Kitabı oku: «Albert», sayfa 3
VII
PARIS
Se sentant supérieur à la province, Albert vint à Paris.
Paris, centre du monde, pouvait lui montrer du neuf et lui ouvrir une voie.
Là seulement, ayant en main les complètes cartes, il jouerait à coup sûr et saurait choisir ses alternatives.
Il s’était à cela résolu, poussé par cet inextinguible besoin d’étreindre quelque chose de grand – Albert ignorait encore quoi – quelque chose qui flattât ses orgueilleuses cupidités vitales, quelque chose qui sérieusement captivât son héroïsme d’intelligence et de passion. Tant qu’en la petite ville, peu grouillante et peu sublime, il avait vécu, melliflument s’étaient écoulées les saisons à la préparation avide et obstinée de temps où tendaient en houle la foule de ses fallacieux désirs. Ceinte de dignité, luxueuse de prestance et de gloire, là-bas, avec des tuméfactions de splendeur, sous le ciel ardent, gonflait la cité des rêves. Là-bas, avait-il pensé, s’érigeraient, échafaudés hardiment, les monceaux épiques de ses destins: et, sur le trophée, il planterait – oriflamme – son sourire.
Outre ces hallucinations, d’autres puissants attraits l’adduisaient.
Parmi ces attraits régnait l’attrait du beau.
En chaque âme se traîne une traîne d’idéal, sainte, enjolivée, chérie, courte ou encombrante, prétentieuse ou modeste, suivant les génies ou les sèves, qui déborde parfois et qu’on coupe souvent, une traîne qui est la plus magnifique ou la moins sordide part de la robe dont se drapent les personnages humains: les imaginations y ont brodé des fantaisies fabuleuses, où s’évoquent en magiques chevauchées un million de nobles extravagances, de coloris surprenants, de bruyantes apparitions; ors, carmins, diamants, ciels, pétales, porcelaines, iris, festons, ogives, soies, marbres s’y emmêlent, et – par-dessus tout – la forme, la solennelle et divine forme.
Il comptait trouver à Paris l’idéal réalisé de la beauté.
Cette ville dont les livres parlaient en surprenants termes, qui depuis des siècles tenait dans l’intellect des hommes une si grande place, ce rendez-vous de tout ce qu’il y a d’illustre et de noble, ce berceau de l’art, ce lit unique de l’amour, ce dispensateur de toute lumière, de tout bienfait, de toute jouissance, cette cité vieille et moderne devait être un Eden éminent, la perfection, la grâce, la splendeur, le grandiose.
N’était-ce point là que s’étaient déroulées les plus tragiques, les plus émouvantes et les plus héroïques histoires?
N’était-ce point là que les royaumes, les républiques et les empires les plus merveilleux avaient fleuri?
N’était-ce point là, de l’aveu de tous, le joyau de la planète Terre?
Il arriva.
De la boue l’accueillit: car il pleuvait à Paris comme dans le plus obscur village de France. Des pavés graisseux et tumultueux. Il vit d’abord de grossiers chars, des tombereaux lourdauds et ignobles traînant avec bruit la vulgarité de matériaux. Un grouillement nauséabond d’humains louches et débiles constituait aux rues de triviales animations. Des gris visqueux de bâtisses trouant de cheminées le visqueux gris du ciel. Des trottoirs, des réverbères, des devantures, des cafés, des omnibus. Il fit des pas, passa plus loin, regarda encore, trouva la même chose. Rien de neuf: ce n’était qu’une exagération des villes connues. De grands édifices quadrangulaires, qu’il rencontra, portaient des noms vénérés et célèbres: tout cela était laid, laid, laid. Il franchit sur un pont disgracieux une rivière sale. Un oisif interrogé avoua que c’était la Seine. Des quais mornes et minables bordaient ce bourbier. Là-bas, une cathédrale lamentable succombait de honte sous le poids terrible d’une renommée fabuleuse. Ici, un palais – qui voulait être luxueux – attestait des origines antiques, et faisait dire: «Ce n’est que ça!» Une colonnade, une prétention à être quelque chose, s’allongeant, coiffée de pavillons – relativement moins infime que ce que l’on voit partout ailleurs, mais combien misérable en comparaison des œuvres du rêve! – s’étendait, témoin et travail d’une suite de générations: le Louvre! Furent aperçus des théâtres, des églises, des jardins, des places. Une perspective illustre, bornée par deux arcs de triomphe, la promenade des Champs-Elysées, gloire et panache de la ville, parut, à ses yeux chercheurs de magnificence, une mesquinerie et une pitié. Il parcourut vainement les artères les plus retentissantes et les plus connues. Nulle approbation ne sourit en son regard. Les musées, les monuments, les marbres, les bronzes, depuis l’obélisque rose, coquet débris d’une race ensevelie, jusqu’aux vases funéraires du Père-Lachaise, depuis les minarets clairs du Trocadéro, jusqu’au palais de Cluny, sombre et fouillé, se baignant d’un fouillis de feuillages, rien ne l’émut dans l’émotion cuisante de cette effrayante déconvenue. Sur un haut sommet il grimpa, pour embrasser d’un regard circulaire et malveillant le monstre. Paris tenait dans son œil. Au-delà même, il apercevait les collines de ce qui n’était plus Paris. Des toits, une mare de toits, d’une couleur horrible, de formes innommables, un flux de choses embryonnaires, des crottes houleuses tassées les unes contre les autres, avec des espaces, des trous, où bleuissaient des végétations; par-dessus, émergeant, mais ridiculement, un hérissement de pointes et de bosses, comme des bouts de bâton et de cailloux jetés au hasard par une main de garnement, et qui seraient restés plantés là. Une plaque grisâtre, cabolée, fragment de tôle enfoui dans la vase, représentait l’Opéra; les Invalides n’apparaissaient plus que comme un vieux chaudron de cuivre retourné; Saint-Eustache était une chauve-souris crevée et gisant sur le dos; les deux tours de Saint-Sulpice, dissemblablement fichées, semblaient, dans un coin d’ombre, les deux jambes crispées d’une grosse grenouille plongeant; une antique savate éculée, voilà ce que devenait le vaisseau de Notre-Dame: et Paris, c’était ce sordide étang où croupissaient ces détritus. Paris, à quatre-vingts mètres, ce n’était pas autre chose! Qu’on prît un ballon, et que, de la nacelle, le regard atterré contemplât fuir Paris, au bout d’une demi-heure d’ascension, Paris devait avoir disparu, rasé, anéanti, Paris, la grande merveille, l’ouvrage capital des hommes!
Alors, si Paris se trouvait un pareil limon, qu’étaient, sans doute, les autres villes célèbres du monde: Londres, Pékin, Moscou, Naples, Vienne, Genève?
De la merde.
Et depuis dix mille ans que l’homme peuplait la terre, voilà tout ce qu’il avait su faire pour la marquer de son génie! Depuis dix mille ans que ce roi des êtres taillait la pierre, construisait, forgeait, calculait, peignait, sculptait, pensait, le suprême de son effort se réduisait à avoir créé cela!
Misérable insecte, va! – Ainsi, toi, si apte à imaginer le beau, tu ne l’avais pas été à réaliser en une œuvre digne ces concepts que tu traînes dans ton cerveau comme un boulet! Ou plutôt – car il semblait possible aux moyens humains d’approcher infiniment plus près de la noblesse – ou plutôt, tu as eu peur de donner de trop grands coups d’aile, tu es resté dans les bas-fonds, n’osant t’élever aux merveilles de l’exécution hardie! Ainsi, il ne s’était pas trouvé un roi assez puissant et assez fou de splendeur pour jeter les fondements d’une ville architecturale, magnifique, parfaite, où tout fût combiné d’avance pour le charme de l’œil et la satisfaction de l’intelligence, où les maisons fussent prédisposées pour la glorification d’un même plan, où ce fussent des amoncellements de palais, de constructions sublimes, de jardins divins, où l’or s’alliât aux pierres précieuses en de superbes harmonies de couleurs; une ville où rien ne fût livré au hasard, mais qui fût composée comme un tableau de maître: sans ces compromissions honteuses avec les soi-disantes nécessités d’existence, avec l’industrie, le commerce, la médiocrité, la misère, qui étranglent les perspectives, flanquent un monument d’un ministère ou d’un magasin, une façade de théâtre d’un hôtel et d’une maison de rapport, salissent d’accointances infâmes les décors les plus recherchés, mettent des tables de café sur les asphaltes et dans les avenues des omnibus! Ainsi – à défaut d’un peuple capable de payer ce luxe – les nations ne s’étaient pas unies pour ériger sur la planète de leurs souffrances la Ville consolatrice et belle!
Paris était donc ce qu’il y avait de mieux!
Inutile d’explorer ailleurs: il fallait rester là.
Peut-être, en essayant de conquérir ce Paris, Albert en découvrirait-il le charme, et finirait-il, lui aussi, par le déclarer un paradis.
VIII
LE QUARTIER LATIN
Remis des émotions de l’arrivée, Albert – il avait alors dix-huit ans – loua une chambre, rue de Seine, et s’apprêta à mener la vie d’étudiant.
Une vie très sérieuse, une vie d’étudiant qui étudie.
Albert croyait que par le travail on arrive à tout.
Il fit vite quelques connaissances: des jeunes gens entre quinze et trente-cinq ans, qui fréquentaient diverses écoles et poursuivaient diverses ambitions. Aux restaurants, sur les quais pouilleux ou aux galeries de l’Odéon, devant les piles de livres, sous les ombres du Luxembourg, se nouaient entre deux plats ou deux poignées de main, d’indicibles conversations, où tenaient le monde, Paris et le quartier.
Les uns, ordinairement les vieux, étaient médecins: après avoir tâté de beaucoup, même de la vie, ils en étaient venus à n’éprouver plus d’intérêt que pour les viscères et les maladies du corps humain; ils réduisaient tout en diathèses, et divisaient les hommes en scrofuleux et en tuberculeux. D’autres, les juristes, qui compulsaient le droit des Romains, se préparaient à la politique la plus moderne de la France parlementaire, péroraient des heures et des heures pour embrouiller les questions, mettre le feu aux poudres et le tintamarre aux cerveaux, tout heureux du gâchis et fiers de leur impertinence. De troisièmes peignaient aux Beaux-Arts; des maîtres patentés leur apprenaient à faire une jambe d’après le Corrège, un torse dans la manière de Michel-Ange, des fresques à la Raphaël et de petits moutons comme Murillo: de talent personnel, ils ne leur en reconnaissaient point; en eussent-ils, qu’ils cherchaient à l’étouffer et mettaient leur gloire à faire de leurs élèves de très adroits pasticheurs. Il y en avait qui se nourrissaient d’astronomie, calculaient les éclipses à venir jusqu’en l’an de grâce 1.999.999, pesaient la lune mieux qu’une livre de pain, et toutes les fois que l’on parlait de queues, croyaient que c’était de queues de comètes. Ceux-ci, moisis par les bibliothèques, se plongeaient avec componction dans de vétustes manuscrits, illisibles, rongés des vers, et, derrière leurs lunettes, attribuaient une gravité immense à une recette de cuisine des moines du Ve siècle ou à un compte de ménage découvert sur un papyrus. Ceux-là, qui se prétendaient naturalistes, ne comprenaient pas qu’on pût s’occuper d’autre chose que de la forme probable du dynothérium et de la boîte cranienne du singe. Depuis ceux qui exploitaient benoîtement les cotylédons, jusqu’aux féroces dévots de la chimie, qui cherchaient une poudre dont un gramme fît sauter le globe, on passait par les algébristes, les mythologistes, les physiologistes, les droguistes, les harmonistes, les instrumentistes, les hellénistes, les criminalistes, les moralistes, les oculistes, les orientalistes, les anatomistes, les dentistes et les archivistes. Mais tous, quelque différents qu’ils fussent, se ressemblaient par un point: tous croyaient en leur étoile et tous étaient convaincus de leur génie.
Quoique déjà méfiant, Albert n’était pas loin d’être comme eux.
Ils venaient de tous les coins de la France, ces jeunes hommes qui peuplaient ce coin de Paris. Il y avait des Auvergnats, des Gascons, des Normands, des Provençaux et même des Parisiens. Ils venaient de tous les coins du monde: car les étrangers, Belges, Espagnols, Anglais, Russes, Grecs, Américains, Japonais, Nègres, confluaient en ce lieu célèbre pour s’y instruire de tout. C’était là la pépinière qui créait la génération future.
Albert s’attendait à quelque chose de grandiose, comme un vaste couvent d’une lieue carrée, abritant des milliers d’intellects d’élite.
Il fut surpris de trouver un quartier presque banal, habité soit par des gandins plus rapprochés du crétinisme que d’aucune autre des facultés de l’âme, soit par de simples écervelés qui mettaient à se pocharder et à brailler des couplets de café-concert un singulier plaisir, soit par de pauvres hères qui s’épuisaient en d’ingrats labeurs d’intelligence et qui réussissaient le plus souvent à s’atrophier, abrutis dans leur spécialité. Quelques rares, seulement, semblaient doués. Mais, au-dessous d’eux, quelle tourbe profonde d’impérities!
Or, plus l’incapacité était grande, plus grande était la présomption.
Et à voir les succès qui couronnaient parfois les fronts les plus vides, on pouvait hardiment croire que les hommes ne sont estimés qu’en raison de leurs prétentions.
On trouvait, chez la plupart de ces candidats à la grande fanfaronnade des vocations libérales, une naïveté qui les rendait encore plus grotesques. Indépendamment des illusions qu’ils savaient se faire sur leurs mérites, ils en avaient d’étranges sur l’importance de leurs sciences et de leurs arts, sur le rôle de ce qu’ils appelaient magnifiquement «la civilisation» et dont ils se croyaient les représentants attitrés, les fils élus. Cette «civilisation» les faisait tous délirer. Ils en avaient plein la gueule. Et leurs gros yeux de méridionaux roulaient, ou leurs yeux nuageux de Germains se dilataient, en prononçant ce mot. A les entendre, on se demandait s’ils aideraient vraiment tant soit peu au développement de l’humanité, ces futurs avocats, ces futurs juges, ces futurs fonctionnaires, ces futurs politiciens, ces futurs charlatans, ces futurs praticiens émérites, ces futurs constructeurs de canons et de forteresses, ces futurs professeurs de rhétorique, qui, pour le moment – tout en s’imaginant travailler – employaient le meilleur de leur temps et de leurs forces à faire la noce. Ou si, plutôt, ils ne continueraient pas toute leur vie à faire la noce aux dépens de cette même humanité.
Mais tout cela si candidement, avec une telle confiance béate en la sainteté de leur mission, qu’on ressentait moins de colère contre eux, qu’un peu de pitié pour leurs futurs exploités.
La physionomie de ce quartier – inférieur déjà sous ces rapports aux autres quartiers travailleurs de Paris – se distinguait encore par sa mobilité constante, qui s’attachait successivement à tous les engouements contradictoires, à tous les caprices, à toutes les modes. Dire que, le plus souvent, ces objets de grande faveur, parmi cette horde précoce de dindons, étaient des niaiseries, des morceaux de rubans rouges, est superfétatoire: qu’eût-on pu attendre de vraiment sérieux de cette jeunesse qui méprisait le fonds solide et naturel de la nation, et qui se ruait sur les grand’routes déjà battues et suivies par des millions, en se flattant de les découvrir? Un personnage gouvernemental, en Chambre haute ou Chambre basse, se produisait-il dans un miroitant discours-réclame, plein de promesses, de périodes rondes, gonflé et vide comme un aérostat, la jeunesse se soulevait d’enthousiasme, s’assemblait, envoyait une députation à l’orateur pour le féliciter et l’assurer du concours moral et effectif de tous les étudiants pour le salut de la France. Un démagogue lançait-il une proclamation funambulesque, foudroyant les puissants du jour, décrétant la guerre sainte contre les mangeurs de la fortune publique, les juifs, les détenteurs de l’influence, en de tout aussi creuses phrases, en éloquences tout aussi boursouflées, la jeunesse se ressoulevait d’enthousiasme et organisait une ovation en l’honneur du Brutus. Dans une brasserie, une jeune fille dévoilait-elle quelques agréments de figure ou d’indécence, la jeunesse se soulevait encore d’enthousiasme, enlevait la reine, la promenait en triomphe sur le boulevard Saint-Michel, glorifiée d’acclamations et d’idolâtries. Une chanson-scie, une canne nouvelle, un cocher ivre, un honnête citoyen ridiculisé, une fleur, un mot, un chapeau, soulevaient toujours d’enthousiasme cette jeunesse.
Une étiquette monumentale, affichée, à l’endroit le plus apparent, en gigantesques caractères d’or, prônait:
AUX GRANDS HOMMES LA PATRIE RECONNAISSANTE.
Les étudiants se figuraient volontiers que c’était eux qu’elle étiquetait.
Tel était ce quartier, où poussait l’espoir de la France.
IX
LA LUTTE POUR LA VIE
Ce fut au milieu de ce monde suffisant, fougueux, leste, juvénil, capricant, vain, qu’Albert vécut plusieurs années, plutôt entraîné par l’habitude du siècle, que par une réelle sympathie – le prenant, cependant, plus au sérieux qu’il ne valait.
Ballotté entre ses aptitudes aux diverses branches de la culture humaine, capable d’être médecin comme un autre, physicien à ses heures, avocat point mauvais, musicien, astronome, latiniste, il ne s’astreignit pas tout de suite au choix définitif et irréparable. Une certaine peur le prenait d’une décision, que d’autres attrapent si aisément, sur un mot, sur un désir paternel, et qui les détermine pour la vie. Il n’aurait voulu s’engager avant d’avoir tout expérimenté, goûté aux différents plats pour juger de leur succulence. Il suivit de nombreux professeurs dans de nombreuses voies, entendit quelques douzaines de ces vénérables vieillards sentencieusement parler sur les pandectes, les cosinus, les gnostiques, les urines, fréquenta des laboratoires, des amphithéâtres, des bibliothèques, des hôpitaux – et au bout de six mois ne fut guère plus avancé qu’avant.
Une seule découverte: c’est qu’il n’avait plus le sou.
Il fallait songer expressément aux moyens de vivre.
Une légère rage contrista la pensée d’Albert: il aurait, sans doute, trouvé juste que l’homme qui nourrit son âme fût dispensé de nourrir son corps.
Mais, l’homme ne se nourrit pas seulement de toute parole qui tombe de la bouche de Dieu: il se nourrit de pain.
Albert était arrivé à Paris avec un millier de francs. Son père, en lui remettant les billets bleus, avait ajouté d’un geste noble auquel il avait pensé toute la nuit: «Ceci représente mille gouttes des sueurs du front de ton père. Puisque tu veux aller à Paris, la grande ville de la perdition, vas-y. Je te souhaite bonne chance, sans y croire. Envoie-nous deux fois par mois de tes nouvelles, et arrange-toi de manière à te tirer d’affaire.» – Se figurant être riche pour longtemps, Albert avait reculé aux calendes grecques l’instant de s’occuper de ces choses.
L’instant était venu.
Il supposa d’abord qu’on le rechercherait fort – lui, Albert – aussitôt qu’il voudrait bien condescendre à offrir – contre argent – quelque peu de son esprit et de sa science.
Il fut à une demi-douzaine de bonnes adresses – au quartier Saint-Germain, au quartier Monceau – fier, arrogant, avec un cabrement d’en être arrivé là, proposer à de riches imbéciles de leur former l’intelligence.
«Qu’enseignez-vous?» lui demanda une marquise du faubourg, qui l’avait fait venir pour son fils. – «Tout.» – «Sainte Vierge! je voudrais qu’on ne lui enseignât rien, à ce pauvre chéri: seulement le mener aux Champs-Elysées, lui confectionner des cocottes quand il fait mauvais et le conduire à sa leçon d’équitation. Il est très capricieux, le cher ange, il griffe, il mord; vous supporterez tout, comme il convient à quelqu’un de votre condition.» – «Madame, prenez un esclave.»
Un parvenu débuta par lui demander son prix. – «Dix francs.» – «Monsieur, sortez de chez moi! Pour ce prix, j’ai le célèbre professeur Duponcif.»
Chez un sénateur, on le trouva trop jeune; chez un blanc-bec, on le trouva trop vieux; un Anglais le renvoya comme trop sérieux, un Gascon comme trop folâtre. Partout il se heurta à la bêtise, à l’hostilité, au mépris.
Quand il eut contracté quelques dettes – effroi pour ses scrupules – il éprouva comme une cassure du caractère et une sensation d’être déchu, indignante. Regimbé contre ce qu’il jugeait une humiliation, il s’en irritait d’autant qu’il ne pouvait s’en prendre à personne. Au sort tout au plus: or, l’invectiver excite encore davantage, puisqu’on n’y saurait mettre même l’âcre plaisir de la vengeance. Le seul moyen eût été la philosophie passive du Bouddha, dont Albert était bien incapable.
Un mois d’expédients honnêtes, qui plus d’une fois le laissèrent sans dîner, eut raison de ses répugnances.
Il se présenta, la queue basse, chez un directeur d’institut, qui, en plein milieu du Paris élégant, exerçait un commerce étrange et lucratif. Ce juif doublé d’un Américain – car qui d’autre aurait eu cette idée ignoble et géniale? – avait mis en coupe réglée la culture intellectuelle et en exploitation la crédulité publique en matière d’instruction. Il avait inventé de vendre, à grand renfort de grosses caisses et de trombones, la science – comme un industriel écoule du chocolat frelaté. Grâce à une réclame éhontée, étalée dans tous les journaux et sur tous les murs, s’infiltrant par les voies les plus insidieuses jusqu’à l’imagination de ceux qu’il fallait atteindre, il attirait, sous les fallaces de l’instruction facile et à bon marché, une clientèle immense et saugrenue, recrutée surtout parmi les étrangers. Chez lui, on apprenait toutes les langues, depuis le chinois jusqu’au français, par une méthode pratique, qui mettait en deux mois en état de parler; on trouvait des professeurs de toutes les nationalités, chacun enseignant sa langue maternelle; il préparait à tous les examens d’Etat de tous les pays; il avait une spécialité de cours pour les jeunes filles et un conservatoire de musique. Tout ce que l’ingéniosité d’un médecin fabrique pour prolonger une maladie et soutirer davantage approchait peu de ce qui se passait dans cet institut coupe-gorge. Par une série de combinaisons artificieuses, les élèves de ce singulier établissement payaient, payaient, payaient, par sommes incessantes, plus ou moins fortes, calculées suivant le degré de fortune, de résistance, d’incurie, de naïveté, de timidité des malheureux qui entraient dans le guêpier. Quand ils en sortaient, on était consciencieusement sûr d’avoir exprimé d’eux tout ce qu’ils pouvaient donner. On acceptait toutes les cotisations: depuis la miss américaine qui vocalisait à cinquante francs le cachet, jusqu’au petit commis allemand qui ânonnait le français à cinquante centimes l’heure. Pour tous, il y avait des professeurs. A part quelques noms célèbres, mis en vedette pour faire ressortir l’entreprise, et sur lesquels le juif s’arrangeait encore à gagner cent pour cent, tout ce que Paris compte de professeurs gueux, huileux, pâles venait là, certain d’y trouver des leçons et de retenir sur chacune quelques sous. Le directeur empochait la moitié, les deux tiers, les trois quarts, ce qu’il croyait devoir tondre sur le dos du patient. Parfois, il prenait tout et laissait l’espérance, ce qui était déjà beaucoup. Sa supériorité, c’était de profiter de ses professeurs autant que de ses clients. L’institut couvrait Paris de ramifications et était très renommé.
Albert fut trop heureux de passer par les griffes de cet usurier moderne – tel que le héron de la fable – et de pouvoir grâce à lui fermer la bouche à son restaurateur. Il donna des leçons pendant plusieurs semaines: traversant Paris pour inculquer la grammaire à un Belge et gagner vingt sous, courant à l’institut faire un cours à de vieilles Anglaises, sautant d’omnibus en tramways, allant à la Bastille lire César et à l’Etoile Paul de Kock. Ces viles occupations envahissaient à peu près ses journées, et, le soir, il se trouvait si avachi par la poussière des rues et l’imbécillité des contacts subis, qu’il était peu capable d’entreprendre quelque chose d’intelligent.
Albert souffrait étrangement de cette vie. Il patientait, espérant que son directeur le chargerait tôt ou tard de leçons mieux payées, ce qui lui permettrait d’en donner moins. Mais ce n’était pas ce qu’entendait ce directeur industrieux.
«Monsieur» lui dit-il un jour, «vous me plaisez. Je vais vous faire une proposition que je fais aux personnes que je désire attacher de près à mon établissement. Justement, il y a une vacance: je vous offre la place. Au lieu de deux ou trois leçons que vous donniez par jour, vous en donnerez dix, quinze, vingt, autant que vous voudrez…» – «Vingt leçons par jour?» objecta Albert. – «Qu’y a-t-il là d’extraordinaire? Quand j’étais jeune, j’en donnais vingt-quatre. On dîne chez l’un, on soupe chez l’autre et l’on dort chez une demi-douzaine.» – «J’aimerais mieux une leçon à cent sous que les vingt que vous m’offrez.» – «Comment!» répliqua le juif stupéfait «mais vous gagnez ainsi de cinq à six cents francs par mois! Sept mille francs par an! presque un traitement de député, monsieur! Seulement… pour vous trouver dans les conditions, vous devez être professeur interne, c’est-à-dire coucher dans l’établissement; vous me louez une des chambres d’études, que je vous laisse au prix modique de cent francs par mois, vue charmante sur la cour; pendant la journée, la chambre est occupée: du reste, vous êtes à vos leçons – mais, le soir, on vous dresse un lit sur le divan, et vous êtes chez vous. Vous prenez aussi pension, une excellente pension – comprenez-vous cet avantage? – pour cent cinquante francs, soupe, viande, légume, pain à discrétion. Mes autres internes paient une pareille pension deux cents francs. Ajoutez cinquante francs pour le service, le blanchissage et diverses petites dépenses, voilà une somme de trois cents francs que vous ne serez jamais en peine de me payer, puisque je ne ferai que la retenir sur vos honoraires. – Pensez à ma proposition, que vous vous hâterez d’accepter, tant elle est dans vos intérêts … Et» lui souffla-t-il pour finir à l’oreille «dans deux ans, vous aurez des leçons à cent sous.»
Dégoûté déjà de ce métier où s’usaient les vives forces de son âme, perclus des douleurs rhumatismales qu’a l’esprit à être exposé aux humidités des occupations malsaines, peu s’en fallut qu’il n’eût des violences de langage aux «propositions» israëlites de cet homme d’affaires. Aliéner sa liberté! et à ce taux-là! Il se retint, ne répondit rien et tourna les talons.
Il se décida alors de faire une démarche qui lui coûtait quelque amour-propre. Il s’agissait – puisque tout s’effondrait sous lui – d’aller consulter un vieux professeur originaire de sa province et pour qui il avait des recommandations. Ce devait même être un consanguin éloigné, il ne savait au juste: mais l’idée seule de se retrouver dans l’atmosphère natale et d’avoir à subir des questions sur sa famille l’horripilait.
Un petit homme sec, avec une tête un peu ballottante et grosse, sans autres cheveux qu’une filandreuse mèche couleur d’étoupe, qui donnait le tour du crâne, les yeux gris jaune, mi-nuageux, mi-méchants, étendu sur un canapé, les jambes en l’air, et tenant, déployé de toute la longueur des bras, un grand journal, répondit, sans se déranger par un: «B’jour» à son salut.
Albert déclina ses noms, prénoms, qualités, s’excusa de n’être pas venu plus tôt, raconta son arrivée à Paris, ses premiers mois en pays latin, exhiba des ambitions discrètes d’être utile à l’humanité dans une carrière libérale, nota en quelques modestes traits son caractère, ses tendances, autant qu’il se connaissait, ses études jusqu’ici, débita plusieurs banalités sentimentales sur les jeunes gens travailleurs, au rang honorable de qui il comptait toujours être, délaya quelques espérances d’avenir dans un pathos de nobles idées et conclut: «J’ai pensé, monsieur, que vous vous intéresseriez sans aucun doute …»
– «Comment, sans aucun doute?» interrompit à ce moment la voix aigrelette du professeur, qui se dressa sur son séant, ramenant les pieds à terre, pour considérer son visiteur. «Il y a beaucoup de doute, au contraire; ou mieux, je ne vous porte aucun intérêt du tout.» – «Vraiment, monsieur, je vous suis indifférent?» – «Point, jeune homme, vous vous méprenez. Si vous ne m’inspirez aucun intérêt – en tant que créature mort-née, qui ne promet rien – j’ai pour vous un sentiment tout aussi humain, la pitié.»
Albert prêta l’oreille.
«Malheureux jeune homme!» continua le professeur en s’agitant «vous lancer dans une vocation libérale! Vous êtes intelligent: il fallait faire de l’épicerie. Dans la lutte pour la vie, vous serez vaincu, mon pauvre ami. Frottez-vous les mains, si la société pour le plus vous supporte, si elle ne vous laisse pas crever de faim et de déboires sous vos diplômes et vos talents. Et je comprends la société. Elle a besoin du sucre de l’épicier, de son café, de ses confitures: qu’a-t-elle besoin d’avocats, de députés, de médecins, de gens qui lui expliquent Cicéron? Il y en a déjà trop, cent fois trop. Elle aura le dégoût, elle rejettera. Elle gardera quelques chirurgiens pour couper ses jambes gangrenées, quelques chimistes pour lui fabriquer du vin, quelques acteurs pour l’amuser. Le reste, elle l’enverra au labour, à la mer, à l’usine, au comptoir. Elle fera bien, la société, elle fera bien!» cria rageusement le petit professeur. «Nous autres Français, nous souffrons de trop de civilisation, ou plutôt d’une fausse civilisation: nous voulons tous être du côté du manche, personne ne veut faire partie de la cognée, qui pourtant est la plus nécessaire. Soyez donc de la cognée, monsieur! prenez un métier et non pas une vocation! gagnez de l’argent et non pas des appointements.» Il prononçait ces mots vocation et appointements avec des intonations méprisantes. «Il s’agit de faire des hommes: nous avons assez de polichinelles. Oui, monsieur, moi qui vous parle, je suis un polichinelle! J’ai honte de moi, parce que j’ai passé cinquante ans à apprendre le latin à des enfants qui n’en avaient pas besoin. Vêtez plutôt la blouse du paysan ou la casquette de l’ouvrier. Voilà des gens honorables. La France commence à le reconnaître: dans vingt ans, il n’y aura plus de place pour nous, les parasites.»
Albert, surpris et charmé par ce langage qui répondait à bien des pensées, essaya de discuter, par convenance pour les idées reçues; mais il accorda que théoriquement le professeur avait raison. Il se retranchait dans ce théoriquement. «Pratiquement aussi» ne démordait pas le vieil interlocuteur, «pratiquement surtout: une génération pratique adoptera ces axiomes.» – «Comment une intelligence pourrait-elle labourer la terre?» objectait Albert. Mais il se souvint que lui, Albert, une intelligence, se trouvait en ce moment dans une position plus ridicule que le dernier des paysans, puisqu’il n’avait pas un morceau de pain. Il fallut avouer cette misère.