attaque, le roi de Badajoz fit prendre les armes à tous ceux qui étaient en état d’en porter, et, ayant reçu un renfort de son allié, Ishâc de Carmona, il alla à la rencontre de l’ennemi. En vain les Berbers de Carmona l’exhortaient à ne pas le faire. «Vous ignorez, lui disaient-ils, que l’armée sévillane est fort nombreuse; nous au contraire, nous le savons, car nous avons reçu des nouvelles de Séville, et qui plus est, nous avons vu les troupes de Motadhid.» Le bouillant Modhaffar ne voulut pas les croire. Son audace lui coûta cher. Il essuya une terrible déroute et perdit au moins trois mille hommes. Parmi les morts on comptait le fils du prince de Carmona, qui avait commandé les troupes de son père. Sa tête fut apportée à Motadhid, qui la plaça dans sa cassette, à côté de celle de l’aïeul du jeune prince.

Badajoz présenta longtemps un spectacle lugubre. Les boutiques y étaient fermées, les marchés déserts, l’élite de la population ayant péri dans cette bataille fatale79. Pour comble de misère, les Sévillans continuaient à détruire les moissons, de sorte que la famine désolait le royaume. Modhaffar n’y pouvait rien. Abandonné par ses alliés qu’il appelait en vain à son secours, il était condamné à rester inactif et immobile dans Badajoz, où il se dévorait les entrailles de colère. Cependant son orgueil ne se laissait pas fléchir. Il ne voulait pas entendre parler d’un accommodement, quoique son ennemi victorieux ne refusât pas positivement la médiation d’Ibn-Djahwar. Il feignait de ne pas se soucier de ses pertes, au point qu’il envoya quelqu’un acheter des chanteuses à Cordoue. Elles y étaient rares alors, et ce fut à grand’peine qu’on en trouva deux; encore étaient-elles d’un médiocre talent. On s’étonna d’abord du caprice du roi de Badajoz. On le connaissait pour un homme grave, studieux et qui à l’ordinaire ne faisait nul cas de chanteuses. On ne comprenait pas qu’il eût choisi, pour en faire acheter, le moment même où ses Etats présentaient le spectacle d’une affreuse dévastation. Mais l’étonnement cessa quand on découvrit le motif de sa conduite. Modhaffar avait appris qu’à la vente des biens d’un vizir cordouan qui venait de mourir, Motadhid s’était procuré une chanteuse renommée, et c’était pour montrer qu’il pouvait s’occuper de chanteuses avec autant de liberté d’esprit que son adversaire, qu’il en avait fait acheter à son tour.

Cependant Ibn-Djahwar continuait ses efforts pour amener une réconciliation, et dans le mois de juillet 1051, ils furent enfin couronnés du succès, car à cette époque et par son entremise, Modhaffar et Motadhid conclurent la paix après une longue négociation80.

Motadhid tourna alors toutes ses forces contre Ibn-Yahyâ de Niébla, désormais réduit à ses propres ressources. Pour lui cette expédition ne fut pas une campagne, ce ne fut qu’une promenade militaire. Convaincu de sa faiblesse, Ibn-Yahyâ n’essaya pas même de se défendre. Il prit le chemin de Cordoue avec l’intention d’aller passer dans cette ville le reste de ses jours, et Motadhid eut la courtoisie de lui envoyer un escadron en guise d’escorte81.

Le prince qui régnait sur Huelva et la petite île de Saltès, Abdalazîz le Becrite, comprit alors que son tour était venu. Cependant il espérait encore pouvoir sauver quelque chose du naufrage. Il s’empressa donc d’écrire à Motadhid, le félicita de sa nouvelle conquête, lui rappela les relations amicales qui avaient toujours existé entre sa propre famille et celle des Abbâdides, se déclara son vassal, et lui offrit Huelva à condition qu’il lui laisserait Saltès. Motadhid accepta son offre, et feignant de vouloir s’aboucher avec lui, il prit la route de Huelva. Abdalazîz jugea prudent de ne pas l’attendre, et se rendit avec ses trésors à Saltès. Ayant pris possession de Huelva, Motadhid retourna à Séville; mais il laissa à Huelva un de ses capitaines, qui devait empêcher qu’Abdalazîz ne quittât son île et que personne ne se rendît auprès de lui. Informé de ces mesures, Abdalazîz prit le parti le plus sage: il entra en pourparlers avec le capitaine de Motadhid, vendit au prince de Séville ses vaisseaux et ses munitions de guerre au prix de dix mille ducats, et obtint la permission de se rendre à Cordoue. Pendant son voyage, le perfide Motadhid voulut l’attirer dans un piége et s’emparer de ses richesses; mais Abdalazîz pénétra son dessein, et grâce à une escorte qu’il demanda au prince de Carmona, il arriva sans encombre à Cordoue82.

Ensuite Motadhid attaqua la petite principauté de Silves, où régnaient aussi des Arabes, les Beni-Mozain, dont les ancêtres, qui possédaient déjà des propriétés étendues dans cette partie de la Péninsule, avaient souvent rempli, du temps des Omaiyades, des postes importants83.

Résolu à mourir plutôt que de se rendre, le prince de Silves se défendit avec le courage du désespoir. Mais l’armée sévillane, dont Mohammed (Motamid), un fils de Motadhid, était le général, mais seulement de nom, car à cette époque il comptait à peine treize ans84, poussa le siége avec non moins de vigueur, et Silves fut enfin pris d’assaut. Ibn-Mozain chercha en vain la mort au plus fort de la mêlée; on épargna sa vie, et Motadhid se contenta de l’exiler85. Puis, ayant donné le gouvernement de Silves à son fils Mohammed, il fit marcher son armée contre la ville de Santa-Maria, située près du cap qui porte encore aujourd’hui ce nom. Le calife Solaimân l’avait donnée en fief à un certain Saîd ibn-Hâroun, de Mérida, dont on ne connaît pas la généalogie, et qui peut-être n’était ni Arabe ni Berber, car les hommes dont l’origine était inconnue aux chroniqueurs arabes, étaient ordinairement des Espagnols. Après la mort de Solaimân, il s’était déclaré indépendant, et quand il eut rendu le dernier soupir, son fils Mohammed lui avait succédé. Ce dernier, attaqué par les Sévillans, n’opposa qu’une courte résistance. Motadhid réunit le district de Santa-Maria à celui de Silves, et voulut que son fils Mohammed les gouvernât conjointement (1052)86.

Grâce à ces conquêtes rapides, la principauté de Séville s’était fort étendue du côté de l’Ouest. Cependant elle n’avait encore que peu d’extension vers le Sud, où régnaient des princes berbers. La plupart d’entre eux étaient alors en paix avec Motadhid et avaient même reconnu sa suzeraineté, ou plutôt celle du soi-disant Hichâm II. Motadhid, toutefois, ne se contentait pas de si peu: son intention était de tuer ces princes et de prendre possession de leurs Etats; mais, procédant avec modération et prudence, il ne voulait s’aventurer à une tentative aussi hardie que quand les manœuvres souterraines auraient rendu le succès certain.

Après la conquête de Silves, il alla donc rendre visite, accompagné seulement de deux serviteurs, à deux de ses vassaux, Ibn-Nouh, le seigneur de Moron, et Ibn-abî-Corra, le seigneur de Ronda, sans les avoir prévenus de son intention. Quand on songe à la haine que ces Berbers lui portaient, on s’étonne avec raison qu’il eût l’imprudence d’aller se mettre ainsi à leur merci; mais le fait est qu’il ne manquait pas d’audace, et que, malgré sa perfidie envers tout le monde, il se fiait à la bonne foi des autres. A Moron il fut accueilli de la manière la plus honorable. Ibn-Nouh lui témoigna sa joie à cause de cette visite inattendue, le festoya avec une hospitalité somptueuse, et l’assura de nouveau qu’il serait toujours un vassal fidèle. Mais Motadhid n’était pas venu pour écouter des compliments ou recevoir des témoignages d’affection; son but était tout autre. Il voulait sonder le terrain, et gagner, si cela était possible, quelques personnages influents. Il s’aperçut facilement que la population arabe brûlait du désir de secouer le joug berber, et que, dans l’occasion, il pourrait compter sur son appui. Grâce aux pierres précieuses et à l’argent que portaient les deux serviteurs qui l’accompagnaient, il corrompit même plusieurs officiers berbers, sans qu’Ibn-Nouh eût le moindre soupçon de ces intrigues.

Fort content des résultats de sa visite, Motadhid continua son voyage en prenant la route de Ronda. Il y fut reçu avec la même bienveillance, et ses pratiques secrètes y réussirent aussi bien, mieux peut-être, car les Arabes de Ronda étaient encore plus impatients que ceux de Moron de s’affranchir de la domination berbère, les Beni-abî-Corra étant, à ce qu’il paraît, des maîtres plus durs que les Beni-Nouh. Motadhid fut donc à même d’ourdir une conspiration terrible qui éclaterait au premier signal.

Peu s’en fallut, cependant, qu’il ne payât de sa vie son audacieuse entreprise. Une fois, vers la fin d’un repas dans lequel le vin n’avait pas été épargné, il se sentit gagner par le sommeil.

– Je me sens fatigué et j’ai envie de dormir, dit-il à son hôte; mais n’interrompez pas pour cela vos conversations ni vos rasades; un petit somme m’aura bientôt remis et je reviendrai alors reprendre ma place à table.

– Faites comme vous voulez, seigneur, lui répondit Ibn-abî-Corra en le conduisant à un sofa.

Au bout d’une demi-heure environ, lorsque Motadhid semblait dormir d’un profond sommeil, un officier berber pria les autres de l’écouter un moment, puisqu’il avait quelque chose d’important à leur dire. Ayant obtenu le silence: «Il me semble, dit-il à voix basse, que nous avons là un gras bélier qui est venu s’offrir spontanément au couteau. C’est pour nous une bonne fortune à laquelle nous étions loin de nous attendre. Eussions-nous donné, pour avoir cet homme ici, tout l’or de l’Andalousie, cela ne nous eût servi de rien, et voilà qu’il vient de lui-même… Cet homme est le démon en personne, vous le savez tous, et quand il aura cessé de vivre, personne ne nous disputera plus la possession de ce pays»…

Tous gardèrent le silence; mais on se consulta du regard, et comme l’idée d’assassiner celui qu’ils craignaient et haïssaient tous, dont ils connaissaient tous les voies tortueuses, ne souriait que trop à ces hommes endurcis dès leur enfance à toutes sortes de crimes, leurs visages basanés n’exprimaient ni surprise ni répugnance. Un seul, plus loyal que les autres, sentit son sang bouillir à l’idée d’une trahison aussi infâme. C’était Moâdh ibn-abî-Corra, un parent du seigneur de Ronda. Les yeux enflammés d’une généreuse indignation, il se leva, et, prenant la parole: «Au nom du ciel, ne faisons pas cela! dit-il à demi-voix, mais d’un ton ferme. Cet homme, en venant ici, a compté sur notre loyauté; sa conduite prouve qu’il nous croit incapables de le trahir, et notre honneur exige que nous justifions sa confiance. Que diraient nos frères des autres tribus, s’ils apprenaient que nous avons violé les droits sacrés de l’hospitalité, que nous avons assassiné notre hôte? Que Dieu maudisse celui qui oserait commettre un tel crime!»

Les Berbers se sentirent touchés par ces nobles paroles. En leur rappelant d’une manière aussi énergique les devoirs de l’hospitalité, Moâdh avait fait vibrer dans leurs cœurs une corde que l’on touche rarement en vain chez les peuples de l’Asie et de l’Afrique.

Cependant Motadhid, bien qu’il fît semblant de dormir, était parfaitement éveillé. En proie à une indicible angoisse, il avait entendu tout ce qui se disait. Rassuré maintenant par l’effet qu’avaient produit les paroles de Moâdh, il feignit de s’éveiller et alla se remettre à table. Tous les convives se levèrent aussitôt, l’embrassèrent et lui baisèrent respectueusement le front. Ils mirent d’autant plus d’effusion dans leurs caresses, que leur conscience n’était pas tout à fait tranquille, et qu’ils se reprochaient en secret d’avoir eu un instant l’idée d’envoyer leur hôte dans l’autre monde.

– Mes amis, leur dit alors le prince, il me faudra bientôt retourner à Séville; mais à la veille de vous quitter, je ne puis assez vous dire combien je suis content de votre accueil. Je voudrais vous donner quelques faibles marques de ma reconnaissance; malheureusement la provision de petits cadeaux que portaient mes serviteurs, est épuisée ou à peu près. Mais donnez-moi de l’encre et du papier; que chacun de vous me dicte son nom; qu’il dise ce qu’il désire le plus, des vêtements d’honneur, de l’argent, des chevaux, des jeunes filles, des esclaves, ou autre chose, et qu’il envoie dans ma capitale, quand j’y serai de retour, un serviteur qui vienne prendre le présent que je lui destine.

Tous s’empressèrent d’obéir aux désirs du prince, et quand celui-ci fut retourné à Séville, les serviteurs des Berbers y accoururent en foule et rapportèrent à Ronda des présents magnifiques.

Les meilleures relations semblaient donc exister entre Motadhid et les Berbers; les vieilles rancunes paraissaient oubliées pour faire place à une liaison étroite, à une amitié intime et cordiale, lorsque, six mois après la visite qu’il leur avait faite, Motadhid invita les seigneurs de Ronda et de Moron à un grand festin, qu’il voulait leur offrir, disait-il, pour leur témoigner sa reconnaissance de leur bon accueil. Il envoya aussi une invitation au Berber Ibn-Khazroun, le seigneur d’Arcos et de Xérès, et bientôt ils arrivèrent tous les trois à Séville (1053). Motadhid leur fit une réception magnifique, et selon la coutume, il leur offrit un bain, de même qu’aux principaux personnages de leur suite; mais, sous un prétexte quelconque, il retint le jeune Moâdh auprès de sa personne.

63.Abbad., t. II, p. 48; t. I, p. 245.
64.Abbad., t. I, p. 245.
65.Abbad., t. I, p. 243.
66.Voyez Abbad., t. I, p. 243, et un poème de Motadhid, ibid., p. 53.
67.Abbad., t. I, p. 244.
68.Abbad., t. I, p. 243.
69.Abd-al-wâhid, p. 68-70.
70.Abd-al-wâhid, p. 67, 68.
71.Abbad., t. I, p. 243, 244; Abd-al-wâhid, p. 67; Ibn-Bassâm, t. I, fol. 109 r.
72.Abbad., t. II, p. 52.
73.Abbad., t. I, p. 242.
74.Abbad., t. I, p. 251; t. II, p. 60.
75.Abbad., t. II, p. 209, 216.
76.Ibn-Haiyân, apud Ibn-Bassâm, t. I, fol. 109 r. Ibn-Khaldoun (Abbad., t. II, p. 216) donne à ce prince le nom d’al-Azîz. C’est une erreur.
77.Abbad., t. II, p. 211.
78.Abbad., t. I, p. 247, 248.
79.Ibn-Haiyân, apud Ibn-Bassâm, t. I, fol. 108 v., 109 r.; poème d’Ibn-Zaidoun, ibid., fol. 99 v.
80.Abbad., t. I, p. 248, 249.
81.Abbad., t. I, p. 252.
82.Abbad., t. I, p. 252, 253; Ibn-al-Abbâr, dans mes Recherches, t. I, p. 286 de la 1re édition.
83.Voyez Ibn-al-Abbâr, p. 50, 51.
84.Voyez Ibn-Bassâm, t. II, dans l’article sur Ibn-Ammâr.
85.Voyez une lettre sur la prise de Silves qui se trouve dans le chapitre qu’Ibn-Khâcân, dans son Calâyid, a consacré à Abou-Mohammed ibn-Abd-al-barr, et comparez la note B, à la fin de ce volume.
86.Abbad., t. II, p. 123, 210, 211. La date que donne Ibn-Khaldoun est erronée; j’ai indiqué celle qui se trouve chez Ibn-al-Abbâr.
Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
11 ağustos 2017
Hacim:
274 s. 24 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain